La province en décembre 1851
La province en décembre 1851 Étude historique du coup d’Etat
par Eugène Ténot Chapitre II Départements du Centre
Nièvre — Yonne première partie
Situation de la Nièvre au moment du Coup d’État. — La ville de Clamecy. — Premiers incidents. — Projets d’arrestations. — Les chefs du mouvement. — Mesures de défense. — Début de l’insurrection — Le maire Legeay. — Fusillade. — Occupation de la Mairie. — Assassinat de M. Mulon. — Soulèvement des campagnes. — Le village de Pousseaux. — Mort de M. Bonneau. — Le curé d’Arthel. — Clamecy dans la nuit du 5 au 6. — Capitulation de la gendarmerie — Meurtre du gendarme Bidan. — Les insurgés maîtres de Clamecy. — Marche du préfet. — Saisie des caisses. — Proclamation. — Derniers meurtres.
Il était peu de départements où les idées républicaines eussent trouvé plus de défenseurs nombreux et dévoués que dans celui de la Nièvre. Les votes de ce département pour l’Assemblée constituante et pour la Législative en avaient été la preuve éclatante.
A la fin de 1851, la situation était excessivement tendue dans la Nièvre. La population des villes et de la majeure partie des campagnes y était presque entièrement acquise aux idées démocratiques les plus avancées. Depuis que la loi du 31 mai avait posé, pour 1852, la redoutable éventualité de la guerre civile, à échéance fixe, des sociétés secrètes, organisées par des hommes du parti républicain avancé, avaient couvert le pays de leurs ramifications. On a peu de renseignements exacts sur les sociétés secrètes du centre de la France. On ne saurait dire si elles obéissaient à une impulsion centrale, et d’où venait cette impulsion. Ce qui est incontestable, c’est quelles avaient des affiliés dans les moindres hameaux.
La situation de l’autorité était difficile en présence de cette organisation redoutable. Elle n’avait, en dehors de la force armée, d’autre point d’appui qu’une partie de la bourgeoisie, effrayée du progrès des idées révolutionnaires, tremblant pour sa sécurité, mais incapable de se mesurer avec ses adversaires. Dès le mois d’octobre, des troubles coïncidant avec ceux du Cher, avaient amené la mise en état de siège du département. Cette mesure, et des arrestations importantes opérées à Nevers et à Cosne, avaient désorganisé le parti démocratique dans ces deux arrondissements et y avaient rétabli un calme relatif.
Il n’en était pas de même dans celui de Clamecy.
La population de cette ville s’était scindée en deux camps ennemis, prêts à s’entre-déchirer. Les haines de parti y avaient pris un degré de violence et d’âpreté inconnu dans les grandes villes, où des ressentiments privés se mêlent rarement aux luttes politiques.
Le parti républicain avait pour lui le nombre et l’audace ; le parti réactionnaire avait l’autorité et les positions officielles. La bourgeoisie riche appartenait presque entière à ce dernier parti, et ses terreurs n’avaient pas de bornes. Elle se croyait menacée des plus affreux excès au jour de la victoire d’ennemis exaspérés par les persécutions dirigées contre eux depuis 1849.
Au moment du Coup d’Etat, la lutte politique était dans toute son ardeur à Clamecy. L’état de siége, des poursuites politiques fréquentes, des condamnations souvent répétées, loin de décourager le parti démocratique, ne faisaient que l’entretenir dans un perpétuel état d’exaltation.
Le sous-préfet, M. Saulnier, arrivé depuis peu de temps à Clamecy, connaissait mal la ville, et n’avait pu y acquérir une grande influence. Le maire, M. Legeay, était un homme estimé ; il appartenait au parti conservateur. Le fonctionnaire le plus influent était, sans contredit, le procureur de la République, M. Baille-Beauregard. La lutte ardente qu’il soutenait contre le parti démocratique, les fréquentes poursuites qu’il exerçait, sa haine violente contre tout ce qui tenait à la République, l’animosité qu’on lui portait, avaient fait du procureur de la République le véritable chef du « parti de l’ordre » à Clamecy. Il accueillit avec enthousiasme le Coup d’Etat. La bourgeoisie riche partagea bientôt ce sentiment. Le premier moment de surprise passé, elle ressentit une joie immense, de voir se dénouer la crise et se dissiper ses terreurs. Personne ne crut sérieusement que le parti républicain, abattu dans Paris, essayât de lutter à Clamecy, erreur qui amena de désastreuses conséquences.
