Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône.Chapitre 1
Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône
Hugues BREUZE 1ère partie Opposition démocratique au coup d’État et tentative d’insurrection Chapitre I : La réaction dans les centres urbains C/ Marseille
En 1851, Marseille compte 195 257 habitants et représente 45 % de la population du département 65. A ce poids démographique s’ajoute un véritable poids idéologique : selon Eugène Ténot, « Marseille était la vraie capitale de cette partie du Midi 66 ».
C’est dire si sa réaction après l’annonce du coup d’Etat du 2 décembre est primordiale dans le mouvement de résistance que les républicains souhaitent lancer. Ténot estime en effet que « Marseille était donc le vrai champ de bataille, le seul qui valût la peine d’être disputé. Le pouvoir le comprit et se prépara à le défendre à outrance 67 ».
La dépêche des décrets présidentiels arrive à Marseille le 2 décembre en début d’après-midi. Une réunion réunissant le général de division – Hecquet -, le maire de Marseille – de Chanterac -, le général commandant la garde nationale, le chef d’état major de la division et le procureur de la République de Marseille – du Beux -, a alors lieu dans le cabinet du préfet de Suleau. Voici le témoignage du procureur de la République :
« On a pensé unanimement qu’il était nécessaire dans les circonstances graves au milieu desquelles le pays se trouve placé, de donner à la dépêche télégraphique une publicité éclatante et d’entourer cette publicité d’un appareil de nature à impressionner les esprits et à démontrer aux hommes du désordre que toute tentative criminelle serait immédiatement réprimée (…) 68 ».
Le 3 décembre à midi, les autorités se retrouvent réunies en cortège à la Canebière, entourées de troupe de garnison. Face à une foule nombreuse, le préfet et le maire de Marseille lisent à haute voix leurs proclamations respectives. En voilà la teneur :
« Chers concitoyens,
« Vous aviez tous pressenti ou désiré l’acte solennel et suprême qui en mettant un terme à une situation chaque jour plus menaçante, appelle si loyalement la Nation à se prononcer sur son sort. Vous seconderez l’accomplissement de cette grande résolution du Président de la République par votre union, et au besoin par votre courage civique, et votre invincible volonté d’assurer les destinées de la Patrie, et de mettre un terme à nos discordes civiles.
« Citoyens, magistrats, soldats, dépositaires et défenseurs de l’autorité publique, soyons unis dans une seule et même pensée, celle de maintenir l’ordre, le respect des personnes et des propriétés dans cette grande cité, comme dans tout le département.
« Que tous les sentiments généreux, que toutes les intentions pures s’entendent et se fortifient dans ce but, et toutes les tentatives contre la paix publique seront impuissantes et immédiatement réprimées 69 ».
« (…) Le président de la République qui a rendu d’éminents services au Pays, veille à sa sécurité : la Nation va être appelée à régler ses destinées. Mais en attendant sa décision solennelle, que tous les bons citoyens sans distinction d’opinion, se rangent autour de l’autorité et lui prête un loyal appui. Vos magistrats sont fermement résolus à maintenir la paix publique : vous pouvez compter sur toute leur énergie ; mais vous chers concitoyens, vous vous montrerez comme toujours, les défenseurs de l’ordre : vous demeurerez calmes et unis, et Marseille sera fière encore une fois, du dévouement de ses enfants 70 ».
L’objectif intrinsèque de ces proclamations reste le même que celles que l’on a déjà rencontrées : rassurer les gens d’ordre et leur demander de prêter main-forte en cas de coup de force républicain ; menacer les socialistes de représailles en cas de révolte ; militer pour l’aspect « démocratique » du coup d’Etat.
