Trois lettres inédites du Luc (Var)

article publié dans le Bulletin de l’Association 1851, 91, 2022, pp. 5-10

 

Trois lettres inédites du Luc (Var)

 

Frédéric Negrel

 

Monsieur Mathieu Debels nous a aimablement communiqué trois lettres issues de sa collection privée, datées des 7, 11 et 20 décembre 1851, adressées depuis Le Luc (Var) par Siméon Truc à sa sœur Octavie, habitant Paris et relatant la résistance républicaine dans sa ville. [Nous avons publié une quatrième lettre]

Le Luc est une petite ville qui, avec La Garde-Freinet, prit une part prépondérante dans le mouvement varois. C’est au Luc que s’est formée la colonne républicaine qui retrouva à Vidauban celle venant de La Garde-Freinet, constituant ainsi, par agrégat des contingents issus de communes plus petites, « l’armée républicaine » partie pour rétablir le Droit à la préfecture de Draguignan. C’est le contingent du Luc qui fut le dernier à rester le 10 décembre sur l’esplanade d’Aups s’opposer à l’armée du coup d’Etat venue mater la résistance varoise.

Les lettres de Siméon Truc ne nous livrent pas d’informations inédites sur les événements. Mais elles peuvent nous éclairer sur la vision qu’a pu en avoir un Lucois non engagé directement. Elles nous offrent également un aperçu de la circulation des informations et sur la nature de celles qui ont retenu son attention dans les heures qui ont suivi les événements (lettres du 7 et du 11).

On pourra ainsi remarquer que les informations collectées par Siméon Truc sont rarement inexactes. Seules sont erronées celles concernant la marche de la colonne varoise le 7 décembre, certainement transmises par quelques Lucois ayant abandonné l’entreprise en chemin et de retour chez eux le soir même.

On remarquera également la relative sobriété des appréciations de l’auteur des lettres, bien loin de l’outrance de celles qui fleuriront quelques jours plus tard dans la presse conservatrice où les événements du Luc prendront une grande place[1]. Seule la lettre du 20 comporte quelques jugements sur de supposées exactions que les républicains auraient commises dans les villages traversés au cours de leur marche. Simples allusions dépourvues de véritable stigmatisation. La même lettre reprend tout de même, sans la nommer, la thèse de la jacquerie dont seront accusés les résistants du Var, comme d’ailleurs : « Eux [les paysans] ils entendent que les riches se mettent à leur place et reciproquement eux être à la place des riches. C’est une idée constante qu’ils ont et n’en demordront que difficilement. »

Maurice Agulhon a particulièrement étudié et analysé les phénomènes politiques dont Le Luc a été le théâtre dans son chapitre de La République au village, « Le Luc, pays des bourgeois rouges et cœur de l’insurrection[2] ». Il nous a là démontré que cette thèse de la jacquerie ne pouvait s’appliquer au Luc. Entre autres arguments, Maurice Agulhon relève que les choix faits par les résistants dans la sélection de leurs prisonniers étaient bien de nature politique et non sociale : on arrête les principales figures des Blancs, qu’ils soient bourgeois, ouvriers ou cultivateurs. Des arrestations d’ouvriers et de cultivateurs que Siméon se contente de désigner sous l’expression générique « amis des bourgeois ».

Car les lettres de Siméon Truc valent aussi par ce qu’elles ne contiennent pas. Par exemple, aucune allusion aux sociétés secrètes qui sont pourtant depuis plusieurs mois montrées du doigt par le parti de l’Ordre, faisant peser sur la France le Spectre rouge[3], celui d’un pays risquant d’être livré à l’anarchie par les démocrates. Ces sociétés secrètes, elles aussi, feront les choux gras de la presse conservatrice et seront même une justification centrale du geste providentiel accompli le 2 décembre. Aucune allusion non plus à Camille Duteil, le général de la colonne varoise. Ni pour évoquer son humanité, puisque celui-ci est intervenu plusieurs fois pour placer sous sa protection les otages lucois, selon leurs propres dépositions, ni pour souligner l’intervention coupable d’un étranger venu de Marseille (et originaire de la Gironde), stigmatisation très courante chez bien d’autres témoins du temps, conservateurs ou républicains, et particulièrement au Luc où, comme dans tous les villages du Var, est étranger celui qui vient d’un village voisin.

Ce que Siméon Truc a toutefois bien relevé, dans sa lettre du 7, celle où il décrit la prise du pouvoir municipal, c’est ce principe de la souveraineté du peuple, dont il relaie deux fois la formule.

Peut-être Siméon l’a-t-il auparavant entendu de la bouche de son frère Firmin dont il est plusieurs fois question dans ces lettres, comme participant à la résistance et arrêté à Aups le 10 décembre après la défaite. Il convient ici de situer leur famille.

