Le parti républicain
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Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851)
par Frédéric Négrel
troisième partie :
Le parti républicain
Il y a bien des Républicains à Artignosc dès les débuts de la Seconde République. Mais les seules traces qu’ils aient laissées à l’historien sont les votes émis à l’occasion des différents scrutins. Rien ne permet de déterminer si leurs choix électoraux résultent de l’esprit communautaire, de la démarche intime ou de l’organisation politique. Ici, nous l’avons vu, la chambrée ne semble pas avoir tenu ce rôle structurant, même si comme ailleurs elle a incarné le lieu du débat et de l’éducation républicaine, participant à la transition de l’archaïsme vers la modernité.
Il reste que la seule organisation politique lisible pour la période à Artignosc est la société secrète.
Adoptons en préambule les préventions de Maurice Agulhon à l’égard des sociétés secrètes de la Seconde République : « Il y a une différence de fond entre les anciennes sociétés secrètes où la clandestinité est délibérée car destinée au coup de force, et les sociétés de la Nouvelle Montagne où la clandestinité est contingente du fait des lois répressives et destinée à préparer les élections de 1852 et une éventuelle défense de la Constitution. »
La société secrète est pour les Républicains artignoscais la seule voie possible de l’organisation. Elle correspond à la fondation d’un parti républicain, dont le recrutement doit être large, et non à l’organisation d’une avant-garde révolutionnaire destinée à entraîner les masses comme l’avait imaginée Blanqui pour les anciennes sociétés secrètes.
Cette mise au point nous apparaît nécessaire : les conjurés d’Artignosc fourbissent des armes démocratiques, non des groupes d’assaut. Alors que la Charbonnerie de 1821 imposait à ses adeptes d’avoir un fusil et 25 cartouches, ici il n’est jamais question d’armes hors celles sur lesquelles on prête serment. Les événements de Décembre le confirmeront.
Mais ne restreignons pas la société secrète de la Seconde République à son seul aspect organisationnel. Par ses cérémonials, ses codes, ses mystères, elle participe, en même temps qu’elle le révèle, à la diffusion d’un idéal nouveau dans les villages du sud-est : « La République est souvent apparue, surtout dans les campagnes bien sûr mais pas exclusivement, comme une Espérance et une Valeur chargée de sacré. En bref, non pas en négation de religion, mais en religion nouvelle. Cette aura sentimentale et mystique est essentielle. Elle aide à comprendre la force et l’ardeur du parti républicain de 1849 à 1851. C’est cet idéalisme que n’avait pas prévu Marx et qui lui a inspiré sa première erreur de diagnostic. Il semble avoir pensé en effet que seules les monarchies pouvaient être « mystificatrices ». Mystificatrice ou non, la République n’apportait pas la mort des idéalismes, mais bien un idéalisme de plus. »[1]
3.1 Les cérémonies d’initiation
Elles se déroulent dans des locaux divers : chambrées, maisons de village, caves, écuries, mais le plus souvent à l’écart du village, dans une campagne ou une bergerie, mais aussi en extérieur : sous un arbre en rase campagne, en plein champ. Et presque toujours de nuit.
Avant de monter l’escalier ou d’arriver au bastidon, on bande les yeux de l’impétrant. Dans une salle obscure, il s’assoit ou se met à genoux, les yeux toujours bandés. On pose sous sa main droite un poignard et un pistolet (ou un poignard et un simple couteau) et il doit prononcer son serment. Ce n’est qu’alors que ses yeux sont débandés et que le maître de cérémonie pose les armes sur sa tête, la tapotant par trois fois, et prononce la formule « Je te baptise Montagnard ». L’affilié est alors initié aux mots d’ordre et autres signes de reconnaissance par l’assemblée.
Tant dans sa gestuelle que dans ses formules, le cérémonial adopté par les Montagnards artignoscais se retrouve, à quelques variantes près, dans beaucoup de villages varois et, plus largement, du grand sud-est. Il est directement issu de celui pratiqué par les carbonari sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Cette filiation est certainement due à Alphonse Gent et aux Républicains du Vaucluse, issus du carbonarisme, qui ont formé les premières sociétés secrètes néo-montagnardes.
3.1.1 Les lieux
Philippe Vigier[2] note ainsi, pour les départements qu’il a étudiés, la fréquence des lieux isolés (bois, ruines, îles) pour l’organisation des réceptions. Cette prévention se retrouve dans notre région du Var, révélatrice de l’acquisition par les villageois des précautions à adopter pour mettre sur pied une telle organisation, mais aussi par ce qu’elle peut ajouter à la gravité du cérémonial : la marche de nuit vers le champ ou le bastidon, les yeux bandés, doit impressionner le futur affilié et marquer son entrée dans un monde distinct de la communauté villageoise, et donc de la chambrée. Elle marque également le passage d’un monde obscur à l’illumination de la vérité apportée par la société. Le voyage dans les ténèbres, suivi à la fin du rite par la remontée vers la lumière de l’intronisation, est une constante dans les sociétés secrètes de tous types, initiatiques ou politiques, depuis la franc-maçonnerie.[3] C’est cette acception que l’on retrouve à Besse où, lorsque l’impétrant est conduit au bastidon de réception, on lui demande : « Qui vive ? », il répond : « La Montagne ». « – Vous êtes aveugle, que venez-vous chercher ? – La lumière… ».
A Baudinard , comme à Artignosc, on a une prédilection pour les bastidons, les champs et les vignes, bien qu’avant le départ du 6 décembre, lorsque la société sort de la clandestinité, c’est à la chambrée du Niveau qu’ont lieu les affiliations de dernière minute. Remarquons également cette réception effectuée le 8 août 1851 (même si la date est sujette à caution, comme toutes les indications chronologiques données par les Baudinardais ) « dans un trou de l’éouvière, où on extrait le sable ».
C’est aussi dans les campagnes que Lambert Bagarry, principal recruteur à Moissac , reçoit les impétrants.
A Montmeyan , les cérémonies se déroulant au village, dans une ou l’autre des chambrées ou chez un particulier, sont plus nombreuses qu’à Artignosc, même si l’on pratique également dans les champs ou sur le bord des routes.
A Bauduen , c’est un pigeonnier de la bastide Ste Hélène qui abrite la plupart de ces réunions nocturnes. On ne l’abandonne pour une maison de village, en novembre 1851, que par peur du froid qui sévit alors.
A La Verdière , on utilise même une grotte pour abriter des réceptions en août 1851.
3.1.2 La filiation carbonari
Les grandes lignes du rituel de la Charbonnerie ont fortement inspiré les créateurs du cérémonial montagnard : usage du bandeau aveuglant, mise à genoux, symbolique des armes, serment de l’impétrant sur sa propre vie, présence de plusieurs assistants que l’on ne découvre qu’une fois intronisé, coups simulés sur le sommet du crâne, et enfin initiation aux secrets des signes de reconnaissance et des mots d’ordre en triolet résumant qualités et objectifs de la société. Seul manque à l’appel le tracé symbolique sur la poitrine de l’échelle de la résolution, qui peut mener à l’échafaud. Par contre les Montagnards ont ajouté le « baptême » dont nous verrons plus loin les variantes.
Bandeau et serment étaient également présents dans la société des Familles, l’organisation blanquiste démantelée en 1836, et sont repris par la société des Saisons qui lui succède en 1838 y ajoutant le poignard vengeur.
Ces sociétés républicaines ont laissé leur propre trace dans certaines cérémonies montagnardes. En effet, leur protocole comprenait, avant le serment, une phase où le maître questionne le candidat sur ses convictions républicaines et sociales. Absent à Artignosc, on retrouve ce procédé à Aups où l’impétrant est soumis à un questionnaire :
« – Je viens me faire recevoir à la société démocratique.
– Ce n’est pas ici une société démocratique, mais une société aristocratique.
– Je n’en veux pas.
– Voulez-vous de la République ?
– Oui.
– Mais les Républicains sont des brigands et des pillards qui veulent le sang et le bien d’autrui !
– Moi, je ne veux que mon droit et l’égalité devant la loi.
– Puisque vous ne voulez que cela, vous serez admis dans notre société. Jurez d’être fidèle à la République. Jurez de garder le secret. »
Questionnaire quelquefois agrémenté d’autres questions, toujours à Aups : « Si Henri V vient avec de l’argent, iras-tu l’arrêter ? » « Si la République est menacée, renonceras-tu à ta femme et à tes enfants, tueras-tu ton frère ? ».
3.1.3 Le serment
Quant au serment lui-même, Ted Margadant[4] a déjà souligné la similitude de celui utilisé à Artignosc avec ceux qu’il a relevés dans l’Hérault, le Lot-et-Garonne et la Nièvre.
Moi, homme libre, au nom des martyrs de la liberté, je jure d’armer mon bras contre la tyrannie tant politique que religieuse. Je jure de faire de la propagande pour la République démocratique et sociale. Je jure de poignarder les traîtres qui révéleraient les secrets de la Société. Je jure de donner assistance à mes frères quand le besoin l’exigera. Je jure de frapper les traîtres qui ne seraient pas frères comme nous.
Si Ted Margadant a choisi celui d’Artignosc pour illustrer les analogies inter-régionales, c’est certainement parce qu’il présente l’avantage de combiner l’ensemble des thèmes néo-montagnards.
