A propos du Midi Rouge
A propos du Midi Rouge par René Merle Je viens de lire le très intéressant article de Jacques Blin consacré à la notion de Midi rouge[1]. Cet article, qui, après celui de Xavier Verdajo[2], appelle explicitement au débat, m’amène à quelques réflexions, qui n’ont évidemment rien de définitif sur ce sujet déjà amplement abordé, mais qui n’est pas épuisé. Et sans doute Jacques continuera à le creuser.
Je m’en tiendrai donc ici, stricto sensu, à la notion de « Midi rouge », et non à celle plus générale de Midi, avec tout ce que cette notion de « Midi » peut porter, et hélas supporter, au plan de l’imaginaire national, dans l’éventail des ethnotypes. Je me permets seulement d’évoquer, à propos de ces visions du Midi (et tout particulièrement du Midi provençal), le film dont j’ai eu le plaisir d’être le conseiller historique : Le complexe du santon [3] et quelques considérations que j’ai, avec d’autres, depuis longtemps proposées[4].
Je viens justement de lire la préface de Maurice Agulhon à un très intéressant ouvrage sur la chanteuse Rosa Bordas, où l’historien propose, non sans malice, sa définition du « Midi Rouge » : «Rosa Bordas, « Rouge du Midi » : voici un titre apparemment paradoxal. À l’époque où elle vivait (1840-1901), on savait en effet ce qu’était un « Rouge » (un républicain convaincu, au bord du révolutionnaire et surtout anticlérical). Et l’on savait aussi ce qu’était le « Midi », une région mal définie, mais plutôt méridionale en latitude et plutôt originale en politique, où il arrivait que des majorités d’électeurs ruraux aident les ouvriers des villes à soutenir la « République radicale ». Aujourd’hui, on tend à remplacer rouge par gauche et Midi par Sud ou par Occitanie. Mais laissons aujourd’hui»[5].
Que « rouge » soit remplacé par « gauche » laisse penser à un déplacement chromatique marqué, du rouge au rose, et même au rose bien pâle. Mais « Midi », et donc « Midi rouge » est-il soluble dans l’Occitanie ? Ne remontons pas aux études engagées, et passionnées de l’après-1968 qui inscrivaient l’âme occitane dans une conscience protestataire quasi-chromosomique.
Mais regardons plutôt du côté de l’histoire récente. Que nous apporte-t-elle sur cette notion d’un Midi protestataire, d’un « pré-Midi rouge », apparue quelques années avant la grande secousse de 1848-1851 qui révéla effectivement à la France la conversion d’une grande partie de ce Midi, jadis plutôt blanc, au rouge franc des républicains avancés[6].
Dans un ouvrage novateur, Jean-Claude Caron a étudié les mouvements protestataires qui secouèrent la France en 1841[7], lors de la réforme de l’impôt sur les portes et fenêtres. La carte qu’il dresse de ceux qui passèrent de la protestation à l’insurrection correspond de façon particulièrement frappante, à peu de choses près, à celle que les linguistes ont tracée de l’espace de la langue d’Oc, et que depuis plus d’un siècle, mais particulièrement depuis les années 1960, des militants socio-culturels, voire politiques, appellent « Occitanie ». À noter la virulence des mouvements protestataires aux limites nord de « l’Occitanie », occitanes mais à proprement parler « non méridionales », Clermont-Ferrand en première ligne. Une absence de marque cependant sur cette carte, celle de la Provence, demeurée calme. Mais ce calme n’est qu’apparent, car la région venait d’être soumise à une chape de plomb politique et judiciaire après des tentatives d’insurrection carbonaristes[8].
Il est tout à fait tentant, et sans doute pertinent, de mettre en rapport cette localisation « occitane » des mouvements de 1841 avec une donne urbaine et régionale traditionnelle dans la rapport conflictuel avec le pouvoir central, dans la lente et difficile insertion des « terroirs » dans l’unité française, bien plus qu’avec une donne directement politique. En effet, même si le mouvement fut un peu vite dénoncé comme « communiste », il était à l’évidence interclassiste, notables souvent y compris.
De plus, il faut le souligner, si cette localisation correspond à une réalité « ethnolinguistique » occitane, elle ne relève pas d’une structure organisationnelle correspondant à cette localisation. La protestation naissait du terrain, elle s’est étendue comme un feu de paille par la simple contagion de l’information, et non par la vertu d’une organisation politique « méridionale ».