Pons Siméon Truc est né au Luc le 18 février 1811[4]. Au recensement de 1851, il est désigné comme machiniste et propriétaire et habite place Neuve avec sa sœur Eugénie, 27 ans. Ils sont les enfants d’Etienne[5], charpentier, et de Rose Geneviève Maurel, la fille d’un menuisier de Cabasse[6].

D’après une étude inédite sur Le Luc de Gérard Roumieux, Etienne Truc est un artisan aisé possédant 3 hectares de terres arrosables par les canaux et 12 hectares d’oliviers à la Retrache. L’huile est un élément important de la prospérité du Luc[7] et Siméon, dans sa lettre du 11, déplore les difficultés de récolte provoquées par les événements. La profession de machiniste indiquée au recensement laisse penser qu’il s’occupe d’un moulin.

Leur sœur Octavie[8], 35 ans, à laquelle Siméon adresse ces lettres, a épousé[9] Joseph Pierre Simon Giraud[10], fabricant tanneur lucois. Ils habitent alors Paris[11] où se trouve également le benjamin des Truc, Ferdinand[12], 22 ans, au moment où Siméon écrit ces lettres. C’est bien à sa sœur que Siméon écrit et non au couple ou à son jeune frère.

Siméon, Eugénie, Octavie et Ferdinand ont un frère ainé, Joseph Etienne[13], 42 ans, machiniste, charpentier, mécanicien selon les moments. Il est très proche de son cousin Joseph Jean Baptiste Truc[14], cuisinier au Luc, 39 ans. Si nous nous arrêtons sur ce cousin, c’est qu’il est lui-même lié à Charles Méric[15], la figure républicaine lucoise de la Seconde République. Elu conseiller général dans une élection partielle en septembre 1850, il est arrêté un mois plus tard dans l’affaire du Complot de Lyon. En détention à Belle-Isle, durant les événements de Décembre ses lettres adressées au Luc contribuent à susciter l’émoi.

Mais c’est le sixième membre de cette fratrie qui retient surtout l’attention. Il s’agit de Firmin, celui dont l’engagement républicain lors de ces journées préoccupe Siméon et dont il fait part à sa sœur. Firmin a alors 37 ans[16]. Le recensement le donne pour charron et propriétaire. Il habite également place Neuve mais dans une maison distincte de celle de Siméon et Eugénie.

Ses interventions au Luc les 4, 5 et 6 décembre ne sont pas relatées par son frère qui attend la lettre du 11 pour écrire à Octavie : « Sans que je vous le dise vous pensez bien que Firmin a été un des plus exaltés ». Il n’est pas non plus signalé par les auteurs relatant les faits (Maquan, Duteil, Schœlcher, Ténot, Blache, Dupont, Agulhon…), ni par les dépositions prises lors de la répression. Il n’était qu’un des citoyens reprenant ses droits. D’ailleurs, son élargissement rapide après son arrestation à Aups et l’absence de poursuites nous indiquent que son action n’a pas été remarquée.

Pourtant, durant l’Empire, Firmin Truc va jouer au Luc un rôle de premier plan dans le camp républicain lucois. Emilien Constant[17] nous apprend que Firmin faisait partie des listes d’opposition[18] aux municipales de la période où il est signalé par le juge de paix ou le commissaire de police comme étant des plus dangereux républicains. Et on le retrouve naturellement parmi la commission du 4 Septembre.

 

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Lettres de Pons Siméon Truc, du Luc, à sa sœur Octavie Giraud, à Paris

 

L’orthographe est respectée. Les termes soulignés le sont sur l’original, sans que l’on puisse savoir si cela est du fait de l’auteur ou d’un lecteur. Les notes sont de l’éditeur.

 

 

Le Luc, le 7 décembre 1851

 

Ma chère sœur,

 

Depuis trois jours nous étions presque morts sous le régime de la terreur et nous ressucitons sous l’heureux état de siège. Ce soir à 6 heures à la clarté des flambeaux et en présence des baïonnettes[19] l’on nous a lu les proclamations et arrétés qui mettent le département en état de siège. Vous verrez bientôt par les journaus qu’à la nouvelle du décret du président qui dissout la chambre et rétablit le suffrage universel le Luc s’est insurgé et a proclamé la souveraineté du peuple. C’est à dire la république rouge.

Des émissaires envoyés de divers cotés ont fait insurger diverses communes telles que Brignoles, Cuers, Gonfaron, Vidauban, la Garde Freinet et autres. Au Luc la souveraineté du peuple fut proclamée le premier jour. Une commission municipale fut nommée pour remplacer le conseil municipal. Les insurgés s’emparèrent de l’hotel de ville et firent occuper tous les emplois par leurs gens. Peu après ils sortirent en armes et les rues se trouvèrent pleines de gens avec le fusil sur l’épaule. La Gendarmerie fut consignée dans sa caserne et quelques personnes entrautres le directeur des postes[20], le percepteur[21], le maréchal de logis de la Gendarmerie[22], furent emmenés à la Commune au milieu de la populace armée pour subir un commencement d’interrogatoire.

