Prolétaires et instruction publique. Aux origines de la laïcité : de la Révolution à la Seconde République

Article publié dans Gavroche, n°146, avril 2006

 

Prolétaires et instruction publique. Aux origines de la laïcité :

de la Révolution à la Seconde République

 

René Merle

 

Les Quarante-Huitards ne pouvaient envisager l’avenir sans faire référence à la formidable décennie révolutionnaire. Cinquante à soixante ans à peine les en séparaient. Ils y avaient notamment trouvé le socle de leurs théories en matière d’instruction publique.

Dans une France où l’instruction primaire, rudimentaire et essentiellement masculine, était laissée à l’initiative des communautés locales et de l’Église (laquelle contrôlait les collèges, formateurs de l’élite), les Révolutionnaires de 1789-1794 avaient, sinon mis en actes, à tout le moins légalisées les conceptions des Lumières sur l’éducation.

Ils répondaient ainsi à deux questions, différentes mais liées : qui doit dispenser l’instruction publique, et à qui la dispenser ? Question subsidiaire : quel contenu pour cet enseignement ?

À la première question, l’ouvrage fondamental de La Chalotais, Essai d’éducation nationale et plan d’études pour la jeunesse (1763) avait déjà répondu en coup de tonnerre. En réaction contre les Jésuites ultramontains et leurs collèges (1763), ce grand notable breton avait, (sans pour autant refuser sa place à l’éducation religieuse), revendiqué pour la jeunesse de la Nation une éducation qui ne dépende que de l’État.

On connaît l’intense réflexion menée par Condorcet et le Comité d’instruction publique, sous la Monarchie constitutionnelle (1790-1792), dans la perspective d’un enseignement obligatoire, gratuit, laïque et universel. Perspective que concrétisera la Constitution montagnarde de l’an I (24 juin 1793) : parmi les droits sociaux fondamentaux des citoyens, notamment le droit à la subsistance et le droit au travail, figure le droit à l’instruction : “L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens” (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en préambule de la Constitution, article 22).

Si les circonstances intérieures et extérieures dramatiques firent que cette Constitution ne put être appliquée, cet article n’en allait pas moins nourrir l’espérance des générations à venir, fidèles à la prédiction de Lakanal : “Jusqu’au jour où vous aurez organisé l’instruction publique, ne regardez pas la Révolution comme sauvée”.

Après le renversement de Robespierre, la république bourgeoise garantit la neutralité de l’enseignement, fait nommer les instituteurs par le pouvoir civil. Mais dans les tumultes du temps, l’enseignement primaire est bien défaillant. En fait, le pouvoir focalise sur la formation des élites dans les écoles centrales départementales.

L’Empire privilégie efficacement la formation d’élites et de cadres dociles, en substituant aux écoles centrales les lycées, contrôlés par une université d’État jouissant du monopole de l’enseignement. En contrepartie du ralliement de l’Église, l’Empereur abandonne la neutralité des écoles primaires, où les prêtres reprennent leur place.

La Restauration monarchique s’en tiendra à un compromis grandement favorable à l’Église, son plus fidèle soutien. Depuis 1816, chaque commune doit assurer l’entretien d’une école primaire, qui n’est ni obligatoire, ni gratuite (sauf pour les enfants d’indigents). Les maîtres doivent obtenir un brevet de capacité, mais ils sont soumis au contrôle étroit du clergé, quand ils n’en sont pas membres. Ils doivent prodiguer une instruction fondée sur la religion catholique et la fidélité au Roi. Le nombre d’écoles primaires augmente donc, mais cette croissance profite essentiellement à l’enseignement congrégationniste.

Pour la fraction libérale de la bourgeoisie, de plus en plus réticente devant la tutelle de l’Eglise, la grande question est celle de l’éducation secondaire, pièce maîtresse de son auto-reproduction, et garantie du progrès scientifique et industriel.

Pour autant, les libéraux ne posent pas clairement la question d’une généralisation de l’instruction publique et de sa neutralité. Ne risqueraient-elle pas de pousser le peuple vers des idées dangereuses pour l’ordre social ? D’autant que ce peuple, majoritairement rural, ne paraît pas demandeur, tant est grande la résignation, tant la force de travail de l’enfant est nécessaire à la vie familiale.

Par contre, pour les républicains avancés, le plus souvent d’origine bourgeoise ou petite bourgeoise, seule l’instruction peut sortir le peuple de l’horizon étroit du quotidien, l’amener à souhaiter un système politique conforme à l’intérêt général et à l’éthique, la République.