Il en va tout autrement avec la structuration politique d’un Midi rouge, qui se manifestera de façon originale dans les deux épisodes nationaux encadrant le Second Empire. Structuration qui bien sûr, comme en 1841, s’explique par la persistance et la maturation de données anciennes, mais qui se veut pleinement participante d’un mouvement national d’ensemble : la démocratie socialiste « rouge » de la Seconde République, le radicalisme avancé et communaliste de 1870-1871. L’affirmation d’une spécificité « rouge » du Midi est inséparable de son attachement à la marche nationale vers la République démocratique et sociale.
La notion de « Midi » apparaît clairement en 1870 avec l’apparition de la Ligue du Midi.
Or, et je l’ai souvent souligné dans mes recherches sur la Seconde République, le « territoire » de cette Ligue du Midi recouvre très exactement celui du complot « rouge » de Lyon en 1850, et les hommes qui y sont impliqués sont souvent les mêmes que ceux de 1848.
Dans les deux cas, il s’agit de regrouper les énergies militantes « rouges » des départements du Grand Sud-Est, dans un triangle dont la base va du Languedoc oriental au Var, et dont la pointe Nord est Lyon. Son axe de structuration est l’axe Marseille – Lyon, par la vallée du Rhône et ses voies de communications aisées. Tous les départements riverains du Rhône font partie de cette entreprise. Des liens sont établis avec l’Aveyron, l’Aude et les Pyrénées orientales
Ce qui permet à un adversaire décidé de ce « Midi rouge » de le présenter ainsi dans un ouvrage écrit immédiatement après la Commune, Voyage aux Pays rouges[9] : notre visiteur descend la vallée du Rhône, visite la Provence maritime, le Languedoc maritime et pousse jusqu’à un Perpignan quelque peu exotique par sa spécificité catalane.
Le Midi Rouge est bien le grand Sud-Est, mais un Sud-Est qui n’a a première vue rien d’ethnique et de linguistique, avec ses deux capitales, Lyon et Marseille. La logique de sa structuration procède de la facilité et de l’abondance des relations « verticales » Nord-Sud.
On sait que ce grand Sud-Est s’insurgera dans sa presque totalité sous la Seconde République – insurrection montagnarde de Lyon et sa région en 1849, qui sera suivie d’une répression empêchant tout mouvement ultérieur, insurrections de décembre 1851 qui touchent l’Ardèche, les Basses et Hautes Alpes, une partie des Bouches-du-Rhône, la Drôme, le Gard, l’Hérault, le Var, le Vaucluse…
La force de ce mouvement et sa répartition géographique ont fait quelque peu oublier par la suite que les insurrections ont été tout aussi puissantes dans nombre de départements plus septentrionaux (Allier, Cher, Jura, Loiret, Nièvre, Saône et Loire, Yonne pour ne citer que les plus importants), et qu’elles ont été également puissantes dans des départements méridionaux occidentaux, notamment dans le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne et tout particulièrement dans le Gers. Mais, dans l’imaginaire français de l’époque, ces insurrections ne sont pas connotées par la notion de « Midi rouge », réservée aux départements du Grand Sud-Est.
Et, la République définitivement établie, c’est cette même vision d’un « Midi rouge » calqué sur le Sud-Est qui apparaît dans l’ouvrage emblématique du félibre Félix Gras, Les Rouges du Midi [10].
Or, à partir du début des années 1850, et tout particulièrement avec l’apparition du Félibrige et sa défense et promotion de la langue d’Oc, la notion de Midi revient en force dans l’imaginaire national. Et se mêle inextricablement à la conscience que la République dorénavant bien en place doit beaucoup à ces notables radicaux méridionaux (l’accent du « Sud-Ouest » devenant emblématique) qui investissent la politique nationale, ses honneurs et ses responsabilités. Ainsi, la notion d’un Midi bien à gauche concerne désormais un territoire bien plus grand que celui du Grand Sud-Est de 1851 et 1870-1871.
Mais il s’agit ici d’un regard extérieur porté sur ce « Midi », quelque peu exotique, et sur ce « Midi rouge » qui en participe.
Ce qui ne signifie en rien qu’une conscience méridionale véritable et solide se développe « de l’intérieur » dans la zone traditionnelle du « Midi rouge ».
