Trois jours de généralat

L’orthographe est celle de l’éditeur (installé au Piémont), modifiée par les errata publiés en fin de volume.

 

Les notes sont de la rédaction du site.

 

 Trois jours de généralat

ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851)

par Camille Duteil

Savone, 1852, imprimerie de Félix Rossi

 

première partie

A Marseille

 

(2, 3 et 4 décembre)

 

 

PARIS EST TRANQUILLE !

 

Cette dépêche télégraphique affichée successiment à midi, à deux heures et à quatre heures du soir sur tous les murs de Marseille, annonçait au moins clairvoyant que Paris était en révolution. — Mais que se passait-il ? — Le Président de la République avait-il fait son dix-huit brumaire, ou l’Assemblée nationale avait-elle envoyé le héros de Boulogne à Vincennes ? Quel que fut le parti qui triomphât, impérial ou monarchique, l’un et l’autre étant capable de tout pour sauver l’ordre, c’est-à-dire pour renverser la République, le devoir de la démocratie était de profiter de l’occasion d’un coup d’état, de quelque part qu’il vint, pour rentrer dans la plénitude de son droit révolutionnaire et chasser enfin tous ces traîtres. Le midi de la France comptait sur le patriotisme du peuple de Paris pour sonner le premier tocsin, et les socialistes des Bouches-du-Rhône, des Basses-Alpes et du Var avaient juré de mourir pour sauver la République. C’est une triste histoire que je vais écrire, mais je dirai la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je rappèle mes souvenirs et je laisse courir ma plume.

 

C’était un mardi, le journal le Peuple ne paraissait pas. Comme je n’appartenais à aucune société secrète et que je connaissais fort peu de monde à Marseille, je fus dans les cafés et au théâtre pour étudier les physionomies. Je m’attachai surtout aux officiers de la garnison. Raides comme leur uniforme, ils erraient sans avoir l’air de se douter de rien. L’insouciance de ces désoeuvrés me rassura, et je finis par croire que la tranquillité télégraphique pourait bien avoir trait à quelqu’émotion de décembraillards, réprimée par la police. — L’anniversaiire de la bataille d’Austerlitz étant toujours une fête pour ces glorieux  ivrognes.

 

Je rentrai chez moi.

 

Le lendemain matin j’arrivai à huit heures aux  bureaux du Peuple : je trouvai notre gérant qui arrangeait des bandes de journal ; dès qu’il me vit entrer :

 

— Vous ne savez pas ? me dit-il en riant, la République est renversée : M. Bonaparte est empereur.

 

Comme ce pauvre Rives qui n’avait de  politique que sa signature, se permettait quelquefois des nouvelles ébourriffantes, je levai les épaules, et passai pour aller remettre de la copie au prote. — Il me suivit en me répétant sa nouvelle. — Le prote me confirma le coup d’état bonapartiste. — Charles Poumicon, directeur du journal, entra et m’apprit de son côté que la nouvelle était arrivée pendant la nuit, et qu’il en avait été informé dès quatre heures du matin ; mais il ne savait rien si non que l’Assemblée avait été dissoute par un décret présidentiel.

 

Je déclarai alors hautement que notre devoir était d’arracher ce décret dès que l’on l’afficherait à Marseille. Le prote qui se parait ordinairement d’une cravate rouge secoua la tête, et notre gérant prit la fuite.

 

Mon collaborateur Dubosc arriva avec plusieurs de nos amis politiques. On tint conseil. — On voulait avoir des nouvelles. — On fut à la préfecture et à la mairie prendre des informations. — Le Préfet était au lit malade. — Le Maire ne savait rien de tout. — Les chefs des sociétés secrètes firent appeler Dubosc pour s’entendre avec lui, et malgré les réclamations d’un énergique jeune homme, Colin, gérant du Progrès social, qui demandait au nom des démocrates armés dès le matin, l’ordre de descendre dans la rue, — on voulut temporiser, — on voulut voir, — on voulut être sûr de la victoire, — et, pendant ce temps-là, l’autorité grisait la troupe, et préparait la parade pour proclamer le coup d’état.

 

Nos bureaux étaient encombrés ; perdu dans la foule, ne connaissant personne, je laissai faire les grands meneurs et dire les grands bavards. — Sur ces entrefaites le gendre d’un ancien sous-commissaire arrivait de Brignoles, et venait me trouver pour affaire particulière. Je lui dis de repartir de suite, porter une lettre à son beau père. J’annonçais au citoyen Constant[1] le coup d’état de Louis Bonaparte, je l’engageais à agir révolutionnairement dans le Var pendant qu’on discutait à Marseille, lui promettant d’aller le rejoindre si les Bouches-du-Rhône ne donnaient pas un coup de collier.

 

Cependant des colonnes d’infanterie et des escadrons de cavalerie se massaient sur la Canebière ; l’artillerie avec tous ses canons vint aussi se mettre en ligne ; et voilà que M. le préfet Suleau, parfaitement guéri et en grande tenue, donne lecture au peuple d’une proclamation qu’il termine par le cri énergique de : Vive la République ! — le général de division de son côté ânonnait la même proclamation aux différentes colonnes. — Puis les troupes se retirèrent, deux compagnies seules restèrent en bataille sur la place et, par mesure de précaution, l’officier qui les commandait fit charger les armes.

 

On nous apporta bientôt un exemplaire de la proclamation de M. Bonaparte ; le vague qui régnait dans son style de procureur, pouvait laisser croire que le Président de la République ne s’était déterminé à dissoudre l’Assemblée nationale que pour rendre au peuple l’entier exercice de sa souveraineté par le suffrage universel. — Mais, pour mon compte, je ne fus pas dupe un instant de cette ruse jésuitique, et je proposai d’imprimer la proclamation en tête de notre journal en la faisant suivre pour seul commentaire de l’article 111 de la Constitution[2], — on ne m’écouta même pas. — Dubosc se mit à tartiner un premier article que Poumicon trouva trop flasque et que je trouvais superbe parcequ’au moins il annonçait d’une manière évidente que le journal abdiquait la direction du mouvement révolutionnaire. — Dubosc en fit un autre plus énergique qui se résumait par : Attendons ![3]

 

Le public dans la rue réclamait le journal le Peuple. On procédait au tirage. La police fit placer un poste à notre porte pour empêcher, disait-elle, l’encombrement des acheteurs. L’officier qui commandait nos gardiens enluminés, était parfaitement ivre, il se mit à battre à coup de plat de sabre tous ceux qui se présentèrent. Dubosc fut se plaindre, au commissaire central qui envoya un autre officier en meilleur état. Celui-ci avait le vin cérémonieux, il saluait gracieusement toutes nos pratiques. — De temps en temps on emballait dans les omnibus de pauvres soldats qui avaient besoin d’aller se coucher.

