Pierre Joigneaux et Pierre Dupont : le Chant des Paysans, 1849

Pierre Joigneaux et Pierre Dupont :

« Le chant des Paysans », 1849

 

René Merle

 

Voici donc ce chant dont le refrain fit instantanément le tour de France et qui ne sera pas pour rien dans les importants succès des « Rouges » aux élections législatives de mai 1849.

On trouvera ci-dessous le commentaire que donne Joigneaux de chaque couplet.

Dupont souligne bien les raisons directement économiques qui ont amené les ruraux à voter Napoléon. Pour les détourner du neveu, tout en se réclamant de l’oncle demeuré si populaire, il fait appel au vieux patriotisme révolutionnaire guerrier : le Président laisse l’Aigle noir autrichien écraser la cause de la liberté piémontaise. Puis, et nous sommes ici dans un tournant décisif du processus révolutionnaire, il proclame l’entrée en scène de la paysannerie dans une vie politique jusqu’alors essentiellement citadine, il anticipe le refus du peuple rural d’aller, comme le pouvoir l’y avait poussé en Juin, écraser le Paris ouvrier révolutionnaire ; il salue enfin l’union des paysans et des ouvriers. Les derniers vers, dans un panthéisme généreux, sont un véritable hymne à la terre nourricière et à ceux qui la travaillent et que la victoire de la Montagne délivrera des usuriers.

 

Le chant des paysans

 

Quand apparut la République / Dans les éclairs de Février, / Tenant en main sa longue pique, / La France fut comme un brasier ; / Dans nos vallons et sur nos cimes / Verdit l’arbre de Liberté ; / Mais les quarante-cinq centimes, / et Juin, plus tard, ont tout gâté.

 

Refrain. Ah ! quand viendra la belle ! / Voilà des mille et des cent ans / Que Jean Guêtré t’appelle, / République des Paysans ! /

 

Mais ce beau feu n’est plus que cendre, / Le Diable en passant l’a soufflé ; / Le crédit n’a fait que descendre / Et l’ouvrage est ensorcelé. / La souffrance a fait prendre en grippe / La jeune Révolution / Comme le vieux Louis-Philippe, / Et nous nommons Napoléon.

 

Napoléon est sur son siège, / Non pas l’ancien, mais un nouveau, / Qui laisse les blés sous la neige / Et les loups manger son troupeau ; / Quand l’aigle noir fond sur tes plaines, / Terre d’Arcole et de Lodi, / Il se tient coi… Dedans ses veines / Le sang du Corse est refroidi.

 

Que va donc devenir la France, / Si rien n’en sort à ce moment / Où le cri de l’indépendance / Nous appelle au grand armement ? / Soldats, citadins, faites place / Aux paysans sous vos drapeaux, / Nous allons nous lever en masse / Avec les fourches et les faulx.

 

Les noirs et les blancs sans vergogne / Voudraient nous mener sur Paris / Pour en faire une autre Pologne / Et nous atteler aux débris. / A bas les menteurs et les traîtres, / Les tyrans et les usuriers ! / Les Paysans seront les maîtres / Unis avec les ouvriers.

 

La terre va briser ses chaînes, / La misère a fini son bail ; / Les monts, les vallons et les plaines / Vont engendrer par le travail. / Affamés, venez tous en foule / Comme les mouches sur le thym ; / Les blés sont mûrs, le pressoir coule, / Voilà du pain, voilà du vin.

 

 

En ce début d’année 1849, les démocrates socialistes, encore sonnés par l’insurrection de Juin et par le raz-de-marée bonapartiste de Décembre, s’organisent cependant et préparent les élections législatives du printemps. Il s’agit au premier chef de gagner la masse des électeurs ruraux, cruellement déçus de la République par l’impôt des « quarante-cinq centimes ». Le Bourguignon Pierre Joigneaux, journaliste, républicain de la veille (emprisonné sous la Monarchie de Juillet), dorénavant député « rouge », exploitant agricole et agronome, développe une intense propagande en direction des paysans.

 

Dernières lettres d’un paysan aux cultivateurs publiées dans La Réforme, par P. Joigneaux, Représentant du Peuple, et suivies du Chant des Paysans, par Pierre Dupont, au Bureau de la Propagande démocratique, rue des Bons Enfants, 1. Typographe de H.V.de Surcy et Cie, rue de Sèvres, 37. (1849)

 

« Simple recommandation

C’était l’un de ces derniers jours, je ne saurais vous dire lequel. La matinée était froide, il y avait du givre aux arbres et il faisait bon autour du brasier de famille. Nous étions là quatre ou cinq à former le cercle, tous petites gens, tous élevés au village, sauf un seul. Mais celui-là n’était pas déplacé parmi des paysans, car il aime les blés de nos plaines, les vignes de nos coteaux et la rivière qui serpente entre deux rangées de vieux saules. Vous le connaissez tous ; – qui est-ce qui ne le connaît pas ? – il a fait le Chant des Travailleurs ; il a fait cette charmante chansonnette des Bœufs, qui court le monde et que nos pâtres redisent au bord des fossés et des haies. C’était Pierre Dupont, le poëte de ceux qui souffrent, le chansonnier de ceux qui n’ont rien, le socialiste de la note et du couplet.