Dans le serment, l’impétrant se définit comme un homme libre, c’est à dire un citoyen qui revendique sa liberté politique, prêt à s’opposer tant aux tentatives de restauration monarchique ou aux entreprises césaristes qu’au clergé réactionnaire. Notons à ce propos qu’il est épuré de toute référence religieuse : on le prête sur des armes et non sur un crucifix ou une bible (tel que l’a rencontré Philippe Vigier dans certaines communes de la Drôme[5]) et la formule ne cite pas le Christ (ou le Christ de la Montagne ou le Christ rédempteur) comme à Aups , Brignoles ou Valence . Cette formule s’inscrit à la fois dans une tradition politique – que ces « martyrs de la liberté » soient ceux de 1793 (Lepeletier de St Fargeau, Chalier et Marat) ou des conspirateurs plus récents –, mais aussi dans la démarche d’une nouvelle République : la Sociale, où la fraternité tient une place de choix[6]. Là encore, le serment parvenu jusqu’à Artignosc marque un engagement typiquement montagnard puisque la République démocratique et sociale est explicitement invoquée alors qu’en d’autres lieux (mais aussi à Artignosc avant l’hiver 1850-51) on se contente de jurer de son attachement à la République et à la Constitution.[7]
Si la pratique du serment est attestée dans le Vaucluse dès mars 1849, celui-ci se limitait alors à la préservation du secret des délibérations[8]. On ne sait pas où est née la formule utilisée à Artignosc, mais nous pouvons esquisser les voies qu’elle a pu emprunter pour y parvenir.
D’après l’Artignoscais Jean Pierre Bourges, elle a été adoptée au cours de l’hiver 1850-51, venant de Barjols via Montmeyan sans que l’on sache qui opéra le transit.
Alors que le juge demande au président de la société de Barjols (Louis Trotobas, affilié avant l’été 1850) quel serment il a prêté, celui-ci répond : « Je ne m’en souviens point. Ce serment a été changé plusieurs fois. Celui que je prêtais à cette époque était moins extravagant que celui que le sieur Moullet de St Maximin envoya plus tard. » Pierre Jean Joseph Moullet, marchand de bois sexagénaire, est en relation avec Antoine Constans de Brignoles et Charles Méric du Luc , mais aussi avec Louis Rique de Marseille . Il est donc intégré au réseau montagnard du sud-est dénoncé par le complot de Lyon.[9]
C’est donc probablement d’un centre montagnard que la formule du serment est partie, un centre que Ted Margadant situe à Marseille où Joseph Lombard est initié en mars 1850 avec cette formule[10] (dont on retrouve également un brouillon à Toulon en novembre 1850 chez Louis Mealy[11]). Cela signifie qu’elle serait préexistante à la formation de la Nouvelle Montagne durant l’été 1850. Elle passe à St Maximin , puis à Barjols , puis à Montmeyan , avant d’atteindre Artignosc.
Avant qu’elle n’y parvienne, dans le premier âge de la clandestinité d’autres formules sont utilisées. César Jean et Joseph Constans Mourron prêtent le serment de défendre la Constitution au péril de leur vie. Plus tard, on fait quelques adjonctions au nouveau serment : en juin 1851, Joseph Constans Rabassier jure « de voter toujours pour les membres du conseil municipal désignés par les chefs » ; durant l’été 1851, Jean Jean jure d’armer son bras contre Napoléon ; le 6 décembre, lors de la marche, Pierre Auric jure de manger les lettres dont il serait porteur, plutôt que de les livrer, prévention que l’on retrouve à Moissac et à Montmeyan .[12]
3.1.4 Les mots d’ordre
Là encore, la forme ternaire des mots d’ordre révèle l’héritage du carbonarisme, où l’on goûtait fort les mots consacrés (Espérance, Foi, Charité, Honneur, Vertu, Probité). Leur large diffusion dans le sud-est confirme les capacités de communication établies entre les plus éloignées des communes et les centres, dont Marseille qui, toujours d’après Ted Margadant, semble être la tête de pont pour le Var.
A Artignosc sont attestés :
« Nouvelle Montagne, mot sacré, Mars », de l’été 1850 à février 1851. L’emploi de « Nouvelle Montagne » est le signe du passage d’une organisation relativement souple à une organisation plus structurée et hiérarchisée, du moins dans les intentions de ses promoteurs, Adolphe Gent et les députés Michel de Bourges et Mathieu de la Drôme qui viennent de constituer un groupe portant ce nom en réaction au Manifeste de la Montagne qui condamne le recours systématique aux sociétés secrètes[13]. Quant au dernier mot, « Mars », il est révélateur de la stratégie qu’ils viennent d’adopter : les néo-Montagnards sont prêts à prendre les armes s’il le faut.
C’est plutôt l’espérance que l’on retrouve dans les mots d’ordre adoptés durant l’été 1851 : « Ardeur, Action, Avenir 52 ». Car l’avenir des Montagnards, malgré l’amputation du suffrage universel masculin pratiquée le 31 mai 1851, c’est leur victoire annoncée aux élections législatives et présidentielle prévues pour mai 1852, « Le spectre rouge de 1852 » comme le nomme un publiciste conservateur[14].
D’autres groupes ternaires circulent aux alentours d’Artignosc durant la période sans qu’ils soient formellement signalés dans notre village :
« Fermeté, Franchise, France » (Quinson , été 1851),
« Ardeur, Activité, Franchise ». (Baudinard , 14 août 1851)
« Courage, Energie, 1852 ». (La Verdière , novembre 1851)
Nous n’avons par contre aucune trace du « Prudence, Patience, Persévérance » diffusé dans le sud-est au début de 1851, ni de leurs prédécesseurs de 1850 : « Nouvelle Montagne, Suffrage universel, Lyon » et « Abstention[15], Courage, Macon[16] ».
Comment ces mots d’ordre étaient-ils utilisés ? A Aups , de l’été à fin novembre 1851, l’hybride « Ardeur, Fermeté, Franchise »servait de mot de reconnaissance : « – Comment marches-tu ? – Avec ardeur, fermeté et franchise. » A Artignosc même, le 16 septembre 1850, à l’occasion du romérage, le ménétrier de Riez Jean Victor Rougier interroge Jean Honoré Sappe sur les mots d’ordre. Celui-ci, déjà initié à Baudinard depuis plus d’un an, est incapable de répondre. Il doit alors être reçu une seconde fois.
3.1.5 Les signes de reconnaissance
Ceux-ci sont très nombreux, « trop pour être significatifs », nous dit Philippe Vigier. Voici tout de même ceux que nous avons pu rencontrer dans nos recherches.
A Artignosc, durant l’été 1849, Louis Pellegrin a appris qu’Auguste Guion et César Jean s’étaient affiliés car ils lui ont serré la main par 2 fois avec le pouce en utilisant leur main gauche. Tous trois avaient été reçus à la société de Baudinard dont c’était visiblement le signe de reconnaissance. Un système analogue semble avoir été adopté par la société artignoscaise, le pouce étant remplacé par le petit doigt[17]. Y était adjoint un salut consistant à ôter son chapeau et à le porter sur la gauche[18].
A Aiguines , la poignée de main distinctive coexistait avec une façon particulière de choquer les verres en trinquant.
Victor Fournier[19] nous décrit un système aussi complexe : on enlevait son chapeau de la main droite et on le remettait de la main gauche. L’initié devait répondre en portant sa main au menton. Ou on donnait une poignée de main en frappant trois coups avec le petit doigt. L’initié répondait en donnant huit coups avec le pouce.
La région du Haut-Var ne paraît pas avoir utilisé de mots de passe autres que les mots d’ordre. C’était pourtant le cas au Muy [20] où, mêlé à une assistance inconnue, l’affilié circonspect devait lancer négligemment : « Ploou[21] », à quoi un affidé présent répondait : « Ploou pas. Fa béou tem.[22] ». Ainsi, au printemps 1851, des émissaires de Tavernes ou de Varages se présentent au Café Pascal de Salernes . Ils prononcent le mot de passe : « Il pleut », que Jean-Baptiste Pascal ne comprend pas : ils demandent alors s’il n’y avait pas une société de bienfaisance dans le pays.
3.1.6 Les recruteurs et initiateurs
Les cérémonies d’affiliation ont leurs maîtres, que nous allons dénommer initiateurs, souvent aussi recruteurs, mais toujours distincts des conducteurs qui accompagnent les impétrants vers le lieu de la réception. La plupart du temps, il s’agit de l’un des dirigeants de la société locale qui connaît parfaitement le rituel : à Artignosc, Antoine Pellegrin, César Jean et Auguste Guion, trois des quatre premiers affiliés, sont ces principaux initiateurs qui officient seuls ou à deux. Mais il arrive également que des initiations soient dirigées par des « étrangers », Montagnards de passage ou dirigeants d’une société d’un village voisin.
De telles interventions sont assez rares à Artignosc. On peut seulement relever la cérémonie dirigée par Daumas, le ménétrier de Moustiers , lors du romérage de septembre 1850, et celle conduite en décembre de la même année par deux ouvriers cordonniers parisiens, dont l’un, Thomas Poncet, est alors établi à Quinson . Néanmoins, ces interventions extérieures sont beaucoup plus fréquentes dans les villages alentours. Les Artignoscais ont ainsi mené des réceptions chez leurs voisins : Auguste Guion a reçu à Montmeyan et aux Salles , César Jean à Baudinard et Régusse , Fortuné Martin à Montmeyan, Louis Pellegrin à Baudinard, Antoine Pellegrin à Baudinard et à Régusse. Il peut arriver également que les initiateurs d’un village reçoivent chez eux des voisins : c’est ainsi que les premiers Montagnards artignoscais ont été reçus à Baudinard et qu’à leur tour ils recevront les premiers affiliés de Bauduen lors du mariage que nous avons évoqué plus haut.