 

Je laissai les bureaux du journal où l’on étouffait, et je fus parcourir les rues. En chemin je vis traîner quelques patriotes au corps de garde ; des fenêtres de nos bureaux j’en avais déjà vu arrêter par un brutal agent de police nommé Vassal, sans que le peuple cherchât à les délivrer. — J’avais le coeur serré. Lorsqu’un individu m’aborda en me faisant les plus vifs reproches de l’article de Dubosc, prétendant que nous avions paralysé la démocratie marseillaise. — J’envoyai promener ce fanfaron en lui disant que lorsqu’on avait bonne envie de se battre on n’attendait pas les ordres d’un journal. Après mon dîner je fus curieux de voir ce qui se passait au café du Globe rendez-vous ordinnaire des républicains. Mon arrivée produisit une sorte de sensation, un autre bravache que je ne connaissais pas plus que celui qui m’avait accosté dans la rue, m’intima l’ordre de le suivre, voulant me parler en particulier. Je montai avec lui à l’estaminet.

 

— Pourquoi n’avez vous pas fait un appel aux armes ? me dit-il.

 

— Parce que cela ne nous a pas convenu, répondis-je très-froidement.

 

— Vous allez signer une proclamation que nous avons faite.

 

— Je ne signe que ce que j’écris ou ce que j’approuve.

 

— Vous n’approuvez donc pas l’appel aux armes ?

 

— Non, quand on n’a pas déjà les armes à la main ; d’ailleurs je ne vous connais pas et je ne devrais pas vous répondre.

 

Cet individu magistral qui, s’il n’était pas de la police, agissait absolument comme un agent provocateur, commença alors à vomir des injures contre la lâcheté des journalistes en général et celle des rédacteurs du Peuple en particulier, nous reprochant jusqu’aux cigares de cinq sous que nous fumions, disait-il, aux dépens de la démocratie. — Je lui offris une prise de tabac qu’il prit en continuant sa mercuriale. — Mais comme il n’en finissait pas, je lui tournai le dos et fus prendre une tasse de café.

 

Un homme d’une soixantaine d’années me suivit en répétant ce qu’il avait entendu dire à l’autre. Je l’invitai à venir avec moi faire ses réclamations à Poumicon et à Dubosc au nom de tous les démocrates dont il se disait le mandataire. Il accepta ma proposition et nous sortîmes. — Je n’aurais pas été faché qu’on profitât de la nuit pour lancer la bombe.

 

Les factionnaires qui gardaient encore la porte du journal nous repoussèrent. Je m’adressai au commissaire de police qui veillait avec eux, il donna l’ordre de me laisser passer, et mon compagnon me suivit.

 

Nous trouvâmes Poumicon et Dubosc à la rédaction. Mon homme leur présenta sa requête. Dubosc déclara qu’il était prêt à publier l’appel aux armes s’il voulait le signer. Le mandataire de la démocratie s’en fut en nous disant des injures.

 

Après son départ j’insistai auprès de mes confrères sur la nécessité d’une mesure prompte et énergique de la part du journal le Peuple pour ne pas laisser aux poltrons le droit de dire que nous avions paralysé leur courage. Poumicon me répondit alors que dans cette prévision il avait tâté notre imprimeur ; mais que celui-ci avait formellement déclaré qu’il n’imprimerait rien de ce qui pourrait le compromettre.

 

Je fus avec Poumicon trouver l’imprimeur qui répéta devant moi ce qu’il avait déja dit, ajoutant que lui et les associés étaient des industriels et non pas des hommes politiques.

 

Je sortis avec Poumicon pour aller aux nouvelles. Nous envoyâmes un jeune homme à la maîtresse du commandant de la division qui détestait son entreteneur, et qui avait le talent de lui soutirer ses secret. Elle se serait fait un véritable plaisir de dire tout ce qu’elle pouvait savoir de son vieux singe ; mais malheureusement depuis huit jours le général n’était pas allé chez elle. — Après avoir battu le pavé jusqu’à minuit, nous nous séparâmes.

 

Comme je rentrai chez moi je rencontrai une vieille femme en haillons qui me saisit la main et me dit en sanglottant :

 

— Notre pauvre République est donc perdue, citoyen !

 

— Pas encore, ma bonne amie, il est des hommes qui sauront la défendre.

 

— Que Dieu vous entende ! reprit-elle en essuyant ses larmes avec son tablier.

 

En remontant chez moi j’entendis parler vivement, comme il y avait des officiers logés dans la même maison. Je m’arrêtai pour écouter. C’était des bédouins qui faisaient leurs prières. Le lendemain j’apportai au journal un article qui sans être un appel aux armes, indiquait parfaitement leur devoir aux démocrates du Var. J’espérais pouvoir le faire passer à l’insu du maître imprimeur dans la chronique de ce département dont j’étais spécialement chargé. ‑ Je le remis à la composition : — dix minutes après je retrouvai mon manuscrit sur le bureau de Dubosc ; on n’avait pas voulu l’imprimer.

 

Vers onze heures la Patrie arriva, c’était le seul journal de Paris. Là au moins M. Bonaparte s’expliquait franchement : dix ans de présidence, — dissolution de l’Assemblée, — arrestation et incarcération de toute la Montagne, — appel spécial à l’impérialisme du soldat, etc. Dubosc qui lisait me remit le journal en disant d’une voix émue : — Il n’y a plus à hésiter maintenant : aux armes !

 

— Aux armes ! dis-je à mon tour aux curieux qui attendaient dans les bureaux de l’administration. — Je ne vis pas un grand enthousiasme ; — personne ne disait mot. Cependant un serrurier mécanicien me demanda ce qu’il y avait à faire ?

 

— A prendre votre fusil si vous voulez vivre libre ou à aller vous coucher si voulez mourir esclave.