Je vous disais donc que nous étions là, quatre ou cinq autour du feu. Pierre Dupont chantait la fraternité, quoique profondément rouge en politique, il chantait l’avenir de sa voix la plus sympathique, et nous applaudissions des deux mains. Tout son répertoire y passa ; nous n’étions pas d’humeur à lui faire grâce d’un refrain, et ceci se comprend ; on aimerait que les beaux rêves ne finissent pas, que les impressions qui font du bien à l’âme durassent toujours.

Pierre Dupont termina par la chansonnette des Bœufs, puis nous causâmes politique. – Ah, disions-nous, si les populations des campagnes comprenaient bien leurs véritables intérêts, la confiance renaîtrait vite et les royalistes ne songeraient guère à conspirer. La République, c’est le gouvernement des cultivateurs ; ils sont les maîtres par le nombre ; il ne dépend que d’eux d’avoir la majorité dans une assemblée nationale, et avec la majorité, le remaniement des impôts, les assurances par l’État, les banques agricoles, l’instruction gratuite et toutes les améliorations secondaires qui enrichiraient le pauvre sans appauvrir le riche. Malheureusement, ils ne comprennent pas encore, ils sont jeunes en politique ; et on les trompe comme des enfants ; on les amuse avec des mots, et au lieu de voter pour des hommes qui ont les mêmes intérêts qu’eux, ils ont voté jusqu’ici pour des hommes qui ont les intérêts opposés. C’est comme si l’on chargeait une chèvre de garder un chou ou un loup de veiller sur un mouton.

– Erreur ne fait pas compte, dit l’un de nous.

– C’est vrai, répondis-je ; mais en attendant, le cultivateur pâtit et nous souffrons, nous, de la calomnie. Il faut en finir au plus tôt avec cette situation fausse et jeter la lumière dans ces malheureuses campagnes, où le mensonge seul a eu l’audace de pénétrer.

– A ce propos, répliqua Pierre Dupont, permettez-moi de vous féliciter de vos Lettres d’un Paysan ; car à moins d’être aveugle de naissance, j’espère bien que chacun y verra clair.

– Cela ne suffit pas, et vous pouvez être, mon ami, d’un grand secours dans la circonstance. Vous aimez l’homme des campagnes, vous lui devez une de vos plus belles inspirations ; il vous connaît, il sait que vous avez fait le Chant des Travailleurs, le Chant des étudiants, faites pour lui le Chant des Paysans ; ce sera une bonne œuvre et il vous en remerciera du fond du cœur.

– Il est dans ma tête, à moitié fait ; j’en rêve jour et nuit ; vous l’aurez dans la huitaine, comptez-y. J’ai besoin de tout ce temps, car je tiens à ce que cette composition ne soit pas au-dessous de mes aînées.

Pierre Dupont a tenu parole : le Chant des Paysans est composé ; nous donnons plus loin les paroles, et la musique ne se fera pas attendre.

C’est beau, c’est simple, c’est digne de la réputation de l’auteur. Nous retrouvons là, dans six couplets, l’histoire de ces derniers temps. Voici d’abord Février, avec son enthousiasme, ses arbres de liberté et ses riantes promesses, puis les quarante-cinq centimes, cette giboulée de mars qui fane toutes les espérances et refroidit tout, puis Juin sombre comme un crêpe. Ce n’est plus notre république d’amour et de bonheur, et l’on se demande dans nos campagnes quand viendra la belle, la bonne République, celle qui diminuera les impôts et ne tuera personne. Au second couplet, c’est la glace du désenchantement et le vote du 10 décembre, en souvenir d’un grand nom et aussi par dépit. Au troisième, nouvelle désillusion ; on commence à comprendre que le neveu n’a pas les qualités de l’oncle ; on se souvient d’Arcole et de Lodi, on compare les temps d’autrefois avec le temps où nous sommes, on se sent humilié et on courbe déjà la tête. Un peu plus loi, c’est l’indignation qui éclate. Le paysan qui a du cœur, et qui ne se réjouit point comme on se réjouit à la Bourse de la défaite des Piémontais [mars 1849], bondit sur lui-même. Il cherche de l’œil sa fourche et sa faulx, car il a souvenir de l’invasion, et le bruit du canon à nos frontières a rajeuni ses vieux griefs. Il croit que la fibre nationale est morte chez les hommes du pouvoir ; plus rien ne la touche, plus rien ne la remue. A coup sûr, se dit-il, ce ne sont pas là des républicains ; ce sont des royalistes dégénérés ; les chevaliers du brassard sont aujourd’hui les amis de l’ordre, et les lauriers des Trestaillons* font des jaloux. Au large les traîtres ! Le paysan ne veut point de leur drapeau. Il veut une belle république, et il l’aura, car ils sont là dans les montagnes et dans les plaines, des millions de citoyens qui ne rendront jamais aux blancs le suffrage universel que la république leur a donné, et qui, cette fois, nous l’espérons bien, voteront en connaissance de cause. »

En attendant, nous recommandons aux patriotes de toutes les villes, de tous les villages, de tous les hameaux, le Chant des Paysans. Il faut qu’en moins de trois semaines il retentisse d’un bout de la république à l’autre. C’est la Marseillaise de la fraternité, notre hymne national(e) à nous, soldats du travail.(1)

P. JOIGNEAUX.

 

(1) La musique et les paroles du Chant des Paysans sont en vente au bureau de la Propagande démocratique, rue des Enfants, n°1, à Paris. Prix de l’exemplaire, 10 centimes. »

 

* [Trestaillon, meneur de la Terreur blanche de 1815 dans le Gard]