Cependant, le caractère « paternaliste » du discours du maire de Marseille en appelle à quelque chose de bien particulier : au-delà du folklore marseillais, de Chanterac souhaite insuffler à ses administrés le refus de revivre les émeutes de juin 1848, allègrement passées sous silence, comme si elles n’avaient jamais existées. Pour être une ville d’ordre, Marseille doit être censée l’avoir toujours été…
En réaction à ces proclamations, on retrouve comme à Aix, Arles et Tarascon les même symptômes d’hostilité : « un assez grand nombre de cris de « Vive la République » répétés avec affectation par plusieurs groupes (…) ont étés proférés (…) 71 ». Néanmoins, « (…) cette agitation ne s’est pas traduite en actes coupables et la force publique n’a pas eu à intervenir 72 ».
On ne reste toutefois pas moins vigilant face aux risques encourus : en fin de journée, le procureur de la République de Marseille estime dans un rapport adressé au Garde des Sceaux que « s’il doit y avoir quelques manifestations coupables, elles auront sans doute lieu dans la soirée. Toutes les assurances sont prises pour réprimer énergiquement tout désordre (…). Les journaux de Marseille n’ont point encore paru : ils seront lus avec le plus grand soin 73 ».
La suite des événements va d’ailleurs donner raison à l’intuition du magistrat ; avec le recul nécessaire pour effectuer un rapport détaillé sur les événements de Marseille au lendemain du 2 décembre, celui-ci nous résume parfaitement la situation :
« Surpris par la publication des décrets du 2 décembre et par le grand déploiement de forces militaires fait dès les premiers jours, les socialistes n’ont pas osé entrer en ligne et attaquer l’armée, dont l’attitude énergique laissait facilement deviner la décision. Dans la soirée du 3 décembre, les cafés que fréquentaient les socialistes furent remplis d’une foule d’agitateurs qui ne faisaient pas mystère de leurs coupables intentions ; plusieurs de ces établissements furent fermés par les soins de l’autorité municipale ; au même moment les sections étaient réunies dans divers quartiers de la ville : quelques-uns de ces conciliabules furent surpris par la police ; sur les individus arrêtés ont trouva de la poudre et des balles 74 ».
Ainsi, au soir du 3 décembre, les événements de Marseille vont conditionner en grande partie le mouvement départemental. Se pencher sur le détail des événements pendant la soirée qui suivi l’annonce officielle du coup d’Etat semble donc nécessaire :
Les sections républicaines se réunissent durant la nuit dans leurs cafés habituels, prêtes à suivre un mouvement insurrectionnel apparemment imminent. Quant aux autorités, le souvenir des émeutes ouvrières de juin 1848 ne fait que renforcer leur volonté d’agir le plus vite et le plus efficacement possible, d’avorter une révolte sur le point d’accoucher. La police investit donc de nombreux cafés et cabarets, révélés par son service de renseignements comme centres de propagande démagogique. On est ainsi renseigné à travers les sources sur trois d’entre eux. Leurs exemples apparaissent très significatifs sur l’état d’esprit des républicains et sur leur dessein d’insurrection.
On y retrouve en effet pour l’un d’eux, le seul fait de violence relevé contre des agents de l’autorité pendant les événements de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône, avec l’anicroche du pont de Trinquetaille à Arles :
Dans une guinguette de l’impasse de la rue Désirée tenue par un nommé Ferrat, « (…) depuis longtemps signalée par la police comme un des lieux habituels des démagogues les plus exaltés 75 », est surprise une section de la Montagne qui délibérait en armes et qui attendait le signal pour marcher. Ce qui distingue cette réunions des autres, c’est le caractère « archaïque » de la lutte dans l’esprit des participants : un agent de police, Ferrier, est séquestré, frappé et menacé de mort par plusieurs républicains. Si parmi ceux-ci, certains ont tentés d’empêcher ces sévices ou n’ont pas souhaité y participer, il n’en demeure pas moins que pour les tortionnaires, la lutte contre le coup d’Etat se retrouve incarnée contre le policier : complice de la forfaiture du Prince-Président, l’agent de police Ferrier fait partie à leurs yeux des adversaires de la République ; le combat pour la défense de la Constitution au sein de ces réunions « locales » semble alors beaucoup plus abstrait que de pouvoir disposer de l’occasion de faire payer à un représentant de l’autorité les frustrations endurées depuis la répression des émeutes de juin 1848.