Ces interventions extérieures ne sont pas dues à une exceptionnelle activité des leaders artignoscais. On les retrouve dans la plupart des autres sociétés secrètes de la région. La carte qui suit permet de visualiser les influences que certaines sociétés pouvaient exercer autour d’elles. Elle ne reprend pas les cérémonies dirigées par des Républicains de passage et est fort loin d’être exhaustive : les sociétés des communes y figurant n’ont pas toutes été étudiées dans le détail (hormis les communes varoises proches d’Artignosc) et les sources (c’est à dire uniquement les interrogatoires de 1852) sont pour certaines d’entre elles très minces.
Cette carte est certes incomplète et n’intègre pas la chronologie de l’arrivée dans les communes du mode clandestin d’organisation du parti républicain. Toutefois, elle nous permet d’apercevoir ce cheminement qui quelquefois emprunte les voies relevées par Ted Margadant[23] : « Le parcours de la diffusion des sociétés montagnardes est partout le même : les militants des villes et des bourgs de marché adoptent les rituels et commencent à initier des recrues dans des communes plus petites. »[24]. Ainsi, les rayonnements de Barjols et de Riez . Mais cette diffusion n’a pas toujours suivi ces voies là.
La région que nous étudions se trouve aux confins de deux départements. Et le département est alors pour le parti républicain l’entité au sein de laquelle se joue les élections législatives, son objectif premier. Son organisation doit donc être départementale. Nous verrons lors de la résistance de Décembre que c’est cette logique qui guidera les colonnes. Mais les leaders départementaux varois semblent avoir adopté la forme clandestine du parti après ceux des Basses-Alpes, plus proches du Vaucluse, d’où est originaire ce mode d’organisation, et plus liés à Marseille via Langomazino qui vient dès le printemps 1849 assurer sa diffusion. Ce qui explique que les sociétés secrètes apparaissent dans la région d’Artignosc avant que le cheminement normal ville/bourg de marché/village, décrit par Margadant, l’ait atteint depuis Toulon , Draguignan ou Le Luc . Car si les leaders bas-alpins n’interviennent pas directement sur la rive gauche du Verdon, la porosité entre les deux rives s’est chargée de les diffuser plus rapidement, phénomène également constaté par Raymond Huard du Vaucluse et de l’Ardèche vers l’est et le nord du Gard.[25]C’est ainsi qu’il y a des Montagnards dès avril 1849 à Artignosc (et peut-être à Baudinard ) avant que les sociétés secrètes apparaissent à Aups , Barjols , et même semble-t-il Riez .
Aups est la dernière commune du canton dont elle est le chef-lieu (hormis la « blanche » Vérignon[26] ) à adopter le parti clandestin. Les premières affiliations d’Aupsois ont eu lieu à Bauduen en mai 1851, quelques temps avant que des émissaires viennent de Salernes organiser la société.
A Barjols , si l’on ne connaît pas les dates des premières affiliations, on sait qu’elles ont été faites par un boulanger de La Verdière , Louis Arnaud, visiblement peu après que ce village a créé sa société, venue de Gréoux , au début de 1850.
Quant à Riez , lorsque, début 1850, un Nîmois nommé Pierre est venu initier, Valensole avait déjà sa société.[27]
Outre ce processus original de diffusion, la carte ci-dessus nous permet de confirmer le caractère essentiellement politique des sociétés secrètes. En sortant aussi fréquemment du strict cadre communal par de nombreuses interventions extérieures, la société secrète montagnarde ne peut se concevoir comme un groupement local, un clan organisé dans la clandestinité, la préméditation d’une jacquerie, qui n’aurait pour objectifs que des défrichements ou le respect des droits d’usage, se contentant d’adopter un modèle de fonctionnement.
De plus, si sa forme d’organisation est locale, on considère le Montagnard ayant été initié alors qu’il résidait dans une autre commune comme faisant partie de la société de sa nouvelle résidence sans qu’il soit besoin pour lui de prêter un nouveau serment[28]. Les « frères Montagnards » ne sont pas seulement ceux de la localité où l’on jure fidélité, mais tous les Républicains affiliés. On pourrait ainsi considérer qu’il n’y a pas des centaines de sociétés secrètes, mais une Société secrète.
Si les initiateurs sont également des recruteurs, ils ne procèdent pas à tous les recrutements. Nous avons vu en ce domaine le rôle particulier joué dans les fêtes de la région par les musiciens Rougier et Daumas. Mais les recrutements sont aussi quelquefois assurés par de simples affiliés.
A Artignosc, Jean Honoré Sappe, Antoine Rambert, François Séraphin Sappe, Louis Pellegrin, Jean Honorat et Jean Pierre Bourges ont poussé certains de leurs concitoyens à entrer dans le parti clandestin.
Les interrogatoires permettent ainsi de connaître 30 recrutements (dont 3 datés du 6 décembre que nous laissons de côté). En les étudiant de près, nous n’y trouvons aucune relation interpersonnelle : il ne se font pas à l’intérieur du cercle familial, fût-il élargi à la belle famille et aux cousins, ni entre voisins, ni entre patrons et ouvriers ou bailleur et preneur. Tout au plus rencontre-t-on deux recrutements mettant en liaison des hommes du même âge, et un autre où le recruteur convainc le témoin de son premier mariage. Evidement ce constat doit être tempéré par le caractère incomplet de l’inventaire de ces relations que nous avons établi. Mais il est tout de même troublant d’en trouver aussi peu. Est-ce là un souci d’épargner les proches lors des interrogatoires en camouflant le véritable recruteur ? Ou réellement le processus de recrutement jouait-il sur des ressorts qui n’avaient plus rien à voir avec l’esprit de clan ?
A l’opposé, nous avons un exemple où les Aupsois ont tenté d’utiliser ce type de relation pour construire la société. Ils cherchent à convaincre Henri Ricard, maître cordonnier qui a beaucoup d’ouvriers : « Puisque tu as des ouvriers, tu pourras fournir un contingent important à la société. » Il refuse : « J’ai toujours engagé mes ouvriers à ne pas s’enrôler dans cette société. J’ai été obéi. J’ai longtemps voyagé, soit à Paris, soit dans les grandes villes, et je savais ce qu’étaient les sociétés secrètes. »
Le recruteur est-il plus âgé que le recruté ? Sur les 29 recrutements dont nous disposons (laissons toujours de côté le 6 décembre, mais prenons tous les autres[29]), nous avons vu que deux d’entre eux concernaient des hommes de même âge. Dans les 27 restants on trouve 13 cas où le recruteur est plus âgé que le recruté, et 14 où il est plus jeune. Le mécanisme du recrutement ne relève donc pas d’une dynamique de génération.
Si les recrutements artignoscais ne semblent pas obéir à une logique de proximité familiale, sociale, géographique ou générationnelle, dans une communauté aussi petite qu’Artignosc, un groupe de 57 hommes adultes ne pouvait que contenir de nombreuses liaisons interpersonnelles.
Tableau 7 : Relations interpersonnelles entre affiliés
nature du lien
| nombre total de liens entre affiliés et Artignoscais de plus de 18 ans
| nombre de liens entre affiliés
| proportion des liens internes à la société secrète
|
pères/fils
| 4
| 3
| 75%
|
fils/pères
| 22
| 3
| 13%
|
frères
| 23
| 7
| 30%
|
beaux-frères
| 33
| 15
| 45%
|
beaux-pères
/gendres
| 3
| 2
| 66%
|
gendres/
beaux-pères
| 11
| 2
| 18%
|
oncles/neveux
| ?
| 6
| ?
|
employeurs/employés
| ?
| 2
| ?
|
Nous constatons qu’aucun de ces liens ne paraît déterminant : le peu de pères/fils et de beaux-pères/gendres ne permet pas de tirer des conclusions et la relative fréquence des beaux-frères doit être ramenée à la pyramide des âges de la société secrète dans la structure par âge d’Artignosc (cf. tableau 2 ci-dessus). Rien de surprenant pour un village varois où « le lien constitué par les liens de parenté est moins important que les regroupements horizontaux par classes d’âge, ou encore que la solidarité globale de la commune. »[30]
Nous pouvons situer chronologiquement 36 affiliations.
Tableau 8 : Antériorité de l’affiliation suivant le lien
liens
| nombre total
| aîné premier affilié
| cadet premier affilié
| simultanéité
|
père/fils
| 3
| 1
| 1
| |
frères
| 7
| 1
| 2
| |
beaux-frères
| 15
| 5
| 1
| |
beaux-père
/gendre
| 2
| 0
| 2
| 0
|
oncle/neveu
| 6
| |||
employeur/employé
| 2
| 1
| 1
| 0
|
Total
| 35
| 7
| 7
| 1
|
Là encore, la faiblesse des sources statistiques nous interdit de reconnaître un mécanisme où l’âge commanderait la jeunesse ou, au contraire, la jeunesse entraînerait l’âge.