Mais le lendemain la scène changea. Dès le matin un fort rassemblement armé se rendit à la caserne, fit prisonniers les gendarmes[23], qui furent emmenés en prison. Les armes furent saisies par la foule. Le maire[24] fut arreté immédiatement et mis en prison. Le directeur des postes, le receveur de l’enregistrement[25], le percepteur, ensuite, Mr Louis Giraud[26], M. Linesy[27], Mr Gerfroy[28] notre voisin, Mr Andrac[29] ne se trouvait pas au Luc ce jour là sans quoi il aurait été pris[30], notre parent Porciot[31] et quelques autres personnes, amies des bourgeois[32], notre cousin Truc[33]. Le maitre des postes s’évadat au moment d’être saisi[34]. Tout ce jeu n’amusait pas les honnetes gens qui ne pouvaient prévoir l’effet de toutes ces manœuvres, surtout que l’on ne recevait plus de nouvelles au Luc. Les courriers était arretés ainsi que les estafettes et les papiers visités par la commission municipale. Toute correspondance du préfet était interceptée. Dans la nuit du second jour une colonne d’expédition fut saisir le Comte de Colbert au Bouillidou[35], le maire du Cannet[36], le curé des Mayons[37] et quelques autres personnes[38]. Enfin des postes placés par toutes les avenues interceptaient toute communication. On ne pouvait plus sortir du pays sans une permission de la commission municipale. En un mot nous étions en pleine terreur. Pendant ce temps les communes insurgées s’entendaient pour marcher sur Draguignan s’emparer de la préfecture et par là établir une administration révolutionnaire dans toutes les communes. Les citoyens du Luc partirent donc hier soir pour arriver à Draguignan ce matin au jour où il devait se trouver une armée. Mais dans ce temps un corps de troupes de Toulon soumettait Cuers et faisait 70 prisonniers[39] qui ont été emmenés au fort de la Malgue. Les démocrates de Gonfaron qui à part les arrestations avait fait comme au Luc devaient marcher sur Draguignan. Mais au moment de partir ils lachèrent pied. Le point de réunion était Vidauban où devait aussi se trouver les rouges de la Garde freinet[40]. Nos invincibles du Luc arrivés à Vidauban furent fort désappointés de ne trouver personne et leurs confrères de Vidauban refusaient même de marcher avec eux[41]. Un petit nombre se décida à les suivre. Nos héros étant en bon train firent dans la soirée des arrestations que les démocrates de Vidauban n’osaient pas faire, telles que le curé et quelques blancs notables. Le lendemain matin ils se mirent en route mais ils passèrent par Lorgues pour se joindre à un renfort de Brignoles qui devait s’y rendre pour opérer tous ensemble[42].

Le préfet n’avait pas pu envoyer de troupes au Luc d’abord par crainte d’un coup de main des rouges de Draguignan[43]. Il écrivit à Toulon mais sa correspondance fut arretée au Luc. Le courrier ayant fait son rapport à Toulon et rendu compte de ce qui se passait le sous préfet de Toulon écrivit pour annoncer 500 hommes qui devait passer au Luc aujourd’hui dimanche pour se rendre à Draguignan. Nos braves jugèrent alors après avoir arreté cette dépeche de devancer la troupe et ce matin ils devraient donner l’assaut de la préfecture.

Le préfet de son coté s’était mis en mesure. Il avait fait placer quelques pièces d’artillerie sur la terrasse de la préfecture et avec la garnison les attendait de pied ferme[44]. Probablement l’on envoya quelqu’un pour voir l’air du bureau[45] et la réception qu’on leur préparait ne leur convenant pas du tout ils rebroussé chemin se sont repliés sur Salernes et sont retournés à Lorgues pour rentrer à la débandade cette nuit au Luc. Mais malheureusement la troupe vient d’arriver[46], avec beaucoup de gendarmes et un détachement de cavalerie. On a proclamé l’état de siège[47] et l’on veillera cette nuit pour voir arriver l’ennemi. Demain matin nous saurons le résultat. Je dois encore vous dire qu’ils avaient emmené leurs prisonniers au nombre de 25 environ[48] pour les forcer à combattre au premier rang ou plutot pour se faire une barricade de leur corps[49]. Et avec les balles qu’ils auraient pu recevoir tant par devant que par derrière, il n’en serait pas retourné au Luc beaucoup. Heureusement pour les prisonniers qu’il n’y a pas eu d’engagement. Les autorités de Lorgues doivent les avoir fait élargir. Ils arriveront cette nuit ou demain matin à la grande satisfaction de tous les honnetes gens.