Le procureur de la République résolut, dès le 3, c’est à la première nouvelle du Coup d’Etat, de faire arrêter et incarcérer les chefs les plus influents du parti républicain. Une liste en fut dressée, et le secret, mal gardé, ne tarda pas à se répandre. Dès le lendemain, tous les intéressés étaient avertis de ce qui les menaçait[1]. Avec l’échafaud ou Cayenne en perspective, ils n’hésitèrent pas à affirmer le droit de résister, les armes à la main, à la violation de la Constitution.
Il n’est pas inutile de faire connaître dès à présent quelques-uns des hommes du parti démocratique qui devaient prendre part aux événements ultérieurs.
C’étaient d’abord les Millelot. Millelot père était un homme d’une soixantaine d’années, imprimeur, juge au Tribunal de commerce, jouissant de l’estime générale. Son influence était grande dans la contrée, où il avait été l’un des propagateurs des idées républicaines. Il disait plus tard au Conseil de guerre :
« Je me serais cru déshonoré si, en présence de l’article 68 de la Constitution, je n’avais pas pris les armes. »
Son fils aîné, Eugène Millelot, était le plus énergique des chefs du parti. C’était une nature fougueuse et passionnée, avec une intelligence remarquable et un courage à toute épreuve. Ce jeune homme de vingt-huit ans, petit, blond, délicat, cachait, sous cette frêle enveloppe, une force d’âme extraordinaire. Ses convictions républicaines étaient presque du fanatisme. Il devait être le promoteur et, plus tard, l’une des plus nobles victimes de ce tragique mouvement[2].
Numa Millelot, son frère, âgé de dix-neuf ans, était un jeune homme enthousiaste, un peu vaniteux, disait-on, causeur, mais plein de courage.
Jean-Baptiste Guerbet, négociant, riche et honoré, homme intelligent et convaincu, jouissait d’une grande popularité. Il avait eu un grand nombre de voix aux élections de l’Assemblée nationale. Dès ce moment, il était devenu l’un des meneurs influents du mouvement politique. Condamné à quelques jours de prison pour délit politique, il subissait sa peine en ce moment[3].
Pierre Séroude, peintre, ancien militaire, était un homme d’action, résolu, énergique.
« Je n’ai fait que mon devoir en prenant les armes », dit-il plus tard au Conseil de guerre[4].
MM. Rousseau et Moreau étaient deux hommes de loi très-dévoués à leurs opinions, mais peu propres à diriger un mouvement révolutionnaire. Ils ne devaient y prendre qu’une part assez restreinte.
Quelques autres citoyens, moins influents que ceux-ci, devaient cependant jouer un rôle très-actif.
Gaumier, dont le café était le lieu ordinaire de réunion de la bourgeoisie démocratique ; Coquard, qui répondait à l’interrogatoire :
« La Constitution était confiée au patriotisme des citoyens ; elle était foulée aux pieds, je me suis levé pour la défendre[5]. »
Denis Kock, dont l’auberge était, pour les ouvriers, ce que le café Gaumier était pour les bourgeois : homme de coeur, du reste, et qui montra autant d’humanité que de bravoure pendant l’insurrection[6] ; Casimir Gonnat, le tanneur ; Bazile Guillien, Bretagne, Cornu, Durand-Delune, et d’autres encore, qu’il serait impossible de nommer.
Dans la journée de mercredi, le parti démocratique résolut, après d’assez vifs débats, de garder encore une attitude expectante. La soirée de ce jour, et tout le lendemain, jeudi, furent calmes. Il est vrai que ce calme n’était qu’apparent ; une sourde agitation régnait dans la ville : les travaux ordinaires étaient suspendus, les établissements publics pleins d’hommes dont les visages respiraient tour à tour la colère et l’anxiété. L’autorité, émue de ces premiers symptômes, essaya d’organiser une défense. Le sous-préfet, le procureur de la République et quelques autres fonctionnaires, convinrent de se réunir à la caserne de gendarmerie. Le maire, M. Legeay, convoqua à la Mairie tous les citoyens sur lesquels on croyait pouvoir compter. Il en vint un assez bon nombre qui reçurent des armes et des munitions. Une dépêche fut en même temps expédiée au préfet de la Nièvre, M. Petit-Lafosse, lui exposant la situation de la ville et lui demandant du secours.