Le seul trait évident que nous ayons trouvé au sujet de nos recruteurs, c’est leur niveau d’instruction. Nous avions vu précédemment que 38% des affiliés de la société étaient signants, or, sur les 10 recruteurs d’Artignoscais pour lesquels nous avons une indication, 7 savent signer et ont effectué 17 des 23 recrutements considérés (soit 74%).
Notre partie sur les recrutements ne serait pas complète si nous n’évoquions pas les deux cas de sélection que nous avons rencontrés.
Sébastien Constans est ce fameux artignoscais qui cumule un temps ses activités de petit agriculteur, de tisserand et de barbier, avec la fonction de garde-forestier. Il est un personnage important de la vie de la communauté : il fût électeur municipal sous la monarchie de Juillet ; il présidait la chambrée la Concorde avant sa dissolution par le préfet ; il est en relation avec Célestin Gariel, le maire de Régusse et notaire du secteur ; d’une certaine instruction, on fait fréquemment appel à lui pour témoigner sur les actes d’état-civil[31] ; il emploie au moins un journalier pour s’occuper de ses moutons et a un ouvrier tisserand, Joseph Garcin, un Montagnard.
Il a perdu sa place de garde-forestier après une condamnation en correctionnelle pour avoir laissé s’opérer une coupe de bois prohibée, explique-t-il, alors que le juge de paix invoque, quant à lui, ses idées politiques. C’est que ce juge de paix, tout comme le maire, le décrivent comme « très exalté, complètement rouge ». C’est dans la chambrée qu’il préside qu’a été reçu l’émissaire dracénois ; avec Louis Pellegrin, c’est lui qui a raillé la nouvelle statue de St Joseph, « le patron des cocus ». Il participe à la résistance de Décembre, où il fournit deux fusils à la colonne, mais est remis en liberté, malgré les rapports du juge de paix et les protestations du maire, qui le considèrent comme « l’un des plus compromis ». En 1852, il est élu conseiller municipal sur la liste rouge et, l’année suivante, il est un des principaux opposants à la municipalité nommée par le préfet. Son décès en 1855 nous prive d’autres renseignements sur son parcours politique.
Pourtant, Sébastien Constans n’est pas un Montagnard. Bien qu’il compte dans sa famille deux Républicains affiliés à la société secrète (ses demi-frères Jean Pierre et Jean Baptiste Gailleur), « on n’a pas voulu le recevoir », dit le juge de paix.
Pourquoi n’a-t-il pas intégré le parti clandestin ? Par défiance à l’égard de ce type d’organisation, sa position sociale l’assimilant à un notable réticent à se mettre hors-la-loi ? Parce que les Montagnards le rejetaient à cause de conflits personnels datant de ses fonctions de garde-forestier ou simplement parce qu’ils ne lui faisaient pas confiance ? Lui-même se contente de déclarer qu’il a été entraîné par force dans la résistance et qu’il est respectueux de l’Ordre.
Si nous ne pouvons répondre à ces questions, nous en retiendrons tout de même que l’organisation clandestine ne regroupait pas la totalité des Républicains d’une localité, y compris ceux capables d’inscrire leur engagement dans des actes. D’ailleurs, il y eut en Décembre à Artignosc d’autres résistants qui n’étaient pas affiliés à la Montagne (Jean-Baptiste Bagarry Crouzat, Joseph Bourges, André et Augustin Constans).
L’autre cas de « sélection » est celui de Jules César Laurent, affilié dès décembre 1850, nommé chef de section, mais qui est mis à l’écart de la société au printemps 1851 pour avoir signé[32] une pétition en faveur de la prorogation des pouvoirs du président de la République. La brouille ne dure guère : trois mois plus tard, il est réintégré, mais sans son titre de chef de section. L’incident nous confirme encore que les enjeux politiques nationaux sont bien présents dans la société secrète.
Cette pétition, lancée par Bonaparte et relayée par les préfets, a recueilli 29 signatures à Artignosc, contre 2 seulement à Régusse .[33] Quelques semaines plus tard, la pétition demandant l’abrogation de la loi du 31 mai 1850 sera elle aussi signée par plusieurs Artignoscais, sans que l’on en connaisse le nombre.[34]
3.2 Les arguments du recrutement
Outre la « profession de foi » que constitue le serment d’affiliation, les Montagnards donnent dans leurs interrogatoires quelques pistes sur leurs motivations et sur les arguments qui leur ont été présentés pour les convaincre de rejoindre le parti clandestin.
Bien sûr, on rencontre souvent des Républicains présentant leurs adhésions comme l’entrée dans une société de secours mutuel. C’est quelquefois le paravent que les sociétés secrètes s’étaient donnés, paravent pas toujours virtuel, la fraternité étant une valeur fort prisée par les Républicains d’alors.
A Artignosc, certains avancent la revendication du défrichement d’une partie des bois communaux. Nous avons vu que cette attente était bien présente au début de la Seconde République, mais aussi qu’elle a trouvé une réponse pour 20 ha dès février 1849, puis pour 100 ha en juillet 1850 et que les Montagnards ont saisi la plupart des lots ainsi proposés.
Pourquoi alors avancer ce motif pour justifier son engagement ?
Soit ces Artignoscais s’impatientent de voir se réaliser effectivement cette distraction de 100 ha du régime forestier, puisque si l’autorisation a été donnée en juillet 1850, les lots ne seront effectivement distribués qu’en septembre 1853. Mais, lors du premier lotissement des 20 ha en 1849, les candidats étaient peu nombreux, et lors de celui de 1853, des trois Montagnards qui avaient donné ce motif d’affiliation, le seul[35] qui soit en situation de prendre un lot, Jean Honoré Sappe, ne le fait pas, malgré la modicité du bail. Notons également qu’à Aiguines , où l’on fait des déclarations semblables lors des interrogatoires, 130 lots sont donnés en bail aux habitants depuis 1839, baux renouvelés en 1848.
Soit, on juge les cantons de forêt proposés comme trop pauvres et l’on souhaite défricher des terres qui rendront plus.
Soit tout simplement, en répondant au juge, on lui donne la revendication de 1848, celle qui a contribué à faire passer les paysans d’Artignosc à l’idée républicaine et non celle qui les a poussés dans la clandestinité.
C’est aussi la réponse attendue par la répression, celle qui pourra étayer sa théorie de la jacquerie reprise par exemple en 1854 par l’auteur conservateur Audiganne qui oppose la sagesse de l’ouvrier de Marseille à la rébellion unanime des cent cinquante paysans de Baudinard dont toute la politique se bornait depuis un demi-siècle à revendiquer la forêt du duc de Sabran[36].
Une autre réponse intéressante est celle donnée par Emmanuel Sappe. Il dit avoir adhéré pour se sentir intégré à la communauté : avant sa réception, les discussions s’interrompaient à son arrivée. On trouve le même type de déclaration à Moissac et à Bauduen .[37]
Nous aurions là un indice de ce que la société secrète répond au besoin de sociabilité des Haut-Varois. En ces temps où le pouvoir préfectoral les prive de leurs chambrées, ils trouvent dans l’organisation occulte une nouvelle forme de vie sociale, non seulement là où le parti clandestin reconstitue la chambrée fermée mais aussi lorsqu’il apparaît avant cette fermeture, comme à Artignosc.
Pour convaincre les futurs impétrants, certains recruteurs mettent en avant les noms de notabilités qu’ils affirment affiliées. A Joseph Constans Rabassier, qui n’avait pas voulu qu’on lui bande les yeux, Jean-Pierre Bourges, Joseph Constans Passeron et Marius Bienvenu Constans disent « qu’il y avait dans la société des hommes riches dont la position sociale nous servait de garantie. » Ils lui citent le médecin de Riez Prosper Allemand, le curé de Sainte Croix et Toussaint Gilly.
Prosper Allemand est médecin à Riez et exerce également dans le Haut-Var[38]. Son grand-père était maire montagnard de Puimoisson en 1792. Il a fait ses études à la faculté de Montpellier , où sous la monarchie de Juillet, les Républicains ont fait des adeptes[39]. D’après Marcellin Martiny, le président de la société secrète de Riez, il en était un simple mais influent affilié. En Décembre, il s’est retiré rapidement de la résistance lorsqu’il apprit que Marseille ne bougeait pas. Ce qui ne lui évitera pas d’être condamné à la déportation en Algérie.[40]
Le curé de Ste Croix se nomme Jean Louis Antoine Chassan que l’on dit en relation avec Langomazino. En Décembre, avant de partir pour Digne , les résistants se réunissent chez lui, ce qui lui vaudra d’être condamné à l’expulsion du territoire.
Quant à Toussaint Gilly, c’est un gros propriétaire d’Allemagne (en Provence), chef de la société secrète, correspondant de Langomazino et Buisson, qui passera un an en Algérie.
Notons que les personnalités mises en avant sont toutes trois originaires des Basses-Alpes, ce qui confirme la tutelle que les Républicains du sud de ce département exerçaient sur les localités de la rive gauche du Verdon. Peut-être est-ce les mêmes noms que l’on a cités à Alphonse Pellore, de Bauduen : « J’avais entendu dire que les chefs républicains honnêtes se faisaient recevoir dans cette société. »
A Aups , on s’est également servi de noms de notables pour encourager les hésitants à s’affilier. C’était alors ceux de Jules Philibert (représentant en 1848, soutien de Cavaignac, battu sur la liste bleue en 1849) et de Piston, qui nous est inconnu.