Il ne nous restera plus de cette brillante campagne que la peine de tresser des couronnes de laurier pour nos héros. Je pense que Mr Louis Giraud comme prisonnier leur fournira le laurier en échange de leur bon procédé à son égard.

Vous devez avoir reçu dernièrement la police d’assurance que vous m’avez demandée. En attendant de vos nouvelles recevez l’assurance de mes sentiments affectueux pour vous tous.

Votre dévoué frère.

S. Truc

 

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Le Luc, 11 Xbre 1851

 

Ma chère sœur,

 

Vous brûlez sans doute d’attendre des nouvelles de notre malheureuse contrée. Je n’ai pas pu vous en donner plutot. Elles ont bonnes. Hier mercredi le corps d’insurgés a été attaqué à Aups où il s’était replié pour attendre des renforts[50]. Car une fois rendus aux Arcs ils apprirent que Draguignan était défendu à leur en interdire l’entrée. Ils prirent la route de Lorgues et forcèrent partout les hommes à marcher avec eux, firent des prisonniers et exercèrent toute sorte de brigandage. Ils étaient donc à Aups quartier général. Ils occupaient aussi Salernes et quelques autres villages. La troupe partie hier de Draguignan les attaqua à onze heures du matin. L’engagement eut lieu dans le village au moment où ils passaient en revue. Ils furent surpris et mis en déroute. Par un effet de la providence les prisonniers étaient enfermés dans la mairie[51]. Ils ne furent pas exposés au feu. Ils ont tous été délivrés sain et sauf[52].

Un certain nombre d’individus qui étaient à l’action sont revenus au Luc, à Vidauban ils sont presque tous rentrés ainsi qu’aux Arcs.

Cependant les plus entétés peuvent s’être dirigés sur les Basses Alpes qui est aussi en insurrection. Mais les forces militaires sont plus que suffisantes pour les disperser partout. Hier matin un corps de troupe composé d’infanterie, de cavalerie, et quelques pièces d’artillerie est parti de Brignoles pour opérer la jonction avec les troupes parties de Draguignan. Mais avant leur rencontre le rassemblement était dispersé sans avoir besoin du canon et il n’y aura plus je pense qu’à poursuivre les débris.

Sans que je vous le dise vous pensez bien que Firmin a été un des plus exaltés. Nous n’avons pas encore de ses nouvelles[53]. Cependant on vient d’annoncer qu’il a fait dire à femme d’aller trouver son père[54] à Cogolin, ce qui prouverais qu’il n’a pas l’intention de retourner de suite. Il doit être honteux de revenir au Luc.

Eugénie s’était trouvée mal ces jours derniers. Elle est mieux maintenant.

Au sujet de l’huile, les moulins sont tous fermés, depuis une semaine personne n’a plus travaillé. Nous avions autre souci, nous verrons ça plus tard.

Rien autre pour le moment. Cette malheureuse affaire s’éclaircira dans quelques jours, et je vous donnerai alors plus de détails.

En attendant, bien des choses au beau-frère, à Siméon, à Ferdinand, et mille caresses aux enfants.

Votre dévoué et affectionné frère.

S. Truc

 

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Le Luc le 20 Xbre 1851

 

Ma chère sœur

 

Nous avons reçu votre lettre ces jours ci. Vous devez en avoir une ou je vous annoncais la fin de la guerre et la délivrance des prisonniers. Au reste les journaux doivent vous tenir au courant. Pour moi je voulais bien vous écrire desuite pour vous tenir au courant des nouvelles du pays. Mais je voulais voir débrouillé les événements. Je voulais aussi vous donner des nouvelles de Firmin qui a eu le bon sens de se tenir en dehors de toutes les sottises que la masse des insurgés ont faites dans les communes qu’ils ont traversée.

Vous avez su que quelques décharges de la troupe avaient suffi pour mettre en fuite les bandes de pillards. On voulu pas leur tuer beaucoup de monde attendu que la moitié s’y trouvaient par force. Et beaucoup même n’étaient pas armés. Il n’y a eu du coté des insurgés que 19 morts[55] et du coté de la troupe un mort[56] et quatre blessés. Firmin se retira aussitôt dans un hotel ou il avait logé et y resta jusqu’au lendemain. Il se mit tranquillement en route pour venir au Luc mais il rencontra un poste de troupes qui l’arreta et sur sa seule déposition qu’il était du Luc il fut ramené à Aups en prison. Car il faut vous dire que le Luc et la Garde freinet sont les pays les plus mal notés et les plus coupables. Il écrivit alors au Luc. Nous avons fait notre possible pour le tirer d’affaire et avec quelques protections son beau père[57] un de ses amis de Cogolin et Truc[58] sont allés à Aups ces jours-ci et après bien des peines ont obtenu son élargissement. Il va partir pour Cogolin joindre sa femme et ses enfants. Il vaut d’abord mieux dans le moment ou nous sommes qu’il ne reste pas au Luc. En ne le voyant pas personne ne pense à lui.

