La résistance dans le Néracais

article publié dans la Revue de l’Agenais, janvier-mars 1985, pp.47-75

La résistance républicaine au coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte dans le Néracais

 

Chapitre II : AUTOPSIE D’UNE INSURRECTION

2. La République des petits dans une région durablement « Rouge »

 

 

 

a) Un axe durablement « Rouge »

 

La géographie du soulèvement a de quoi surprendre : a priori, la région qui s’enflamme dans la nuit du 3 décembre manque totalement d’unité. S’y côtoient des gens de la frange avancée des Landes, des coteaux du Néracais, du val de Gélise et de Baïse et même du val de Garonne. Qu’y a-t-il de commun entre les scieurs de long de la Lande, les carriers du canal, les bouchonniers de Lavardac et le forgeron de Tauziette ?

 

Plus qu’on ne pourrait le croire. Cette région où s’opposent aussi bien les paysages que les activités des hommes n’en possède pas moins une solide et ancienne unité, en même temps qu’elle est largement ouverte à la communication des choses, des hommes et des idées.

 

N’oublions pas que de la Lande vinrent au Moyen Age les Albret qui s’établirent à Nérac. Pensons aussi aux chasses et aux aventures du jeune Roi de Navarre futur roi de France depuis Nérac vers Durance, Sos, le cap Chicot ou la tour d’Avance. C’est encore ce chemin que prennent aujourd’hui chasseurs de palombes et de champignons, alors qu’en sens inverse, ceux de la Lande prennent celui du marché et des foires de Nérac et de Lavardac. Les vallées jouent aussi un rôle essentiel, avec deux confluents : la Gélise, axe de l’activité bouchonnière, la Baïse axe de l’activité minotière et grande voie de communication et de pénétration depuis la Garonne et Bordeaux[1]. En fait, au-delà des oppositions de relief, de paysages et d’activités, l’unité est beaucoup plus réelle qu’il n’y paraît. Une profonde et ancienne osmose rassemble les gens de ce pays d’Albret, faite de traditions d’échanges, de complémentarités ancestrales. Elle est l’un des éléments constitutifs de l’insurrection et aussi de la permanence du comportement politique de cette région qui se retrouvera jusqu’à nos jours.

 

Et que le point de convergence des insurgés soit à Barbaste exprime sans doute une double cohérence : une cohérence géographique, dans la mesure où confluent ici toutes les vallées de l’Albret, et une cohérence politique parce que ce village, à l’écart du Nérac prestigieux et bourgeois symbolise l’insurrection populaire en ce qu’il en rassemble toutes les composantes sociologiques.

 

 

b) L’irruption des ruraux et des petits sur la scène politique

 

Car à côté de la cohérence géographique du mouvement, peut-on parler de cohérence sociologique ? L’analyse approfondie d’une liste de quatre cents noms que nous avons reconstituée sur la base des documents de justice et de police, ainsi que les deux cents noms de ceux qui sont passés devant la commission mixte, permet de mieux connaître les insurgés. Encore qu’avec des noms nous n’ayons que 10 à 20 % des insurgés; ces listes laissent manifestement de côté la masse des suiveurs pour ne retenir que les meneurs, les cadres.

 

Notons d’abord que ces listes confirment ce que nous avons dit de la géographie du mouvement : Barbaste est ainsi, la ville qui compte le plus d’inculpés, compte tenu de l’importance de sa population. De même, l’axe Sos-Mézin-Barbaste-Vianne-Buzet, rassemble une large majorité des inculpés. Par ailleurs, la ville de Nérac ne fournit que cent vingt des quatre cents noms que nous avons rassemblés ; dont le quart sont indiqués comme issus des hameaux-paroisses de Tauziette, Bréchan, Cauderoue, Serbat et aussi Le Pouy, Micouleau, Pérès, etc… Autrement dit, une minorité de citadins, d’ailleurs nous avons vu que Nérac ne fournit que deux cents des deux mille personnes qui s’ébranlèrent vers Agen, soit environ 10%.

 

Fondamentalement, et cela confirme bien d’autres études régionales, c’est la campagne, le village, le hameau même qui ont défendu la république. Ce sont en effet des hameaux entiers qui se sont ébranlés pour peu que s’y soit trouvé un meneur comme Moreau à Bréchan, Monié au Balesté ou une organisation forte comme à Cauderoue, au Béas, à Lausseignan. Certains villages semblent aussi avoir connu une véritable levée en masse, comme Ambrus, Xaintrailles, Barbaste.

