La résistance dans le Néracais
article publié dans la Revue de l’Agenais, janvier-mars 1985, pp.47-75 La résistance républicaine au coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte dans le Néracais
Chapitre II : AUTOPSIE D’UNE INSURRECTION
« O République universelle
Tu n’es encor que l’étincelle
Demain tu seras le soleil. »
Victor Hugo – « Les Châtiments »
« L’exil, c’est la nudité du droit. »
Victor Hugo – « Ce que c’est que l’exil. »
1. Les démocrates-socialistes en Albret : La Genèse de l’organisation
Nous avons vu dans notre premier article, qu’en décembre 1851, une des explications de la levée en masse en un temps record des républicains de l’Albret, reposait sur l’existence d’un vaste réseau de « sociétés secrètes ».
D’où viennent donc ces sociétés secrètes qui inquiétaient tant les autorités de l’époque, et qui intriguent encore l’historien d’aujourd’hui ?
Contrairement à ce qu’a prétendu la propagande officielle de l’administration napoléonienne, elles ne sont pas directement le produit de la révolution de 1848. Au contraire, dès l’annonce du renversement de la monarchie, fleurissent, dans de nombreuses villes et communes du département, des organisations, souvent informelles, mais qui affichent publiquement leurs convictions républicaines rien de secret ni de clandestin dans cette éclosion. Le peuple républicain, trop longtemps muselé, réduit à l’impuissance, laisse éclater au grand jour la joie des retrouvailles avec la République : partout se multiplient banquets, défilés musique en tête, plantations d’arbres de la liberté, réunions publiques. L’Albret n’échappe pas bien sûr à la liesse populaire.
En même temps que les cérémonies plus ou moins fastueuses se déroulent, et en suivant l’exemple d’Agen où se créé en novembre 1848 le « Cercle des Travailleurs », les républicains radicaux profitent du climat de liberté retrouvée pour s’organiser en pleine lumière : dans de nombreuses communes apparaissent des cercles républicains (certains légalement déclarés).
L’éventail politique est très large, illustrant le bouillonnement démocratique des premières années de la République. Ainsi, à Nérac, on trouve plusieurs cercles qui se réclament de toutes les nuances républicaines. Le cercle « Tozy » (créé sous Louis-Philippe), baptisé « La Chambre », devient le cercle « Dussol » après l’avènement de la République. Il regroupe la bourgeoisie républicaine (souvent du « lendemain ») et affiche un programme très modéré. Le président du club est le commandant de la garde nationale, un républicain conservateur. Ce cercle a une succursale au « Petit Nérac », le cercle « Concher », où l’on retrouve la même tendance politique : anciens royalistes, républicains de fraîche date, dont le Maire et le Procureur. A l’opposé, on trouve au « Petit Nérac », un autre cercle, regroupant les républicains de « la veille » et les « démocrates-socialistes », le « cercle littéraire démocratique », la littérature n’étant bien sûr qu’un paravent, bien transparent, et le cercle est, aux yeux de tous, le lieu de regroupement public de ceux que les conservateurs vont baptiser « les rouges ». Cette « légalisation » qui est plus de fait que de droit, est un indice des difficultés qu’ont rencontrées les républicains pour affirmer leur existence, et le titre choisi, une illustration des artifices auxquels ils ont été contraints de recourir pour s’exprimer. Ainsi, ce cercle a été créé par de vieux républicains appartenant à la loge maçonnique de Nérac, fondée sous la monarchie. Les « animateurs » de cette loge (dont nous reparlerons plus loin) Durban et Gouhemont, avaient autrefois appartenu à une autre société républicaine, « La société des droits de l’homme », et avaient eu également des démêlés importants avec la justice toulousaine. L’origine et la filiation du cercle montrent le cheminement souterrain des aspirations républicaines que n’ont réussi à étouffer ni la Restauration, ni la Monarchie de juillet, et qui sont réapparues d’une manière encore plus affirmée à la première occasion historique. Autour de Nérac, les rapports du Sous-Préfet signalent aussi l’existence des clubs républicains à Buzet où deux cercles sont organisés, à Mézin également deux cercles sont apparus, l’un regroupant « les conservateurs » qui s’intitule « les amis de l’ordre » et qui regroupe cent soixante membres, l’autre étant une société républicaine très active, un cercle à Sos ; au village du Paravis, les républicains se réunissent trois fois par semaine chez des particuliers pour discuter du journal La Réforme, sans oublier Lavardac, Barbaste et Xaintrailles, cités partiellement ou totalement acquises au républicanisme radical puisqu’elles ont élu, en août 1848, des conseils municipaux et des maires « démocrates-socialistes ».
Dans le prolongement de leur apparition publique, les « démocrates-socialistes » s’investissent également pleinement et sans restriction dans la préparation des échéances électorales que la conquête toute récente du suffrage universel a permises. Rien de moins « clandestin » à cette étape de la République, que ces hommes que l’on dépeint déjà comme des « fauteurs de désordre », puisqu’ils aspirent le plus pacifiquement et le plus légalement du monde à convaincre, par le moyen des urnes, la majorité de leurs concitoyens, que démocratie politique et démocratie sociale sont synonymes. Elections municipales, législatives, présidentielles, à chaque occasion se présentent les listes et les noms « démocrates-socialistes ». Avant chaque élection se mettent en place des « comités électoraux démocratiques » qui regroupent les habitants des communes, décidés à défendre et à soutenir la liste présentée. Il arrive souvent, d’ailleurs, que le climat électoral soit très tendu. Les tensions entre les deux pôles du courant républicain se manifestent par des incidents (préfiguration, en quelque sorte, des affrontements à venir) qui lézardent l’unanimité de façade des premiers jours de la Révolution de 1848.