Voila ce que je tenais à vous faire savoir en vous écrivant. C’est pourquoi je n’ai pas écrit plutot.

Maintenant je vous dirai ce qui se passe au Luc après la nouvelle de la déroute. Les habitants des villages ou la bande avait passé, et qui tous avaient à se plaindre se joignirent aux soldats pour arreter les fuyards. Les gens de Lorgues vinrent bloquer le pont d’Argens et firent un nombre immense de prisonniers qui furent conduits à Draguignan[59]. Beaucoup ont été élargis depuis surtout ceux qui avaient été emmenés de force. Mais en même temps que les insurgés rentraient dans leurs communes, l’autorité faisait de nombreuses arrestations des plus compromis et dans tous les pays. Au Luc elles sont considérables. On a dirigé une vingtaine de prisonniers à Toulon, et hier matin, 65 sur Draguignan, ou il y en a déjà de part et d’autre environ 500. Dans l’après midi il est arrivé un convoi de la Garde freinet d’environ 50 prisonniers qui ont couché au Luc et qui vont repartir ce matin.

Vous me demandez de vous dire qui étaient les plus intrépides de l’expédition. Je crois que l’on peut désigner les plus scélérats, et les plus compromis mais d’intrépides il n’y en avait pas. Les chefs du mouvement du Luc étaient Mr Alix Gerfroi qui en sa qualité de commandant de la Garde nationale s’était mis à la tête de ce qu’ils appelaient la phalange. Il s’est sauvé, on ne l’a plus repris et on ignore jusqu’à présent ce qu’il est devenu[60]. Et en attendant qu’on le trouve on a mis les scellés à sa maison. Ensuite un fabricant de bouchons nommé Gallice qui est au Luc depuis quelques années[61], qui a été arreté. Notre parent Palenque[62] était aussi un des chefs de l’expédition. Il a été arreté au pont du Var. Le jeune Votrain[63] est aussi arreté. Tout le monde pense qu’il y aura encore des arrestations nombreuses car le Luc est fortement signalé, et en effet c’est du Luc qu’est parti tout ce mouvement dès le second jour. Une compagnie de soldats fut arrivée au Luc le département n’aurait pas vu cette farandole insurrectionnelle. Il se sont trouvés jusqu’à huit mille insurgés environ, et il n’y aurait eu qu’à punir quelques tapageurs dans certaines localités et il n’en serait pas resulté la devastation et la ruine d’une troupe de communes qui ont été traversées ou occupées par ces pretendus defenseurs de la Republique ainsi que la mort de quelques braves gens qui etaient là par force. Le plus à plaindre des morts du Luc est Martin Ferrary[64] qu’on avait forcé de marcher. Il est generalement regretté des bonnes gens. Pour tous les autres ils etaient plus ou moins canaille. Je ne les plains pas. Ils sont au nombre de 10[65] et 2 blessés[66]. Votre fermier de la Lauzade y est mort. Malheureusement c’est le père qui ne demandait pas mieux que de rentrer chez lui et il a été forcé de marcher. Son enfant agé de 22 ans etait un peu exalté. C’est celui-là qui aurait dû y rester[67].

On cite comme mort Hyppolyte Maurel, Giraud l’Espérance[68], quelques ouvriers qui habitaient le Luc mais qui n’en étaient pas[69], Etienne Villeclaire le menuisier, quelques paysans que je ne connais pas[70], un ou deux des Mayons[71].

C’est une catastrophe mémorable pour le Luc. Heureux pour le pays si la leçon lui profite. Bien des gens feront de bonnes reflexions, mais en general les paysans n’en seront pas revenus. Eux ils entendent que les riches se mettent à leur place et reciproquement eux être à la place des riches. C’est une idée constante qu’ils ont et n’en demordront que difficilement.

 

Il manque certainement la dernière page de la lettre.

 

Une quatrième lettre de Siméon Truc

 


 

[1] En particulier chez Hippolyte Maquan, dans l’Union du Var, repris par le Toulonnais, puis publié en 1852 à Marseille dans sa première édition de Trois jours au pouvoir des insurgés.