On retrouve pourtant au sein de cette réunion la structure pyramidale des sections de la Montagne : si quelques meneurs dans cette guinguette retournent aux violences révolutionnaires, il n’en demeure pas moins qu’on se réunit en armes, attendant que le signal soit lancé par le Comité Central Révolutionnaire. Deux autres de ces réunions sont aussi surprises par la police sans toutefois porter le caractère « archaïque » de la séquestration rencontré dans la guinguette de Ferrat 76.
Voici la conclusion du juge d’instruction chargé de l’information des affaires politiques de décembre à Marseille, au sujet de ces réunions :
« L’information a déjà établi que le 3 décembre, avant le jour, les démagogues avaient connaissance du coup d’Etat. Après s’être réunis, tout d’abord au café du Globe, qui de l’aveu du sieur Rique, leur chef, actuellement en fuite [il sera arrêté le 28 janvier à Marseille 77], était le quartier général de l’insurrection, ils se divisèrent par sections et par compagnies, à l’effet d’attendre les ordres qui devaient leur être donnés par le Comité de Résistance 78 ».
L’information a donc permis de remonter jusqu’à la tête de l’organisation de la Montagne. Celle-ci a pu alors s’apercevoir que la police disposait des renseignements et des moyens nécessaires pour tenter de couper net l’élan insurrectionnel dès le soir du 3 décembre. Il faut aussi noter l’importance des services de renseignements de part et d’autre : si les républicains sont, comme à Aix, au courant du coup d’Etat avant les proclamations, cette avance fond comme neige au soleil devant la promptitude de l’intervention de l’autorité, renseignée quant à elle de plusieurs réunions de sections.
On retrouve donc dès le 3 décembre les mêmes symptômes d’agitation déjà relevés à Aix, Arles et Tarascon : on se réunit dans les lieux habituels de sociabilité politisée, on attend les nouvelles de Paris et on se concerte sur l’éventualité d’une insurrection urbaine. Le poids démographique de l’agglomération marseillaise, ajouté au poids politique de la classe ouvrière insuffle d’ailleurs aux républicains l’espoir d’une révolte massive et imminente : on s’arme de fusils et de patience dans l’attente d’un mot d’ordre venu de Paris.
On cherche aussi à enrôler le plus de soldats possible pour défendre la Constitution bafouée, comme en témoigne le préfet de Suleau le 4 décembre, revenant sur les événements de la soirée précédente :
« Les démagogues avaient cherché cette nuit à faire sortir les ouvriers et leurs ateliers pour tenter un coup de main dans la journée. Toutes les mesures sont prises pour les recevoir 79 ».
Marseille possédant la singularité d’être avec Paris la seule ville de France à s’être révoltée en juin 1848, les autorités comprennent que de la réaction de la ville dépendra le sort du département et peut-être même celui du mouvement insurrectionnel provençal.
Le souvenir des émeutes de juin 1848 jouent toutefois dans les deux sens : si le préfet connaît le danger d’une résurrection du mouvement ouvrier, les républicains eux n’en n’ont pas moins gardé l’amer souvenir d’une impitoyable répression.
Ainsi, si certains républicains espèrent inévitable l’insurrection, on en reste cependant le 4 décembre à conseiller l’expectative.
Dans son numéro du 4 décembre, le journal marseillais Le Peuple, porte-parole de l’idéologie républicaine-socialiste dans tout le Midi, préconise l’attente au lieu d’un appel aux armes incendiaire :
« Attendre, calmes, résolus et préparés, ce qui va passer, ou, pour mieux dire, ce qui s’est passé à l’heure où nous écrivons ! – et pour qu’on ne se trompe pas sur nos intentions, et sur la manière dont nous envisageons la position, nous disons :
« Si tout à l’heure, au lieu des proclamations qu’on vient de lire, on avait proclamé la dictature ou l’empire, nous n’aurions pris la plume que pour appeler le peuple à une résistance héroïque.