 

Poumicon qui était allé aux nouvelles vint me prévenir qu’on devait m’arrêter. Je laissai les bureaux du journal et je fus déjeuner ; je voulais rentrer un instant chez moi, mais j’apperçus des soldats à ma porte, alors je pris le parti de me réfugier dans les cafés où se réunissaient les démocrates pour tâcher de raviver leur ardeur de la veille. Je rencontrai le citoyen Rique[4], le grand maître des sociétés sécrètes, qui, plus empesé que jamais, me parut très-embarrassé de son rôle, c’est à peine si je pus lui tirer quatre paroles. — D’ailleurs à ses yeux je n’étais qu’un profâne. — Je me mis en quête de ses lieutenants, j’en trouvais de plus loquaces mais pas mieux déterminés. — J’étais désespéré, furieux ; je courus chez Poumicon pour qu’il m’aida à stimuler le patriotisme de Marseille ; je ne trouvai que sa femme et la femme de Dubosc à qui je fis peur. Je me remis en course, même tiédeur chez les républicains, tous paraissaient ébahis, atterrés… Enfin, le gérant du Progrès social me dit que le soir on devait se réunir à sept heures à deux lieux de Marseille[5], et m’engagea à être de la partie ; présumant qu’on ne se réunirait que pour délibérer encore, et voyant qu’il fallait absolument renoncer à un mouvement énergique et spontané dans les Bouches-du-Rhône, je pris le parti de me réfugier dans le Var.

 

Je rencontrai le citoyen Pons, rédacteur de la Démocratie du Var. Je l’engageai à venir avec moi dans son département où il avait une grande influence. Il me remit à cinq heures pour me donner une réponse, ayant besoin de chercher un guide pour prendre les chemins de traverse. A cinq heures il me dit qu’il ne voulait pas partir, et qu’il préférait être arrêté à Marseille que dans le Var. Alors moi qui n’avais pas de préférence pour les prisons de Marseille, je me rappelai qu’ayant un jour diné chez un citoyen dans les faubourgs, j’avais fait connaissance avec un ancien conducteur sur lequel je pouvais compter. Je m’acheminai donc à travers les colonnes d’infanterie et les escadrons de cavalerie qui barraient tous les cours et toutes les rues, pour aller chez mon Amphytrion. Nous fumes ensemble chercher le conducteur. Celui-ci m’engagea à prendre la diligence qui allait partir, me répondant que son confrère me cacherait sous la bâche. Je suivis son conseil et dix minutes après, trompant la surveillance des limiers de la police, je roulai vers le Var, où j’étais sûr au moins de trouver la révolution à pleine voile.

 

 

 

A Brignoles

 

(5 et 6 décembre)

 

 

Je ne m’étais pas trompé. En arrivant au café Blanc[6] à deux heures du matin, je le trouvai rempli de monde, — des fusils partout. Dans une chambre particulière je vis le citoyen Giraud entouré des chefs des sociétés secrètes donnant des ordres pour convoquer à Brignoles, au point du jour, toutes les forces de la démocratie des environs : on devait à l’aurore expulser les chauves-souris de la municipalité imposée par la préfecture, pour leur substituer des magistrats populaires. Comme je m’étonnais qu’on eut besoin de renforts, le citoyen Giraud me dit que c’était le meilleur moyen d’enseigner aux autres communes comment il fallait s’y prendre pour chasser les réactionnaires. Le citoyen Constant voulait une démonstration sans armes, une révolution pacifique. Appelé à dire mon avis et me rappelant le 13 juin 1849, non seulement j’opinai pour une manifestation armée, mais encore je conseillai d’établir des postes sur toutes les routes pour arrêter ce qui paraîtrait suspect soit entrant ou sortant de la ville. En effet il y avait dix-huit gendarmes qu’on n’avait pas désarmés et qui auraient bien pu profiter d’une démonstration sans armes pour monter à cheval et sabrer la révolution pacifique. Mon avis prévalut. Le tambour battit le rappel, sept à huit cents hommes réunis se mirent en bataille, on détacha les postes, puis on partit.

 

C’était une affaire d’intérieur qui ne me regardait pas. J’y assistai en curieux. Je vis défiler la municipalité réactionnaire au milieu des huées du peuple. On procéda aux élections. Brignoles paraissait en fête ; les renforts retournèrent chez eux[7] et le reste de la journée fut tranquille. Le soir on doubla les postes. Je fis ma ronde pour voir si tout était en ordre et je fus me coucher sans crainte d’être éveillée en sursaut par les gendarmes.

 

Le lendemain je reçus une lettre venue du Luc. Cette commune avait fait son mouvement deux jours avant de Brignoles. On m’annonçait au nom de tous le clubs que des forces imposantes étaient réunies pour marcher sur Draguignan et qu’on m’avait choisi à l’unanimité, pour aller prendre le commandement de la démocratie du Var. — Je voulais bien faire mon devoir de citoyen et de soldat, mais je ne me souciais pas d’être chef dans le Var et voici pourquoi : d’abord je ne connaissais pas la langue provençale et il faut parler aux hommes leur langage maternel quand on veut en être bien compris. Je n’appartenais pas aux sociétés secrètes qui présidaient au mouvement, et enfin je craignais d’exciter de petites jalousies ou de froisser de petits amours propres, ce qui aurait infailliblement amené la défiance d’abord et la désorganisation ensuite ; en conséquence je mis la lettre des comités du Luc dans ma poche sans en parler à personne, attendant qu’un chef plus connu que moi fut désigné et prêt à l’aider de tout mon coeur.

 

M’appercevant même déja que certaines ambitions craignaient que je ne fusse nommé commandant à Brignoles, pour les rassurer, je pris le parti de m’éloigner, pendant les élections militaires, sous prétexte d’aller veiller à la poudrière. Quand les élections furent terminées on me pria de revenir, et Constant me communiqua une lettre de M. Théus, maire de Draguignan, à M. Pastoureau, préfet du Var. Cette lettre avait été saisie à un gendarme qui la portait à Toulon dans sa botte.

 

Le maire rassurait le préfet sur l’attaque de Draguignan. Il n’avait pas besoin du secours de Toulon ayant huit cents hommes d’infanterie de ligne, cent soixante gendarmes de cavalerie et quatre cents hommes de garde nationale parfaitement décidés à faire le coup de fusil. — Il demandait seulement au préfet de vouloir bien mettre le département en état de siège pour en finir promptement avec la démagogie. — La hyène flairait déjà des cadavres.

