Langue du peuple ? Arme du peuple ?

article publié dans 1851, une insurrection pour la République. Actes des journées d’étude de 1999 à La Tour d’Aigues et de 2001 à Sainte-Tulle, Association 1851 pour la mémoire des Résistances républicaines, Les Mées, 2002, pp. 91-103 (bon de commande)

Rencontre de La Tour d’Aigues, 13 novembre 1999

 

Langue du peuple ? Arme du peuple ?

 

Le cadre de cette intervention est celui de nos départements, Basses Alpes, Var, Vaucluse, qui voisinent dans ce pays de Pertuis, cadre qui pourrait s’élargir aux proches Bouches-du-Rhône si le temps n’était pas compté.

Le thème de cette intervention est une double interrogation. Langue du peuple ? Arme du peuple ?

Dans les années 1840, la langue que parle au quotidien l’immense majorité de notre population n’est pas celle de l’administration, de la publication, de l’éducation, de l’armée, ce n’est pas la langue nationale, qui n’est plus cependant pour les jeunes une langue étrangère, même s’ils la pratiquent avec une imprégnation dialectale qui amuse les autres Français.

Quelle qu’en soit alors l’appellation : patois, idiome natal, provençal, langue d’Oc, il s’agit donc bien de langue du peuple, dans le paradoxe que notables, médecins, notaires, ecclésiastiques et maîtres d’école la parlent encore autant que les paysans. En fait, la démarcation ne passe pas entre ceux qui parlent provençal et ceux qui parlent français, puisque presque tout le monde parle provençal. Elle passe entre ceux qui ont la maîtrise du français, et ceux qui ne l’ont pas encore, c’est-à-dire le peuple, au sens sociologique. Dans ces conditions, ce peuple peut-il assumer avec fierté cette langue léguée par les pesanteurs de l’histoire ? Il est permis d’en douter.

J’ai dit langue du peuple, je n’ai pas dit langue d’un Peuple. Même si elle est la langue d’un Midi que tout désigne comme différent au voyageur venu du Nord, même si l’intérêt pour les Troubadours civilisateurs a gagné les érudits, il est clair qu’aucun souffle nationalitaire n’agite nos populations. Et si un sentiment anti-centraliste les traverse, c’est dans le refus de l’impôt ou la revendication d’autonomie communale, aucunement dans l’affirmation d’une différence ethnico-linguistique à la catalane. Français se voulaient nos anciens, et le cadre départemental est si enraciné depuis 50 ans que l’insurrection se fit bas alpine, varoise, vauclusienne, et non provençale ; les voisins des deux rives de la Durance et du Verdon ne marchèrent pas ensemble vers une capitale régionale, chacun s’en fut vers sa préfecture.

Telle est alors la situation linguistique, situation qui aujourd’hui n’aurait rien pour surprendre un Italien, par exemple, mais qui est impensable pour un Français fermé au bilinguisme, si ce n’est celui, cher à Monsieur Allègre, le bilinguisme anglo-français.

Pour éclairer le rôle de la langue dans les luttes de 1849-1851, jetons un regard sur les dernières années 1840  : nous y rencontrons la plupart des protagonistes que nous retrouverons après 1848, et ce sont, soulignons-le, pour la plupart des hommes jeunes, nés autour de 1820.

Dans l’été 1844 Flora Tristan visite notre région.  Ce n’est pas le peuple paysan que la missionnaire de l’Union Ouvrière évangélise, mais les prolétaires des villes. Et ces ouvriers ne la comprennent pas, au double sens du mot : Flora reprochera aux portefaix de Marseille et d’Avignon leur ignorance du français et leur corporatisme sans idéal. Moralité : quand on se revendique de la cause du peuple, comment donc parler au peuple ? Et que peut donc comprendre ce peuple ?