Le préfet, après avoir conféré avec le général Pellion, résolut de partir lui-même pour Clamecy avec une petite colonne de troupes. Il fut impossible de détacher plus de deux cents hommes, infanterie et cavalerie, car le tocsin sonnait déjà entre Saint-Pierre-le-Moutier et Nevers. Le préfet partit le vendredi 5 décembre, à la tête de cette petite troupe.
Cependant, le jeudi soir, à Clamecy, l’insurrection n’était pas encore résolue. Une bande de paysans, arrivée jusqu’aux portes de la ville, reçut contre-ordre et rebroussa chemin. On attendait les nouvelles de Paris, et sans doute aussi les résolutions des démocrates de l’Yonne avec lesquels on était en relations suivies.
C’est dans la journée du lendemain que les bruits d’arrestations imminentes, prenant plus de consistance, achevèrent de surexciter les esprits. La morgue des réactionnaires qui montaient la garde à la Mairie et se montraient nombreux à leur cercle, affectant beaucoup de résolution, exaspérait les démocrates, habitués à voir redouter leur audace. Toute cette journée du vendredi, Clamecy présenta un aspect sinistre.
L’insurrection armée fut décidée dans l’après-midi. On convint que les républicains de la ville attendraient, avant de commencer aucun mouvement, l’arrivée des contingents des campagnes. Millelot père partit pour Druyes, grosse commune de l’Yonne, limitrophe du canton de Clamecy. D’accord avec le citoyen Dappoigny, le chef influent de cette commune, il appela le peuple aux armes, et bientôt le tocsin sonna à Druyes, Andryes, Sougères, etc. Des bandes s’y formèrent et prirent le chemin de Clamecy[7].
Cependant l’autorité, si confiante la veille, ne prenait aucune sérieuse mesure de défense. Au lieu de concentrer gendarmes, gardes nationaux et fonctionnaires sur un même point, qu’ils eussent pu défendre avec succès, le parti réactionnaire divisa ses forces.
Le sous-préfet, le procureur, le lieutenant de gendarmerie et quelques autres personnes restèrent à la caserne, pendant que le maire était à l’hôtel-de-ville avec les gardes nationaux.
A six heures du soir, les paysans ne paraissant pas encore, Eugène Millelot, son frère et quelques autres jeunes gens qui étaient au café Gaumier, ne purent contenir leur impatience. Ils sortirent, coururent au quartier de Bethléem, situé sur la rive droite de l’Yonne, et bientôt le tambour appela aux armes la population ardente de ce faubourg. Une colonne d’hommes armés se forma sur le pont. Les frères Millelot, Séroude, Gonnat, Guillien, etc., prirent la tête, et le rassemblement monta, au chant de la Marseillaise, les rues étroites et sombres qui conduisent à la Mairie.
Cet édifice était situé sur une place irrégulière et assez vaste ; la prison était auprès, l’église sur une autre face de la place. Le clocher, vieille tour gothique, dominait tout le quartier. De là une rue montant vers le haut de la ville conduisait à la caserne de gendarmerie. Les républicains, encore assez peu nombreux, débouchent sur la place, sous les croisées de la Mairie. Quelques-uns coururent au clocher pour sonner le tocsin ou pour prendre position de manière à tirer sur les défenseurs de la Mairie. On avait enlevé le battant de la cloche ; un homme sonna le tocsin en frappant avec un marteau.
Cependant le trouble le plus extrême régnait à la Mairie. Les gardes nationaux sentaient faillir leur résolution. Beaucoup craignaient d’exaspérer leurs adversaires par une résistance qu’ils jugeaient déjà impuissante.
Le maire s’avança seul au devant des insurgés. Il interpella les groupes les plus rapprochés, leur demanda ce qu’ils voulaient.
Plusieurs répondirent qu’ils exigeaient la délivrance immédiate des prisonniers politiques. M. Legeay voulut essayer de les calmer ; il prononça quelques paroles de paix, de conciliation. Sa voix fut couverte par des cris, et la foule se précipita contre la porte de la prison.
Le maire, surpris de ne pas voir auprès de lui les principales autorités de la ville, se rendit aussitôt à la gendarmerie pour avertir le sous-préfet et le procureur de ce qui se passait. Ceux-ci répondirent que leur intention était de se défendre dans la caserne s’ils étaient attaqués. Cependant, après quelques pourparlers, ils envoyèrent, vers la Mairie, une patrouille de six gendarmes, conduits par le maréchal-des-logis.