A Nérac, pour l’élection présidentielle de 1848, est convoqué un comité électoral d’arrondissement. Les deux factions s’y rendent, chacune de leur côté, en rameutant leurs sympathisants (le Maire a même organisé une parade de la garde nationale avec roulements de tambours, pour le même jour). La salle est pleine à « craquer ». L’ambiance est lourde et électrique. On s’observe, on se dévisage on se compte, puis… on passe au vote. C’est un succès pour les démocrates-socialistes (mieux organisés, plus « militants ») qui l’emportent par 211 voix à leurs candidats (Descudé est nommé président, Clerc vice-président), contre 53 seulement au Maire Larroze et à ses amis. (Cette victoire sera de courte durée, puisque au moment du véritable scrutin, celui de l’élection présidentielle, Louis-Napoléon l’emportera largement à Nérac devant le candidat « démocrate-socialiste » Ledru-Rollin…).
A Moncrabeau, les électeurs viennent assister au débat sur le mérite des candidats. Après une discussion passionnée et animée, le commandant de la garde nationale, J. Mousteu, écrit au journal Le Républicain pour signaler que dans leur majorité, les électeurs de Moncrabeau sont acquis à Ledru-Rollin.
Mais le point culminant est la consécration de l’apparition « légalisée » du mouvement démocrate-socialiste, on peut le situer au moment où va se dérouler le congrès républicain d’Aiguillon, en mars 1849, que l’on peut considérer comme la première tentative structurée d’unification départementale du mouvement, jusque-là un peu éparpillé et éclaté, souvent marque et influencé, plus par telle ou telle forte personnalité locale que par la clarté d’un projet politique commun. Préparé avec un grand souci de démocratie (les délégués sont élus par commune), le congrès a pour but de désigner les futurs candidats « démocrates-socialistes » aux élections législatives. Les postulants doivent subir un véritable « examen de passage », apostrophés par les questions jaillies de l’assistance (à noter que Nasse, dont nous avons parlé dans notre premier article, est le plus populaire des démocrates-socialistes, puisqu’il est désigné candidat avec le plus de voix 473 sur 491 délégués au congrès, alors que l’Agenais Vivent n’en obtient que 88). A ce moment, le mouvement républicain est en pleine croissance, enraciné dans de nombreuses communes, commençant à toucher le peuple des campagnes, bénéficiant d’un journal quotidien rayonnant sur tout le département, disposant d’orateurs et de « leaders » reconnus, améliorant sans cesse ses scores électoraux, il peut, de la tribune du congrès, affirmer sa force et sa bonne santé.
Après les événements de juin 1848, mais surtout après la victoire de Louis-Napoléon aux présidentielles, la situation va changer. La IIe République va connaître une évolution répressive. Les libertés publiques toutes neuves (liberté de presse, d’organisation, suffrage universel) vont être petit à petit remises en cause puis supprimées.
Les républicains conservateurs, d’accord dans un premier temps pour renverser la royauté, prennent peur quand s’expriment des projets de transformation sociale plus profonde (sans oublier, bien sûr, que parmi ces républicains, beaucoup n’étaient que d’anciens monarchistes ralliés du bout des lèvres).
La croissance du mouvement démocrate-socialiste, que nous avons analysée, ne pouvait que renforcer chez les partisans de l’ordre, cette frayeur et cette volonté d’endiguer un courant dont les aspirations encore confuses, allaient certainement dans le sens de changements plus vastes. La vague répressive commence fin 1848, par toucher les fonctionnaires soupçonnés d’avoir voté ou fait voter Ledru-Rollin. A Nérac, on écrit au Journal du Lot-et-Garonne pour dénoncer des employés des Ponts et Chaussées, des cantonniers, des facteurs ruraux qui avaient organisé la campagne pour Ledru-Rollin. Le Maire de Montesquieu destitue un appariteur Nopsègue, un piqueur des Ponts et Chaussées de la région, Lhéritier est sanctionné. Ensuite, le Sous-Préfet de Nérac, Faucher, parent du ministre de l’intérieur, animé d’un zèle tenace et doté en même temps d’une morgue très « aristocratique » s’emploie à traquer toutes les manifestations de l’esprit démocrate-socialiste, voire républicain. Il entreprend d’abord de s’attaquer aux points d’appui du mouvement, les municipalités qui ont été conquises aux élections. Le Maire de Barbaste, Larnaude, est destitué sous le prétexte qu’à la tête du Conseil Municipal et avec l’appui de la Garde Nationale, il a défendu un terrain communal que réclamait A. Bransoulié, minotier, propriétaire du moulin des Tours et ami de Larroze, Maire de Nérac. Un autre Maire démocrate-socialiste du département sera également révoqué pour avoir « fait émonder des arbres sans autorisation préfectorale ». Quelque temps après, il menace de dissoudre la municipalité de Casteljaloux en prononçant publiquement une phrase qui a fait beaucoup de bruit à l’époque, suscitant l’indignation des démocrates-socialistes : « Quand je reviendrai à Casteljaloux, je ne me servirai pas de mon écharpe, mais de ma cravache. »[1]
Parallèlement à ces mesures, se développe dans la presse (surtout le Journal du Lot-et-Garonne), une campagne visant à présenter les démocrates-socialistes comme des hommes sanguinaires et violents. En mai 1848, des dénonciateurs anonymes accusent Darnospil d’avoir dit (en occitan !) au cours d’une fête « qu’il fallait faucher les riches, qu’il fallait que les métayers spoliassent les propriétaires et que les valets volassent les maîtres… ». Dans le même journal, on prête à Nasse le discours suivant : « Si je suis élu, je proposerais une loi pour faire tomber quatre cents têtes dans la seule ville de Nérac. » Les démocrates-socialistes, dans Le Républicain, s’empressent bien sûr de démentir ce qu’ils considèrent comme des allégations calomnieuses. On porte même plainte pour diffamation !