À Avignon, le journal légitimiste, la blanche Gazette de Vaucluse, a beau jeu d’opposer le bon sens populaire à l’utopisme de Flora. Le journal est dirigé par un avocat varois, Maquan, ami de la langue d’Oc, qui ouvre ses colonnes aux romantiques essais poétiques, français et provençaux, de Roumanille : Roumanille est un besogneux fils du peuple, correcteur chez un imprimeur d’Avignon. Roumanille est aussi publié par un autre fils du peuple, le courtier tarasconnais Désanat dans son Bouillabaisso, un hebdomadaire entièrement versifié en provençal. Désanat est bon vivant, et politiquement à gauche. Roumanille participe de la pudibonderie cléricale avignonnaise. Fils de la Vendée provençale, il est viscéralement Blanc. Les seuls points qui rapprochent les deux hommes sont l’amour de la langue populaire, et l’hostilité au docteur Honnorat, de Digne, lui aussi légitimiste affirmé, qui dans son Dictionnaire de la langue d’Oc prône le retour à la graphie classique, alors que nos Rhodaniens utilisent une graphie phonétique à la française, la seule que le peuple puisse lire pensent-ils.

Mais laissons Avignon et suivons Flora.

Flora revit en découvrant Toulon : non seulement les prolétaires y comprennent son français, mais ils s’enthousiasment pour ses idées. Parmi eux, un jeune forgeron de l’arsenal, Langomazino, est disciple du célèbre poète-maçon toulonnais Charles Poncy. Pour Langomazino comme pour Poncy, l’accès à l’écriture française brise l’enfermement sociologique du prolétaire, qui en revendique d’autant mieux sa condition : « poète ouvrier ». Et cet accès est une véritable ascèse, car, comme le crie alors Langomazino dans « Ecrit sur une enclume » : « Le travail est mon lot, je travaille sans cesse,

Et le jour et la nuit la misère me presse ». Alors que, pour les riches, la culture française est un donné facile, elle est pour le prolétaire une conquête qui renvoie aux amusettes inutiles l’écriture provençale d’un Roumanille et d’un Désanat.

Charles Poncy se défausse prudemment lors de la venue de Flora, mais son cadet Alexandre, maçon lui aussi et ardent démocrate, est là pour l’accueillir.

L’histoire a des détours inattendus. Après la mort de Flora, en 1845, on ne s’étonnera pas que ce soit de la ville au prolétariat le plus conscientisé et le plus francophone, Toulon, que vienne le plus beau salut méridional à la missionnaire émancipatrice. Ce poème est signé par Alexandre Poncy, mais il est en provençal ! C’est dans l’affectivité de l’idiome natal, et non dans le prestige de la langue nationale, qu’est saluée « nouastro glouriouso mèro ».

Au même moment Langomazino est licencié pour avoir participé activement à la première grande grève de l’arsenal. Il trouve un emploi de mécanicien à Marseille, où il poétise en français à l’Athénée ouvrier. Il y reçoit Lamartine en 1847, et le cygne de Milly tente de se faire peuple, sans pouvoir masquer son dégoût devant la pauvreté des accueillants et le sordide du décor. Ah que le peuple est beau quand on ne le côtoie pas…

Lors du passage de Lamartine à Hyères, Charles Dupont, un employé de caisse d’épargne, modeste rimeur et démocrate convaincu, tremble d’enthousiasme à l’idée d’approcher le grand homme. Dupont écrit en français, mais il est lecteur du Bouillabaisso de Désanat, il connaît la poésie provençale.

Et voici que survient la République. Voici qu’apparaît le grand absent, l’immense peuple rural, ce peuple auquel le suffrage universel masculin donne pouvoir de décision.

Le problème de la langue ne pouvait pas alors ne pas se poser. Comment gagner le peuple, comment lui parler ?

Parler au peuple dans sa langue : rien de plus facile pour la plupart des notables et des militants. Les témoignages abondent de cette pratique, tant du côté des conservateurs que du côté des démocrates.

Écrire pour le peuple dans sa langue est une autre affaire, particulièrement pour les républicains avancés : écrire en provençal, c’est communiquer mais c’est aussi enfermer une catégorie de citoyens dans un ghetto sociologique. Ne faut-il pas plutôt, par la pédagogie de la lecture, amener le peuple au français, puisque le français est la garantie de l’accès à la loi et de l’égalité devant la loi.

Le petit monde des écrivants d’oc vit passionnément les débuts de la République : pour les Blancs comme Roumanille ou Honnorat, la République est une catastrophe, de laquelle sortira peut-être un grand bien, le rétablissement de la monarchie légitime.