 

Les professions des insurgés confirment clairement le caractère rural du mouvement. Notons cependant qu’elle n’est donnée que pour guère plus de deux cents insurgés, soit encore 10% d’entre eux, nous retombons encore sur les cadres de la révolte.

 

Le plus étonnant de ces listes n’en cite que six, trois propriétaires, deux cultivateurs, un métayer. La seconde en signale quarante-cinq, dont trente-quatre cultivateurs dont beaucoup sont dits « propriétaires », sept journaliers et quatre bergers. Cette seconde source semble plus plausible, même si elle conduit à s’interroger sur une aussi faible représentation de la paysannerie (à peine plus de 20 %). Cette absence ne doit cependant pas tromper : celle-ci a sans doute fourni la masse des insurgés, et si elle apparaît aussi peu dans nos listes, c’est que la paysannerie a davantage suivi qu’agi, formant la masse des indécis, qui seront aussi les premiers déserteurs dès Barbaste. A ce stade, on peut déjà s’interroger sur le lien que l’historien américain Ahern établit entre les insurgés et la carte du métayage dans le département pour ce qui nous concerne, sans nier la participation de la paysannerie pauvre à l’insurrection, rien ne nous permet de confirmer ce lien. Le métayage, à l’exception de la partie landaise où il prend une spécificité particulière par rapport au reste du département, ne semble pas alors dominant en Albret. Par ailleurs, rien ne nous permet d’affirmer que les métayers ont été l’élément moteur du mouvement. Au contraire, même dans cette masse paysanne qui a sans doute constitué le gros de la troupe, beaucoup, on l’a vu sont mentionnés comme « propriétaires ». A côté de cette composante de petits paysans, il faut mentionner trois spécificités locales : la présence des ouvriers de la bouchonnerie, de ceux des carrières de pierre et des travailleurs du bois. La bouchonnerie, ancienne activité du Val de Gélise, de Mézin à Lavardac, rassemble alors huit cents ouvriers dans des ateliers artisanaux où patrons et ouvriers vivent un sort voisin. Cette industrie – la première pour le nombre d’emplois – est donc une activité de type ancien, un peu comparable aux canuts lyonnais, qui possède ses traditions de lutte au point que c’est dans ce milieu que naîtra plus tard une section du P.O.F. Les carriers de Vianne constituent eux aussi une base ouvrière ancienne, qui a cependant connu un grand développement grâce aux grands travaux d’infrastructure conduits sous la Monarchie de juillet : canalisation de la Baïse, et au moment où se déroulent nos événements, construction du canal latéral. Il est significatif que le chef de l’insurrection, Darnospil, soit un instituteur révoqué devenu chef d’une entreprise de travaux publics qui emploie sur le chantier du canal près de deux cents ouvriers dont certaines sources indiquent qu’ils furent tous insurgés. Ainsi le Val de Garonne se joint-il au mouvement par l’intermédiaire de cette base ouvrière moderne, mais encore sans doute profondément ancrée dans le monde rural. Enfin, dernière composante notable du mouvement, six scieurs de long, deux résineux et un chasseur de palombes, soit les métiers de la lande.

 

Sur toutes ces composantes, il serait intéressant de pouvoir mesurer le poids de la crise économique qui frappe alors 1’Albret. Malheureusement, nous n’avons trouvé que bien peu d’éléments pour faire cette évaluation, sinon des difficultés signalées par Darnospil quant aux travaux du canal, de même qu’une agitation sur le marché de Nérac à cause de la cherté des grains en 1846.

 

Cela ne rend que plus remarquable l’absence totale des ouvriers de la minoterie. L’activité minotière, alors la plus moderne et la plus dynamique de l’Albret, et qui maintient le prix du blé au-dessus de la moyenne départementale (ce qui réduit les conséquences de la crise sur la paysannerie) semble complètement en dehors du mouvement. On peut donc, en l’absence d’étude approfondie sur la paysannerie de l’Albret, émettre l’hypothèse d’un rassemblement qui unit des métiers de type ancien.