Bientôt, par une espèce d’engrenage de la répression, les autorités s’attaqueront à tout ce qui peut de près ou de loin symboliser ou rappeler les périodes révolutionnaires. Le Sous-Préfet de Nérac, en particulier, se montrera d’une vigilance extrême pour tout ce qui peut représenter, à son avis, des « menaces pour l’ordre public ». Rien ne lui échappe. La police de Nérac donne l’ordre à des sculpteurs d’enlever de leur jardin une statue de « Catalan » coiffé du bonnet rouge. Le journaliste du Républicain, Gimet, qui rapporte l’anecdote, ajoute ironiquement : « on parle de proscrire la couleur rouge jusque dans le spectre solaire… »
Pour les républicains, l’expression publique est quasiment réduite à néant. Même le chant est étroitement surveillé. Faucher fait afficher une proclamation aux habitants de Nérac, selon laquelle « l’ordre est en péril… parce que des jeunes gens de la ville ont coutume de parcourir les rues, les soirs de fête, en chantant la Marseillaise, et le chant du départ… » Le Maire, aussitôt, prend un arrêté interdisant de chanter dans les rues… Quelques temps plus tard, le Commissaire de Nérac intervient au café Rodolphe après avoir entendu des chants et des cris « Vive Ledru-Rollin » accompagnés par une flûte de pan. A son entrée dans le café, il est accueilli par des huées, bat en retraite et revient fortement encadré par des gendarmes. On procède à des vérifications d’identité. Se trouvent réunis là des démocrates-socialistes bien connus des Néracais : l’avocat Caillavet, le tailleur Pitrac, le cordonnier Lalannes, le boulanger Col, l’instituteur Figuère, le charcutier Bonnet… Les gendarmes ont arrêté en fin de compte le chanteur, d’origine italienne, dont les papiers n’étaient pas en règle. Bon exemple de ces hommes, nombreux, contraints à l’errance, au vagabondage, souvent colporteurs ou exerçant de petits métiers de ville en ville, en suivant les grands axes de communication, mais qui, en même temps, favorisaient la pénétration des idées nouvelles, la diffusion des informations, de refrains satiriques le long de leurs déplacements (en 1849, un colporteur est arrêté à Mézin, accusé d’avoir prononcé des « paroles séditieuses » et « diffusé des fausses nouvelles »…)
Les facettes de la répression sont multiples. On destitue les instituteurs, Delanne à Casteljaloux, Piraube à Nérac, Figuès à Vianne, soupçonnés de « propager dans la jeunesse les idées socialistes ». On perquisitionne à de nombreuses reprises au domicile des dirigeants du mouvement : le 23 juin 1849 chez Nasse, au domaine de Lagrange, pour rechercher Ledru-Rollin (?), le 29, perquisition chez Darnospil à Bruch (domaine de Belloc) pour y chercher des armes et des munitions. On expulse même un vieux prêtre polonais, installé à Nérac depuis longtemps, le père Wysocki Nicomède…
L’ensemble de ces mesures va bien sûr désorganiser, dans un premier temps, le mouvement démocrate-socialiste, limiter ses possibilités d’expression, mais également le contraindre à la clandestinité. En effet, les démocrates-socialistes ne vont pas renoncer à se battre pour leurs idées, ils vont continuer à se réunir, à s’organiser, à étendre leur influence, mais sans que la police et la justice se doutent de toute l’étendue du réseau ramifié qu’ils vont mettre en place dans les villes et les campagnes. De là proviennent ces fameuses « sociétés secrètes » dont nous cherchions au début l’origine. L’expression évoque la conspiration masquée qui se trame dans l’ombre, le coup de force qui se prépare à la lueur des bougies. La réalité est sans doute (du moins au départ) moins « romantique » que le halo de mystère qui entoure les deux mots aurait pu le laisser supposer. D’abord, les démocrates-socialistes sont contraints à se cacher, ce n’est pas un choix délibéré. Les clubs et cercles sont fermés, interdits par décision de justice. Il faut donc, dans un premier temps, continuer à se réunir. On choisit généralement des lieux discrets, éloignés. Ainsi, il semble qu’un des lieux de réunion des démocrates-socialistes du Néracais ait été la propriété que possédait l’avocat agenais Vivent près de Fieux, domaine de Lapaillargue, puisque la police y effectue, sur dénonciation, en novembre,1849, une « visite domiciliaire » afin d’y trouver la trace « de conciliabules nocturnes et secrets[2] qui s’y seraient tenus… »