« Si la République pouvait être étouffée à Paris, à Lyon, partout ailleurs, nous dirions encore, par honneur, par devoir : faisons-nous tuer plutôt que de laisser mettre une main sacrilège sur la souveraineté du peuple.
« A la distance où nous sommes des événements qui, peut-être à l’heure qu’il est, doivent nous combler de joie, nous disons du plus profond de notre conscience :
« Veillons, préparons-nous, mais toujours, et quand même.
« Vive la République ! Rien que la République ! Toute la République ! 80 ».
Sous la plume de Pierre Dubosc, rédacteur en chef du journal, s’esquisse plusieurs considérations : tout d’abord, celui-ci n’occulte pas la préparation implicite d’une résistance armée si les mesures du 2 décembre devaient amener au pouvoir dictatorial du Président de la République. On espère aussi voir la lutte s’engager à Paris ; mais lutte légale par protestation de l’assemblée législative ou lutte violente ? Si cela n’est point précisé, c’est que l’espoir d’une victoire d’une lutte légaliste ne peut subsister que par la menace d’une éventuelle révolte armée. Enfin, on insiste sur deux choses : l’importance des communications et de l’évolution de la situation de Paris, primordiales pour espérer lancer le mouvement insurrectionnel dans le département ; ensuite, la douce espérance que, devant le retour du suffrage universel dans sa pleine mesure, alors que la loi du 31 mai 1850 avait amputé le corps électoral de près d’un tiers, les républicains puissent être victorieux par les urnes sans avoir à faire couler le sang.
Prenant en compte toutes ces considérations et pour ne pas laisser de marge de manœuvre trop évidente à l’autorité pour censurer le journal, Pierre Dubosc suggère ainsi l’attente comme ligne de conduite générale. L’occasion d’allumer l’étincelle de la révolte sera pourtant définitivement passée…
Au lieu de s’exposer au risque de censure tout en bénéficiant cependant d’une diffusion beaucoup plus importante, les chefs des républicains marseillais préfèrent donc s’en tenir à une proclamation placardée sur les murs de la ville. Voici le sentiment du procureur de la République de Marseille à ce sujet :
« Hier soir [3 décembre], Le Peuple a publié un article qui n’a pas paru (…) assez grave pour être immédiatement saisi : ce matin, une proclamation, qui reproduisait en l’aggravant essentiellement les termes de cet article et qui ne portait pour toute signature que ces mots : le comité républicain, a été arrachée (…). Le rapprochement des termes de cette proclamation de ceux de l’article d’hier ne permettait guère de douter que ces pièces ne sortissent de la même source : aussi, M. le Préfet usant des pouvoirs extraordinaires qui lui sont conférés a-t-il pris un arrêté qui suspend le « Peuple », le « Démocrate du Var » et le « Progrès Social » et ordonne l’apposition des scellés sur les presses 81 ».
Le procureur du Beux est aussi renseigné que de nombreux ouvriers semblent avoir quitté leurs ateliers sans toutefois troubler l’ordre public. Cependant, en répondant à la sollicitation des meneurs républicains, ces ouvriers, « simples soldats » de l’insurrection, vont se voir confrontés à un choix crucial : devant les mesures prévenantes de l’autorité, être prêt à se révolter dans la préfecture relève finalement plus de l’inconscience et de la foi républicaine mêlées que du courage.