 

Les forces imposantes qu’on m’avait annoncé être au Luc et que j’estimai à environ cinq mille hommes, ne me paraissaient pas suffisantes pour attaquer Draguignan. La veille je m’étais aperçu dans le mouvement de Brignoles que la pluspart des patriotes n’étaient armés que de mauvais fusils de chasse. Quelque fut le courage des hommes du Luc, quelque fut l’habileté de leurs chefs, les mener à Draguignan contre des troupes réglées et barricadées, c’était les conduire à la boucherie. Il n’y avait pas à compter, pour une diversion, sur les patriotes peu nombreux de cette ville ; ils avaient à leur tête trois avocats qui nécessairement ne devaient pas s’entendre et qui d’ailleurs s’étaient déjà cachés.

Mon devoir était de courir pour empêcher que de braves citoyens ne fussent se faire égorger dans cet infâme repaire. Comme je supposais que la poudre devait leur manquer, je priai Constant qui était à peu près sous-préfet, de faire ouvrir la poudrière pour que je pusse amener des munitions au Luc avec une escorte pour ne pas tomber entre les mains des gendarmes qui sillonnaient toutes les routes, et qu’on avait eu à Brignoles la niaise générosité de laisser partir sans même les désarmer. — Constant me promit de me donner de la poudre, je retournai à mon poste et j’attendis vainement pendant quatre heures. — Les nouvelles autorités ne s’occupaient que de leur installation. Perdant patience, je retournai à la mairie et je demandai pour moi au moins un fusil, des balles et de la poudre, résolu de partir seul si je ne trouvais personne qui eut le courage de me suivre. Bientôt des volontaires se présentèrent et avec dix-sept hommes qui me paraissaient parfaitement déterminés, je partis au grand étonnement de tous les Brignolais qui croyaient qu’après avoir chassé leur municipalité réactionnaire, la France était sauvée.

 

A mon départ de Brignoles le bruit courait cependant qu’une colonne d’infanterie partie de Toulon marchait sur le Luc. Comme il pouvait se faire qu’elle fut arrivée avant nous, car nous apprimes en route que les forces du Luc s’étaient déja portés sur Vidauban, je réunis mes hommes et je leur dis que si nous rencontrions la troupe nous n’avions qu’une chose à faire, s’était de nous jetter sur la gauche dans les bois pour arriver à tout prix à Vidauban, sans nous amuser mêmes à tirailler et que si j’étais tué, ceux qui échapperaient eussent à dire de ma part aux patriotes du Luc que je leur défendais d’aller à Draguignan.

 

Au tiers de la route plus de la moitié de mes hommes fit halte ; je leur criai d’avancer, ils battirent la retraite. Un ancien spahi qui avait repris son uniforme et qui avait fait tout son possible pour les engager à me suivre, vint nous rejoindre et me dit que ceux qui m’abbandonaient étaient des Brignolais, que leur chef, ancien militaire, avait déterminé à retourner chez eux disant que je les avais trompés en les demandant comme escorte tandis que je les amenais pour les faire battre.

 

Sur les huit qui restèrent il n’y avait qu’un seul Brignolais ; fier de n’avoir pas fait comme ses concitadins, il me pria d’inscrire son nom pour le conserver à l’histoire dans un article de journal ; ce brave Brignolais s’appelait Louis Chabert.

 

A la tombée de la nuit nous arrivâmes à Flassans. Toute la population était sous les armes. On attendait Brignoles et les renforts des autres communes de l’arrondissement pour aller rejoindre à Vidauban les patriotes du Luc. — Je priai un des chefs de nous procurer un char-à-banc pour aller plus vite. — Nous soupâmes à la hâte et, comme la voiture n’était pas encore prête, nous partîmes sans l’attendre. Elle nous rejoignit seulement au Luc.

 

Le Luc était encore au pouvoir des démocrates. Je fus à la mairie où je demandai deux chevaux pour le spahi et pour moi. — Les chevaux furent bientôt prêts. Quelques patriotes du Luc devaient grossir mon escorte ; on attella un nouveau char-à-banc ; on me donna une épée en échange de mon fusil, je montai à cheval et me dérobant aux exhortations de femme en larmes qui me criaient d’aller au secours de leurs pères, de leurs enfans et de leurs maris pour sauver la République, je partis au galop suivi de mon escorte.

 

En route je me croisai avec un homme à cheval qui cherchait à m’éviter. Le spahi qui était derrière moi lui barra le passage. Il voulut lui parler, mais pour toute réponse le paysan tira un pistolet d’arçon de sa ceinture. Prompt comme l’éclair le spahi le désarma et fit même feu sur lui avec son propre pistolet ; heureusement l’arme rata. Louis Chabert lui tira un coup de fusil qui rata aussi. L’inconnu fuyait à toute bride. Mes hommes voulaient le poursuivre. J’eus toutes les peines du monde à leur faire comprendre que ce devait être un courrier envoyé de Vidauban au Luc qui avait pris le spahi pour un gendarme.

 

Il était deux heures du matin quand nous arrivâmes à Vidauban. Les sentinelles nous crièrent : Qui vive ! Je fit arrêter les deux voitures et m’avançai seul pour me faire reconnaître.

 

 

A Vidauban, aux Arcs, à Lorgues

 

(7 décembre)

 

 

Le chef de poste, sans répondre à aucune de mes questions, ordonna à un caporal et à quatre hommes de me traduire devant le conseil. Silencieux comme les muets du sérail, l’un tenait mon cheval par la bride, l’autre par la queue, un troisième s’était cramponné à la crinière, un quatrième me tenait la jambe droite et le caporal à ma gauche avait la main sur la garde de mon épée. Enfin me dégageant de ce luxe de précautions inutiles je mis pied à terre à la porte de la mairie. Les escaliers qui conduisaient à la salle du conseil étaient encombrés de curieux qu’il fallut bousculer pour me livrer passage ; j’entrai, et je fus reçu à bras ouverts par les chefs qui me connaissaient.

 

Mon arrivée mit fin à une discussion très-vive ; il ne s’agissait de rien moins que d’arrêter et peut-être de faire fusiller un des chefs nommé Mayan qui était devenu suspect.

 

On m’invita à prendre place dans le fauteuil présidentiel, on fit cercle et on m’écouta dans le plus profond silence.

 

Je leur déclarai que j’étais venu moins pour les commander que pour les dissuader d’aller à Draguignan. Je rapportai textuellement les termes de la lettre de M. Théus au préfet du Var et je finis par les adjurer au nom du sens commun de renoncer à leur folle entreprise.