Mais la raison la plus souvent citée dans les interrogatoires pour justifier l’affiliation, que l’on retrouve aussi bien à Riez , Régusse , Bauduen , Aups et Artignosc, c’est « l’entente pour les élections de 1852 », celles que le sous-préfet de Brignoles appelle « la terrible échéance de 1852 qui approche ».[41] C’est le but numéro un de la société de secrète de Riez[42], d’après son président. Les mots d’ordre « Ardeur, Action, Avenir 52 » avaient bien été assimilés, à défaut d’autres points du programme montagnard comme la gratuité scolaire que l’on trouve tout de même à Besse .
3.3 Chronologie de la formation du parti
Malheureusement, les déclarations des Montagnards artignoscais ne nous permettent de situer dans le temps que 36 affiliations (sur 57). Sur cette base, nous allons essayer de repérer quels événements (locaux, régionaux ou nationaux) ont pu amener les Républicains artignoscais à franchir le pas de la clandestinité.
Nous avons déjà à maintes reprises évoqué les premières affiliations d’Artignoscais, effectuées à Baudinard par Jean-Baptiste Constans dit Surian. Natif d’Artignosc (vers 1815) , Surian en a été un des électeurs municipaux de la monarchie de Juillet. En 1846, il est déjà établi cafetier à Oraison où il s’est marié, certainement avant 1844, année où il apparaît sur le cadastre pour un petit labour qui s’agrandira jusqu’à 7 ha en 1851 (il est toujours propriétaire de 6 ha à Artignosc). Son café est le lieu de réunion de la société secrète locale, ce qui lui vaudra d’être condamné à la déportation en Algérie.
C’est avec Joseph Latil et un « étranger de passage », qu’il procède à la cérémonie de réception d’Antoine Pellegrin. Joseph Latil est un maçon originaire de Marseille ayant travaillé à Oraison où il a été reçu. Il travaille pour l’heure, en avril 1849, sur la propriété de Hyacinthe Monges, médecin républicain établi à Marseille, alors absent de Baudinard jusqu’en 1851 et que nous rencontrerons en Décembre. Latil n’est pas simplement de passage, il demeure plusieurs années dans ce village dont il est d’ailleurs un électeur en 1849. « L’étranger de passage » qui nous est inconnu peut être un charron de Riez , ou un coupeur de pierre de Gréoux , ou un serrurier ambulant, ou encore un boulanger d’Avignon[43] .
Durant l’été 1849, c’est au tour d’Auguste Guion d’être reçu par les mêmes Surian et Latil, toujours à Baudinard . Il semble qu’entre temps, Antoine Pellegrin ait recruté à son tour le tout jeune Jean-Honoré Sappe initié par Latil.
Ces trois premières adhésions suivent, nous l’avons vu, les premiers pas de la diffusion de la Nouvelle Montagne, que l’on ne nomme pas encore ainsi. Philippe Vigier[44] a daté de septembre-octobre 1848 la naissance de sociétés de Montagnards dans le Vaucluse, à forte concentration de carbonari. La fermeture des clubs et l’interdiction de la Solidarité républicaine vont provoquer l’adoption par les Républicains de cette forme d’organisation. Ces clubs ayant été nombreux, sous l’impulsion du club de la Sannerie de Manosque , dans le sud des Basses-Alpes (Gréoux , Valensole ,…), ils se transforment en sociétés secrètes, aidés en cela par la popularité chez les paysans de la forte baisse de l’impôt sur le sel que les députés, que l’on dit maintenant de la Montagne, ont fait voter en décembre 1848.[45] Ce mouvement est visiblement encouragé par la tournée que Louis Langomazino effectue dans les chambrées de cette partie des Basses-Alpes. Langomazino est envoyé par le rédacteur en chef du journal marseillais la Voix du Peuple, Albert Laponneraye, vieux routier des sociétés secrètes[46]. Président de la Solidarité républicaine à Marseille , Laponneraye se veut un relais des objectifs que Martin Bernard avait fixé à l’association :
« Le résultat est certain si nous savons nous unir, former faisceau, si nous savons comprendre que pour notre parti, la question va devenir une question d’être ou de n’être pas […]. Avec cette association, nous pouvons relier les tronçons épars de la démocratie, nous pouvons former une armée redoutable, d’autant plus redoutable qu’elle sera plus pacifique et plus légale dans l’acception la plus stricte de la Constitution. Il faut en un mot que notre Solidarité couvre la France, que pas une commune de la République ne soit privée de son action centralisatrice. »[47]
Contrainte de sortir de la légalité par l’interdiction gouvernementale, la Solidarité n’en poursuivit pas moins le tissage de son réseau, « faisceau » qui atteint Artignosc.
Ce premier âge de la clandestinité ne fit pas plus de trois adeptes artignoscais. Cette proportion (5% du total des affiliations) est la même que celle qu’a pu constater Raymond Huard pour la même période à l’échelle du département du Gard[48]. Ces précurseurs ne se connaissaient pas tous puisque Antoine Pellegrin n’apprendra l’affiliation d’Auguste Guion que par le signe de reconnaissance des doigts.
C’est de la même manière qu’il reconnaîtra comme Montagnard César Jean, lorsque la deuxième vague d’affiliations atteint le Haut-Var durant l’été 1850.
Nous sommes là à proprement parler dans la période de formation de la Nouvelle Montagne que nous avons évoquée plus haut à propos des mots d’ordre. Maintenant, l’organisation clandestine demande la formation de sociétés locales structurées.
César Jean et Fortuné Martin sont reçus le 15 août 1850, à l’occasion du romérage de Baudinard , et toujours par les maîtres initiateurs Surian et Latil. Au total, ce sont quatre artignoscais qui rejoignent le parti occulte lors de cet été 1850.
Nous avons constaté précédemment que la loi du 31 mai 1850 n’a eu que peu d’effet sur la formation du parti clandestin à Artignosc, contrairement à ce qui a pu se passer à La Verdière . Notons également qu’aucune affiliation ne semble avoir été faite à l’occasion de la campagne pour l’élection législative partielle de mars 1850 au cours de laquelle un émissaire dracénois vint à Artignosc.
A l’automne 1850, on compte 9 Montagnards à Artignosc. Nous ne sommes plus dans la progression gardoise où 25% des affiliations ont déjà eu lieu. Le handicap artignoscais tient en l’absence de réelle association groupant les affiliés. C’est donc le moment pour ces initiés isolés de se doter d’une véritable société, avec des dirigeants, dont nous étudierons la nomination plus loin. De l’engagement individuel, isolé de la communauté, les Républicains d’Artignosc passent à un cadre collectif, plus conforme à leur goût pour la confrontation, l’échange, la discussion.
La troisième période de la société secrète artignoscaise est celle du premier semestre 1851 durant laquelle elle double le nombre de ses adeptes (de 9 à 20). La répression qui a touché les promoteurs de la Nouvelle Montagne dans tout le sud-est, en préliminaires du procès de Lyon, n’a pas amoindri la volonté d’engagement de nos Haut-Varois. Si les peines qui seront infligées à Louis Langomazino, Augustin Daumas et Charles Méric, marqueront certainement les esprits, les événements locaux ont déjà dû les ébranler. Car le 22 janvier 1851, le préfet a fermé la chambrée La Concorde. Trois des nouveaux affiliés de cette période en étaient membres (Joseph Constans Passeron, Esprit Jean, Antoine Rambert), et parmi ces membres trois étaient déjà affiliés avant sa fermeture, alors qu’un autre ne franchira le pas qu’en Décembre. Nous ne pouvons situer la période d’affiliation des 6 autres Montagnards qui en faisaient partie.
La quatrième période est celle de l’été et de l’automne 1851 au cours de laquelle il est possible de situer l’entrée de 11 Montagnards dans la clandestinité. Elle correspond à la phase de massification du mouvement néo-montagnard qui a atteint maintenant un grand nombre de communes du sud-est de la France[49], alors que les rumeurs du coup d’état césariste se font de plus en plus pressantes. Le pouvoir veut y répondre en lançant de son côté des rumeurs de coup de force préparé par les rouges.
Après le démantèlement des têtes du réseau opéré par le procès de Lyon, la montée en puissance des effectifs permet aux autorités de mieux discerner le parti clandestin. En octobre 1851, elles sont à même de dresser une liste de responsables montagnards[50] sur laquelle figurent, outre Michel de Bourges[51] et Pierre Dupont, du comité central, des responsables départementaux (Louis Rique pour les Bouches-du-Rhône, Charles Cotte pour les Basses-Alpes, Jean David Alter pour le Var) et des leaders locaux (Paul Cotte, Gustave Basset et Honoré Dauphin à Salernes , Antoine Constans à Brignoles , Pierre Jean Joseph Moullet à St Maximin , Louis Trotobas à Barjols , Jean-Baptiste et Melchior Avon à Quinson ).
On repère les déplacements de Républicains notoires, les repas recevant des étrangers[52], on entreprend même des procès contre les sociétés secrètes de Carcès et d’Entrecasteaux qui se soldent par des non-lieux.
Mais cette surveillance accrue ne s’est pas exercée jusqu’à Artignosc. Depuis la fermeture de la chambrée en janvier 1851, les rapports du juge de paix de Tavernes sont tous apaisants, suivant le modèle de celui qu’il adresse au procureur le 12 avril : « L’ordre le plus parfait règne et les habitants, qui tous sont propriétaires, s’occupent des travaux agricoles et manifestent la plus grande indifférence pour les affaires politiques. » Ce n’est que fin novembre qu’il s’intéressera aux sociétés secrètes, lorsqu’il apprend leur installation à Tavernes .