 

La composante centrale du mouvement tend d’ailleurs à le confirmer selon nos sources, 50 à 65% des cadres du mouvement sont des artisans ou des boutiquiers ruraux : quatorze ou vingt-deux charpentiers, neuf ou dix-sept maçons, douze forgerons, charrons ou maréchaux-ferrants, quatorze cafetiers-aubergistes, dix boulangers, douze cordonniers ou sabotiers, dix-sept tisserands ou tailleurs, des menuisiers, selliers, potiers, bouchers, épiciers, etc.

 

L’épine dorsale du mouvement est donc constituée avant tout par ces gens de métier qui parcourent ou servent de pivots au monde des campagnes. Ainsi les charpentiers, aux fortes traditions campagnardes, les maçons (ainsi que deux voituriers, un marchand ambulant) ont-ils sans doute été, de maison en maison, les meilleurs propagateurs des idées « démocrates-socialistes ». Au village, la forge, l’auberge, accessoirement la boulangerie ou la cordonnerie, ont servi de foyer d’agitation et de propagation de l’idée républicaine au sein du monde paysan. Dans le même ordre d’idées, on notera d’ailleurs la présence de nombreux tambours et carillonneurs, traditionnels pivots de l’information et de la communication dans les villages.

 

Du côté de la ville et des plus gros villages, c’est encore le monde de la boutique et de l’artisanat qui l’emporte : beaucoup de cordonniers, boulangers, tisserands, épiciers, bouchers. Il est significatif qu’à Nérac, les chefs de section soient le chapelier Bordes, le tapissier Capuron, le cordonnier Bonnet, le coutelier Laporte, le boucher Soubiran et le propriétaire Garrigue. C’est bien dans le petit monde de la boutique que l’on trouve l’essentiel des cadres urbains de la révolte, et les plus résolus.

 

Mais il y a aussi parmi les chefs de sections l’huissier Boursac, et avec lui nous devons noter la présence, en assez grand nombre (10% du total des noms) d’une petite bourgeoisie d’intellectuels, de professions libérales et d’hommes de loi : quatre instituteurs dont la plupart sont révoqués[2], quatre avocats de Mézin, Barbaste et Nérac, un notaire, trois clercs ou avoués. Il y a donc parmi les hommes de loi, une frange gagnée aux idées républicaines. Mais elle entraîne peu. En dehors des avocats Caillavet et Saintarailles, et surtout de l’huissier Boursac de Nérac, qui se manifeste comme l’un des chefs de l’insurrection, le notaire Descamps de Francescas paraît bien isolé. Il reste que l’on trouve aussi deux pharmaciens, dont Garroste qui joue le rôle central du village de Sos, deux vétérinaires et un médecin, Monthus de Lavardac. Le cas est intéressant, puisque le Procureur de la République nous en dit que « certains démocrates » M. Monthus entre autres, effrayés mais trop tard des monstrueux excès qui s’en étaient suivis ont voulu résister, mais ils avaient tant répété depuis trois ans qu’ils défendaient la Constitution, tant excité les sauvages instincts de leur peuple, que traités de lâches, ils ont été forcés de subir l’ascendant des démagogues les plus exaltés et de faire cause commune avec les brigands qui marchaient aux cris de « Vive la guillotine ».

 

Cette réticence montre que cette frange éclairée et aisée a parfois éprouvé quelque hésitation devant le recours à la force – c’est aussi le cas de J. Robert – mais chez elle aussi se trouvent les plus résolus, de Boursac à Darnospil. Le cas n’est donc pas général. Et pour la petite histoire, signalons qu’au retour de la République, ce même Monthus deviendra maire de Lavardac.

 

Quant à l’âge des insurgés, la moyenne des deux cents inculpés s’établit à trente-sept ans, ce qui confirme la définition de l’insurgé de décembre que donne M. Agulhon : « un homme d’une trentaine d’années, marié, français mais du Midi, exerçant un métier manuel non agricole. » Et pour être tout à fait complets, signalons dans l’insurrection la présence de deux immigrés espagnols, d’un prêtre révoqué et de femmes, dont deux seront arrêtées. L’une d’elles, la fille Sabathé, bouchonnière de Lavardac, vingt-cinq ans, écopera du fameux « Algérie moins ».

 

 

Au terme de cette analyse, on peut donc conclure que les républicains de décembre constituent bien ce monde des petits de la terre, du village et plus accessoirement de la ville que d’autres analyses régionales ont montré. Avec des spécificités locales – bouchonniers, métiers de la lande, carriers – on retrouve cette majorité d’artisans ruraux pivots de la communication, ce monde urbain de la boutique qui entraîne une masse de paysans et de journaliers. Une composition sociale qui n’est au on pas si complexe si l’on admet la double unité du mouvement, à la fois rural et entraînant les couches sociales les plus pauvres.