Sa structuration, on l’a vu, est inséparable de cet axe nord sud de déplacement rhodanien, renforcé par le chemin de fer. Rien de tel, jusqu’à une époque récente, pour les liaisons est-ouest. Il était plus facile pour un Marseillais ou un Montpelliérain de 1870 d’aller à Lyon (et à Paris) que d’aller à Bordeaux.
Et si le Félibrige avait proclamé l’unité des pays de langue d’Oc, il est clair que la notoriété régionale, et nationale, de poètes gascons et languedociens occidentaux comme Jasmin (en dépit des saluts isolés, et réservés, de Gelu et de Mistral), ne touche pas la Provence, par exemple.
Et ce sont les déplacements rugbystiques, et leurs couvertures médiatiques, qui feront découvrir charnellement l’ensemble des terres occitanes aux Méridionaux de l’Est.
Pour en revenir au plan politique, les « Rouges » de ce Midi oriental, qui sentirent vite sous la Troisième République la nécessité de médias communs, (jusqu’à ce Rouge Midi lancé par les communistes provençaux), n’éprouvèrent pas le besoin de communiquer avec leurs frères plus occidentaux autrement que par médias nationaux.
Plus encore, il est parfaitement possible de distinguer à l’intérieur de ce Grand Sud-Est rouge des spécificités significatives. Jacques Blin fait une allusion rapide à une étude mienne sur le mouvement viticole de 1907 dans le Var[11]. J’y marque les solidarités avec le Languedoc, mais aussi les grandes différences. Différences qui se reflètent dans la vision qu’en donnera alors la presse nationale : un Languedoc dur et combatif, une aimable Provence dont l’épisode sanglant du XVe corps d’armée en 1914 donnera lieu à un déchaînement national de haine anti-méridionale.
Dans une passionnante étude récente à propos des grands mouvements contestataires agitant le Grand Sud-Est dans les années 1970, Jean-Marie Guillon[12] montre combien cette distinction Provence – Languedoc au sein de la fameuse « Occitanie » perdurait dans l’imaginaire national.
J’arrête ici ces quelques considérations que le très riche article de Jacques Blin a suscitées à chaud, et je les verse au dossier heureusement ouvert par le bulletin Le Midi Rouge.
René Merle, décembre 2012
[1] Jacques Blin, « Réflexions sur le Midi Rouge », Le Midi Rouge, Bulletin de l’Association Maitron Languedoc-Roussillon, n°20, décembre 2012.
[2] Xavier Verdajo, « Invitation au débat, état des lieux sur le ‘Midi rouge’ » Le Midi Rouge, Bulletin de l’Association Maitron Languedoc-Roussillon, n°19, juin 2012.
[3] Le complexe du santon, documentaire de Christian Philibert, Les films d’Espigoule, 2005.
[4] Cf. Amiras / Repères occitans – n° 15-16 – « L’invention du Midi », Édisud, 1987. Cf. extraits dans René Merle, « Sur l’ethnotype méridional, et provençal en particulier ». Cf. également René Merle, « Les avatars de l’image du Provençal », Linha Imaginot, n°66, 2006.
[5] Maurice Agulhon, « Préface » à François Chevaldonné, Rosa Bordas, Rouge du Midi, L’Harmattan, 2012.
[6] Cf. les pages très éclairantes de Eugène Ténot, La province en décembre 1851. Étude historique sur le coup d’État, Paris, Le Chevalier, 1865, 1868.
[7] Jean-Claude Caron, L’été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Aubier, 2002.
[8] René Merle, « L’insurrection manquée de Marseille, 1841 », Revue Promemo, n°6, 2007 – Revue Gavroche, n° 151, 2007. Article consultable sur mon blog : http://rene.merle.charles.antonin.over-blog.com/
[9] (François Beslay), Voyage aux pays rouges, par un conservateur, Paris, Plon, 1873.
Cf. René Merle, « Au lendemain de la Commune, Voyage aux pays rouges ».
[10] Félix Gras, Li Rouge dóu Miejour (Les Rouges du Midi), 1896
[11] J’en donne ici la référence : René Merle « Autour de la crise viticole de 1907 dans le Var. Conscience « méridionale » et langue d’Oc » – Provence Historique, tome XLVII – fascicule 188 – avril-mai 1997. L’article est consultable sur mon blog et sur le site : https://www.1851.fr
[12] Jean-Marie Guillon, « De Maurin des Maures à Maffre-Beaugé, le récit occitan de l’Humanité », Récits d’Occitanie (ouvrage collectif sous la direction de J.Cl.Bouvier et J.N. Pélen), Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2004.
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