En attendant, c’est par une propagande tenace et courageuse que ces républicains vont au peuple. À partir du peu de savoir que l’école a donné au peuple, la propagande de ces missionnaires républicains développe aussi l’amour de la lecture, propose la découverte des grands auteurs, initie à l’apprentissage de l’expression orale efficace. On ne dira jamais assez combien, dans ces dures années de la Restauration, fut efficace cette éducation apportée dans les milieux populaires par la jeunesse républicaine éduquée, les étudiants au premier chef.

Aux débuts de la Monarchie de Juillet, née en 1830, cette conscientisation politique rencontre et nourrit la révolte populaire spontanée contre l’injustice de classe et l’égoïsme des “Gros”. Des hommes du peuple entrevoient alors la possibilité, voire la nécessité, d’un mouvement et d’une conscientisation autonomes des “prolétaires”. Ainsi s’affirme la conviction que les “prolétaires” doivent se séparer des républicains bourgeois qui ne veulent que changer le système politique, sans toucher à l’injustice de l’ordre social.

“Prolétaires” ? le mot s’entend alors dans l’acception que lui donne en 1832 l’immense Pierre Leroux, dans un texte fameux, D’une représentation spéciale pour les prolétaires.

“Je nomme Prolétaires les hommes qui produisent toute la richesse de la Nation, qui ne possèdent que le salaire journalier de leur travail et dont le travail dépend de causes laissées en dehors d’eux, qui ne retirent chaque jour du fruit de leur peine qu’une faible portion incessamment réduite par la concurrence, qui ne reposent leur lendemain que sur une espérance chancelante comme le mouvement incertain et déréglé de l’industrie, et qui n’entrevoient de salut pour leur vieillesse que dans une place à l’hôpital ou dans une mort anticipée. Je nomme Prolétaires les Ouvriers des villes et les Paysans des campagnes, soixante mille hommes qui font de la soie à Lyon, quarante mille du coton à Rouen, vingt mille du ruban à Saint-Étienne, et tant d’autres pour le dénombrement desquels on peut ouvrir les statistiques ; l’immense population des villages, qui laboure nos champs et cultive nos vignes, sans posséder ni la moisson ni la vendange ; vingt-deux millions d’hommes enfin, incultes, délaissés, misérables, réduits a soutenir leur vie avec six sous par jour. Voila ce que je nomme Prolétaires”.

 

Et Leroux souligne fortement, toujours dans ce même texte, ce qui sépare la plupart des bourgeois des prolétaires en matière d’instruction publique :

« Sur la question qui renferme la destinée de la génération à venir, celle de l’instruction publique, désaccord. Les Prolétaires, soutenus par le sentiment de l’Égalité si actif chez les petits, demandent que l’instruction soit la même là où le génie est le même, et que la constitution qui déclare l’égale admissibilité aux emplois déclare aussi l’égale admissibilité aux écoles. Ils comprennent bien d’ailleurs que, la concurrence formant la seule loi de l’association intérieure, ils seront nécessairement vaincus si les armes leur manquent, et s’ils se présentent sans ressources en face de leurs rivaux riches de toutes les ressources que leur fournissent à la fois le privilège et l’éducation. Sur ce point l’intérêt de la majorité de la Nation est précis et évident. Mais quel motif pourrait engager les Bourgeois à consentir à ce que l’enfance des Prolétaires, soustraite au travail mécanique, fût consacrée au développement intellectuel ? Quelle compensation trouveraient-ils plus tard à cette dépense faite sur le fonds commun en faveur des Prolétaires, à ce temps perdu à l’étude et voué au dangereux exercice de l’esprit ? Ils sentent bien que cet égal partage des lumières leur serait funeste, car il rendrait leur domination moins assurée et leur prééminence moins facile sur cette classe nombreuse qu’ils ne primeraient plus par la puissance intellectuelle ; il leur est aisé d’ailleurs d’entrevoir, à la suite de cette égalité essentielle de la capacité, un mouvement social nécessaire vers un état moins chargé de privilège et moins tolérant d’aristocratie. C’est donc là ce que les Bourgeois doivent avant tout redouter ; car ils savent bien que c’est le génie et non la force qui peut aujourd’hui affranchir les Prolétaires, et ils ont signalé depuis longtemps le Prolétaire éloquent comme aussi redoutable pour eux que le Spartacus antique pour les maîtres d’esclaves.