[2] Maurice Agulhon, La République au village, Plon 1970 ; réédition : Seuil, 1979, pp. 376-403

[3] Du nom d’une brochure à grand succès : Auguste Romieu, Le spectre rouge de 1852, Paris, Ledoyen, 1851

[4] Il est mort le 3 janvier 1891 au Luc, célibataire. Sur son acte de décès figure comme témoin François Clérian, son voisin, qui fut condamné à l’internement en 1852 et qui durant l’Empire fut un des leaders républicains lucois, conseiller municipal en compagnie de Firmin Truc et avec lui membre de la commission du 4 Septembre. (cf. infra)

[5] Né le 17 septembre 1784 au Luc, de Jean-Baptiste, aubergiste, et de Marguerite Marcel. Il épouse Rose Geneviève Maurel le 18 janvier 1808 à Cabasse.

[6] Et non de la riche famille d’entrepreneurs en routes des Maurel du Luc, comme l’écrit Gérard Roumieux. Elle est née à Cabasse le 17 juillet 1786, de Pons, menuisier, et de Rose Pauline Aune.

[7] Maurice Agulhon, op. cit.

[8] Magdelaine Justine Octavie Truc est née au Luc le 27 septembre 1816.

[9] Le 30 juillet 1843 au Luc.

[10] Né au Luc le 28 octobre 1814 de Joseph, fabricant tanneur, et de Olympie Amic.

[11] Rue du Fer-à-Moulin, Paris 5e, quartier du Jardin des Plantes.

[12] Paul Ferdinand Truc, né le 17 juin 1829.

[13] Joseph Etienne Truc est né au Luc le 12 février 1809.

[14] Né au Luc le 5 février 1812 de Jean Baptiste, propriétaire (1780-1851), et de Magdeleine Esquier. Suivant les actes d’état-civil, il est désigné comme cousin germain de Firmin et de Joseph Etienne (lors du mariage de celui-ci aux Arcs) ou comme parent au 4e degré (lors de son propre mariage à Varages). Nous penchons plutôt pour cette dernière désignation.

[15] Qui est, avec Joseph Etienne Truc, un de ses témoins de mariage le 26 avril 1846 à Varages. Et Joseph Jean Baptiste avait été lui-même en 1842 témoin du mariage de Charles Méric.

[16] Louis Firmin Truc est né au Luc le 13 mars 1814. Il est décédé le 2 juin 1876 au Luc. Cet acte de décès est le seul acte que nous ayons trouvé dans l’état-civil, sa naissance n’apparaissant que dans le relevé annuel de 1814 et son mariage (avec Emilie Long, née à Cogolin le 14 mars 1824) restant introuvable bien que la mention « épouse légitime » figure sur les actes de naissance de chacun de leurs 3 enfants.

[17] Le département du Var sous le second empire et au début de la III° République, thèse, Aix-en-Provence, 1977 ; éditée par Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, Les Mées, 2009, 2 vol.

[18] Victorieuses en 1855, 1865 et 1870.

[19] Le nouveau préfet Théodore Pastoureau et le 50e de ligne commandé par le colonel Trauers viennent d’arriver au Luc depuis Toulon.

[20] Antoine Amalric, un voisin de Siméon Truc, place Neuve.

[21] Antoine Alexandre Caors.

[22] Pierre Guillon.

[23] Marius Mayère, Joseph Waldenner, Joseph Audiffret, François Dronnard et Laurent Bercier.

[24] Jean Joseph Gilly, nommé par le préfet Haussmann en 1850, en remplacement de Maurin, jugé trop tiède dans la répression anti-républicaine.

[25] Louis Auguste Porre.

[26] Louis Honoré Giraud, fabricant tanneur. Il n’est pas le beau-père d’Octavie, la sœur de Siméon Truc. Il habite rue Ste Catherine où il a deux domestiques. Electeur censitaire en 1846, un de plus imposés de la commune, fils du maire de 1816-1818, maire lui-même en 1826-27. Bien que légitimiste, mais rallié sans réserve, il est nommé par le préfet  maire du Luc en juillet 1852 et le reste jusqu’en 1855. Conseiller général de 1852 à 1857. (Emilien Constant, Le département du Var sous le Second Empire et au début de la Seconde République, thèse, Aix-en-Provence, 1977)

[27] Lire Pierre Joseph Einesy, docteur en médecine, maire en 1833. Il ne fut pas emmené comme otage mais libéré pour rester auprès de ses malades. En 1859, c’est un légitimiste notoire (Emilien Constant, op. cit.).

[28] Martial Gerfroy, propriétaire et notaire, 39 ans, employant 2 domestiques.

[29] Joseph Henri Baptiste Andrac, juge de paix du Luc depuis 1834. (Jean-Claude Farcy, Rosine Fry, Annuaire rétrospectif de la magistrature xixe-xxe siècles, Centre Georges Chevrier – (Université de Bourgogne/CNRS).

[30] Mais son fils Aimé a été fait prisonnier. Il entre dans la magistrature en 1852. (ibid.)