On se réunit également chez les leaders démocrates de la localité, mais le lieu de rassemblement essentiel reste le café, l’auberge, le cabaret seuls lieux de rencontres publiques encore autorisés, où on peut, sans crainte, autour d’une bouteille de vin ou d’une chope de bière, commenter les événements, échanger les nouvelles, ou, quand on est en confiance, les consignes. Le gendarme ne pénètre pas, sauf en mission, dans le café républicain, tandis que le silence et la suspicion s’installent quand rentre l’étranger, en ces temps où il faut se méfier des nombreux « mouchards» de la police. Le rôle central du café comme lieu de rassemblement, nous l’avons déjà noté dans le récit des événements (café Rodolphe, à Nérac, café Faulong à Barbaste), nous avons vu aussi que c’est l’endroit où, la chaleur de l’amitié et celle du vin aidant, on se sent assez fort pour chanter les refrains révolutionnaires et crier les slogans « séditieux ». Ce n’est pas pour rien que la Préfecture demande au Sous-Préfet une enquête sur les cafés suspects « d’encourager et de favoriser la propagation des idées anarchistes »[3]. A Nérac, par exemple, quatre cafés sont surveillés de près par l’autorité, soupçonnés d’accueillir des réunions démocrates-socialistes. Le café Rodolphe ou « café suisse », car son propriétaire est un suisse depuis longtemps acquis aux idées libérales (place du Griffon), le café Trenque, rue Fontindelle, le café Paul, place du Prieuré, derrière l’église, et le cabaret « Cavalié » au Petit Nérac.
Petit à petit donc, les « sociétés secrètes », ou pour être plus exact, les clubs républicains contraints à la clandestinité, s’organisent au plan local et au plan départemental. Les liaisons étaient souvent assurées par des « leaders » du mouvement (Fournel, Delpech, Nasse, Vivent et plus tard Gauzence) qui font la tournée des localités et dont la police suit attentivement les déplacements. D’autre part, un autre réseau, encore plus secret, mais bénéficiant en même temps de la tolérance gouvernementale, va se développer, parallèlement au premier. Il s’agit de l’utilisation par le mouvement républicain du réseau d’organisations qu’offre à l’époque la Franc-maçonnerie. Cette organisation ancienne (il faudrait plutôt dire ces organisations, puisque les obédiences sont diverses) dont les « loges » sont présentes sur tout le territoire, a eu droit à un traitement de faveur, puisqu’elle était autorisée sous la monarchie de juillet. Les républicains ont compris très tôt l’intérêt que pouvait représenter ce réseau national. Quelle intéressante couverture pour leurs activités que la loge maçonnique qui se réunit régulièrement avec toutes les garanties de sécurité, de discrétion quant aux participants, et même « d’inviolabilité », attachées aux règles de fonctionnement de l’organisme. (Il est d’ailleurs bien difficile de démêler si les républicains sont devenus francs-maçons par pragmatisme et par opportunisme, ou si l’idéologie de la Franc-maçonnerie ne portait pas plutôt naturellement ses membres à devenir républicains). Les signes de cette imbrication de la Franc-maçonnerie et du mouvement démocrate-socialiste sont nombreux en Lot-et-Garonne. Quelques faits comme exemples. L’avocat Vivent, figure de proue du mouvement républicain agenais, était en même temps le « grand prêtre » de la loge maçonnique d’Agen. Quand l’éditeur du Républicain arrive au journal, il est surpris d’être accueilli avec des poignées de mains « maçonniques » (rituel de reconnaissance, voir plus loin). Peu de temps avant le coup d’état, la loge de Villeneuve sera fermée et on retrouvera plusieurs de ses membres arrêtés en décembre 1851. Mais la « preuve » la plus tangible de cette osmose entre les républicains et les francs-maçons, on la trouve dans les archives de police. En effet, le 21 mars 1849, le commissaire de police de Nérac effectue, sur ordre du sous-préfet Faucher, une perquisition à la loge maçonnique de la ville, dont le siège se trouvait dans une dépendance de l’ancien château, dépendance qui appartenait à « feu Joseph Mondiz ». Que découvre le fonctionnaire d’autorité dans la grande salle ? D’abord le mobilier et les objets traditionnels de la maçonnerie. Un ensemble hétéroclite dont il dresse l’inventaire et que l’on doit retrouver dans de nombreuses loges. Mais qui trouve-t-il, debout derrière la table, alignés sous un tableau représentant « Dieu créant la lumière », revêtus de l’habit et des insignes maçonniques ?.. la plupart des dirigeants démocrates-socialistes de la ville, que l’on verra à la tête des insurgés au matin du 4 décembre. Il y a là Durban « le Vénérable », le tapissier Capuron, le charpentier Brousse de Cauderoue, le chapelier Bordes, le tailleur Trézéguet, Joseph Soubiran, Caillavet père, l’avocat, le tanneur Aimé Ader, ainsi qu’Hippolyte Ader, le sellier Bonnet, Mesplet fils… et cette présence massive éclaire d’un jour nouveau la réunion (ce que n’a pas vu le commissaire de l’époque qui s’est contenté d’enregistrer les noms)[4] (4). La loge est le lieu de rencontre des démocrates-socialistes. Les documents saisis prouvant par ailleurs les liens d’amitié étroits avec les autres loges, celle de Villeneuve, de Mézin et même de Lyon (ville dont on reparlera plus loin : hasard, coïncidence ou confirmation de la place de l’Albret dans le complot dénoncé quelques temps plus tard ?).