Mais la plupart de ces écrivants sont comme Desanat qui chante dans les banquets républicains de Tarascon et de Vaucluse :

Républiquo démoucratiquo !!!

T’aven, nous escapara pus,

De la raço aristocratiquo

Vénès destruire leis abus.

Il prend cependant bien soin de préciser :

Sian pas per lou soucialismé,

Rava per un homé incoumprès,

Sé coumbattan lou royalismé

Raoubaran pas lou ben dé res.

Mais le camp républicain ne fait guère appel à ces spécialistes de la rime provençale. Quand se crée fin 48 à Marseille le journal de la démocratie socialiste du Sud-Est, La voix du peuple, il paraît évident à ses rédacteurs que la voix du peuple ne soit que française.

C’est du côté du parti de l’Ordre que viendra l’utilisation politique de la langue du peuple, en 1849. Dans le Var le préfet à poigne Haussmann instrumentalise le journal blanc Le Conciliateur du Var dirigé par Maquan, à nouveau Varois. Haussmann demande à Maquan d’y tenir chronique provençale, en dialogues censés faire parler paysans et artisans. Dénonciation incessante « d’aquelei soussissialisto, d’aquelei galapian que bramoun coumo de Lucifer : vivo la farigoulo ! vivo la mocratiquo et la soucialo ! »

Voilà ce qu’écrit le distingué Maquan et que reçoivent gratuitement les cercles et chambrées varoises. Maquan communique ses articles à ses amis de Vaucluse, et Roumanille les reprend dans un journal qu’il vient de fonder à Avignon, la Commune. L’écho de ces chroniques incite Roumanille à passer à l’acte, et dans la foulée en 1849, il publie chez son patron une série de pamphlets anti-républicains en provençal, qui ont un succès considérable.

La riposte vient du Var. Elle est le fait d’un homme seul, mais qui est devenu ce que l’on appellerait aujourd’hui une permanent de la Démocratie socialiste. Sous le pseudonyme de Cascayoun, Dupont de Hyères tient à son tour chronique dans le Démocrate du Var, sachant, dit-il, « combien les paysans du Midi sont amateurs de choses écrites dans leur langue maternelle ». De fait, les rapports de police et de justice attestent de l’impact de Cascayoun.

« Les paysans étaient persuadés que c’était un des leurs, écrit Dupont, et ils étaient d’autant plus enthousiasmés de ces cascayounados ». À droite comme à gauche, on le voit, c’est le paysan qui est censé s’adresser au peuple paysan dans un petit coin du journal français. La différence de registre est éclatante entre le français de la politique officielle, et le provençal de la politique révélée au paysan : parole de connivence, parole bonhomme, faussement familière, affective, minorisante d’une certaine façon. Dupont a beau écrire en tête de son ouvrage de 1850, « Lettros de Micoulaou Cascayoun, peysan d’Hyèros : Lou peysan Cascayoun es que l’oumbro doou peysan Joigneaux », il se heurte à l’impossibilité d’une communication en normalité. On fait parler dans sa langue familière le supposé paysan, mais on cherchera en vain un éditorial en provençal signé par un dirigeant. Il n’en demeure pas moins que, malgré ses limites, Dupont révélait la réalité de la différence populaire, et la respectait.

Au moment où Dupont provençalise, voici un autre Varois, notre Langomazino, lâché dans ce département de bout du monde, cette Algérie de l’intérieur que décrivent certains, les Basses Alpes, département dont la francisation est loin d’être achevée : l’inspecteur d’Académie se plaint à propos des élèves de l’école normale, que « le français est une langue étrangère à la plupart et qu’ils sont loin d’arriver à le parler au bout de trois ans ».

Diffuseur de La Voix du Peuple, Langomazino crée bientôt un journal de la démocratie bas alpine, L’Indépendant. On ne trouvera pas d’occitan dans ce que nous connaissons de L’Indépendant. C’est dans un français d’une haute tenue que le poète ouvrier mène son entreprise. Il règle d’un article terrible son compte au vieux docteur Honnorat, qui arrachait les affiches démocrates. « Le sieur Honnorat, célèbre dans notre département pour avoir commis un incommensurable vocabulaire en français de cuisine et en patois de tous les pays ». On jette le bébé avec l’eau sale, la langue du peuple avec l’adversaire politique.

