Une histoire sans légende

Texte tiré de Montagnes, Mémoire, Méditerranée. Mélanges offerts à Philippe Joutard, Grenoble-Aix, Musée Dauphinois et Publications de l’Université de Provence, 2002

et publié dans le n°22 du Bulletin de l’Association 1851, janvier 2003

Une histoire sans légende ? La résistance au coup d’État du 2 décembre 1851

 

 Jean-Marie Guillon

 

Curieuse histoire que celle du souvenir de cette résistance dont on vient de célébrer, tout au long de l’année 2001, le 150e anniversaire. Il est trop tôt au moment où j’écris pour faire un bilan de cet anniversaire et de son impact, mais une chose est sûre : c’est la première fois qu’il prend une telle dimension, au moins dans le Sud-Est.

 

Ce succès est dû à l’action de “1851 – 2001. Association pour la commémoration de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851”, créée en 1997 à partir des Alpes-de-Haute-Provence et qui s’est vite étendue dans les départements voisins. Cette association a donc “réveillé” la mémoire de cette insurrection. En témoignent les nombreuses initiatives qu’elle a, directement ou indirectement, suscitées depuis quatre ans.

 

Ce succès ne relève pas du hasard. Il reflète une conjoncture, la rencontre de l’initiative d’un petit groupe et de diverses attentes, il révèle donc un état de la mémoire collective et de ses mécanismes. Le mot “réveil” vient naturellement sous la plume, mais de quoi s’agit-il vraiment ? Car les réactions rencontrées en participant à cette sensibilisation sont souvent les mêmes : “on ne savait pas”, “personne nous en avait parlé”. Autrement dit le souvenir de cette résistance, extraordinaire, à la prise totale du pouvoir par Louis-Napoléon Bonaparte n’était pas établi. La commémoration d’aujourd’hui n’est pas l’expression d’un légendaire continûment actif. Cette réaction de découverte, elle émaille l’histoire récente de ce souvenir. C’est celle que nous avions eue quand nous – étudiants, enseignants, jeunes gens des années soixante, régionalement enracinés – avions “appris” le 1851 régional dans les travaux universitaires alors publiés, car, de ce mouvement, dans nos communes, dans nos familles, dans l’enseignement, à nous non plus, personne n’avait jamais parlé. En somme, voilà une histoire “glorieuse” qui aurait dû devenir légende, tout au moins en Provence centrale et dans ses marges drômoises ou ardéchoises, puisque c’est là qu’elle a pris la tournure la plus spectaculaire et la plus tragique. Alors pourquoi cette transmission fragile, incertaine ? Écartons le recours paresseux à l’“oubli” ou à l’“occultation”, utilisés aujourd’hui à tort et à travers, alibis commodes de croisades naïves ou faussement naïves qui, pour faire de “l’événement” ou pour promouvoir les intérêts de groupes de pression, inventent des trous de mémoire. L’histoire de la mémoire locale montre qu’il n’en est rien. Le souvenir de cet épisode historique qui a tout pour être revendiqué ne se perd jamais tout à fait. Il est même cultivé à intervalles réguliers, mais il est, tout aussi régulièrement, remis en question, non dans ses fondements, mais dans sa place au sein du panthéon des références. Pour s’y imposer dans la durée, avec ce que cela suppose de reconnaissance, l’événement doit faire identité pour une communauté ou ses composantes représentatives. Et c’est peut-être ce qui n’a pas été assuré.

 

 

La consécration – 1881 – 1914

 

 

La Résistance au coup d’état du 2 décembre dans le Sud-Est a failli devenir mythe. Elle l’a été un moment. Elle en avait tous les ingrédients, un soulèvement aux allures épiques, des colonnes d’insurgés, la prise des mairies et d’une préfecture, celle de Digne, des soldats réguliers repoussés aux Mées. Le mouvement est armé, mais pacifique, il ne verse pas de sang, sauf à Cuers, dans le Var. Populaire mais légaliste, il se fait au nom du Droit. Localisé et parlant plutôt “patois”, il ne se veut pas provincial. Son idéal est plus grand que lui, la République démocratique et sociale. Il a ses héros, comme le garde forestier Ailhaud dit “de Volx”, et même ses héroïnes, dans les Maures. Vaincu et brisé par une répression qui, pour être habile, n’en a pas été moins massive et souvent cruelle, il a ses martyrs, les massacrés, comme Martin dit Bidouré, deux fois fusillé et qui devient le symbole de l’insurrection varoise, ou les déportés en Algérie ou à Cayenne.