 

—    — Prendre Draguignan c’est prendre le département, dit d’un ton résolu un citoyen qui je n’avais pas l’honneur de connaître.

 

—    — Sans doute, répondis-je mais il faudrait pouvoir le prendre. Combien avez-vous d’hommes à Vidauban ?

 

—    — Assez pour marcher immédiatement avec nos seules forces. D’ailleurs au point du jour nous attendons tous nos frères de l’arrondissement de Brignoles.

 

—    — Mais encore, combien êtes-vous ici ?

 

—    — Ma foi, nous n’en savons rien !

 

—    — Appelez les capitaines pour qu’ils puissent me dire combien ils ont d’hommes dans leurs compagnies.

 

—    — Il n’y a pas de capitaines.

 

—    — Comment vous n’avez pas même une organisation militaire ?

 

—    — Ce sont les chefs des sociétés qui conduisent qui plus, qui moins de démocrates.

 

—    — Eh bien, dis-je, que chaque chef mette ses hommes en rang, et en fasse le compte : car enfin il serait absurde d’aller attaquer, sans savoir au moins combien on est, treize cents soixante hommes barricadés à Draguignan.

 

Les chefs des sociétés sortirent pour compter leurs hommes qui, pour la plus part, étaient allés se coucher. On battit le rappel, le rappel ne les réveillant pas, on battit la générale, la générale ne produisant pas un meilleur effet, on sonna le tocsin. Enfin ils arrivèrent.

 

Chaque chef  m’apporta son compte. Je fis l’addition. Nous n’avions à Vidauban que onze cents cinquante hommes seulement !

 

Je descendis pour les passer en revue au clair de la lune. A l’exception des compagnies de La Garde-Freinet, la plus part n’étaient armés que de mauvais fusils de chasse, quelques uns même n’avaient qu’un vieux sabre, un pistolet ou un simple baton, mais tous voulaient marcher sur Draguignan. J’eus beau pérorer, adjurer, supplier…

 

— A Draguignan ! à Draguignan ! était leur seule réponse.

 

Cependant Imbert[8], ancien sous-officier du génie, qui arrivait de Draguignan, les exhortait de son côté à ne pas aller dans ce coupe-gorge. — Le courrier que nous avions voulu arrêter en route, revenait de Brignoles porteur d’une lettre du citoyen Giraud dans laquelle il annonçait qu’on ne devait pas compter sur les Brignolais attendu que la position de Brignoles était trop importante à défendre pour qu’il se résolut à l’abandonner un seul instant.

 

Malgré la défection des Brignolais[9], malgré tout ce qu’Imbert et moi pûmes dire :

 

— A Draguignan ! à Draguignan ! me criait-on de tous côtés.

 

Chacun courait ça et là pour faire ses préparatifs de départ, — on ne m’écoutait plus. — Les hommes de garde à la mairie voulurent finir leur bois pour bien se chauffer avant de partir et mirent le feu à la cheminée. — On fit descendre les prisonniers sur mon ordre ou pour mieux dire, à ma prière, car le bruit courait que c’était dans leur chambre que le feu avait pris. — Quelques endiablés demandaient qu’on les laissa brûler. Enfin, pour en finir je fit battre le rappel, former la colonne et, feignant de céder à l’enthousiasme général, j’ordonnai de marcher sur Draguignan.

 

Le départ fut triomphal : les tambours bat taient à crever leur peau d’âne, les chiens hurlaient : toutes les femmes de Vidauban, en chemise, étaient à leur croisée une chandelle à la main. En avant des tambours marchait en se dandinant une ambition satisfaite, c’était un individu qui probablement avait rêvé toute sa vie l’honneur d’être tambour-major et qui s’était fait une canne avec un manche à balais au bout du quel il avait attaché des plumes de coq. — Un souffle électrique de colère animait toute la colonne qui marchait en désordre mais en silence. A son extrémité quelques torches éclairaient les charriots sur les quels on avait fait monter les prisonniers. — C’était solennel et terrible, c’était ridicule et grotesque.

 

Mais lorsque l’aube commença à poindre, lorsque les tambours la caisse sur le dos ne stimulèrent plus la marche de la colonne et que la fatigue de la route et la fraicheur du matin eurent calmé l’ardeur de mes soldats, les chefs vinrent me trouver et je pus leur faire entendre raison. En arrivant aux Arcs tout le monde était parfaitement de mon avis, c’est-à-dire d’aller s’organiser et d’attendre des renforts à Salerne[10].

 

Aux Arcs nous trouvâmes les Salernois[11] qui venaient eux aussi pour marcher sur Draguignan. Le jeune Cotte qui les commandait ne comprenait pas que j’eusse l’idée de battre en retraite avec des forces aussi considérables qu’il évaluait à huit mille hommes. — Je lui répondis que bien persuadé que mes huit mille hommes, plus les siens, ne tiendraient pas contre une charge de cavalerie ; je le priais de retourner à Salerne prévenir de notre arrivée sa patriotique commune.

 

On s’arrêta aux Arcs pour déjeuner et pour y recruter une nouvelle compagnie. — Pendant ce temps je fus voir les prisonniers du Luc et de La Garde-Freinet[12]. C’étaient des gendarmes et des bourgeois réactionnaires qui, par une série de vexations continues, avaient allumé contre eux une haine dont j’avais bien peur de ne pas être maître. On les conservait, comme ôtages, prêts à les fusiller si on apprenait la moindre arrestation de patriotes au Luc ou à La Garde-Freinet. Dans le plan d’attaque de Draguignan, on se proposait, avant mon arrivée, de les attacher les uns aux autres et de s’en servir comme parapet pour tirailler contre la troupe. — Quoique mon autorité fut encore bien chancellante, je les rassurai en déclarant devant leurs gardiens que je les prenais sous ma protection. — Ils me reçurent comme un sauveur — et ils avaient raison, — car deux heures après, sans moi, leur affaire était faite et voici à quelle occasion.

 

Nous nous étions mis en marche pour Salerne, j’avais ordonné qu’on fit monter nos captifs sur des carrioles et qu’on eut pour eux tous les égards dûs au malheur. Un brigadier de gendarmerie qu’on m’avait dit être de Libourne eut l’imprudence de répondre à Eugène Galice[13] du Luc qui cherchait à le rassurer et à le consoler :

 

— Vous nous tenez maintenant, mais les soldats tiennent vos femmes et vos enfans et nous serons bien vengés, soyez tranquille !