Ce qui ne signifie pas un refus d’employer l’idiome dans la propagande orale. Aihaud, de Volx, est un redoutable orateur, et c’est en occitan comme en français qu’il s’adresse aux Bas Alpins.

Ainsi, dans les luttes de 1849-1851 les engagements individuels des intervenants littéraires d’avant 1848 se sont confrontés au réel et ont essayé d’y être opérants. Comment parler au peuple ? Comment écrire pour le peuple ?

Mais qu’en sera-t-il lorsque le peuple réel va entrer en scène, les armes à la main, en décembre 1851 ? La communication ne passe plus alors par la médiation du club ou du journal, elle doit être immédiate, directe, efficace.

C’est alors que la nécessité de s’adresser au peuple dans sa langue apparaît à l’évidence. Certes, toutes les proclamations et affiches, superbes, sont en français, langue de la République violentée. Mais lisons ce qu’écrit quelques semaines après le coup d’Etat Camille Duteil. Ce Bordelais de Marseille est rédacteur en chef du grand journal démocrate socialiste qui rayonne sur toute la Provence. Les chefs de l’insurrection varoise lui proposent le généralat.

« Je voulais bien faire mon devoir de citoyen et de soldat, écrit Duteil, mais je ne me souciais pas d’être chef dans le Var et voici pourquoi : d’abord je ne connaissais pas la langue provençale, et il faut parler aux hommes leur langage maternel quand on veut être bien compris ».

Duteil accepte, et on connaît la suite.

La colonne républicaine emmène avec elle des otages blancs, dont notre ami Maquan le journaliste. On ne s’étonnera pas de la description que fera Maquan des insurgés : « Ce ramassis incohérent d’ouvriers, de paysans en veste ou en blouse, de vagabonds déguenillés, coiffés de casquettes ou de vieux chapeaux de feutre défoncés, armés à la hâte de bâtons, de pioches et de quelques mauvais fusils…. Toutes les exaltations se confondent dans cet enivrement insurrectionnel : les propos obscènes et les chansons grivoises se mêlent aux hurlements des chants révolutionnaires et aux cris de mort ».  Et lui, l’ami de la langue d’Oc, le futur félibre, de stigmatiser « le rude et grossier patois provençal de la contrée ».

Lisons encore ce propos relatif à l’arrivée de la colonne républicaine : « C’était solennel et terrible, c’était ridicule et grotesque ».

Mais ce dernier propos n’est pas de Maquan, il est de Duteil. Duteil qui écrit aussi : « J’avais horreur de mon armée. Chef d’hommes brutaux, ignorants, verbeux et d’une outrecuidance déplorable, je voyais se dresser devant moi l’incendie, le pillage et le meurtre que je ne pourrais empêcher ».

Vision d’horreur qu’il corrige par d’autres dévalorisations : les insurgés ne sont que des ruraux, habitués à bien vivre, croyant partir pour une ballade de deux jours, et demandant toujours à boire et à manger. Des bouffons. Ou alors de braves types, trop braves types :

« Malgré tout leur orgueil méridional … sous une rude écorce, l’élément généreux dominait chez ces hommes au cœur franc, à l’âme candide ».

Et toujours le thème de l’éloignement sociologique marqué par la parole patoise.

Chez Maquan, la peur sociale, la peur tout court se révèle devant ce peuple en armes. Mais chez Duteil pointe l’effarement du petit bourgeois cultivé devant cette masse informe qui veut se donner l’illusion d’être une armée.

On a convoqué le peuple au rendez-vous de l’histoire, et le peuple n’est pas exactement ce que l’on voulait qu’il fût. Comme l’écrivait Malesherbes : « Notre science était dans les livres ; mais nous ne connaissions pas les hommes ».

Laissons les derniers rescapés de la colonne varoise marcher vers la frontière piémontaise, par les cluses glaciales des Basses Alpes. Et puisqu’il faut jusqu’au bout filer la parabole de la langue du peuple, lisons encore Duteil qui nous conte sans rire que derrière lui, pour se donner courage, deux militants républicains, dont évidemment un maître d’école, ne cessaient de se disputer sur l’accord du participe passé français.

René Merle