Trois ans après l’avènement de la bourgeoise Monarchie de Juillet, François Guizot, ministre de l’Instruction Publique, donnait à l’école primaire publique une base qui allait permettre son développement. La Loi Guizot (28 Juin 1833) stipulait que chaque commune devait entretenir au moins une école primaire publique de garçons (ni obligatoire, ni gratuite, sauf pour les enfants d’indigents), et une école supérieure si la population dépassait 6000 habitants. On le voit, rien n’était prévu pour les filles.

Dorénavant, chaque département devait posséder une École Normale primaire pour la formation des maîtres des écoles publiques, c’est-à-dire celles entretenues par les communes, les départements ou l’État. En attendant, les instituteurs devaient posséder un brevet de capacité : on leur demandait de savoir lire, écrire, compter, de bien enseigner ces bases, et de dispenser une instruction morale et religieuse sous le contrôle des autorités ecclésiastiques catholiques.

Dans le même temps, la Loi Guizot légalisait les écoles privées et instituait la liberté d’enseignement dans le primaire.

Si elle correspondait à des nécessités évidentes dans cette phase de grandes mutations sociales et économiques, la loi Guizot s’en tenait prudemment à un compromis Église – État. Mais elle était aussi, d’une certaine façon, une réponse à l’acculturation militante menée par les républicains avancés et les premiers socialistes. Certains de ces derniers d’ailleurs ne s’y étaient pas trompés, qui, tout en reconnaissant la mise en place de structures intéressantes, dénonçaient, tout autant que la mainmise idéologique maintenue de l’Église, une reprise en main des enfants du peuple par une idéologie d’État.

Dans ces premières années de la Monarchie de Juillet, les espérances prolétariennes avaient dépassé l’horizon de la seule révolution politique. Puis, avec la répression, l’échec des mouvements insurrectionnels et des conspirations, beaucoup de ces prolétaires puisent dans une recherche théorique et dans l’élaboration de programmes de réformes réalisables la justification de leurs espérances. La question de l’instruction du peuple en est reposée avec encore plus de force.

Le tableau de ce bouillonnement idéologique dépasserait de loin le cadre de ce petit article. Mais comment ne pas saluer d’abord l’extraordinaire courage et la générosité de Pauline Roland (1805), institutrice, journaliste, polygraphe, dont l’activité militante (socialiste et féministe) a suscité tant de haine, y compris dans les milieux démocratiques (il suffit de relire Proudhon). Isolée, presque brisée, elle se ressourcera avec ses enfants dans le phalanstère de Leroux, à Boussac. Elle y enseigne, dans le droit fil de ses conceptions novatrices sur l’éducation. On lui doit une des plus fortes affirmations de la nécessité d’une école gratuite et obligatoire, y compris pour les tout petits. Elle préconise même la crèche pour la socialisation des bébés et le soulagement des mères.

Parmi ceux qui réfléchissent aux questions de l’éducation, en étudiant au premier chef l’œuvre de la Grande Révolution, mentionnons encore les deux canuts lyonnais, Joseph Benoît (1812), et Louis Greppo (1810), tous deux d’origine paysanne, tous deux ardents militants des sociétés secrètes, communistes néo-babouvistes. Si Greppo n’a reçu qu’une instruction de base élémentaire, qu’il perfectionnera grandement dans sa vie d’autodidacte, Benoît a de par son expérience d’élève une vue assez complète de l’enseignement de son temps : modestes instituteurs de village, préceptorat révolutionnaire chez des amis à Genève, enseignants ecclésiastiques du secondaire à son retour en France…

Benoît et Greppo, de par leurs mêmes origines paysannes, posent la question de l’éducation du peuple comme la question sociale dans leur globalité : non seulement ils pensent que l’action des prolétaires des villes sera vaine sans l’alliance avec les prolétaires des campagnes, mais ces canuts partagés entre artisanat et statut ouvrier souhaitent en fait que la France soit une nation de libres paysans plutôt qu’une nation d’ouvriers exploités.

(Biographies de Benoît et Greppo : cf. le Dictionnaire Maitron. Sur Benoît, cf. Confessions d’un prolétaire, publiées par M. Moissonnier et J. Nicot, Paris Éditions Sociales, 1968)

 

Et comment ne pas citer Martin Nadaud, (1815), le maçon de la Creuse “monté” à Paris, qui toute sa vie perfectionnera le bon acquis de son instruction primaire, et tiendra pour devoir de faire partager à ses camarades ses connaissances littéraires, mathématiques et techniques.