 

Ce peuple rural en marche – et non ces « paysans révoltés »[3] est tout à fait représentatif de l’énorme renversement qui s’est opéré en France de 1848 à 1851 : la province a pris le relais de Paris dans la défense de l’idéal républicain et sociale. L’éducation du peuple des campagnes, entreprise à partir de 1849 avec de nombreuses brochures, almanachs, avec les sociétés secrètes, a réussi au-delà de toute espérance.

 

La peur des gens de l’ordre, déjà ressentie après les élections de 1848 et 1849 se transformera en panique après ce mouvement. Ils avaient cru le spectre rouge conjuré avec l’écrasement des ouvriers parisiens en juin 1848. Le voilà qui réapparaît sous la forme d’un socialisme rural aux contours imprécis, ce qui le rend encore plus effrayant dans une France majoritairement paysanne. De là, la grande peur de l’ordre et l’ampleur de la répression.

 

 

c) Les démocrates-socialistes du Néracais : une conscience politique à l’état naissant.

 

Quand on recherche les motivations politiques, les idées, les théories des insurgés, on reste en général sur sa faim. Là est sans doute le point le plus faible du soulèvement. A côté de sa force, de sa capacité d’organisation, on est frappé par sa pauvreté idéologique, théorique, prévisionnelle.

 

Il est significatif que le document qui s’étend le plus sur l’aspect idéologique soit le rapport du procureur de la république, homme d’ordre manifestement paniqué par le mouvement et qui en brosse une apocalyptique caricature : « la démagogie aime les levées en masse… trame dangereuse… horde en démence.. hideuse tyrannie.., bande de sauvages où on qualifiait la guillotine de Saint instrument des vengeances du peuple… leur mobile et leur but visaient uniquement au pillage, à la dévastation et à l’assassinat des riches… La main de la justice devra s’appesantir sur tous ceux qui volontairement ont commencé la guerre civile… » Dans ce discours de guerre civile, manifestement dicté par la haine et la peur, la soif de vengeance remplace le souci de comprendre. On imagine déjà à quelle aune nos républicains seront jugés.

 

Mais si, contrairement à ce que prétend le procureur ces « sauvages » n’ont rien « pillé, rien dévasté », s’ils n’ont pas plus « assassiné qu’installé la tyrannie », plusieurs éléments montrent cependant que leurs discours sont empreints de violence verbale que les partisans de l’ordre exploitent avec délices.

 

Fréquentes sont en effet les références « à la guillotine, à la levée en masse ». La référence au modèle de 93, idéalisée autour du thème de la violence, sert de palliatif aux faiblesses idéologiques du mouvement, en même temps qu’elle est propre à frapper les imaginations de la masse rurale. On a vu que le même ressort est employé dans le cérémonial d’affiliation à la société secrète, où l’on fait jurer fidélité à la république démocrate-socialiste jusqu’à la mort, sur un poignard ou un sabre.

 

Mais si l’on met de côté la violence verbale, que reste-t-il du contenu idéologique de la révolte ? Essentiellement trois tendances.

 

La première, une tendance sociale ou socialiste le mot revient fréquemment, avec la référence aux rouges que l’on oppose aux gros. Si l’idée reste vague et confuse, notons cependant deux faits significatifs. A la veille de l’insurrection, le bouchonnier Mancet de Lavardac « a été vu sous la halle de Lavardac disant qu’il brûlerait la cervelle à M. Caupenne en 1852. » Et le 4, le procureur rapporte que dans sa retraite, la bande à Darnospil arrête et fouille la voiture d’un domestique de M. Coumeau, tandis que Bié, tailleur à Barbaste « a menacé d’enfoncer la porte de l’usine de M. Brassoulié » (il s’agit du Moulin des Tours). Il faut savoir qu’à l’époque, Coumeau, Coupenne et Brassoulié[4] sont les 3 plus gros minotiers de l’Albret. La volonté de s’en prendre aux gros ne reste donc pas si confuse, ni si verbale.