[31] Clément Marius Joachim Porcio, garde champêtre et cordonnier, né le 12 thermidor an VI à Marseille. La parenté provient certainement de sa belle-mère dont la mère est une Maurel de Cabasse tout comme la mère de Siméon et Octavie.

[32] S’ajoutent aux personnes citées par Siméon : l’huissier Blanc, l’employé des droits réunis Rastoin, Louis Roch, Ferdinand Henrich et Théodore Vergelin.

[33] Aucun Truc n’a été arrêté mais les insurgés voulaient faire prisonnier Jean Joseph Truc, l’ancien maitre des postes aux chevaux, alors, peut-être opportunément, absent du Luc. Le cousinage d’avec Siméon et Octavie n’est pas établi (cf. lettre du 20).

[34] Antoine Amalric est arrêté une première fois. Il tente de s’évader mais il est repris aussitôt, puis libéré pour reprendre ses fonctions. Il sera de nouveau fait prisonnier et comptera parmi les otages emmenés avec la colonne.

[35] Le château des Colbert, au Cannet.

[36] Barbaroux, nommé par le préfet Haussman après la révocation en juillet 1849 du maire trop républicain Charles-François Guillon.

[37] Pierre Rouvier, meneur du parti de l’Ordre du hameau.

[38] Au château du Bouillidou, outre le comte de Colbert, la colonne lucoise fait prisonniers son neveu Alphonse de Turgis-Colbert et des domestiques : Jullien, jardinier, Antonin Chastron, Tambon et ses deux fils Henri et François, Hippolyte Audemard (Hippolyte Maquan, L’Insurrection de décembre 1851 dans le Var. Trois jours au pouvoir des insurgés. Pensées d’un prisonnier, Draguignan, Bernard, 1853), et aux Mayons, outre le curé, d’autres agents du parti de l’Ordre, Eustache Peirier (ménager et garde champêtre après la révocation de Toussaint Berenguier en avril), Ferdinand Clavel (fils d’un ménager ancien adjoint spécial), Désiré Martel (propriétaire et facteur rural). (Bernard Lonjon, Les Mayons. Au pays de la Dame en rouge, en ligne sur 1851.fr)

[39] Sur les événements de Cuers, lire Charles Galfré, « Cuers, un village dans la tempête du coup d’Etat », Bulletin de l’Académie du Var, 2001, pp. 229-233

[40] Sur les événements à La Garde-Freinet, lire « 1851 », Freinet Pays des Maures, n°2, Association pour la recherche de l’Histoire du Freinet, 2001.

[41] La colonne de La Garde-Freinet arriva deux heures après celle du Luc. (Jean-Bastien Urfels, La résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851 à Vidauban, mémoire de maitrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2001)

[42] Sur le passage par Lorgues, tout comme infra le repli sur Salernes et le retour au Luc, les informations de Siméon Truc sont erronées. Ce sont ces mêmes informations, recueillies au Luc, qui trompèrent le préfet Pastoureau et l’armée du coup d’Etat qui pensaient pouvoir intercepter la colonne républicaine à Lorgues. (Eugène Ténot, La province en 1851, Paris, Le Chevalier, 1868)

[43] Joseph de Romand, nommé préfet de Saône-et-Loire, est alors toujours à Draguignan où le ministre de l’Intérieur lui a demandé d’attendre l’arrivée de Théodore Pastoureau nommé préfet du Var le 26 novembre. Ce qu’il fait jusqu’au 9 décembre. De Romand avait été informé des événements du Luc par la commission municipale insurrectionnelle elle-même qui lui avait envoyé copie du procès-verbal de son installation. Il voulut alors envoyer un détachement au Luc pour réprimer le soulèvement mais Mougin, le commandant de la garnison refusa, ne voulant pas dégarnir la préfecture. (Eugène Ténot, op. cit.)

[44] Sur les événements à Draguignan, lire Georges Gayol, « Draguignan et le coup d’Etat du 2 décembre 1851 », Bulletin de la Société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan et du Var, 2002.

[45] L’air du bureau : Ce qui paraît, en bien ou en mal, des dispositions de ceux à qui l’on a affaire. (Dictionnaire de l’Académie française, 8e édition).

[46] Le 50e de ligne, commandé par le colonel Trauers, avec le nouveau préfet Pastoureau. Ils passent la nuit au Luc, pour repartir le lendemain vers Draguignan, via Lorgues et Flayosc, tout en laissant sur place une compagnie. (Ténot, op. cit.)

[47] Par arrêté du 6 décembre du préfet Pastoureau, pris à Toulon, où il est arrivé le 4.

[48] Avec les prisonniers du château du Cannet et des Mayons, Maurice Agulhon en a compté 26, Hippolyte Maquan 31 et Alphonse Voiron 32 (« Récit de six jours de prison par un ôtage de la Garde-Freinet », Le Toulonnais, 11 janvier 1852).