Enfin, la cinquième et dernière période d’affiliation est celle des journées de la résistance de décembre 1851. Durant les deux marches qu’entreprendront les Républicains artignoscais, on procèdera à 5 réceptions que nous examinerons plus loin.
Peut-on repérer des périodes qui auraient été particulièrement attractives pour des fractions de la communauté artignoscaise ?
Tableau 9 : chronologie des affiliations suivant l’âge, l’instruction et l’activité professionnelle
période
| âges au 6/12/1851
| activités professionnelles[53]
| signatures
| ||||||||||||||||||||||||||||||||
avril 1849 à printemps 1850
|
|
| 2 signants
1 non-signant
| ||||||||||||||||||||||||||||||||
été/automne 1850
|
|
| 4 signants
2 non-signants
| ||||||||||||||||||||||||||||||||
premier semestre 1850
|
|
| 3 signants
7 non-signants
| ||||||||||||||||||||||||||||||||
été/automne 1851
|
|
| 5 signants
6 non-signants
| ||||||||||||||||||||||||||||||||
décembre 1851
|
|
| 3 signants
2 non-signants
| ||||||||||||||||||||||||||||||||
total
| 36
| 36
| 35
|
Aucune des 5 périodes considérées ne semble avoir eu une influence particulière sur telle ou telle partie de la population artignoscaise, pas plus que la société secrète ne paraît s’être constituée en fonction de caractères sociaux.
3.4 L’organisation clandestine
Les Montagnards artignoscais ont un président, un vice-président et six chefs de sections, théoriquement de 10 membres chacune.
Ce type d’organigramme est encore un legs de la Charbonnerie, dont les Ventes, à l’origine un groupe de 20 (venti, en italien) membres, constituaient l’unité de base. Les Carbonnari adoptèrent ensuite les Ventes de 10 membres, et la Société des Saisons les Semaines de 7 conjurés. Plus récemment, une autre organisation clandestine opta pour une cellule encore plus réduite : les cercles de résistance de Solidarnosc, dans les années 1980, n’avaient pas plus de 5 membres.[54]
Mais ce qui différencie par essence les sections de la Nouvelle Montagne, c’est qu’elles ne sont pas destinées à assurer sa sécurité en limitant les contacts entre affiliés par cloisonnement de ses structures. Il semble que tout simplement la section montagnarde soit destinée à assurer une information rapide de ses membres par l’intermédiaire de son chef.
Nous connaissons quelques variantes à cet organigramme. A Bauduen , on a nommé des sous-chefs de section, tandis qu’on s’est adjoint à Aups un « comité secret », une commission à Brignoles , un trésorier à Barjols (où une commission rassemble les chefs de sections) et un secrétaire à Riez
La société de Rians est plus originale. Parmi ses 150 à 160 membres, on compte trois présidents hiérarchisés, un trésorier, quatre capitaines et huit chefs de section.
Mais globalement le schéma artignoscais se retrouve dans la quasi-totalité des sociétés de la Nouvelle Montagne que nous avons rencontrées et que Ted Margadant décrit pour l’ensemble des départements touchés par le phénomène.[55]
La société artignoscaise s’est dotée d’un président et d’un vice-président en octobre 1850, alors qu’elle ne comptait que 7 à 9 membres, et de 3 chefs de section lors de l’hiver 1850-51. Un d’eux sera remplacé au printemps (Jules César Laurent par Jean-Honoré Sappe) et elle en ajoutera 2 durant les journées de Décembre. Il est également possible que le vice-président César Jean ait fait un temps office de chef de section.
Lors des interrogatoires, il n’est pas toujours fait état de l’appartenance à telle ou telle section. Souvent, le Montagnard dit ignorer celle à laquelle il appartient. Mais 14 disent faire partie de la section de Jean-Pierre Bourges, 10 de celle d’Auguste Guion et 6 de celle de Jean-Honoré Sappe.
Les critères d’affectation dans les sections ne sont pas lisibles. Les liens familiaux n’ont visiblement pas joué. Le placement dans la section ne découle pas de la personnalité du recruteur ou de l’initiateur. Tout au plus peut-on remarquer que la section d’Auguste Guion (40 ans) semble concentrée sur la tranche d’âge 25-35 ans (8 membres sur 10), tandis que celle de Jean-Pierre Bourges pourrait répondre à une logique géographique : 7 de ses 14 membres résident dans la grand rue (qui est celle qui compte le plus d’affiliés), 3 autres rue Grambois et 2 dans la rue des muletières… Il est en fait probable que ces sections ont été constituées au gré de la chronologie des affiliations.
Puisque les sociétés de Barjols et Rians se sont munies d’un trésorier, arrêtons-nous un instant sur la question des finances. Il n’y a pas à Artignosc d’indice de perception de cotisations. Le parti n’occupant pas de local et ne se dissimulant pas derrière le paravent d’une société de secours mutuels ou d’une chambrée, ses besoins financiers sont nuls. Là où l’on trouve traces de ces cotisations, elles correspondent uniquement au fonctionnement local et habituel des chambrées qui les abritent, sans sembler participer à une collecte de fonds dépassant le cadre communal. Ainsi la cotisation est de 25 centimes par mois à Rochegude (Drôme)[56], de 25 à 50 centimes à Moissac , de 50 centimes à La Verdière , et variable suivant les besoins à Tavernes où l’on doit verser un droit d’entrée de 1 à 5 francs.
Les chefs de section ont été nommés par Antoine Pellegrin, le président. Lui-même a acquis ce titre en tant que premier affilié artignoscais. La filiation entre le premier âge de la clandestinité, de type Solidarité républicaine, période durant laquelle Antoine Pellegrin a adhéré, et la Nouvelle Montagne est ainsi établie.
Cette primauté donnée au premier adhérent a été transmise à Bauduen . Quelques jours après avoir été initiés par les Artignoscais, Alphonse Pellore et Joseph Audibert « fils de la Veuve » sont nommés président et chef de section au cours d’une réunion dans leur pigeonnier, non par les 12 premiers Montagnards de Bauduen, mais par les futurs dirigeants de Baudinard , André Guichard et Laurent Simon. Nous sommes alors en avril 1851, moment où, à en croire leurs déclarations, les Baudinardais n’ont pas encore de dirigeants. Ce n’est là qu’un des éléments qui nous font douter de la véracité des repères chronologiques donnés par les Républicains de Baudinard lors de la répression. Comment auraient-ils pu pousser Bauduen à nommer un président alors qu’ils n’en avaient pas eux-mêmes ? Et surtout, comment expliquer qu’ils désignent les plus anciens affiliés alors que dans leur propre société, un mois plus tard, ils procèderont à une élection ? Nous pouvons tout de même supposer qu’en certaines localités, faute de candidat à la présidence, on ait choisi le critère d’ancienneté pour la pourvoir. En la matière, les rapports internes aux sociétés de Bauduen et Baudinard étaient peut-être différents.
Mais la primauté à l’ancienneté a également son avantage : elle confère aux bénéficiaires moins de poids que ne leur donnerait l’expression d’un choix des affiliés. Ces nominations sont formelles, l’égalité entre les « frères » devant prédominer. Ce système de désignation a été observé par Ted Margadant dans le Centre-Var (autour du Luc ) et dans la Drôme.[57]
Pourtant certaines sociétés ont pratiqué l’élection des dirigeants. Outre Baudinard , où les président et vice-président sont élus en juin 1851 par 13 ou 14 présents, et les chefs de section au mois de novembre suivant (avec toutes les réserves exprimées plus haut quant aux dates), le cas de Barjols est intéressant. C’est une réunion des chefs de section, appelée commission, qui nomme, fin 1850-début 1851, le président, Louis Trotobas, et le vice-président, Louis Granier. Mais durant l’été 1851, cette direction est contestée. Quatre chefs de section, Marius Barlatier, Marcel Martin Tonton, Jean-Baptiste Ducros et Antoine Louche, la trouvent trop molle. Ils demandent des élections et souhaitent donner la vice présidence à André Louche, le principal animateur du parti clandestin. Nous ne connaissons pas l’issue de ces dissensions, mais elles nous apprennent que la société secrète pouvait aussi être le théâtre de luttes internes.