La transformation en véritables sociétés secrètes va s’accélérer sous la pression de trois phénomènes : l’accentuation de la répression d’abord, les rumeurs de coup d’Etat qui se développent au fur et à mesure qu’approchent les élections présidentielles, ensuite et surtout. La remise en cause du suffrage universel par le moyen de la loi Barroche en 1850. Les conservateurs se sont inquiétés des progrès importants réalisés par les démocrates-socialistes aux législatives de 1849. Pour parer au danger de voir un jour ce courant gagner les élections, on procède à une profonde épuration des listes électorales, on élimine tous les éléments instables, ceux qui doivent se déplacer souvent (colporteurs, mais aussi travailleurs agricoles, ouvriers ou même métayers), c’est-à-dire un important pourcentage de l’électorat démocrate-socialiste. Cette profonde réforme électorale va donc être une arme aux mains des conservateurs pour consolider leur pouvoir et éloigner pour longtemps le spectre du socialisme. Mais elle va aussi aviver un débat qui se développait d’une manière encore feutrée à l’intérieur du mouvement démocrate-socialiste depuis quelques temps. Uni en février 1848 sur l’idée républicaine et sur un programme de réforme et de justice sociale, le mouvement va se diviser par la suite. Les divergences n’apparaissent pas de manière ouverte, des compromis étant passés entre les différentes composantes aux moments cruciaux (périodes électorales), mais dès le début la division est latente : il s’agit d’une division sociale et idéologique. Sociale quand le Comité Républicain d’Agen se scinde en deux entre « le Cercle des Travailleurs » composé d’ouvriers et d’artisans, et le « Cercle Démocratique » composé de notables, de négociants, de membres des professions libérales. Idéologique quand le débat s’approfondit sur l’ampleur des changements et sur les moyens d’y parvenir. Un courant modéré domine longtemps le mouvement, mais l’arrivée d’un nouveau rédacteur en chef, Gauzence, au journal Le Républicain va apporter une tonalité nettement plus socialisante. L’écart est grand entre les déclarations conciliantes des premiers mois, tel le manifeste des comités démocratiques de Nérac début 1849. « La religion, la propriété, la famille, le travail, l’agriculture, le commerce étaient représentés au congrès d’Aiguillon, et tous, prêtres, propriétaires, pères de famille, travailleurs, agriculteurs, industriels, commerçants, ont été unanimes pour acclamer la République Démocratique »[5], ou cet éditorial du Républicain :. « Il faut associer le talent et le travail avec l’argent, l’ouvrier avec le capitaliste, afin que l’industrie manufacturière soit exercée en commun » et les analyses de Gauzence, plus radicales : « le travailleur reprit son collier de serf et le pays se divisa plus profondément en riches et en pauvres, en privilégiés et en prolétaires, et l’aristocratie des banquiers, des capitalistes et des industriels pesa de nouveau, impitoyable, sur la multitude qui végétait dans la misère et l’abjection. En février, le prolétariat et la bourgeoisie se mesurèrent en ennemis… la bourgeoisie organisa la réaction et lutta par tous les moyens contre le progrès démocratique. Dans sa haine aveugle, elle se débat maintenant, impuissante et furieuse… »[6]. Le débat va se cristalliser sur un point symbolique : l’adjonction du mot « socialiste » au titre du journal. Gauzence le propose, mais toute la fraction modérée s’y oppose violemment. En fait, s’il y a accord entre les deux tendances sur le fait d’aider les ouvriers et les paysans dans leur droit au travail, sur les réformes fiscales, les facilités de crédit, l’abolition des privilèges, la promotion par le mérite et non par la naissance, et même pour la « redistribution de la richesse injustement acquise », le désaccord porte sur le mot « socialiste » et sur la possibilité d’une redistribution forcée de la richesse. Un désaccord sur les moyens d’action va relayer le désaccord politique. Que faire après la réforme électorale qui barre, pour les démocrates-socialistes, l’accès à la victoire par le moyen des urnes ? Gauzence et d’autres pensent qu’il faut se préparer à agir, qu’il faut s’organiser en vue d’une insurrection. Voilà ce qu’il écrit dans Le Républicain : « Ce résultat sera tôt ou tard obtenu, mais pouvons-nous l’attendre pacifiquement ? Nous ne le croyons pas, car le pouvoir qu’il menace dans ses moyens d’arbitraire par la diminution des impôts, la réaction dont il attaque l’égoïsme et les privilèges, lutteront en désespérés et ne cèderont qu’à la force… »[7] et dans la correspondance qu’il entretient avec Delsomes (éditeur du Républicain de Dordogne) il est encore plus clair sur ses intentions et celles de la fraction radicale des démocrates-socialistes : « Notre département est un des plus dévoués à la République, nous avons une majorité formidable, les arrondissements, cantons, communes, tous sont organisés, nous sommes prêts à envisager un plan général de résistance… nous attendons les ordres définitifs. » A quoi Delsomes lui répond : « Nous n’avons pas besoin d’ordres de marche de la capitale, une fois que la loi Baroche sera effective, nous nous mettrons en mouvement. »
Il se heurte alors à la méfiance puis à la franche hostilité des dirigeants modérés (Delpech, Fournel, Lesseps, à qui il faut ajouter les banquiers du mouvement) qui font tout pour saborder le journal (ils y réussissent) et empêcher Gauzence d’en créer un autre (il fera une ultime tentative avec un journal qui durera quelques mois Le Radical). De préférence à la préparation concrète d’une insurrection, les « leaders » modérés, Delpech et Fournel envisageront des moyens d’action plus pacifiques comme la « grève de l’impôt » qui sera en partie organisée à Villeneuve.