Pendant ce temps, les insurgés avaient sommé le geôlier d’ouvrir la prison. Sur son refus, un coup de feu avait été tiré, la porte violemment secouée, puis enfoncée. Les prisonniers avaient été délivrés. Guerbet, rapidement informé de ce qui se passait, avait approuvé la prise d’armes et était sorti acclamé par la foule.
En ce moment, la patrouille débouchait sur la place, près de l’église, et s’avançait vers les insurgés. Quelques coups de fusil, tirés, dit-on, de derrière un corps-de-garde situé entre la Mairie et la prison, provoquèrent une décharge de la patrouille. Les gendarmes, tirant à quinze pas de distance, tuèrent un des républicains et en blessèrent cinq. Les autres ripostèrent vivement ; deux gendarmes furent tués, deux autres blessés, les survivants s’empressèrent de regagner la caserne.
Aux premiers coups de feu, les gardes nationaux réactionnaires avaient laissé leurs armes et s’étaient enfuis, les uns par les derrières, les autres à travers la place. Les derniers coururent de grands dangers. L’un d’eux, l’instituteur Munier, fuyait vers une ruelle qui passe derrière l’église, lorsqu’une balle l’atteignit et le renversa mortellement frappé[8].
Un autre garde national, M. Tartral, sortait de la Mairie :
— Qu’avez-vous fait de la poudre qui était à l’hôtel-de-ville ? lui dit Guerbet.
Un homme à grande barbe, à figure sinistre, s’écrie :
— Il faut le fusiller ! il était à la Mairie !
— Vous ne ferez pas cela, ce serait un assassinat ! réplique Guerbet.
Son intervention sauve M. Tartrat, qui peut regagner son domicile[9].
Le maire, revenu sur la place, trouva les gardes nationaux dispersés et la Mairie au pouvoir des insurgés. Jugeant toute résistance inutile, il prit la résolution d’aller au devant du préfet, dont il connaissait la marche. Il se rendit au faubourg, prit une voiture, et, au risque d’être arrêté par les insurgés des campagnes qui couvraient les chemins, il courut jusqu’à Varzy (28 kilomètres). Le préfet n’y était pas encore arrivé. M. Legeay poussa jusqu’a Prémery, à 60 kilomètres de Clamecy, sur la route de Nevers. Il y rencontra le préfet et sa petite colonne le samedi matin, vers neuf heures et demie. Prévenu de la gravité de l’insurrection, le préfet fit demander des renforts au général Pellion, et continua sa marche vers Clamecy.
Cependant les insurgés, maîtres de la Mairie, ne savaient que résoudre. Surpris de leur facile victoire, ils croyaient la majeure partie de leurs adversaires à la caserne, et n’osaient encore les y attaquer. Plusieurs d’entre eux quittèrent la ville pour activer le mouvement des campagnes. Les autres se répandirent dans les divers quartiers cherchant des armes et des munitions.
Vers ce moment s’accomplit un crime odieux, le plus inexplicable de ceux qui ensanglantèrent Clamecy.
L’un des citoyens les plus honorables de cette ville, M. Mulon, avocat, rentrait chez lui donnant le bras à une dame, Mme Courot. M. Mulon était républicain ; il avait été commissaire du Gouvernement provisoire ; on le regardait comme un homme de talent ; il était généralement aimé et on ne lui connaissait pas d’ennemis personnels.
Il n’était qu’à quelques pas de sa porte lorsqu’un homme se détache d’un groupe d’individus que l’obscurité empêchait de reconnaître. Il s’approche de M. Mulon et lui enfonce dernière le crâne une bisaiguë de menuisier.
M. Mulon pousse un cri, jette ces quelques paroles :
« Que c’est lâche de frapper ainsi par derrière… Oh ! vous m’avez fait mal ! » Il chancelle, il tombe. Quelques minutes après il expirait[10].
L’auteur de ce lâche attentat s’était perdu dans les groupes. Il n’a jamais été découvert. Deux hommes accusés de ce crime ont été jugés en Conseil de guerre et acquittés sur ce chef. On raconte cependant à Clamecy qu’un insurgé déporté en Afrique aurait avoué à son lit de mort être l’assassin. Ce misérable, selon les uns, aurait frappé M. Mulon parce qu’il portait une redingote ; d’autres disent qu’il avait cru reconnaître un avoué de la ville, chaud réactionnaire, et n’avait frappé M. Mulon que par méprise ; d’autres enfin prétendent qu’une haine privée a poussé le bras de l’assassin.