Très logiquement, l’insurrection de 1851 est l’un des mythes fondateurs de la IIIe République. La contre légende que le “parti de l’ordre” a distillée, celle d’une jacquerie de gueux à peine civilisés, ne sort guère du milieu clérical ou bonapartiste où elle a pris forme. Elle s’y replie après la chute de l’Empire et ne trouve plus d’écho au-delà. La légende républicaine n’a pas été étouffée par une version “noire” des événements.

 

Au contraire. À peine l’étau de l’Empire autoritaire s’est-il desserré que la réhabilitation commence et que la “jacquerie” des uns devient la “Résistance” des autres. Si quelques exilés, comme Victor Hugo, ont commencé à raconter l’histoire du “crime” parisien, en France même, sa première mise en récit en 1865, celle du journaliste Ténot, commence, très significativement, par la province. L’avocat Noël Blache raconte l’insurrection du Var en 1869, peu avant que Zola n’y contribue à son tour avec La fortune des Rougon, qui ouvre le cycle des Rougon-Macquart. Le souvenir de l’insurrection, grandi par les épreuves, ressurgit, auréolé de la gloire de ceux qui ont souffert pour avoir eu raison trop tôt. Les rescapés ou leurs héritiers directs triomphent avec la République de 1870 ou plutôt avec celle de 1879. La Résistance de 1851 est alors pleinement réhabilitée. Elle est placée sur le piédestal de l’événement précurseur. Les victimes ou leurs descendants sont indemnisés au terme d’un débat où interviennent un héritier, Clemenceau, qui n’est pas encore élu du Var et un ancien proscrit, Madier-Montjau, député de la Drôme. Celui-ci préface le Livre d’or des victimes du coup d’état de son département avec un souci d’histoire et d’édification civique qui reste d’actualité. Ailleurs, c’est la presse qui publie ce tableau d’honneur. Les premiers monuments sont érigés. Il y a foule à Aups (Var), le 31 juillet 1881, pour “voir canoniser” – comme l’écrit alors l’autodidacte Paul Jourdan – “les martyrs et les saints de la lutte civile”, entendons pour participer à l’inauguration de l’obélisque qui commémore les insurgés tués là, le 10 décembre, trente ans auparavant. L’entrée en légende paraît assurée, portée par les “républicains avancés” dont les positions électorales sont localement solides, entretenue régulièrement dans une décennie qui se clôt autour de Baudin et de la Grande Révolution. Que Clemenceau devienne peu après le député du Var est révélateur et, jusqu’à la Première Guerre mondiale, rien ne semble pouvoir ternir la position privilégiée que tient 1851 dans la mémoire collective des départements qui se sont alors distingués. Cette position est d’autant plus solide qu’elle est liée à la défense de la France, trahie par l’Empire, amputée et menacée par l’Allemagne “réactionnaire”. La poussée nationaliste de la fin du siècle raffermit la référence tandis que la gauche ressoude ses rangs, une gauche dans laquelle les socialistes occupent désormais une place notable et parfois, comme dans le Var, privilégiée.

 

Une deuxième vague d’initiatives commémoratives marque le début du siècle. Martin Bidouré est alors héroïsé. Il entre dans la toponymie urbaine de diverses localités, Toulon en particulier où l’avenue et la place principale (celle de l’Eglise) du bastion ouvrier du Pont-du-Las lui sont attribuées en 1904. En 1901, un comité a lancé une souscription pour qu’une statue soit érigée en son honneur dans sa commune natale de Barjols. Dirigé par Octave Vigne, vice-président du Conseil général, futur député socialiste et militant du mouvement viticole, il est patronné par le sénateur Victor Méric, fils de l’un des héros de l’aventure, accompagné par tous les autres parlementaires, radicaux ou socialistes, du département. L’appel lancé le 3 décembre dans Le Petit Var lie cette initiative et la situation politique du moment, alors que “les forces de la contre-révolution se comptent et se liguent pour donner un furieux et désespéré assaut à l’œuvre de la Révolution et enrayer toute marche vers le progrès”. Retenons cette liaison, que l’on vérifiera plus tard – dans les années 1990 par exemple -, entre ce qui devient une tradition et le sentiment d’une menace d’extrême-droite. Le monument de Barjols qui porte sur son socle l’inscription “La Résistance à Martin Bidouré” est inauguré en 1906.

 

Quelques mois après, à Béziers, sous l’impulsion d’un comité présidé par Antoine Moulin, conseiller général radical-socialiste, originaire des Bouches-du-Rhône, est découvert le monument à Casimir Péret, maire de la ville en 1851, mort en déportation. Dans les années suivantes, la Drôme, à Crest en 1910, avec une statue tout aussi significative que celle de Barjols, celle d’un jeune paysan, un fusil à la main, et les Basses-Alpes, aux Mées, en 1913, se dotent à leur tour de monuments commémoratifs.