En effet, devant l’invulnérabilité affichée par les autorités, toute velléité de révolte à Marseille semble de plus en plus compromise :
« (…) il paraît certain qu’on délibérera dans les sections, si l’on livrerait bataille et que le mot d’ordre fut donné de quitter la ville et de se rendre dans le département du Var, où tout était organisé pour la révolte. Au milieu de la journée, plusieurs individus se disant délégués des ouvriers voulurent parler au préfet qui se trouvait en ce moment avec les autorités militaires et judiciaires : on refusa de les entendre et ces prétendus délégués furent arrêtés quelques heures après 82 ».
Selon les renseignements obtenus par le commissaire central de police de Marseille, ces délégués sont allés protester auprès du préfet « pour éviter toute effusion de sang qu’ils savaient disaient-ils être certains 83 » . Leur déclaration indique d’ailleurs selon lui « qu’il y avait eu réunion et que des moyens d’attaque étaient préparés puisqu’ils annonçaient comme certaine l’effusion de sang 84 ».
Devant cette dernière tentative pacifique et plutôt optimiste de s’accommoder les faveurs de l’autorité et devant les rassemblements dispersés par la force publique (place Castellane, grand chemin de Toulon et chemin du Rouet) ; devant les troupes et les pièces d’artillerie du Général Hecquet braquées sur le Cours Saint-Louis et en face des multiples arrestations pour cris séditieux, proférés lors du passage du préfet, du maire, du général de la garde nationale et du procureur de la République en voiture découverte dans les « quartiers de la ville les plus ordinairement fréquentés par l’émeute 85 », les républicains ne peuvent plus se méprendre sur l’exhaustivité de la répression à laquelle ils risquent de s’exposer en s’insurgeant.
Acculés à abandonner tout espoir de victoire urbaine, leur seule issue d’insurrection semble être en terrain découvert :
« (…) découragés à Marseille par l’énergie et la promptitude des autorités, les démagogues ont résolus d’aller tenter fortune ailleurs 86 ».
« Durant la soirée (…) vers huit heures du soir, une bande assez nombreuse sortit de Marseille et se répandit dans la campagne en se dirigeant vers Auriol : une brigade de gendarmerie qui rencontra ces hommes les frappa d’épouvante ; beaucoup prirent la fuite ; quelques-uns étaient armés ; beaucoup n’avaient pas de fusils ».
Quant aux chefs républicains, ils sont arrêtés dans la nuit sur ordre du préfet. Treize se retrouvent alors mis sous les verrous : Agenon, Brest, Augeard, Colly, Coignard, Rossi dit Rittachon, Bonnefoy Louis Férréol, Legrain, Legrain, Etienne, Bondith, Honoré Etienne et Curet 87.
Ainsi, la journée du 4 décembre voit se confondre au sein de l’opposition républicaine concertation et préparation pour l’insurrection, protestation légaliste et formation de bandes armées partant de Marseille.
L’autorité a réussi son objectif : désorganiser le parti républicain de Marseille en précédant la prise d’armes, en suspendant leurs principaux journaux, en investissant tous les lieux de réunion, en arrêtant les principaux chefs qui lui sont connus, laissant la classe ouvrière et les simples affiliés de la Montagne livrés à eux-mêmes.
Dès lors, la désillusion l’emporte sur l’espoir d’une lutte victorieuse : dès l’après-midi du 4 décembre, « la plupart des fabriques, usines et ateliers, qui étaient fermés ce matin, ont repris leurs travaux. Une assez grande partie des ouvriers ont regagné leurs chantiers respectifs 88 ».
Cette journée, centrale dans la tentative d’opposition républicaine marseillaise, consacre l’échec du mouvement dans la capitale départementale et régionale, et compromet gravement de fait tout le reste de l’insurrection provençale. Au lieu d’être la base d’appui de la révolte républicaine, Marseille devient celle de la répression anti-républicaine, le point de départ des colonnes mettant fin aux insurrections varoises et bas-alpines.
Des journées qui suivent le 4 décembre, on retient à Marseille essentiellement des renforcements des mesures de répression ainsi qu’une vigilance continue de la part des autorités marseillaises.