[49] Cette histoire de « bouclier humain » est présente dans le récit de Camille Duteil, le général de la colonne républicaine varoise : « On les conservait, comme ôtages, prêts à les fusiller si on apprenait la moindre arrestation de patriotes au Luc ou à La Garde-Freinet. Dans le plan d’attaque de Draguignan, on se proposait, avant mon arrivée, de les attacher les uns aux autres et de s’en servir comme parapet pour tirailler contre la troupe. — Quoique mon autorité fut encore bien chancellante, je les rassurai en déclarant devant leurs gardiens que je les prenais sous ma protection. — Ils me reçurent comme un sauveur — et ils avaient raison. » (Trois jours de généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Savone, 1852)

[50] En fait la colonne républicaine a pour objectif de rejoindre les Basses-Alpes.

[51] Les prisonniers étaient détenus à l’hôtel Crouzet, aujourd’hui Grand Hôtel, tout proche de la mairie.

[52] Sauf Eugène Panescorse, prisonnier de La Garde-Freinet, qui, en ouvrant une fenêtre, fut victime d’une méprise et atteint par une balle tirée par la troupe.

[53] Voir lettre suivante.

[54] Louis François Long, propriétaire.

[55] Lire Frédéric Negrel, « Morts pour la République », Bulletin de l’Association 1851, 24, juillet 2003

[56] Le voltigeur Trunde.

[57] Louis François Long, propriétaire à Cogolin.

[58] Il est curieux que Siméon ne précise pas qui est ce Truc, patronyme très répandu au Luc. Gérard Roumieux a compté une trentaine de familles portant ce nom. Il est vraisemblable que cette absence de précision implique que le Truc en question soit le plus notable : Jean Joseph, ancien maitre de la poste aux chevaux, aubergiste et propriétaire important et qui est voisin de Siméon.

[59] Siméon ne cite pas Louis Jassaud, jeune Lucois de 17 ans, tué dans l’embuscade.

[60] Alix Geoffroy s’est réfugié en Piémont.

[61] Eugène Gallice est originaire d’Angoulême. Sa fabrique emploie 50 personnes en 1854. (Emilien Constant, op. cit.)

[62] Thimothée Grégoire Palanque, boulanger, était marié à une lointaine cousine de Siméon, Marie Henriette Truc.

[63] Firmin Votrain a été arrêté mais n’a pas été traduit devant la commission mixte. Il était le médecin de l’hôpital du Luc. On a perquisitionné chez lui lors de l’affaire du complot de Lyon en 1850 dans laquelle a été arrêté Charles Méric, confiseur du Luc. Votrain passait pour faire de la propagande auprès des habitants et des militaires de passage. Il était allié par sa femme à la bourgeoisie avancée de Toulon, dont la famille de Fulcran Suchet, député montagnard. (Maurice Agulhon, op. cit.) Il reçoit en 1854 son cousin Pierre Letuaire. (Emilien Constant, op. cit.)

[64] Denis Léon Martin, dit Ferrari.

[65] En fait 12 (Frédéric Negrel, art. cité)

[66] Joseph Antoine Laborde décèdera de ses blessures le 23 décembre.

[67] Vraisemblablement, il s’agit ici de Joseph Clair Jourdan, né au Luc le 2 janvier 1797. Noël Blache (Histoire de l’insurrection du Var en décembre 1851, Paris, 1869, pages 188-189) relate sa mort, route de Sillans. Son fils Mathieu Alexandre, né au Luc le 7 juin 1830, n’a pas été traduit devant la commission mixte.

[68] Marc Joseph Giraud, dit l’Espérance, n’est pas mort bien qu’il ait été fusillé à Salernes avec Auguste Pellas, de Vinon. L’aventure des « deux revenants » a été racontée maintes fois (voir Noël Blache, op. cit., pp. 197-201, et surtout Jean Gustave Prat, Les exploits du deux décembre. Récits d’histoire contemporaine, 1ère série, Paris, Lachaud, 1872, pp. 13-66).

[69] Sont visés ici très certainement Chrétien Muller, cordonnier né à Berne (Suisse), et François Goigoux, dit Jambe de bois, tailleur né à Nevers, mais aussi Jean Baptiste Aymard, maçon né au Muy et Cyprien Emeri, dit Mérigon, cultivateur né à Vidauban.

[70] François Bonnet, Joseph Victor Bonnet, dit Volant, Joseph Augustin Ganzin, dit le Russe et le jeune Louis Jassaud, tué au Pont d’Argens. Il convient d’ajouter à cette liste deux Lucois qui décèderont durant leur déportation en Algérie : Jacques Bernard, ménager, et Honoré Chabot, ouvrier chapelier.

[71] François Henry, dit Praxède, cordonnier des Mayons, né à Cabasse