Où se situent dans ce débat nos démocrates-socialistes du Néracais ? Il semble qu’ils aient accordé leur soutien à Gauzence. Plusieurs faits le laissent penser. D’abord, au moment où la division fait rage, que Gauzence est en butte à toute une campagne de diffamation orchestrée par la fraction adverse, les Néracais (ou du moins la partie la plus déterminée, celle que l’on retrouvera devant le café Rodolphe le 4 décembre) publie dans le Radical (journal que Gauzence essaie contre vents et marées de maintenir) une lettre de soutien total à la ligne suivie par le journal : 3 septembre 1850 « Je soussigné, cultivateur et homme de lettres, déclare que j’adhère à l’organisation du Radical de Lot-et-Garonne et que j’approuve la ligne politique qu’il a suivi jusqu’à ce jour… Nérac, le 25 août, signé Gimet » et plus loin : « Nous soussignés, acceptons, en tout son contenu, la déclaration ci-dessous et approuvons l’organisation du Radical et la ligne politique sur laquelle il s’est placé… signé Bordes, Soubiran, Malandic de Nérac. »[8]
Un témoin extérieur, le toulousain Jules Pouich, qui raconte dans La civilisation de Toulouse les dissensions lot-et-garonnaises, précise les contours de chaque tendance : « Nérac le 10 octobre. Mon cher Barousse, j’ai quitté hier nos amis. politiques d’Agen. Ils sont en grand nombre, malheureusement ils ne vivent pas dans un parfait accord… la scission provient, m’a-t-on assuré, des procédés trop aristocratiques de certains républicains… de la querelle est sortie le Radical qui a pour rédacteur le même écrivain (Gauzence) en collaboration avec Cami-Serret, Monthus et Gimet, et pour souscripteurs, bon nombre de prolétaires… l’autre faction a pour chefs M. Vivent (démenti de Gauzence), Fournel, Delpech, Gué frères négociants, Rémy, banquier et Amblard propriétaire. » Pour aider Gauzence on trouve donc Gimet, dirigeant néracais, et Monthus, capitaine de la Garde Nationale de Lavardac. D’ailleurs, dans ses mémoires, Gauzence rendra hommage à son « ami Gimet » et aux démocrates-socialistes néracais. « Pour moi, je dois féliciter l’arrondissement de Nérac… c’est là que l’on trouve aussi plus de dévouement désintéressé à la République, plus de démocratie pure et saine, plus de raison et moins de passion. La population n’a pas été gâtée par la plaie de l’intrigue et de la coterie, et les questions n’y portent jamais l’étiquette de personne. Partout ailleurs, l’idée ne saurait passer si elle n’est revêtue du visa de M. Tel ou Tel autre. »[9]
Gauzence, aigri, règle bien sûr ses comptes, mais il est évident que c’est dans l’Albret que ses idées ont trouvé le meilleur accueil. Cet éclairage nouveau permet de mieux comprendre le mystère du tract distribué à Barbaste au moment du coup d’Etat, tract remarquable par la violence du texte, l’âpreté de la haine sociale sous-jacente, puisque l’appel à défendre la République, la constitution, se double d’un appel à « écraser l’égoïsme des riches ».[10] L’Albret semble donc bien être, déjà en 1850, le centre d’une certaine effervescence, ou du moins un maillon important. Mais quelle était l’ampleur exacte du « complot » ? Jusqu’à quel point y-a-t-il eu préparatifs d’une insurrection ? Y-a-t-il vraiment eu constitution de stocks d’armes ? Autant de questions auxquelles il est difficile d’apporter des réponses tranchées. On peut toutefois essayer d’avancer quelques hypothèses.