Bauduen s’est également convertie à l’élection lorsqu’il s’est agi d’adjoindre un vice-président au président nommé. La date est imprécise : juin 1851 ou, plus certainement, lors du romérage de Ste Croix , vers le 6 août 1851. Une réunion à la chambrée des Bossus (la société dite des rouges) rassemble une vingtaine de personnes. Louis Bagarre y est élu vice-président, alors que trois autres Montagnards s’étaient portés candidats. Cette conversion est visiblement le fruit de l’intervention des Bas-Alpins Hilarion Abert, un ferblantier de Moustiers , et Jean-Victor Rougier, le musicien de Riez , qui président la réunion. Mais elle est aussi peut-être révélatrice d’une volonté de démocratisation mise en pratique par les Montagnards, comme Raymond Huard l’a observé dans le Gard.[58]
La région d’Artignosc ne paraît pas avoir connu l’organisation supra-communale du parti clandestin rêvée par Adolphe Gent. Aux questions des juges, les Montagnards de presque toutes les localités étudiées répondent comme Antoine Pellegrin : « Je ne correspondais avec aucun chef supérieur. (…) Lorsque nous allions à Riez , Aups , Montmeyan , les sociétaires nous faisaient part de ce qu’ils avaient appris eux-mêmes. » Les modalités de diffusion de l’ordre de résistance en Décembre portent à croire que le réseau ne fonctionnait que de proche en proche sans hiérarchie pré-établie. Même dans les Basses-Alpes, où l’organisation est plus rigoureuse, le président de Riez répond : « Il y avait des sociétés dans presque toutes les communes, ne se reconnaissant pas de chef à proprement parler mais dépendant comme succursale de la société de Lyon, à laquelle appartenait Mr Gent, ex-représentant. » C’est d’ailleurs la conclusion tirée par le procureur général d’Aix : « Les sociétés secrètes n’ont pas de siège spécial, pas de statuts particuliers. Il n’est même pas démontré qu’on fit quelques listes. On n’a même pas pu retrouver de chef suprême. L’organisation n’était pas parfaite. Les chefs n’étaient pas soumis à une discipline rigoureuse. Ils paraissaient plutôt reconnaître la direction de quelques individus influents. »[59]
Pourtant des historiens ont repéré des organisations cantonales, voire d’arrondissement : Raymond Huard pour le Gard[60] et Ted Margadant en Ardèche, Drôme, Hérault et Var.[61] Pour ce dernier département, qui nous intéresse particulièrement, la structure cantonale a dû exister à St Maximin et Antoine Constans, président de Brignoles , sous-préfet de Février, a dû essayer de mettre sur pied un réseau d’arrondissement : il envoie à Louis Trotobas une lettre qui l’invite à une réunion d’affiliés en novembre 1851. Celui-ci affirme n’avoir eu aucun contact avec Brignoles auparavant et ignore comment Constans a pu savoir qu’il était président de Barjols .
Artignosc est décidément bien trop éloignée des villes pour être intégrée au réseau naissant. La réunion de Sorps nous éclairera plus loin sur ce sujet.
« La vie intérieure de la société était sans doute peu animée. Là où les adhérents étaient aussi membres d’un cercle, c’est au sein de ce dernier que se transmettaient les informations (les mots de passe essentiellement); ailleurs, les affiliés étaient isolés et, s’il leur arrivait de se réunir en secret, cette pratique ne semble avoir été (relativement) fréquente qu’à l’occasion des cérémonies d’affiliations. » Ce que Raymond Huard a observé dans le département du Gard[62] reflète ce que nous avons pu constater dans notre Haut-Var : la plupart des réunions clandestines sont destinées aux cérémonies de réception au cours desquelles, toutefois, les discours politiques doivent dépasser le strict cadre du rituel.
Nous avons dressé un inventaire de celles qui nous sont connues par des interventions extérieures destinées à « l’éducation » des participants ou à la fédération des énergies républicaines entre les localités. Les banquets publics et les réunions notoires de chambrées sont ici exclues.
A Salernes , 40 ou 45 personnes se réunissent en juillet 1851 dans une campagne du Defens assez éloignée de la petite ville.
La vie de la société d’Aups est rythmée par ces réunions occultes. La première se tient un soir de la fin août 1851 à l’entrée des grottes des rochers de Ste Madeleine. Il y a alors 30 membres. Le 19 octobre, ce sont 50 personnes qui participent à un banquet à la campagne de Marcellin Gibelin, au quartier de Bayard (un bastidon à 1 km du village). « Les leaders salernois sont venus y faire l’éducation de la société d’Aups. » Une troisième réunion met en place le comité secret dans un bastidon, à la Toussaint.
Aux Salles , en octobre 1851, une réunion clandestine regroupe à la chambrée des jeunes gens une vingtaine de personnes dont des envoyés d’Aiguines et de Bauduen .
Une chambrée de Montmeyan est fermée par le préfet le 2 août 1851. C’est celle que l’on nomme la chambrée rouge. La décision s’appuie sur une réunion politique qui y a eu lieu le 6 juillet à laquelle participaient un nombre assez considérable d’étrangers à la chambrée et même à la commune dont « un grand nombre de démagogues des communes environnantes, la plupart sises dans les Basses-Alpes. » dit le sous-préfet.
A la fin novembre 1851, à Bauduen , 40 personnes se réunissent dans une maison du village. Elle était prévue à Ste Hélène, mais comme il faisait trop froid, on prend le risque de ne pas s’éloigner. On devait bien sûr y faire des réceptions, mais on s’y rend également pour « se connaître et s’organiser ».
Artignosc a organisé le 15 août 1851 « une grande réunion d’une soixantaine de socialistes de tous pays ». Il y avait là : Jules Ambrois, le président de Régusse , Laurent Simon, président de Baudinard , et Joseph Collombet, président de St Laurent . L’assemblée semble donc circonscrite à l’environnement proche, les Montagnards artignoscais se contentant de recevoir leurs voisins immédiats. Pourtant, quelques semaines plus tôt, une autre réunion avait eu plus d’ambitions.
3.5 Une tentative de fédération des sociétés secrètes :
la réunion de Sorps
L’idée est née lors du romérage de St Jean à Régusse . Comme toujours, les fêtes populaires qui accompagnent la célébration d’un saint patron attirent les foules des villages voisins et souvent bien au delà. Nous avons vu que sous la Seconde République elles sont aussi l’occasion pour les Républicains de diverses localités de communiquer en se préservant aisément de la surveillance des autorités. En ce mois de juin 1851, la pétition, par laquelle Bonaparte demande une révision constitutionnelle destinée à autoriser sa réélection, vient de circuler dans le canton de Tavernes. Cette initiative risque de relancer la côte de popularité de celui qui veut se présenter comme un rempart à l’Assemblée conservatrice. Les Républicains se doivent de reprendre la main. En certains lieux, c’est par des démonstrations publiques qu’on entend le faire[63]. A Salernes , le 6 juin, une petite farandole de 12 personnes chante la Marseillaise sur le cours. Mais à Besse , 10 jours plus tard, ils sont 300 à danser, de retour du romérage de St Quinis.
Dans notre région du Var, l’heure des farandoles n’est pas encore venue. Ce qu’il faut pour renforcer le mouvement républicain, c’est améliorer le fonctionnement du parti clandestin.
Jules Ambrois, boulanger et président de la société secrète de Régusse , et André Guichard, sergent de ville et vice-président de celle de Baudinard , font alors le projet de « former un comité central afin d’organiser une correspondance entre le Var et les Basses-Alpes. » A cette fin, ils « écrivent aux chefs de toutes les communes du Var et des Basses-Alpes » pour les convier à une grande réunion qui doit se tenir au début du mois de juillet à Sorps.
Le lieu est situé sur la rive gauche du Verdon, sur le territoire de la commune de Bauduen , à l’emplacement de la résurgence de Fontaine l’Evêque[64], aujourd’hui engloutie sous la retenue artificielle de Ste Croix . Il présente les avantages d’être assez éloigné du village, de n’être pratiqué que pour les moulins qu’il abrite, et de se trouver à la limite des deux départements tout en étant à l’écart des routes trop fréquentées.
Malheureusement pour ses initiateurs, la réunion ne prend pas le large caractère qu’ils lui destinaient. Si nous pouvons douter de leur capacité à envoyer une convocation « aux chefs de toutes les communes du Var et des Basses-Alpes », ils y attendaient néanmoins « l’avocat Pastoret qui devait y venir avec des gens d’Aups , du Luc et autres », « de Draguignan , de Brignoles et de Digne ». Aucun ne vient, malgré les préparatifs qui ont conduit Joseph Audibert à apporter 64 litres de vin.
Trente à quarante personnes sont tout de même présentes, venues de 6 communes :
Antoine Pellegrin, César Jean, Auguste Guion et d’autres d’Artignosc,
Laurent Simon, André Guichard,, Joseph Garcin[65], Joseph Pons et d’autres de Baudinard ,
Alphonse Pellore, Louis Bagarre, Jean-Baptiste Pellissier, Mathieu Arniaud, Antoine Roux[66], Pierre Luquet[67] et d’autres de Bauduen
Joseph Darbon[68], Marc Caire, Marius Didier Brunet[69] et Marcellin Long d’Aiguines
Hilarion Abert[70] et un autre de Moustiers
Augustin Jaubert de Montmeyan
Les Régussois ne sont donc visiblement pas venus. Ont-ils été avertis que les leaders des villes avaient décliné l’invitation ?
L’assemblée fut placée sous la présidence de Pellegrin. Ce choix est peut-être dû au titre du plus ancien affilié de l’assistance. Nous ignorons la teneur des discours que prononcèrent Abert et Pellegrin, mais il fut convenu de se réunir de nouveau, Guichard étant chargé « d’écrire partout ». Mais cette seconde réunion n’eut pas lieu.
Une telle initiative, partie de localités aussi éloignées des centres, est révélatrice du sentiment d’appartenance à un parti que nos Haut-Varois veulent rendre plus efficace. Cette efficacité passe pour eux par la nécessité de le doter de structures permettant « la correspondance entre Var et Basses-Alpes ». Ils ont peut-être saisi que les enjeux politiques pour lesquels ils se sont engagés ne pourront pas se régler dans l’étroit cadre électoral départemental, et qu’il faut donc lever les dissensions qui peuvent apparaître entre les partis des deux départements, exprimées par la Démocratie du Var et le Peuple.