Cet assassinat fut suivi de près d’une tentative de meurtre commise aux portes de la ville. Un jeune homme appartenant à l’opinion républicaine modérée, M. E. Poulain, revenait de la campagne. Un groupe d’insurgés l’accoste. L’un d’eux, mauvais sujet de vingt ans, nommé Roux, lui demande l’heure qu’il est. M. Poulain, sans méfiance, tire sa montre pour le lui dire ; pendant ce temps, le misérable l’ajuste et lui décharge son arme à bout portant. La blessure de M. Poulain ne fut heureusement pas mortelle[11].
Toute la nuit, le tocsin ne cessa de sonner et le tambour de battre le rappel dans les villages de la vallée de l’Yonne qui entourent Clamecy.
Millelot père et Dappoigny amenèrent les contingents de Druyes, Andryes, Sougères. Casimir Gonnat de Clamecy et le docteur Victor Belin amenèrent les insurgés de Corvol, Trucy, etc. Des jeunes gens, Meunier, Girard, Beaufils, soulevèrent Chevroches. A Oisy, un paysan, Jacques Foubard, marcha à la tête de l’insurrection avec ses trois fils. A Dornecy, l’instituteur E. Robert souleva la commune. A Entrains, un riche propriétaire, M. Conneau, dirigea l’insurrection[12]. Toutes ces bandes armées marchèrent sur Clamecy, tambour battant, drapeau rouge en tête, mais sans se livrer à aucun excès.
Le seul village de Pousseaux fut le théâtre d’une scène sanglante.
Ce village, situé sur les bords de l’Yonne, était habité en majeure partie par des flotteurs, des mariniers, des compagnons de rivière, presque tous affiliés aux sociétés secrètes. L’un des propriétaires de l’endroit, M. Bonneau, s’était fait une célébrité locale par son acharnement contre le parti républicain. M. Bonneau, âgé de soixante-seize ans, avait conservé une verdeur et une énergie fort rares à cet âge. Bien des fois, dans ses discussions avec ses voisins, il leur avait manifesté sa résolution de repousser à coups de fusil la moindre attaque contre sa maison.
Dans cette nuit du 5 au 6, les frères Millelot arrivèrent de Clamecy et firent sonner le tocsin dans le village. Presque toute la population valide prit les armes et descendit sur la place. Là, quelques voix crièrent qu’il fallait, aller désarmer les Bonneau. La foule accueillit cette excitation et se dirigea vers la maison Bonneau. Presque tout le monde y était couché. M. Bonneau fils venait de se mettre au lit. Il a raconté lui-même ce qui suit au Conseil de guerre :
Réveillé parle tambour et le tocsin, il se vêtit à la hâte, fit lever les domestiques et descendit dans la cour. Son vieux père se levait en même temps. Les insurgés ne tardèrent pas à se présenter. M. Bonneau fils était sur la porte. Il fut sommé de remettre au peuple toutes les armes qui se trouvaient dans la maison.
— Je ne les donnerai pas, et je tuerai le premier qui viendra les prendre, répondit-il en refermant la porte.
Les insurgés essayèrent de l’enfoncer. Ne pouvant y réussir, ils frappèrent contre les volets des fenêtres.
M. Bonneau père et son fils étaient derrière, armés chacun d’un fusil. Le vieillard ne put contenir son impatience : il ouvrit lui-même les volets et se pencha au dehors, couchant en joue les assaillants. Son fils en fit de même. Des coups de feu retentirent. M. Bonneau fils crut que son père venait de tirer ; il fit feu. Mais, en se retournant, il l’aperçut étendu sur le carreau, frappé de deux balles. Il courut à lui, le releva pour le conduire dans sa chambre mais le vieillard ne put se soutenir ; il s’affaissa sur lui-même et expira.
Au moment où il avait paru couchant en joue les insurgés, plusieurs de ceux-ci avaient prévenu le coup en tirant sur lui. On discuta longtemps pour savoir si le premier coup était parti des insurgés ou de la maison Bonneau. La déposition de M. Alfred Bonneau nous parait trancher la question. Quand il releva son père, le fusil du vieillard était encore chargé et amorcé. Il n’avait donc pas tiré. Quant à lui-même, il n’avait fait feu qu’après avoir entendu tirer.