L’état d’esprit de Gauzence et de ses amis laisse penser qu’ils ont dû envisager des mesures concrètes (dont bien sûr la structuration des « sociétés secrètes »). Les archives de police laissent apparaître une grande crainte de l’autorité quant aux réactions des démocrates-socialistes face à la loi Baroche. Ainsi, le 6 janvier 1850, le Ministère de l’Intérieur informe le Préfet qu’il existerait dans les départements du Lot-et-Garonne, du Cantal, du Lot et de l’Aveyron, des réunions secrètes dans des maisons particulières. « L’Intérieur croit en la préparation d’un coup de force anarchistes qu’« ils » ont préparé dans les plus petits hameaux où ils se ménagent des émissaires actifs et dévoués…, le signal viendrait de Paris donné par la Montagne. Les conspirateurs achètent tout ce qu’ils trouvent de fusils de chasse à deux coups du calibre de guerre, la poudre, achetée petit à petit chez les débitants et mise en réserve, les vieux fusils se réparent. » Et en juin 1850 : « Lors de la clôture des listes électorales, le Ministère de l’Intérieur et la sous-préfecture ont peur d’un mouvement mené par les meneurs du parti révolutionnaire. Ils désapprouvent la loi[11] électorale et rien n’empêchera, en 1852, les éliminés de déposer leurs votes, ou ils le feront de force… » Affabulation, intoxication des services de police ? Ces informations coïncident trop avec ce que nous savons par ailleurs de la détermination des démocrates-socialistes pour ne pas les prendre au sérieux. Quoi qu’il en soit, Gauzence sera arrêté. Il est à Barbaste, chez des amis, quand un certain B. de Nérac, (sans doute Bordes), vient le prévenir qu’on le recherche, dans le cadre de la découverte d’un complot national, le « complot de Lyon », complot qui aurait préparé une tentative insurrectionnelle unissant les démocrates du Sud. Un autre homme sera également arrêté sur le département. Il s’agit d’un personnage qui nous est familier Darnospil, le dirigeant de la colonne du 4 décembre, accusé d’être le correspondant lot-et-garonnais des démocrates-socialistes (et francs-maçons) lyonnais.
Quel rôle joue exactement l’Albret dans cette « conspiration » ? La police semble penser qu’il y joue un rôle important, puisqu’elle cherche fébrilement les dépôts d’armes (chez Darnospil), mais le Sous-Préfet pense également en trouver dans un souterrain qui se trouverait sous la loge maçonnique de Nérac. Il est fait mention également d’une « affaire des fusils de Barbaste ». Voilà ce que dit la note de police : « L’affaire des fusils de Barbaste faisait partie de leur plan d’attaque contre la sous-préfecture sur laquelle ils avaient le fol espoir de diriger cinq cents à six cents hommes. » (un an et demi avant le coup d’Etat) En fait, il semble que le Maire de Barbaste ait fait distribuer des armes aux membres les plus « socialistes » de la Garde Nationale : la Préfecture y voit le signe tangible de la préparation pratique d’un coup de main. Le Maire de Feugarolles signale aussi « un individu qui proposerait des enrôlements de démocrates en vue d’une prise d’armes prochaine » (commune du Paravis). Aussi significative semble être la découverte, dans le cadre de l’enquête sur le complot de Lyon, d’une facture d’armes de guerre, trouvée dans le bureau du journaliste Gauzence à Agen. Cette facture a, comme par hasard, été délivrée par un armurier de Nérac. Dans ses mémoires, Gauzence traite « la pièce avec conviction » avec ironie. Cette facture était adressée à Mme Caroline de Trenqueléon, la fille d’un noble conservateur, maire de Bruch et ennemi juré des républicains. On peut légitimement se demander, toutefois, ce que faisait cette facture entre les mains de Gauzence, et s’il ne s’agit pas d’un simple camouflage assez grossier pour dissimuler un achat d’armes. Les différentes perquisitions ne donneront aucun résultat concret. La fouille systématique, sur dénonciation, des maisons démocrates-socialistes à Réaup, juste avant le coup d’Etat, ne donnera qu’un maigre butin : la découverte d’un pistolet de guerre au domicile de Capuron, le chef de la société secrète. Ce que reconnaît toutefois la police, c’est qu’il est difficile de comptabiliser le nombre d’armes que les républicains ont en leur possession, car au lieu de stocker les dépôts d’armes, facilement décelables, les armes et les poudres étaient (comme nous l’avons vu dans le premier article) disséminées largement dans les foyers. De toute façon, c’est à partir de ces préparatifs d’un affrontement possible que vont se structurer le plus solidement les « sociétés secrètes ». En vue des événements à venir, il faut des hommes énergiques, décidés à mourir pour leur idéal. Une certaine sélection, une mise à l’épreuve pour le recrutement des plus convaincus s’imposait. C’est sans doute la signification du cérémonial initiatique, inspiré de l’influence maçonnique que nous avons analysée, destinés à « tremper » les adhérents potentiels. Dans tous les villages de l’Albret, en 1851, le recrutement s’intensifie, les sections des sociétés secrètes se créent, les chefs des sections sont désignés. Prenons l’exemple de Poudenas, un petit village, et suivons la constitution de la société secrète. En novembre 1851 est initié J. Baptiste Bézard, 34 ans, qui exerce la profession de marchand. La réunion se passe au siège de la société, chez l’aubergiste Valentin. On bande les yeux du nouvel adepte, après quoi on lui lit des formules inintelligibles composées de grec et de latin. Il doit ensuite prêter serment de défendre la République démocratique et sociale et de marcher en armes au premier signal. On lui applique alors de légers coups de sabre sur la tête, en lui assurant que s’il viole son serment il sera fusillé. On débande ensuite les yeux de l’initié que l’on