 

Les paroles du brigadier furent entendues par un de ses ennemis personnels et rapportées à la tête de la colonne. Un groupe se forma et bientôt il fut décidé à voix basse que le brigadier au moins ne jouirait pas du plaisir de la vengeance. — Heureusement que, prévenu, je pus intervenir et à force de prières j’obteins la grâce de mon compatriote[14]. Si on avait commencé par le brigadier, les autres n’auraient pas attendu longtemps.

 

Au passage d’un ruisseau plusieurs de mes hommes restèrent en arrière et se dispersèrent dans la campagne, ils désertaient avec armes et bagage. On allait leur courir après, mais je déclarai que ne voulant autour de moi que des hommes de coeur, je donnais congé à tous les lâches. Plusieurs qui étaient tentés de suivre les fuyards eurent honte et restèrent dans les rangs.

 

Pour arriver à Salerne il nous fallait passer par Lorgues petite ville réactionnaire, s’il en fut. Le tocsin et la générale signalèrent notre arrivée. J’envoyai une avant-garde pour rassurer la population. On ne voulut pas la laisser passer. Alors j’arrêtai la colonne et me déterminai à envoyer en parlementaire le spahi qui me servait d’ordonnance.

 

Après une demi heure d’attente, le tocsin et la générale cessèrent. Le spahi revint et me dit que les autorités de Lorgues s’avançaient voulant parlementer directement avec moi, Je partis au galop pour aller au devant d’elles.

 

Des patriotes de Lorgues qui vinrent à ma rencontre m’engageaient à faire avancer la colonne pour désarmer une douzaine de réactionnaires qui étaient tremblants de peur à la mairie. — Un effaré vint à son tour me grater dans la main pour m’indiquer qu’il appartenait aux sociétés secrètes, et, se disant une victime des réactionnaires, il me suppliait néanmoins de ne pas entrer dans Lorgues où notre présence pourrait amener un conflit avec la population, enfin il me demandait en grâce de le faire fusiller, ne voulant pas, disait-il, assister à la ruine de sa patrie ! — J’envoyai au diable ce patriote larmoyant et m’avançai jusqu’au lieu du rendez-vous.

 

Là je trouvai un monsieur décoré[15] que je pris pour le maire de Lorgues. Je m’adressai à lui en le saluant ; mais il me répondit avec calme et politesse et même avec un sourire sardonique qu’il n’était venu que pour assister M. le juge de paix[16] avec lequel j’aurais à m’entendre.

 

Alors je cherchai le juge de paix qui me cachait la tête de mon cheval. Il s’avança pimpant sur la pointe des pieds pour se grandir. L’air martial de ce petit bon-homme me rappela ce brave échevin de Bordeaux qui mourut de joie d’avoir eu un cheval tué sous lui dans une échauffourée de la Fronde.

 

— Qui êtes-vous ? me dit-il ; que demandez-vous ? pourquoi ces hommes ? je vous préviens que nous sommes déterminés à nous défendre jusqu’à la mort.

 

— J’en suis persuadé, lui répondis-je, mais il ne s’agit pas de cela pour le moment ; nous sommes des démocrates et, comme tels, les défenseurs de la Constitution ; nous voulons passer pour aller… plus loin. Je demande un peu de pain et un verre de vin pour faire rafraîchir mes hommes.

 

— Pour du pain et du vin on va vous en donner, mais arrêtez votre colonne, car autrement il arrivera malheur. Nous avons des forces et nous sommes bien décidés à nous battre.

 

— Eh ! Monsieur, nous n’avons pas besoin de nous battre. En votre qualité de juge de paix vous devez être pour le droit et par conséquent pour la Constitution dont nous sommes les soldats.

 

— Je suis pour qui je suis, cela ne regarde personne. D’ailleurs dans un pareil moment on ne doit pas s’occuper de politique. Je vais vous faire apporter du pain et du vin, mais n’avancez pas, car nous sommes bien déterminés à vous repousser, je vous en avertis.

 

Quoique certain de la victoire si j’ordonnai seulement de battre la charge, comme je tenais autant que le juge de paix à ce qu’il n’y eut pas la moindre collision à Lorgues, et pressé de me rendre à Salerne, je consentis à faire le tour de la ville pour continuer ma route dès qu’on aurait distribué du pain et du vin. Je lui donnai ma parole et il s’en fut radieux.

 

Probablement qu’au lieu de s’occuper de nous envoyer des vivres, il s’occupait de raconter comme quoi, à force de sang froid et d’audace, il était parvenu à m’épouvanter, car nous attendîmes plus d’une heure le pain et le vin qu’on avait promis d’envoyer de suite.

 

Les démocrates de Lorgues qui étaient avec les chefs à la tête de la colonne, leur conseillaient d’avancer et de ne pas céder devant une poignée de réactionnaires. Le spahi qui n’avait pas été content de la réception qu’on lui avait faite en sa qualité de parlementaire, affirmait de son côté que pour les mettre en fuite il suffirait de se montrer. Nicolas[17] du Luc me fit observer enfin que pour aller à Salerne il fallait nécessairement passer par Lorgues. — Pendant tous ces colloques et malgré mon opposition, la colonne avançait toujours. — Je sentais que l’impatience allait tout perdre et qu’un coup de fusil tiré par un imprudent de Lorgues pouvait mettre tout à feu et à sang. Je demandai au moins, ne pouvant plus retenir mes hommes, qu’on attendit le retour du parlementaire que j’envoyais pour dégager ma parole en me fondant sur ce que, pour aller à Salerne, il me fallait absolument passer par Lorgues.

 

Au lieu de me rendre ma parole ou de venir parlementer avec moi, le maire me fit savoir qu’il allait en délibérer avec son conseil. Alors une voix s’écria :

 

— Il nous feront attendre jusqu’à ce que la troupe qu’ils ont fait prévenir, arrive !

 

Un cri général de : En avant ! ébranla la colonne. Je me précipitai au devant d’elle ; je priai, je suppliai de ne pas me faire manquer à la parole que j’avais donnée en leur nom. Je menaçai même de briser mon épée. La colonne hésita : mais le bataillon de Vidauban qui formait l’arrière-garde et qui arrivait au même moment, passant par un chemin direct, entra dans Lorgues tambour battant ; alors on ne m’écouta plus et, poussé, bousculé, je fus entrainé, malgré moi, dans cette maudite bourgade.

 

photo Alain Marcel

La première personne que je rencontrai ce fut le juge de paix qui alors se donnait du mouvement pour nous trouver des vivres.