Un des voisins de M. Bonneau, un ouvrier nommé Germain Cirasse, fut accusé d’avoir tiré l’un des coups de fusil qui tuèrent M. Bonneau. Condamné à mort par le Conseil de guerre, Germain Cirasse a été guillotiné quelques mois après à Clamecy[13].
Presqu’en même temps, une triste scène se passait au faubourg de Bethléem à Clamecy. M. Vernet, curé d’Arthel, venait de descendre à l’auberge Deschamps, lorsqu’il fut assailli par une troupe de furieux qui voulurent lui faire prendre les armes et le forcer à marcher à l’insurrection. Le prêtre refusa et fut entraîné hors de la maison. Il fut insulté, frappé, accablé de mauvais traitements. Quelques insurgés, cependant, le défendirent, le nommé Roblin, surtout. Ils obtinrent qu’on le ramenât à l’auberge. Mais dans le trajet, des forcenés se ruèrent de nouveau sur le malheureux prêtre. Un homme lui porta un coup de bizaiguë qui fut amorti par l’épaisseur de son vêtement. Un jeune homme lui tira un coup de pistolet dont l’amorce ne prit pas feu. Enfin, au moment où il passait le seuil de la maison Deschamps, un autre furieux lui porta un coup d’épée dans le flanc et lui fit une blessure heureusement sans gravité[14].
La nuit entière se passa dans une situation terrible. Des bandes armées de fusils, de sabres, de haches, parcouraient les rues à la lueur de torches, poussant des clameurs, déchargeant leurs armes en l’air. Des groupes de paysans et d’ouvriers entraient, les armes à la main, dans les maisons bourgeoises, exigeant la remise des armes et des munitions. S’ils n’en trouvaient pas, la maison était fouillée de fond en comble. Rien d’uniforme dans ces perquisitions. Ici, les groupes entraient brutalement, le pistolet au poing, la menace à la bouche. Ailleurs, les insurgés ne manquaient à aucun des égards dus aux habitants inoffensifs. Un fait est remarquable, c’est qu’aucun excès grave ne fut commis pendant cette nuit. On n’a pas signalé un seul fait de pillage, pas même individuel.
M. Rousseau, avoué, fut un moment installé comme maire par les insurgés ; mais, bientôt effrayé du désordre qui régnait, il se retira, quitta la ville dès le lendemain, et ne reparut pas.
Le sous-préfet et le procureur de la République, réfugiés à la caserne de gendarmerie, avaient bientôt renoncé à tout projet de résistance. Ils quittèrent la ville le samedi matin. Le lieutenant resta seul avec dix ou douze gendarmes.
Toute la matinée du samedi, des bandes nombreuses arrivèrent des villages et grossirent énormément le nombre des insurgés. Cependant, cette matinée fut calme. On avait intercepté le courrier. Les dépêches de Paris, apportées à la Mairie, furent ouvertes, même des lettres privées, et les insurgés se convainquirent de l’écrasement complet de la résistance dans la capitale. Millelot père, découragé, proposa de renvoyer les paysans et de cesser une insurrection désormais inutile. Eugène Millelot et Guerbet s’y opposèrent vivement. Ils parlèrent de marcher sur Auxerre et obtinrent la continuation de la résistance.
Le tocsin sonna de nouveau, des barricades furent construites, et une foule nombreuse se porta vers la caserne de gendarmerie.
Guerbet, Millelot et Séroude précédèrent les rassemblements et entrèrent pour proposer au lieutenant une capitulation. Toute résistance était impossible et ne pouvait aboutir qu’au massacre des gendarmes. Le lieutenant consentit à se rendre, mais il demanda des conditions honorables. Devant le Conseil de guerre même, on a rendu cette justice aux chefs de l’insurrection, qu’ils firent tous leurs efforts pour les lui faire accorder. Mais la masse exaltée écoutait peu leurs exhortations. Elle était dans un état de fureur inexprimable.
Séroude monte sur le perron :
— Citoyens, s’écrie-t-il, le peuple est victorieux, il doit être magnanime ; il faut épargner les gendarmes.
On lui répond par des cris de mort. Millelot père décide le lieutenant à faire démonter les carabines des gendarmes. Il en prend les noix et les montre au peuple :
— Les gendarmes sont désarmés, dit-il, ils ne peuvent nous suivre. Le peuple ne peut rien exiger de plus.