Un des premiers actes de la Seconde République, née de la Révolution de février 1848, est d’instaurer le suffrage universel masculin. Comme l’avaient prédit nombre de républicains avancés, sa mise en œuvre immédiate est un échec pour Marianne. La grande majorité des ruraux, peu éduqués, soumis à la pression des notables et des prêtres, ont donné à l’Assemblée Constituante une majorité bien peu républicaine.

La question de l’instruction publique en est d’autant plus relancée. Education libératrice, formant des citoyens à même de raisonner librement, ou assujettissement clérical ? Fils d’ouvrier devenu professeur et journaliste, fouriériste, Jean Macé (1815), (le futur fondateur de la Ligue de l’enseignement en 1866) prend conscience que ce suffrage universel, qu’il a appelé de ses vœux, ne peut prendre sens que de l’éducation et de l’information des citoyens.

Le débat national est initié dès le mois d’avril, avec l’accession au poste de ministre de l’instruction publique d’Hippolyte Carnot (1801), le fils du grand Lazare. Publiciste, formé aux idées saint-simoniennes, Carnot a longuement réfléchi aux problèmes de l’éducation. Son projet de loi, qui réorganise l’enseignement primaire sur les bases de l’obligation, de la gratuité et de la neutralité, est la matrice de la grande réforme laïque des années 1880. Qu’on en juge :

“- Art. 2 : L’enseignement primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes

.   Art. 3 : Dans les écoles publiques, lenseignement est gratuit.

  Art. 7 : Dans toutes les écoles publiques, l’instituteur est nommé par le Ministre de l’Instruction Publique sur la présentation de Conseil Municipal”.

L’enseignement religieux était retiré des programmes des écoles publiques.

Ses adversaires créent le scandale en lisant à l’Assemblée des extraits, jugés honteusement impies et socialistes, de l’ouvrage de Charles Renouvier (1815), militant républicain inspirateur de Carnot. L’Assemblée constituante rejettera le projet et Carnot doit démissionner en juillet 1848.

On jugera de la malhonnêteté de l’attaque en lisant ce livre de Renouvier, La morale civique républicaine, publié le jour même de la Révolution, le 24 février 1848. Le très croyant Renouvier est bon représentant de la religiosité messianique qui habite beaucoup de ces républicains. Il souhaite “une république vraie dont le Christ, s’il reparaissait ici-bas, ne dédaignerait pas de se dire citoyen”. Mais il sépare la sphère de la croyance et celle de l’éducation. Désormais, l’instituteur doit remplacer le prêtre à l’école.

Après la chute de Carnot, c’est la droite conservatrice qui va fourbir ses armes législatives : l’ultra-conservateur Comte de Falloux est par exemple ministre de l’instruction publique et des cultes de décembre 1848 à octobre 1849.

Cependant que le programme électoral des démocrates-socialistes pour les élections du printemps 1849 reprend, sans vraiment le développer, le programme de Carnot :

“Organisation de l’éducation gratuite et obligatoire” lit-on par exemple dans le programme tel que le publie Le Démocrate du Var dans son numéro spécimen (19 janvier 1849).

Mais, plus que dans les rangs petits-bourgeois de la démocratie socialiste, c’est dans les rangs prolétariens que vont fleurir les projets de réforme. (On lira à ce sujet Georges Duveau, La Pensée ouvrière sur l’éducation sous la Seconde République et sous le Second Empire, Paris, Domat, 1948).

L’instauration du suffrage universel masculin avait permis l’élection à l’Assemblée constituante (24 avril 1848) d’un petit nombre de travailleurs manuels, dont certains se retrouveront au cœur de l’aile avancée de la démocratie-socialiste dans l’Assemblée législative (13 mai 1849). Ainsi les canuts lyonnais Benoît et Greppo, députés du Rhône, et Nadaud, élu de la Creuse en 1849. Ils vont pouvoir concrétiser leurs expériences et leurs aspirations en matière d’instruction publique.

 

En 1848, Greppo signe le Catéchisme social dont l’auteur, Constantin Pecqueur (1801) préférait ne pas assurer la paternité de par ses fonctions. Cet écrivain et théoricien socialiste, (dont notre ami et adhérent J. Thibaut est le spécialiste), était alors secrétaire particulier de Louis Blanc à la Commission du Luxembourg et sous-bibliothécaire au Palais Bourbon. Dans une France que l’on souhaite peuplée avant tout de paysans propriétaires, l’éducation, obligatoire et gratuite, formera des citoyens, et, selon les aptitudes de chacun, des adultes utilement insérés dans la société, sans hiérarchisation entre professions nobles et basses. Le progrès des techniques qu’entraînera cette éducation permettra d’ailleurs de réduire la place des professions abrutissantes ou dangereuses.