 

— Vous les voyez, Monsieur, lui dis-je, tous vos retards sont cause que mon autorité est à présent méconnue. Dieu veuille que vos fanfaronades n’amènent pas quelque conflit, ajoutai-je en lui montrant le maire qui se pavanait avec son écharpe au balcon de l’hôtel de ville au milieu de ses fidèles armés de fusils.

 

Je ne sais plus ce que me répondit le juge de paix, en riant du bout des lèvres.

 

On fit la distribution du pain et du vin. Pendant cette distribution un bourgeois de Lorgues vint me prier de lui accorder la permission de voir un de ses vieux amis qui se trouvait parmi nos prisonniers. Je lui donnai l’autorisation qu’il me demandait ; mais lorsqu’il se présenta pour entrer dans une salle basse où l’on avait enfermé les ôtages, le factionnaire déclara qu’il ne connaissait que sa consigne et ne voulut pas le laisser passer. Il revint vers moi pour me prier d’intervenir.

 

— Hélas ! lui dis-je, Monsieur, je pense que j’aurai bien assez d’autorité pour vous faire entrer ; mais je ne vous réponds pas d’en  voir assez pour vous faire sortir.

 

Ce Monsieur me tirant de grands coups de chapeau me remercia et s’en fut.

 

Un chirurgien de la marine militaire qui faisait parmi nous l’office de chirurgien-major, vint me demander de mettre en liberté un malheureux prisonnier du Luc qui ne voulait pas descendre de voiture pensant qu’on allait le fusiller et qui pleurait à chaudes larmes.

 

— Cet homme va avoir une attaque d’apoplexie, me dit le bon Campdoras, et nous ne l’amenerons pas vivant à Salerne.

 

— Vous savez bien, lui dis-je, que les prisonniers appartiennent à La Garde-Freinet et au Luc dont ils sont les ôtages. Adressez-vous à Nicolas plus influent que moi sur les hommes du Luc et, s’il veut prendre la responsabilité de sa mise en liberté, je ne m’y oppose pas.

 

Nicolas, pour le décorum vint me demander à son tour la mise en liberté de ce malheureux. Je m’avançai alors, je le déclarai libre. — La peur l’avait tellement saisi que je fus obligé de le descendre de voiture.

 

Le vin qu’on avait largement distribué, commençait à agir. Un de mes hommes se sentant la tête lourde vint à moi tenant une bouteille clissée et me dit avec un effroyable mystère.

 

— Commandant, le vin est empoisonné !

 

Pour toute réponse je pris la bouteille et je bus.

 

On se groupait sous le balcon de la mairie où M. le maire[18] et ses gens se faisaient toujours un plaisir de parader avec des fusils. — J’ordonnai aux tambours de battre le rappel, les tambours ne m’obéirent pas. Je me tenais à distance observant le mouvement et adjurant tous les chefs que je rencontrais de mettre leurs hommes en rang pour nous retirer à Salerne. Plusieurs essayèrent d’exécuter mon ordre, mais inutilement.

 

— Il faut désarmer les réactionnaires, me criait-on de toute part.

 

— Le maire a eu l’insolence de dire qu’il nous autorisait à nous promener sous les allées.

 

— S’il reste quelques traînards, ils les fusilleront, soyez en sûr…

 

— Mais songez donc, leur disais-je, que j’ai donné ma parole et que les désarmer serait une trahison !

 

Mes hommes n’étaient plus en état de m’entendre. Saisissant alors un tambour au collet je le forçai à battre le rappel, puis la marche. Quelques hommes me suivirent machinalement ; mais au même instant je fus obligé de retourner vers la mairie dont on venait d’enfoncer les portes. Le maire et ses acolytes avaient disparus. Je cherchai vainement à percer la foule ; alors je revint à distance et j’appelais les tambours à grands cris. J’avais le vertige, je voyais un grand mouvement et des hommes qui dansaient comme des sauvages, en tirant des coups de fusil en l’air.

 

Se détachant de la danse Macabre, Louis Chabert, le brave Brignolais vint à moi et me dit :

 

— Je crois que voici le moment d’aller faire un tour chez les réactionnaires ?

 

— Voler ! m’écriai-je en tirant mon épée, il ne manquerait plus que cela !

 

— Ah ! c’est ainsi que vous nous commandez, reprit-il en me jettant à 1a figure un morceau de pain qu’il tenait à la main.

 

Je le poursuivis pour lui passer mon épée à travers le corps, mais il s’enfuit et je ne l’ai pas revu depuis.

 

Quand on fut las de danser et de hurler, les rangs se formèrent, les tambours m’obéirent, je détachai une avant-garde et enfin je pus monter à cheval et partir.

 

Je n’avais pas fait deux cents pas que je m’apperçus que la colonne était rompue. Arrambide de Toulon accourut et me dit qu’on venait d’apprendre que la troupe était au Luc et qu’on était décidé à retourner pour l’attaquer.

 

Nous ne sommes pas en état d’attaquer la troupe, lui dis-je. Quant à moi je vais à Salerne, allez au Luc si vous voulez.

 

J’ordonnai de continuer la marche, sûr qu’on finirait par me suivre et pour échapper aux discutions, car tout le monde avait la prétention de savoir commander, je prétextai un ordre à donner à l’avant-garde et je partis au galop suivi du spahi qui ne me quittait pas.

 

Je recommandai à l’avant-garde de ne pas se laisser rejoindre par la colonne et je continuai ma route au grand trot pendant que mon spahi qui avait largement usé du bon vin de Lorgues s’amusait à faire sauter les fossés à son cheval. Le chemin se bifurquant, je lui dis de prendre une route tandis que je suivrai l’autre, feignant d’ignorer quelle était celle qui conduisait directement à Salerne. Il suivit le chemin direct et je pris le chemin de traverse.

 

Quand je fus bien seul, je descendis de cheval et me couchais au pied d’un olivier.