Elle est aussi révélatrice de leur besoin d’être intégrés, plus que par des formules rituelles, au mouvement républicain. Leurs contacts avec les centres sont trop épisodiques pour satisfaire leur goût pour la politique. Nul doute qu’une réunion réussie, où se seraient rendus les leaders départementaux, aurait contribué à enraciner encore plus ce sentiment et à éveiller plus largement ce besoin.
Nous pouvons même qualifier la réunion de Sorps de visionnaire en ce qu’elle prémédite la jonction qui n’eut pas lieu en Décembre entre les forces républicaines varoises et bas-alpines.
[1] AGULHON Maurice, 1848 ou l’apprentissage de la République, Seuil, 1992, page 249
[2] La Seconde République dans la région alpine, PUF, 1963
[3] voir HUTIN Serge, Les sociétés secrètes, « Que sais-je ? » n°515, PUF, 1980
[4] MARGADANT Ted, op. cité, page 123
[5] VIGIER Philippe, La Seconde République dans la région alpine, PUF, 1963
[6] Nombreux sont les exemples varois où la chambrée rouge organise la solidarité entre ses membres. Citons seulement celui de La Verdière où, le 13 novembre 1851, cent cinquante personnes suivent le cortège funèbre de Cassius Fournier, un ouvrier républicain. La « démocratie » avait organisé la veille du malade et apporté des secours en bois et en argent à la famille. Un discours est prononcé au nom de la démocratie par Louis Arnaud, boulanger montagnard. Charles Edouard en envoie le récit au Peuple. (ADBdR, 14 U 19)
[7] VIGIER Philippe, La Seconde République dans la région alpine, PUF, 1963
[8] VIGIER Philippe, ibid.
[9] Pierre Moullet participa en mars 1854 au projet « d’invasion » des réfugiés politiques de Nice . Il est expulsé vers l’Espagne. (COMPAN André, « Les réfugiés politiques provençaux dans le Comté de Nice, après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 », in Provence historique, tome VII, fascicule 27, janvier-mars 1957)
[10] MARGADANT Ted, op. cité, page 131
[11] ADVar, 4 M 21-2
[12] ce qu’a d’ailleurs tenté de faire le Toulonnais Louis Mealy lors de son arrestation.
[13] VIGIER Philippe, La Seconde République, Que sais-je ?; PUF, 1967, page 80
[14] VIGIER Philippe, La Seconde République, Que sais-je ?; PUF, 1967, page 87
[15] consigne montagnarde pour les élections locales partielles après la loi du 31 mai.
[16] où en octobre 1850 a eu lieu une rencontre de leaders montagnards à laquelle participait Charles Méric, du Luc .
[17] interrogatoire de Jean Pierre Bourges qui décrit son affiliation de septembre 1850.
[18] interrogatoire de Joseph Combes qui décrit son affiliation du 16 septembre 1850.
[19] Le coup d’Etat de 1851 dans le Var, Draguignan, 1928
[20] ARNAUD Léon, Du Sang sous les oliviers (1851 au Muy), Le Muy, 1983
[21] Il pleut.
[22] Il ne pleut pas. Il fait beau.
[23] MARGADANT Ted, op. cité, page 131
[24] C’est aussi un exemple de ce type que nous donne dans l’Hérault Raymond HUARD, « Une structure politique ambiguë : les sociétés secrètes quarante-huitardes dans le Midi de la France », in Histoire et Clandestinité, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, actes du colloque de Privas, mai 1977, Revue du Vivarais, Albi, 1979, page 362
[25] HUARD Raymond, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc , 1848-1881, FNSP, 1982, page 87
[26] canton d’Aups, 127 habitants en 1851
[27] interrogatoire de Marcellin Martiny, cité dans AMIEL Maxime, « La Seconde République et l’insurrection de décembre 1851 à Riez », in Les Amis du vieux Riez, n°45 septembre 1991
[28] Ainsi, Louis Pellegrin a-t-il été initié à Régusse et Fortuné Martin à Baudinard , et ils ont intégré sans formalité la société d’Artignosc. On retrouve de tels exemples dans toutes les localités étudiées.
[29] A ceux étudiés précédemment, nous pouvons ajouter le recrutement de Louis Pellegrin à Régusse et celui de Bienvenu Constans par Fortuné X (que ce soit Fortuné Constans Bonté ou Fortuné Martin, ils sont tous deux plus jeunes).
[30] AGULHON Maurice, Histoire vagabonde, t.1, Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Gallimard, 1988, page 18.
[31] dont 6 mariages de Montagnards
[32] alors qu’il se dit incapable de signer son interrogatoire et qu’il apparaît encore non-signant en 1878 !
[33] juge de paix au procureur le 27 juin 1851 (ADVar 4 M 17)
[34] rapport mensuel du sous préfet de Brignoles au préfet, juillet 1851 (ADVar 4 M 17)
[35] Joseph Constans Rabassier est décédé en 1852 et Hyacinthe Martin est alors interné à Fréjus.
[36] cité par AGULHON Maurice, « La Résistance au coup d’Etat en province. Esquisse d’historiographie », in « L’Historiographie du Second Empire », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1974
[37] ainsi que dans le Gard (HUARD Raymond, « Une structure politique ambiguë : les sociétés secrètes quarante-huitardes dans le Midi de la France », in Histoire et Clandestinité, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, actes du colloque de Privas, mai 1977, Revue du Vivarais, Albi, 1979, page 361)
[38] En mai 1852, le sous-préfet de Brignoles intervient en sa faveur auprès du préfet du Var afin qu’il l’autorise à visiter sa clientèle varoise.
[39] HUARD Raymond, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc, FNSP, 1982, page 96
[40] peine commuée en expulsion.
[41] ADVar 4 M 17 rapport mensuel sur l’esprit public du 1er avril 1851 du sous-préfet de Brignoles au préfet
[42] Le deuxième étant « le respect de la famille et de la propriété » et le troisième « la défense de la Constitution, par les armes s’il le fallait ». (interrogatoire de Marcellin Martiny, cité par Maxime AMIEL, art. cité)
[43] personnages anonymes ayant effectué des initiations à Baudinard.
[44] VIGIER Philippe, La Seconde République dans la région alpine, PUF, 1963
[45] VIGIER Philippe, La Seconde République, Que sais-je ?, PUF, 1975, page 60
[46] Un des chefs de file du communisme néo-babouviste de tradition jacobine. En mai 1839, il avait été compromis en figurant sur la liste du gouvernement provisoire (retrouvée chez Blanqui) en cas de succès de l’insurrection républicaine de la Société des Saisons. Il meurt le 1erseptembre 1849. Il est remplacé à la direction du journal par le blanquiste Alphonse Esquiros, un autre adepte des organisations clandestines.
[47] Lettre de Martin-Bernard à Dusserger, 27 décembre 1848, Moniteur universel, n° 287, 14 août 1849, p.3009, cité par HUARD Raymond, La passion de la République, Editions Sociales, 1992, pages 147-148.
[48] HUARD Raymond, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc, 1848-1881, FNSP, 1982, page 87
[49] 500 sociétés dans le sud-est dont 90 dans le Var, d’après MARGADANT Ted, op. cité, page 136
[50] ADVar, 4 M 18
[51] Originaire de Pourrières , il vient dans le Var en septembre 1851 dans son village natal, à Toulon et à Hyères . (commissaire de police de Draguignan à préfet, ADVar 4 M 18)
[52] Rapports mensuels du sous-préfet de Brignoles (ADVar 4 M 17)
[53] Dans ce tableau, les très petits propriétaires sont ceux qui possèdent moins de 1 ha ou n’ont pas de propriétés, les petits sont les propriétaires de moins de 5 ha, les moyens possèdent de 5 à 30 ha, les gros plus de 30 ha.
[54] GILMORE Jeanne, La République clandestine, Aubier, 1997, page 415 note 43.
[55] Dans l’Hérault, la Nièvre, l’Yonne et la Drôme, il existe des décurions et des centurions, un centurion chapeautant 10 décuries ou sections. (MARGADANT Ted, op. cité, page 123)
[56] VIGIER Philippe, La Seconde République dans la région alpine, PUF, 1963
[57] MARGADANT Ted, op. cité, page 136
[58] « Une structure politique ambiguë : les sociétés secrètes quarante-huitardes dans le Midi de la France », in Histoire et Clandestinité, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, actes du colloque de Privas, mai 1977, Revue du Vivarais, Albi, 1979, page 363
[59] AN BB 30-396
[60] HUARD Raymond, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc, 1848-1881, FNSP, 1982, page 89
[61] MARGADANT Ted, op. cité, page 123
[62] HUARD Raymond, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc, 1848-1881, FNSP, 1982, page 89
[63] Sur ce « retour à l’expressionnisme » voir le désormais classique « carnaval de Vidauban », in AGULHON Maurice, La République au village, Seuil, réed. 1979, pp 407 et suiv.
[64] Ce toponyme vient de la fondation du monastère Ste Catherine de Sorps par l’évêque de Riez Foulques de Caille en 1255. (PECOUT Thierry, Le diocèse de Riez du XII° au XIV° siècles, thèse, Aix en Provence, 1998)
[65] cabaretier chez qui siège la chambrée rouge.
[66] menuisier, 18 ans, sous-chef de section.
[67] cultivateur, 22 ans.
[68] tourneur.
[69] tourneur, 25 ans, président.
[70] ferblantier, président.