 

La deuxième est une tendance démocratique : chez Capuron, dit « la jeunesse », charpentier de Réaup, la police trouve deux pistolets, un discours de Félix Pyat, cet écrivain journaliste républicain, chez un autre à Buzet, l’éloge de Ledru-Rollin, Barbès et Raspail. Esquiros de Lausseignan est dénoncé comme « lecteur d’un très mauvais journal ».

 

La connaissance de ces chefs républicains, de leurs écrits, la diffusion des journaux républicains, confirment les progrès de la propagande démocratique dans la campagne néracaise. Le programme tracé par E. Tenot a été entendu : « Où est le nombre, la majorité ? Dans les provinces, la campagne. C’est là qu’il faut agir, détromper le paysans, lui montrer que la cause démocratique est la sienne. »

 

La troisième tendance, qui renvoie aux deux premières, est une volonté légaliste de lutter pour le droit, pour la constitution violée par le président. C’est cette volonté que l’on trouve par exemple chez l’instituteur J. Robert qui se réfère aux articles 68 et 110 de la Constitution qui prévoyaient la déchéance du président au cas où il dissoudrait l’Assemblée Nationale et qui confiait la Constitution « à la garde et au patriotisme des Français ».

 

Car le coup d’état, pour ces « démocrates-socialistes », qu’ils soient de tendance républicaine comme J. Robert – il n’a rien d’un socialiste, il a voté Cavaignac – ou de tendance plus sociale comme le bouchonnier Mancet, ruine leurs espoirs d’une république de petits que l’on comptait instaurer lors des élections de mai et leur apparaît comme une illégalité qu’ils sont en droit de combattre.

 

Tel est donc le contenu politique et idéologique du mouvement. Ses bases restent, répétons-le, extrêmement fragiles et confuses, comme le montrent les mémoires de J. Robert qui prétend que la nouvelle de l’appel à marcher sur Agen lui parvint d’un charpentier qui lui dit qu’il fallait marcher sur le chef-lieu pour répondre à un appel au peuple du Prince-Président.

 

Cependant, avant de conclure cette étude par un aperçu de ce que fut la répression en Albret, il reste une inconnue et une certitude. Commençons par la certitude les orientations politiques qui se sont cristallisées pendant ces trois années le seront pour longtemps. A telle enseigne que le caractère « rouge » du Val de Baïse – à l’exception déjà notée de son centre Nérac – sera durable. Au siècle suivant, le Parti Communiste saura prendre l’héritage des démocrates-socialistes de la région, avec des conseillers généraux comme Amat, Ruffe, Peroua, Pierre Touja et Robert Lacoste à Houillès. Et il y aurait une analyse intéressante à faire au niveau du nom même de ces familles d’insurgés de décembre entre elles et les « rouges » du XXe siècle, on trouverait nombre de correspondances.

 

Reste cependant l’inconnue : pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Comment, dans ces trois années, expliquer la naissance d’un comportement aussi durable par la suite ? Là est la vraie difficulté, pour laquelle nous ne saurions donner que des hypothèses. Elles tiennent autour d’un mot : ouverture. Car il est vrai que ce vieux et prestigieux pays d’Albret est, au fond, remarquable pour son ouverture : du XVIe siècle, qui le fait capitale de la révolutionnaire réforme (parmi les insurgés, le maire révoqué de Barbaste, riche descendant du plus grand minotier du XVIIIe siècle, Delhoste est un protestant)[5] au XVIIIe qui voit la bourgeoisie protestante, puis catholique tirer le meilleur parti de la fort une coloniale de Bordeaux, il y a la trame d’un pays ouvert aux échanges de choses et d’idées. Bien sûr, il a fallu que relais soit pris, en l’occurrence sans doute par la maçonnerie, mais quelle rapidité de pénétration ! Et l’on ne saurait oublier, au même moment, les progrès de l’instruction publique à côté de Jean Robert, qui donne des cours privés dans le hameau de Cauderoue – cours du soir que doivent fréquenter les adultes – nous avons noté quantité d’inculpés à propos desquels les fiches de renseignements établies par les mairies indiquent « sait lire et écrire », avec parfois la mention que cet apprentissage, est récent.

 

Ainsi donc, l’hypothèse que nous retenons pour expliquer cette pénétration aussi rapide et durable des idées démocrates-socialistes en Albret, est qu’elles rencontrent un terrain favorable. Pour les raisons historiques et socio-économiques que nous avons évoquées, le milieu est ouvert. L’enracinement sera d’autant plus profond.