 

Ce qui venait de se passer m’avait brisé. J’avais horreur de mon armée. Chef d’hommes brutaux, ignorants, verbeux et d’une outrecuidance déplorable, je voyais se dresser devant moi l’incendie, le pillage et le meurtre que je ne pourrai pas empêcher, et dont l’affreuse responsabilité allait retomber sur ma tête. Je n’étais pour mes hommes qu’un pourvoyeur-général, pas davantage. Habitués au bien être dans les riches campagnes du Var, ils entendaient et prétendaient, en guerre, boire, manger et dormir comme à leur habitude. — Où dinerons- nous ? quand dinerons nous ? étaient les questions qu’on m’adressait le plus souvent. — Les chefs que je connaissais personnellement et sur lesquels je croyais pouvoir compter, avaient été les premiers à pousser sur moi la colonne pour entrer dans Lorgues. Je voyais encore le regard fauve d’un d’entr’eux qui, à Vidauban, sans pitié pour ma fatigue après une marche forcée, me reprochait de me chauffer un instant quand il s’agissait selon lui d’agir et de combattre. Je voyais tout en noir, la démocratie ensanglantée, l’anarchie faisant regretter la réaction, et la liberté échevelée comme la licence. — L’envie de déserter me prit à la gorge ; mais je la repoussai avec plus d’horreur encore que les funèbres images de mon imagination en délire. Si l’idée du suicide m’était venue je me serais passé mon épée à travers le corps. — Je tombai dans une sorte de torpeur. Cependant le calme revint peu à peu et je me pris même à rire des terreurs que je m’étais faites. — Je pouvais compter sur le patriotisme de mes hommes. Malgré tout leur orgueil méridional, ce n’était pas une ambition absurde pas plus qu’une basse cupidité qui leur avait fait prendre les armes, c’était le dévouement à la République dans toute son abnégation, c’était l’amour de la patrie dans tout ce qu’il y a de plus noble. J’avais déja brisé leur colère en les rappelant à l’humanité et à l’honneur ; c’est que, sous une rude écorce, l’élément généreux dominait chez ces hommes au coeur franc, à l’âme candide. A part quelques individus, comme Louis Chabert, je n’avais pas à craindre qu’ils souillassent notre sainte cause par le pillage ou la violence, et si ce malheureux petit juge de paix n’était pas venu faire ses embarras, si une sotte municipalité n’avait pas cherché à faire de l’histoire en nous bravant du haut de son balcon, si son tambour était resté tranquille, si la cloche n’avait sonné que les vêpres, nous serions passés à Lorgues comme de bons amis, comme de vrais moutons. — J’allais donc aller à Salerne pour organiser militairement deux mille hommes que j’avais derrière moi. — C’était une rude besogne. — Il me fallait une main de fer recouverte d’un gant de velours pour assouplir à l’ordre des camps et au silence de la discipline des caractères altiers qui n’avaient encore confiance qu’en eux-mêmes. Il me fallait promptement trouver de la poudre, chercher des fusils, fondre des balles, forger des lances, organiser les compagnies, pourvoir aux vivres, poster les gardes, surveiller les marches, bien choisir mes cantonnements et, au premier coup de fusil, me trouver toujours à la tête des plus braves comme chez les vieux Gaulois. — Pour suffire à tout je ne pouvais compter que sur moi seul et je n’avais peut-être pas trois jours à attendre de parricides soldats abrutis en Afrique et deshonorés à Rome ; mais il fallait repousser un ignoble despotisme, on ne doit pas consulter ses forces quand il s’agit de sauver la patrie. Et alors même (ce que me paraissait impossible), alors même que de pauvres paysans du Var auraient seuls dans cette page de notre histoire le monopole du courage et du patriotisme, si la France éreintée par Cavaignac, se courbait pour dernière humiliation sous le bâton du contestable de Londres, quelques fussent les suites de notre campagne, la mort, les fers ou l’exil étaient trop honorables pour hésiter un seul instant…

 

Je remontai à cheval. — Jamais je ne me sentis plus de vie — et courrant bride abattue à Salerne, je criai la vieille devise française :

 

Fais ce que dois, advienne que pourra !

 

 


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[1] Antoine Constant est le président de la société secrète de Brignoles. Sous-préfet de Brignoles en 1848. Il rencontre à Brignoles Garnier-Pagès en avril 1851 et Louis Rique de Marseille en novembre. Soupçonné en octobre d’être le correspondant du Comité central de résistance. Il a tenté de fédérer les sociétés secrètes de son arrondissement, fin 1851.

 

[2] L’article 111 traite de la procédure de révision de la Constitution. L’auteur a certainement voulu indiquer l’article 110 : « L’Assemblée nationale confie le dépôt de la présente Constitution, et des droits qu’elle consacre, à la garde et au patriotisme de tous les Français. »

 

[3] Voir cet article, et pour tout ce qui touche aux événements marseillais, dans le mémoire de maîtrise d’Hugues Breuze, Insurgés et opposants au coup d’Etat de décembre 1851 dans les Bouches du Rhône, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2000, chapitre 1 C Marseille.

 

[4] Louis Rique, correspondant du comité central pour Marseille, est également en contact avec le Var, notamment avec Antoine Constant et Brignoles.

 

[5] Le rassemblement devait avoir lieu à La Bouilladisse. Quatre cents Marseillais s’y rendirent. (cf. Hugues Breuze, op. cit.)

 

[6] situé sur le Cours Napoléon, actuel Cours de la Liberté.

 

[7] Le Val, Vins et Camps.

 

[8] François Imbert, charron, 34 ans, déporté en Algérie.

 

[9] Seule une centaine de Brignolais, en plusieurs contingents, rejoignirent la colonne Duteil, dont François Louis Dufort, tué à Aups.

 

[10] On orthographie habituellement cette petite ville : Salernes

 

[11] Paul Cotte et Honorat Dauphin. Sur ces deux personnages, voir Emilien Constant, « De la Seconde à la Troisième République le parcours d’un Varois : Paul Cotte, rebelle et politique », Provence 1851. Une insurrection pour la République, Actes des journées d’étude de 1997 à Château-Arnoux et de 1998 à Toulon, Association pour 150ème anniversaire de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, Les Mées, 2000, pp. 122-161

 

[12] Sur Le Luc, voir René Nonjon, La dignité bafouée, décembre 1851, le canton du Luc en marche !, Les Mayons, 2001, et sur La Garde-Freinet, « 1851 », Freinet Pays des Maures, n°2, Association pour la recherche de l’Histoire du Freinet, 2001

 

[13] Eugène Gallice, patron bouchonnier, 43 ans, natif d’Angoulême.

 

[14] Camille Duteil est natif de Libourne.

 

[15] D’Agnel-Bourbon, conseiller général.

 

[16] Louis Courdouan

 

[17] Maître chapelier.

 

[18] Courdouan, frère du juge de paix.