Voici, à l’aube du 5 décembre, le sentiment du préfet des Bouches-du-Rhône livré au préfet maritime de Toulon sur la situation :
« Les actes du gouvernement insérés au Moniteur ont été reconnus et acceptés à Marseille depuis hier.
« Les démagogues s’agitent et vu la faiblesse numérique de la garnison, le général de division et le préfet considèrent comme très désirable d’envoyer immédiatement à Marseille un bâtiment de guerre à voile ou à vapeur (…) 89 ».
Une corvette à vapeur, le Pluton, part donc le soir même de Toulon vers Marseille. Elle y arrive le lendemain, symbolisant l’emprise de l’autorité sur la ville.
Toutefois, on se prévaut encore d’un quelconque regain d’ardeur démocratique : on isole l’équipage du navire de l’extérieur pour éviter la contagion de celui-ci par la propagande républicaine et « de laisser tomber la corvette aux mains des factieux 90 ».
Ces mesures de sûreté publique ne sont d’ailleurs pas dénuées de fondement ; alors que depuis trois jours règne sur Marseille une apparente tranquillité, on assiste le 8 décembre à un dernier sursaut du républicanisme marseillais :
Dans la nuit du 8 au 9 décembre, un rassemblement de près de 200 personnes est surpris à la Vilette au lieu dit du Moulin à Vent. Débusqué par une compagnie de voltigeurs, le rassemblement, selon les renseignements obtenus par la Police, aurait pris à Saint-Antoine la direction des Martigues par le Vallon de l’Assassin dans le but apparent d’aller se porter sur les Basses-Alpes 91.
Ce fait illustre assez bien l’état d’esprit des républicains marseillais, déçus de la réaction de la ville : s’ils n’ont plus aucune chance que l’insurrection vienne à eux, ils souhaitent alors aller là où l’insurrection souhaite ou a pu se lever. Ainsi, même pour les démocrates les plus exaltés, l’échec du mouvement à Marseille est donc définitivement consommé.
On ne relève d’ailleurs plus aucun signe d’opposition républicaine au sein de la population marseillaise à partir de cette date.
Les pouvoirs extraordinaires attribués au préfet par le décret du 2 décembre lui ont donc permis d’asseoir sa mainmise sur Marseille : les principaux chefs républicains arrêtés, onze cafés, cabarets ou guinguettes fermés 92 et les trois principaux journaux démocrates suspendus, sont autant de signes de la volonté préfectorale de briser l’élan insurrectionnel d’une ville qu’elle ne pouvait se permettre de perdre. Ce plein succès dans l’application des prérogatives présidentielles a pour origine la ferme conviction du préfet de Suleau et de ses acolytes de faire, coûte que coûte, réussir le coup d’Etat dans la capitale du Midi et d’empêcher toute résurgence de révolte ouvrière, déjà vécue en juin 1848.
Les républicains marseillais ont toutefois tenté un soulèvement organisé, se distinguant de fait des émeutes spontanées de juin 1848. Et c’est sur ce point qu’a pu s’appuyer l’autorité préfectorale et municipale : une telle organisation nécessite une préparation, et cette préparation longue et minutieuse a laissé une marge de manœuvre ample et plus que suffisante aux mesures de répression. En outre, alertée de cette fièvre démocratique par des services de renseignements efficaces, l’autorité ne pouvait ignorer le risque d’une émeute massive et sanglante. Elle ne pouvait donc se permettre d’agir autrement qu’avec rapidité et sévérité.
Les quatre villes les plus importantes du département ont donc subi à la fois les foudres d’une agitation républicaine prête à se transformer en véritable insurrection ainsi que celles des autorités, faisant étal de toutes ses compétences pour mettre à terre ce levain de révolte. L’une des clefs de l’énigme qui a vu l’échec de cette opposition au coup d’Etat du 2 décembre réside dans l’importance des communications : on est prêt à se battre lorsqu’on apprend, avant les proclamations officielles, la nouvelle du coup d’Etat. On hésite ensuite lorsqu’on apprend que les principales villes de France n’ont pas bougé. Certains souhaitent encore y croire lorsqu’ils apprennent les événements du Var et des Basses-Alpes. Tout espoir s’évanouit enfin lorsque ces dernières seront écrasées.