Les insurgés ne l’écoutent pas. Un grand nombre cherchent à pénétrer dans l’intérieur de la caserne. Les gendarmes avaient profité du temps gagné par ces pourparlers pour se réfugier dans une maison voisine[15].
Un seul, le gendarme Bidan, brave homme d’un certain âge, était resté le dernier auprès du lieutenant. Il se tenait un peu en arrière de la porte d’entrée, tout près du perron. Un insurgé va droit à lui et le couche enjoue. C’était un jeune homme de vingt ans, nommé Rollin, conscrit de l’année, qui venait de subir un mois de prison pour avoir porté des coups de pied à Bidan dans l’exercice de ses fonctions. Le gendarme le reconnaît, et redoutant un acte de vengeance, il saisit le canon du fusil et le relève. Rollin, plus vigoureux que lui, le secoue et l’entraîne sur le perron. Une foule immense couvrait la rue. Quelques coups de feu partent. Bidan, frappé, tombe. Cependant il se relève et descend les marches en chancelant. Les forcenés qui l’entourent se ruent sur lui. Un homme lui décharge un coup de crosse sur la tête, d’autres lui tirent à bout portant. Un flotteur de Pousseaux, nommé Cuisinier, le frappe à coups de picot. Bidan paraissait mort. Il reçoit encore les coups de fusil de trois ou quatre misérables qui viennent l’achever. Tout à coup, il se relève galvanisé, fait deux ou trois pas et retombe.
Quelques insurgés le relevèrent alors ; il fut placé sur un brancard improvisé et transporté à l’hôpital. Le malheureux respirait encore malgré dix-huit blessures, et ce ne fut qu’une heure après qu’il rendit le dernier soupir. Le docteur d’Arcy, qui fit l’autopsie du cadavre, conclut dans son rapport médical que quatorze assassins, au moins, ont trempé leurs mains dans le sang de Bidan.
Les meurtriers, dénoncés plus tard par la clameur publique, furent jugés en Conseil de guerre. Cuisinier, condamné à mort, fut exécuté en même temps que Germain Cirasse[16].
Cet odieux massacre d’un homme désarmé atterra les chefs de l’insurrection et les découragea profondément. Lorsque ces hommes qui n’avaient pris les armes que pour la défense de la Constitution républicaine, virent à quels excès se portaient quelques-uns de ceux qui les avaient suivis, ils sentirent fléchir leur résolution. Aucun d’eux n’osa prendre sur lui la responsabilité de conduire un mouvement ainsi souillé dès son début. L’insurrection, sans direction réelle, flotta comme au hasard. On ne parvint pas même à constituer une Commission révolutionnaire.
Eugène Millelot seul ne paraissait pas abattu. Il essaya de relever le moral de ses amis. Il donna des ordres, fit des réquisitions, des proclamations, rendit des décrets au nom d’un Comité imaginaire. Il aurait voulu que l’on profitât des forces réunies à Clamecy (près de quatre mille hommes) pour marcher sur Auxerre, soulever le département de l’Yonne et donner ainsi un but sérieux à l’insurrection. Les autres chefs reculèrent devant la difficulté de conduire ces bandes indisciplinées.
Ce même soir, Eugène Millelot se rendit avec quelques hommes chez le receveur particulier, et le somma, toujours au nom du Comité, de lui remettre les fonds qui étaient en caisse. Le receveur, après quelque discussion, remit 5,000 francs contre un reçu que Millelot signa. Cette somme fut transportée à la Mairie, et une faible partie servit à solder quelques fournitures de pain faites par des boulangers[17].
Un double meurtre fut encore commis ce jour-là. Un flotteur, le sieur Galloux, dit Daumé, se trouvait près de la barricade du pont de Bethléem, non loin d’un groupe inoffensif de paysans et de gens de Clamecy. Tout à coup, sans provocation aucune, cet homme couche en joue ces gens qu’il ne connaissait pas, qui avaient pris part à l’insurrection comme lui, et il fait feu. Deux hommes tombent mortellement blessés. Ce meurtre est d’autant plus inexplicable que Galloux avait joui jusqu’alors d’une bonne réputation. Traduit pour ce fait devant le Conseil de guerre, Galloux, reconnu formellement par plusieurs témoins, fut condamné à mort et obtint plus tard une commutation de peine.