a coiffé du bonnet phrygien. Il découvre alors son initiateur; il s’agit de Jean Daillon, bouchonnier à Mézin. Devant lui se trouve une table sur laquelle sont disposés un sabre, des poignards, des pistolets, un crucifix, ainsi qu’une pièce d’argent. On lui explique que l’argent est le symbole de la corruption et que s’il se laisse acheter, il sera exécuté. Il a prêté serment sur tous ces objets qui matérialisent, chacun à leur manière, la profondeur de son engagement. (Dans d’autres cas, on prête serment à genoux, un pistolet dans une main, un crucifix dans l’autre.) Il est alors déclaré membre de la société au sein de laquelle il va côtoyer une quinzaine d’autres habitants de sa commune, déjà initiés : le maçon Descudé, le « travailleur de la terre » Labat, le cultivateur Dupon, le tuilier Moulié, le maçon Berny, le scieur de long Barbat, le charpentier Martin…[12] Un autre exemple de ce renforcement de la société par un recrutement systématique concerne le milieu des ouvriers du canal, où, sous l’impulsion de l’entrepreneur Darnospil, se sont répandues les idées démocrates-socialistes. Ainsi, le chef d’atelier Dominique Escarpe est contacté par un ouvrier tailleur de pierres, Langoumoin, qui lui propose de faire partie de la société. Escarpe, dans un premier temps, accepte. On va trouver Darnospil pour l’organisation concrète de la cérémonie. Le lieu de la réunion est fixé chez un autre tailleur de pierres, Cancarel. A la date fixée et à l’heure dite, le chef d’atelier ne sera pas au rendez-vous ; au dernier moment la crainte l’a emporté. Le fonctionnement de la société obéit d’autre part à des signes conventionnels, des gestes symboliques, qui, outre la sécurité, renforcent encore le sentiment d’appartenir à une même communauté d’idées et de combat (ces signes appartiennent également à la tradition maçonnique) pour se saluer, il faut ôter son chapeau de la main gauche et porter en même temps la main droite sur la poitrine; en se prenant la main, on se donnait deux pesées avec le pouce sur le doigt du milieu. Quand dans un café ou une auberge, on voulait savoir s’il y avait des adeptes de la société, on frappait trois coups sur la table en demandant à être servi. En s’abordant, l’un des affiliés disait « droit », on répondait « au travail ». Le premier disait l’heure, on répondait « a sonné ». Lorsqu’un des affiliés se trouvait en danger, on levait les bras en l’air, on les laissait retomber en croix sur la poitrine et on criait « Christ ! Christ ! ». La complexité de ce système de relation aboutit à créer une organisation dont les membres sont soudés les uns aux autres par un même idéal, une vraie fraternité, une complicité tacite, mais aussi par la solennité d’un engagement et l’acceptation d’une certaine discipline. Rien d’étonnant donc, à ce stade, que les démocrates-socialistes aient pu, en décembre 1851, mobiliser une véritable petite armée en un laps de temps aussi court.
Il reste bien sûr à chercher maintenant quelles sont les raisons qui expliquent l’importance de l’implantation « démocrate-socialiste » en Albret. Si on regarde simplement les résultats électoraux aux présidentielles et aux législatives, on s’aperçoit que l’Albret est une véritable tache rouge au flanc du département (voir carte ci-jointe) surtout si on compare ces chiffres avec le nord et le nord-est du département où les scores démocrates-socialistes sont très faibles. La coupure électorale et politique est profonde. L’historien américain Ahern qui a travaillé sur ce sujet, donne une explication structurelle. Il oppose terme à terme ce qu’il appelle les « Highlands » du Nord et les « Lowlands » du Sud-Ouest que tout séparerait, cultures, modes d’exploitation de la terre, superficie des champs, religion dominante, niveau culturel, exode rural et ouverture sur l’extérieur. L’explication proposée est peut-être un peu manichéenne et mécaniste. Les frontières de cette dichotomie sont sans doute moins tranchées, plus nuancées, en particulier en ce qui concerne les structures agraires, mais il n’en reste pas moins que l’opposition existe et transparaît nettement au travers des résultats électoraux. Comme nous le verrons plus loin, de manière plus détaillée, un des éléments de réponse semble être l’existence, relativement importante en Albret d’un artisanat rural (très proche des masses paysannes) et urbain (présence de nombreuses petites villes), ainsi que d’un milieu ouvrier embryonnaire, plus vulnérables aux crises économiques. (En 1846, à cause d une mauvaise récolte, le prix du blé a doublé. A Nérac, la foule, très sensible à la spéculation, pourchasse les accapareurs. La taxation du prix du blé, dès les premiers temps de la République, va attacher au nouveau régime les catégories populaires urbaines.) Mais également plus sensibles que d’autres (les petits propriétaires « amis de l’ordre » du Nord-Est) à la tonalité socialiste imprimée par la fraction la plus radicale du mouvement démocrate-socialiste. [1] Journal Le Républicain – 18 février 1849.
[2] Arch. dép. de Lot-et-Garonne – Série 4 M « Rapports de police » 1848-1850.
[3] Arch. dép. de Lot-et-Garonne – Série 4 M « Rapports de police » 1848-1850.
[4] Arch. dép. de Lot-et-Garonne – Série 4 M Surveillance des cercles et sociétés – 21 mars 1849.
[5] Journal Le Républicain — 1er mai 1849.
[6] Journal Le Républicain — Editorial de Gauzence – 4 janvier 1850.
[7] Op. cit – Janvier 1850.
[8] Le Radical — 3 septembre 1850.
[9] Autobiographie de Paul Gauzence 1 année de journalisme – 9 mois de prison
[10] Voir article précédent R.A.
[11] Série 4 M « Rapports de police » 1848-1850.
[12] Arch. dép. de Lot-et-Garonne Interrogatoires des suspects événements de décembre 1851.
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