Ainsi, en moins d’une semaine, les principales villes du département ont été fixées sur leur sort au lendemain du 2 décembre. Il n’en a pas été de même pour les villages et les campagnes plus reculés : le désespoir des républicains des villes à compter sur une insurrection urbaine, la présence de nombreux meneurs locaux, la diffusion réelle dans ces contrées de la « propagande démagogique », le décalage temporel dans la réception des informations et la proximité de communes limitrophes à des départements en train de subir des troubles violents, ont fait des campagnes une issue de secours possible et plausible pour la résistance démocratique des Bouches-du-Rhône.
65 CARRERE Michel, « L’évolution de la population de Marseille de 1851 à 1876 », Colloque : La vie à Marseille sous le second Empire (19 novembre 1976), Marseille, Plon, 1961, p. 99.
66 TENOT Eugène, La province en décembre 1851, étude historique sur le coup d’Etat, Impressions du siècle, 1865, (réed. 1876), p.127.
67 Ibid66.
68 14 U 48, Procureur de la République de Marseille au garde des Sceaux, le 3 décembre 1851. 69 14 U 48, Proclamation du préfet des Bouches-du-Rhône, le 3 décembre 1851. 70 14 U 48, Proclamation du maire de Marseille, le 3 décembre 1851.
71 12 U 10, Procureur de la République de Marseille au Garde des Sceaux, le 3 décembre 1851. 72 12 U 10, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 4 décembre 1851. 73 Ibid 71. 74 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au Garde des Sceaux, le 17 décembre 1851. 75 14 U 52, Etat nominal des inculpés politiques dans les affaires du mois de décembre 1851. 76 14 U 52, Etat nominal des inculpés politiques dans les affaires du mois de décembre 1851. Ces deux autres réunions ont été tenues dans l’auberge d’un nommé Ferri, rue de l’aumône et dans la guinguette du rendez-vous charmant, au quartier de la Tourette, tenue par un nommé Jeanselme. 29 personnes au total seront arrêtées pour ces trois réunions. 77 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 28 janvier 1852. 78 14 U 52, Etat nominal des inculpés politiques dans les affaires du mois de décembre 1851. 79 1 M 595, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 4 décembre 1851. 80 Le Peuple, n° 236, mercredi 3 et jeudi 4 décembre 1851, article de Pierre Dubosc. 81 12 U 10, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 4 décembre 1851. 82 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au garde des Sceaux, le 17 décembre 1851. 83 14 U 47, Commissaire central de police de Marseille au procureur de la République de Marseille, le 8 décembre 1851. 84 14 U 47, Commissaire central de police de Marseille au procureur de la République de Marseille, le 8 décembre 1851. 85 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au garde des Sceaux, le 17 décembre 1851. 86 14 U 52, Etat nominal des inculpés politiques dans les affaires du mois de décembre 1851. 87 12 U 10, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 5 décembre 1851. 88 14 U 49, Rapport du commissaire de police sur la situation de l’arrondissement de Castellane au procureur de la République de Marseille, le 4 décembre 1851. 89 1 M 595, Préfet des Bouches-du-Rhône au préfet maritime de Toulon, le 5 décembre 1851. 90 1 M 595, Chef du service de la marine au préfet des Bouches-du-Rhône, le 6 décembre 1851. 91 1 M 595, Préfet des Bouches-du-Rhône au commandant de gendarmerie, le 9 décembre 1851. 92 14 U 47, Commissaire central de police au procureur de la République de Marseille, le 8 décembre 1851.
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