 

 

3.       La terrible répression du parti de l’ordre

 

Au lendemain de l’insurrection, les arrestations sont peu nombreuses : un rapport de police daté du 5 décembre n’indique qu’une douzaine d’arrestations à réaliser parmi « les chefs pour tout le canton de Lavardac. Et le 11 décembre, ce même journal indique que « les meneurs de Barbaste, Bruch, Xaintrailles, au nombre de quinze, ont été arrêtés et menés à Nérac. » Mais cette mansuétude ne durera pas. A partir du 15 décembre des « colonnes mobiles », envoyées dans toutes les directions, ramènent un bon nombre de personnes et ramassent les armes. Ordre est donné au général Pays de Boijolly de fusiller « quiconque sera pris les armes à la main. »[6]

 

Le 17 décembre, elles sont à Nérac. De ce jour et jusqu’à la mi-janvier 1852, les recherches et les arrestations ne cesseront pas, qui font écrire au sous-préfet de Nérac au procureur de la république : « Continuez de sévir avec une persévérante énergie contre les fauteurs de troubles et les agents révolutionnaires… ne mettre en liberté aucun des inculpés… »

 

Après beaucoup d’arrestations fin décembre, il s’en fait encore une dizaine en février 1852 et même une à la mi-mars, le boulanger Nupsèque de Lausseignan. Il faut donc au nouveau pouvoir et au parti de l’ordre près de deux semaines pour réagir, le temps que se structurent à la fois la peur panique que ressentent en décembre les autorités et les notables devant l’ampleur du mouvement au plan national et les instruments de la répression. A partir de là, police, gendarmerie et même l’armée, avec les « colonnes infernales », opèrent des rafles de suspects systématiques qui encombrent les prisons, au point que la plupart seront transportés au Fort du Ha à Bordeaux, puis dans la forteresse de Blaye où ils souffriront beaucoup du froid et de mauvais traitements.

 

Ainsi, une note du parquet de Nérac du 17 février 1852, indique que dans l’arrondissement, trois cent soixante-deux mandats d’arrêt avaient été lancés. Il est vrai que parmi eux, tous ne sont pas de la colonne de Nérac, ceux de Casteljaloux ont participé aux événements de Marmande. Mais la liste que nous avons constituée par divers recoupements des documents d’archives et pour les seuls événements de l’Albret, se situe au-delà de ces chiffres puisqu’elle comprend quatre cents noms, ce qui correspond en gros à un insurgé sur quatre, et encore, il n’est pas sûr qu’elle soit complète. On imagine sans peine le climat de terreur et de délation qui règne dans la campagne néracaise. Plusieurs centaines de gens qui n’ont jamais eu maille à partir avec la justice, connus et souvent appréciés de la population, se trouvent ainsi soudain mis à l’index, arrêtés, inculpés, jugés et déportés. On devine l’impression d’horreur que dût laisser dans ces campagnes l’ampleur de la répression.

Sans doute, sur les quatre cents, seulement la moitié seront traduits devant les tristement célèbres « commissions mixtes » instituées en février 1852 pour juger les inculpés. Formées du préfet, d’un magistrat et d’un militaire, ces juridictions d’exception pratiquèrent une justice expéditive et arbitraire. Qu’on en juge : Sur les deux cent neuf jugements prononcés par la commission sur les événements néracais, il y eut :

 

 

§         une condamnation au bagne de Cayenne (qui ne fut pas appliquée);

 

§         44 condamnés à « Algérie plus » (résidence forcée) ;

 

§         57 condamnés à « Algérie moins » (résidence libre), soit près de 50 % de condamnés à la déportation en Algérie ;

 

§         26 expulsés de France ou éloignés de leur résidence ;

 

§         24 internés ;

 

§         41 placés sous surveillance ;

 

§         17 libérés (dont 5 en liberté surveillée).

 

 

En comparant le nombre et la lourdeur des peines à la réalité des événements que vécut l’Albret le 4 décembre – pas un seul coup de feu, pas un seul vol ni pillage – on reste confondu. Comment expliquer cette disproportion ?

 

La raison centrale tient à la peur rétrospective du parti de l’ordre au lendemain des divers mouvements d’opposition qui ont agité le Midi de la France à la suite du coup d’état. Au point que les insurgés ne seront pas condamnés pour tel ou tel acte précis d’insurrection ou de rébellion, mais pour leur participation à un complot préparé de longue date, la notion de société secrète, avec toutes ses équivoques jouant un rôle essentiel : tout démocrate-socialiste militant était évidemment membre de la société secrète, donc comploteur, et l’insurrection n’était que l’élément visible de ce complot universel.