Comme Nadaud, Pecqueur fréquente les réunions parisiennes de l’Association Fraternelle des Instituteurs, Institutrices et Professeurs socialistes, créée en février 1849 à l’initiative de l’instituteur Perot, qui dirigeait un externat à Paris et donnait aussi des cours du soir pour adultes. Perot collabore à La Feuille du Village, de Joigneaux (dont on consultera les écrits sur le site de l’Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines).

Perot est rejoint par le jeune instituteur Gustave Lefrançois (1826), et par ces deux admirables militantes (qui ne séparent pas l’émancipation des travailleurs de celles des femmes), que sont Jeanne Deroin (1805), lingère devenue institutrice féministe, et Pauline Roland. En 1849, Jean Macé est rédacteur du journal de Pauline, l’Opinion des femmes.

Il s’agissait de défendre les intérêts des instituteurs, menacés au plan matériel par la baisse des rémunérations, et au plan de l’emploi par la poussée des maîtres religieux. Cet embryon d’une organisation syndicale fait activement partie, comme d’autres Associations fraternelles ouvrières, de l’Union des associations ouvrières. Mais ces militants “syndicalistes” ont aussi une vraie vision d’avenir pour l’école, publiée en 1849 : Programme inéducation. (Ce texte était intitulé en manuscrit : Programme de l’enseignement socialiste).

Dans le droit fil de Renouvier, on proclame que  » le jour est arrivé où l’Enseignement doit être un véritable sacerdoce et que l’instituteur devenant le prêtre d’un nouveau monde, doit être chargé de remplacer le prêtre catholique… « . Cet instituteur sera fonctionnaire. L’enseignement socialiste, basé sur l’égalité, guidera l’enfant vers la fonction la plus apte à ses aptitudes, à travers des cycles d’éducation adaptés à son développement (de la naissance à 18 ans). Ces cycles, en phase avec l’ensemble des connaissances humaines et non avec une culture dogmatique, dispenseront une éducation complète, éveillant le corps et les sens (éducation physique, artistique, initiation au travail manuel), ouvrant aux lettres et à la compréhension de la société (histoire, philosophie, droit), développant l’esprit scientifique et un bagage linguistique vivant.

L’Association est brisée par la répression au printemps 1850, Pérot et Lefrançais sont interdits d’enseignement car leur programme d’éducation socialiste constituant un outrage à la morale, à la religion, à la famille… et à la propriété. Pauline Roland et Jeanne Deroin seront cruellement emprisonnées, sans égards au sort de leurs enfants !

On est alors en pleine offensive répressive conservatrice, marquées en matière d’enseignement par la loi Parieu de janvier 1850 et loi Falloux de mars 1850, magnifiques cadeaux offerts à une Église catholique en laquelle le parti de l’Ordre voit le meilleur rempart contre la menace rouge.

La loi Falloux, on le sait, suspend l’Université de France et consacre la liberté de l’enseignement dans le primaire et dans le secondaire. Elle définit deux types d’écoles, les écoles publiques entretenues par les communes, les départements, les écoles libres entretenues par des particuliers ou des associations. L’école publique et ses instituteurs sont soumis aux autorités préfectorales et ecclésiastiques, qui contrôlent les programmes, assurent le primat de l’éducation religieuse.

Cette loi va aussitôt entraîner un prodigieux développement de l’enseignement congrégationniste, au détriment de l’enseignement public : en effet, il n’y a aucune obligation de brevet de capacité pour les religieux, qui peuvent librement ouvrir une école.

On vibre encore aujourd’hui à la lecture du magnifique discours prononcé par Victor Hugo.

Mais l’attitude de bien des députés de la Montagne ne fut pas aussi claire, et aussi combative lors de ces débats.

Ainsi, quand Benoît et Greppo, soutenus par deux autres députés ouvriers du Rhône, Doutre et Pelletier, déposent cet amendement : “A partir du 1er janvier 1851, l’instruction primaire sera gratuite et obligatoire. Les enfants empêchés par la distance de suivre les écoles du chef-lieu de la commune et que les parents ne pourront entretenir à leurs dépens seront logés et nourris aux frais de l’État ou des départements au chef-lieu de canton”, la majorité de la Montagne ne les suit pas. Benoît argumente seul à la tribune, et propose un vrai projet d’éducation nationale, devant une droite hostile et une gauche sceptique.