On a parlé de deux autres tentatives de meurtre qui auraient encore été commises. Le fait n’est pas certain, et, du moins, n’y eut-il pas d’autres victimes. On assure qu’Eugène Millelot voulait faire juger sommairement et fusiller les coupables de ces attentats ; on affirme qu’il fit rechercher notamment Roux, celui qui avait tiré sur M. Poullain. Il est fâcheux qu’il n’ait pas exécuté sa menace.
Le lendemain dimanche, il fit afficher la proclamation suivante que nous trouvons aux pièces de conviction du procès[18].
Ordre du Comité
La probité est une vertu des républicains.
Tout voleur ou pillard sera fusillé.
Tout détenteur d’armes qui, dans les douze heures, ne les aura pas déposées à la Mairie ou rendues, sera arrêté et emprisonné jusqu’à nouvel ordre.
Tout citoyen surpris ivre sera désarmé et mis de suite en prison.
Vive la République sociale !
Clamecy, 7 décembre.
Le Comité révolutionnaire social [1] La réalité de ces projets d’arrestation et leurs conséquences ne font aucun doute. M. Pujo de Lafitole, commissaire du gouvernement, le reconnaît comme une des principales causes de l’insurrection dans son réquisitoire prononcé à l’audience du 13 février 1852 au Conseil de guerre de Clamecy. Voir la Gazette des Tribunaux de ce mois.
[2] Eugène Millelot est mort à Cayenne. Voir, pour son procès et sa condamnation à mort, la note A à l’appendice.
[3] M. Guerbet est mort à Cayenne.
[4] Ce propos est rapporté dans le réquisitoire déjà cité.
[5] Ce propos est rapporté dans le réquisitoire déjà cité.
[6] Denis Kock est mort à Cayenne.
[7] Interrogatoire de Millelot à l’audience du 11 février 1852. Voir la Gazette des Tribunaux du mois de février I852.
[8] Eugène Millelot a été condamné à mort comme meurtrier de M. Munier. Voir son procès à la note A de l’appendice.
[9] Ces paroles sont extraites de la déposition de M. Tartrat au Conseil de guerre de Clamecy, à l’audience du 12 février 1852. Voir la Gazette des Tribunaux de ce mois.
[10] Déposition de Mme Courot, au procès de Sabatier et Guillemot devant le Conseil de guerre de Clamecy, à l’audience du 31 janvier 1852. Gazette des Tribunaux de ce mois.
[11] Roux a été condamné à mort pour cette tentative de meurtre et a obtenu une commutation de peine.
[12] Tous les citoyens nommés ci-dessus ont été condamnés pour ces faits par le Conseil de guerre, sauf MM. Conneau et Dappoigny, qui l’ont été par les commissions mixtes.
[13] Voir pour l’affaire de Pousseaux, le procès Cirasse, Lorin, etc., à l’audience du 5 février, devant le Conseil de guerre de Clamecy, Gazette des Tribunaux du mois de février 1852.
[14] Voir la déposition de M. Vernet, curé d’Arthel, à l’audience du 15 février, devant le Conseil de guerre de Clamecy, Gazette des Tribunaux du mois de février 1852. Nous avons entendu dire depuis la publication de la première édition de ce livre, que le curé d’Arthel aurait exagéré le caractère des outrages auxquels il fut en butte. Toutefois, ne pouvant rien affirmer de certain à cet égard, nous nous en tenons à ce qui ressort des débats du Conseil de guerre.
[15] Voir, pour cette scène, les dépositions du lieutenant de gendarmerie et de M. Tartrat, à l’audience du 12 février. Nous extrayons ce qui suit de la déposition de ce dernier :
« En ce moment, l’accusé Denis Kock reconnaît M. Tartrat dans les groupes : — Malheureux, lui dit-il, retirez-vous ; si l’on vous reconnaissait, vous seriez massacré. »
Le même homme avait protégé, la veille au soir, le directeur de la poste, menacé de mort par quelques furieux. Denis Kock est mort à Cayenne.
[16] Voir le procès Cuisinier, Rollin, etc., à l’audience du 25 février et jours suivants. Gazette des Tribunaux de ce mois.
[17] Voir la déposition du receveur dans le procès d’Eugène Millelot, l’audience du 1er février 1852. Gazette des Tribunaux de ce mois.
[18] Cette pièce se trouve dans le numéro de la Gazette des Tribunaux du 2-3 février l852.
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