 

Ainsi, à la terreur des rafles, vient ensuite s’ajouter la disproportion des peines qui va briser nombre de vies, de foyers, de carrières. Le souvenir de cette féroce répression ne s’effacera pas de si tôt.

 

Certains, pour y échapper, prennent la fuite. Ils sont quelques dizaines qui abandonnent ainsi leur foyer et prennent le chemin de l’exil. Ce sont généralement les plus aisés, ou les plus avisés. Ainsi font les avocats Caillavet et Saintarailles, les bouchonniers barbastais Delsuc et Cadeillan, le forgeron Dubroca, mais aussi les caubeyrais Andiran, cultivateur, et Dastros, carrier. La plupart vont en Espagne, reproduisant à l’envers l’émigration des Espagnols vers nos régions au moment des guerres carlistes[7].

 

Ainsi, outre les précédents, Bié tailleur de Barbaste, Brousse le charpentier de Cauderoue, Capuron le tapissier de Nérac, Laverny cultivateur de Moncrabeau prennent la fuite. Certains iront plus loin ; ainsi le bouchonnier Barrère de Sos fuit en Belgique, voit sa demande de grâce refusée en 1853, un autre bouchonnier, Marsac de Barbaste fuit en Angleterre. Certains de ces fugitifs resteront d’ailleurs fort longtemps en exil, tel Brousse de Nérac rentré d’Espagne en 1868.

 

Notons enfin que souvent, une position sociale élevée épargne parfois de fortes peines, même si le cas n’est pas général, ainsi les Gimet de Nérac qui ont pourtant pris une part très active à l’insurrection, ne seront qu’« internés » et « surveillés », Labadie, propriétaire influent de Moncrabeau « surveillé », Monthus, médecin de Lavardac, expulsé. Inversement, sur les gens de petite condition, la « justice » est impitoyable, de même que sur les démocrates-socialistes les plus connus.

 

Ainsi le vi1lage d’Espiens a quatre déportés, Réaup deux, Bruch sept, Xaintrailles neuf et Barbaste seize. Parmi eux beaucoup de pauvres gens, par exemple Seailles dit « Mifle » petit propriétaire et marchand de chevaux au « Bernès », commune d’Espiens. Sans qu’il se soit singularisé dans le mouvement, il sera le seul à écoper de « Cayenne », sans doute parce qu’une petite affaire de droit commun (vol d’un cheval) s’ajoute à son cas. Finalement il restera emprisonné à Eysses d’où il sera libéré en 1853. Nous pourrions ainsi prendre beaucoup d’exemples de l’extrême sévérité de la commission mixte à l’égard des insurgés. En renvoyant nos lecteurs à la liste que conservent les archives départementales et aux mémoires de Jean Robert pour le sort des déportés en Algérie[8] à Pont du Chelif, Lambessa, Tlemcen, il reste à se demander ce qu’il est advenu du tous ces gens.

 

Nous sommes assez bien renseignés sur leur sort, puisqu’à partir de 1870, la République, bonne fille, se souviendra de ces aînés qui n’ont pas hésité à la défendre par les armes. Une enquête de la sous-préfecture de Nérac du 15 décembre 1870 nous renseigne sur ce que sont devenus les insurgés de décembre, la date de leur libération, leur devenir social et politique.

 

A lire ces listes, on constate que la plupart des condamnés ont rapidement bénéficié de mesures de grâce. Le pouvoir napoléonien s’est en effet rapidement rendu compte de l’ampleur disproportionnée de la répression qui sera la tare originelle du régime. Pour cela, dès 1852 et plus encore en 1853, de nombreuses mesures de grâce sont prises, si bien que la plupart des déportés rentreront au bout d’un an et demi d’exil. A notre connaissance, deux insurgés du Néracais sont morts en Algérie : le potier de Réaup Lalanne, décédé à Oran en juillet 1852, âgé de 60 ans, et Dayres instituteur de Lavardac.

 

Cependant en 1854, il s’en faut que tous les condamnés soient graciés.