Il précisera ce projet dans l’ouvrage collectif Gouvernement direct. Organisation communale et centrale de la République. Projet présenté à la Nation pour l’organisation de la Commune, de l’Enseignement, de la Force publique, de la Justice, des Finances, de l’État, Paris, 1851, Librairie républicaine de la Liberté de penser, dont il écrit le chapitre sur l’enseignement.

Benoît propose, en lieu et place des écoles communales la création, avec “ramassage scolaire” quotidien, d’une seule école, primaire puis secondaire, au chef lieu de canton, où professeraient des enseignants de valeur. L’enseignement, obligatoire et gratuit pendant trois ans, facultatif ensuite, unirait théorie et pratique, travaux manuels et intellectuels.

Cependant, il refuse le fonctionnariat des maîtres, qu’il veut localement choisis par les citoyens. Il ne touche pas au statut de l’enseignement congrégationniste, dont il pense que le déclin accompagnera le succès de sa réforme. Et, grand sujet de discussion, il est partisan de la totale liberté de l’enseignement, à l’américaine : “tout homme doit avoir d’enseigner ce qu’il veut et comme il veut (sous la garantie de la publicité”.

 

On peut sourire de la minutie des dispositions que Benoit aligne dans son projet, quand on sait comment se terminera cette année 1851. Ce serait d’une part faire peu de cas des espérances électorales des démocrates-socialistes, qui pensent la victoire possible en 1852. Ce serait aussi faire peu de cas de la combativité de ces canuts, qui se séparent d’une Montagne refusant de préparer la lutte préventive contre l’inéluctable coup d’État, ces canuts qui prennent langue à cet effet avec les sociétés secrètes du Sud-Est (j’en traite longuement dans Gentil n’a qu’un œil, notamment dans la partie lyonnaise).

Avec le coup d’État, l’arrestation, l’exil seront le lot commun de Benoit, Greppo, et de tant d’autres. Dorénavant, et pour bien des années, leur première préoccupation sera de survivre en terre étrangère.

Pauline Roland, usée par la déportation, meurt en 1852. Victor Hugo lui consacrera en décembre 1851 une magnifique pièce des Châtiments (cf. le texte ci-dessous).

Mais le grain semé ne devait pas rester stérile. L’histoire de l’instruction publique sous le Second Empire en témoigne déjà, avant les grandes victoires laïques des années 1880.

 

René Merle 17 janvier 2005

 

Victor Hugo :

 

« Pauline Roland »     Elle ne connaissait ni l’orgueil ni la haine ;

Elle aimait ; elle était pauvre, simple et sereine ;

Souvent le pain qui manque abrégeait son repas.

Elle avait trois enfants, ce qui n’empêchait pas

Qu’elle ne se sentit mère de ceux qui souffrent.

Les noirs événements qui dans la nuit s’engouffrent,

Les flux et les reflux, les abîmes béants,

Les nains, sapant sans bruit l’ouvrage des géants,

Et tous nos malfaiteurs inconnus ou célèbres,

Ne l’épouvantaient point ; derrière ces ténèbres,

Elle apercevait Dieu construisant l’avenir.

Elle sentait sa foi sans cesse rajeunir ;

De la liberté sainte elle attisait les flammes,

Elle s’inquiétait des enfants et des femmes,

Elle disait, tendant la main aux travailleurs :

La vie est dure ici, mais sera bonne ailleurs.

Avançons ! – Elle allait, portant de l’un à l’autre

L’espérance ; c’était une espèce d’apôtre

Que Dieu, sur cette terre où nous gémissons tous,

Avait fait mère et femme, afin qu’il fût plus doux.

L’esprit le plus farouche aimait sa voix sincère.

Tendre, elle visitait, sous leur toit de misère,

Tous ceux que la famine ou la douleur abat,

Les malades pensifs, gisant sur leur grabat,

La mansarde où languit l’indigence morose ;

Quand, par hasard moins pauvre, elle avait quelque chose,

Elle le partageait à tous comme une sœur ;

Quand elle n’avait rien, elle donnait son cœur.

Calme et grande, elle aimait comme le soleil brille.

Le genre humain pour elle était une famille.

Comme ses trois enfants étaient l’humanité.

Elle criait : progrès ! amour ! fraternité !

Elle ouvrait aux souffrants des horizons sublimes.

Quand Pauline Roland eut commis tous ces crimes,

Le sauveur de l’église et de l’ordre la prit

Et la mit en prison.

Les Châtiments, Livre V « L’Autorité est sacrée »1853.