 

En 1855, le tailleur bruchois Carbois est rapatrié d’Algérie pour cause de maladie. Et un état des condamnés de l’arrondissement d’Agen, dressé au 15 juin 1854, indique que si la grande majorité bénéficie de mesures de grâce, avec cependant plus ou moins de « surveillance », le nom du chef de l’insurrection, Darnospil, porte la mention « dangereux, pas de grâce ». Pour lui, pas de pardon. Il sera, à notre connaissance, le seul à n’en jamais bénéficier, puisqu’âgé de 78 ans, « n’y voyant presque plus », il charge sa femme, née Rougé, d’écrire au préfet de Lot-et-Garonne depuis Aïn Kinchera, près de Tlemcen, en décembre 1881. La plus grosse pension viagère de la loi de juillet 1881 lui sera réservée. Il était temps.

 

Au passage, sur cette première enquête de 1870, signalons que beaucoup de condamnés sont dits « bon républicains ou restés fidèles aux principes », et bien peu sont donnés comme « douteux ou délateurs ». Surtout à côté de quelques cas de gens dont on dit qu’ils ont une « position aisée » on est frappé par le nombre « d’indigents, miséreux, nécessiteux, dans la gêne ou en situation précaire ». Frappé aussi par le nombre de ceux dont il est dit qu’ils ont été « cruellement persécutés, destitués, ruinés, réduits à la mendicité » par le coup d’état. Décidément, vingt ans après les traces sont encore visibles.

 

Il faudra cependant onze années de plus pour que réparation soit faite à ces insurgés par la loi du 30 juillet 1881, loi de Récompense ou de Réparation Nationale qui accorde de cent à mille deux cents F de pension viagère à tous les condamnés, leurs veuves, ascendants ou descendants au premier degré. Au passage notons que l’un des principaux promoteurs de cette loi, fut un sous-secrétaire d’état au Ministère de l’Intérieur et des cultes, un certain A. Fallières… (voir document joint de novembre 1880). cliquez sur le document pour l'agrandirC’est d’ailleurs ce même Fallières qui s’occupa de son application qui permit à la sous-préfecture d’accorder deux cent cinq pensions dont quarante-deux à Nérac, vingt-trois à Barbaste, vingt à Lavardac, douze à Xaintrailles et Sos, etc.

 

Parmi les plus pensionnés, signalons Darnospil et la veuve Dayres dont le mari était mort en déportation : mille deux cents F, soit le maximum.

 

Après eux, 28 personnes toucheront 1.000 F

 

7                                    800F
17                                600F
2                                  500F
29                                400F

 

19                                  300F
27                                200F
17                                150F
58                                100F

 

 

CONCLUSION

 

Cette réparation met un point final à une affaire dont on voit qu’elle porte bien au-delà d’une journée d’insurrection manquée.

 

Reconnaissons que si la colonne partie de Barbaste le 4 décembre est la seule vraie colonne du département, elle n’a pas, malgré les airs qu’elle veut se donner, l’ardeur et la combativité de celles que l’on verra ailleurs, par exemple de celle que décrit Zola dans « La fortune des Rougon ». En témoigne la débandade et l’absence d’affrontement armé.

 

On aurait cependant tort de la prendre pour un événement mineur. Par ses antécédents et surtout par ses suites, la marche des insurgés de l’Albret est à notre avis un élément essentiel à la compréhension des comportements politiques du siècle suivant.

 

C’est ce que nous espérons avoir démontré.

 

 

H. DELPONT

 

P. ROBIN

 

 


[1] H. DELPONT. Deux siècles d’économie en Albret. Société Académique d’Agen 1983.

 

[2] Les instituteurs qui avaient suivi en grand nombre les instructions d’Hippolyte Carnot en se faisant les défenseurs de la République sont ensuite tombés sous le coup de la « petite loi » de janvier 1850 qui les place sous la surveillance du Préfet. Nombreuses sont les révocations…

 

[3] Peasants in arms. The Insurrection of the Lot-et-Garonne en décembre 1851. Joseph Ahern.

 

[4] « Deux siècles d’économie en Albret ». Op. cité.

 

[5] Qui habite la demeure de Monplaisir. cf. B. Germain-Doussy. Le temps qui passe. Imprimerie Owen. Nérac 1973.

 

[6] Journal de Lot-et-Garonne.

 

[7] Voir PAE des CES de Lavardac, Mézin, Nérac : « L’immigration en Albret aux XIXe et XXe siècles » à paraître en 1985.

 

[8] Jean ROBERT. Op. cite.