 

 

Les brouillages du XXe siècle

 

 

Tout se passe comme si, après 1914 – 1918, la tradition perdait de sa force, “reculait”, paraissant s’effacer, puis ressurgissant périodiquement, de façon passagère et dans des conjonctures particulières. Cette marginalisation est probablement fille de la “nationalisation” des comportements et de la culture. 1851, événement sans doute trop “local”, n’est plus une référence politique majeure au fur et à mesure qu’il s’éloigne et que disparaissent les derniers témoins. De plus, au souvenir glorieux de l’insurrection, était associé avant-guerre un patriotisme volontiers cocardier. Or ce patriotisme-là, celui des “républicains avancés” ne peut plus s’exprimer avec la même bonne conscience. En fait, les héritiers sont divisés et n’assument plus aussi fermement un souvenir qui s’éloigne de leur quotidien politique. Le clémencisme a perdu de son contenu radical, les radicaux sont reportés sur la droite et cèdent du terrain aux socialistes qui renforcent localement leur position au sein du “système”, alors que le parti communiste n’assume pas d’emblée la tradition locale. De ce fait, ce n’est pas sans un certain volontarisme qu’à l’initiative de quelques-uns la volonté de rappeler un passé considéré comme exemplaire s’exprime désormais.

 

Le temps des récits ou des romans est passé. En 1928, paraît la seule histoire de l’insurrection varoise publiée dans l’entre-deux-guerres. Elle est préfacée par le président du Conseil général du Var, le socialiste Gustave Fourment. Pourtant, la cérémonie que prépare le conseiller général du canton d’Aups, Chauvin dit Font d’Eilenc, en décembre 1931 a peu d’écho et ne va pas sans quelques tiraillements. Il est vrai que le personnage, poète, auteur de guides touristiques, socialiste indépendant, fantasque, a de quoi susciter la prudence. L’intérêt de cette commémoration réside dans l’engagement des communistes de la localité. Ce sont eux qui font intervenir l’orphéon et jouer L’Internationale à la suite de La Marseillaise. Ces militants de village, dont la mentalité n’est sans doute pas très éloignée de celles des insurgés de 1851, s’identifient à cet héritage. Il en va de même de l’autre côté du Verdon, dans les Basses-Alpes où le souvenir de la Résistance au coup d’état est d’autant plus fort chez les militants communistes que le parti est créé par des hommes et des familles profondément enracinées, à l’exemple des Bessand, famille d’instituteurs, socialistes avant guerre, engagés dans la Ligue des Droits de l’Homme, qui assurent la transition avec les militants plus jeunes et parfois nés ailleurs. C’est par eux que le jeune Pierre Girardot s’imprègne de ce passé auquel il ne cessera par la suite de se référer quand l’ouvrier agricole des années trente sera devenu, après la Libération, le principal animateur du parti communiste et l’un des députés du département. La référence à 1851 émaille les années du Front populaire dans ce département. Elle est portée par l’ensemble de la gauche. La manifestation unitaire qui a lieu à Digne le 11 février 1934 met en avant les descendants d’insurgés de 1851 à l’ initiative d’Ernest Borrély, un autre instituteur, responsable syndicaliste et SFIO. Mais le député radical-socialiste Massot n’est pas en reste. Les traces de 1851 paraissent alors bien plus effacées dans le Var, même si Rouge Midi, l’hebdomadaire régional du P.C, publie entre le 8 et le 29 février 1936 une série d’articles sur ce sujet après une enquête menée à Gonfaron, gros bourg à la lisière des Maures. Par-delà les considérations politiques – l’attaque portée contre un gouvernement qui, en réduisant les traitements et pensions, ose amputer de 5% ce qui est encore versé aux descendants d’insurgés, l’utilisation d’une référence commune à la gauche en recherche d’unité – leur intérêt est de révéler une mémoire villageoise, entretenue, là aussi, dans certaines familles et par les cercles “rouges”. Le journaliste, Fernand Pauriol, un militant originaire des Bouches-du-Rhône, paraît être fasciné par ce qu’il apprend d’une insurrection qu’à l’évidence il découvre en même temps qu’il la fait découvrir à nombre de ses lecteurs. Certains en ont été marqués. Longtemps après, un ancien militant communiste de Cogolin, alors jeune ouvrier agricole, d’origine piémontaise, bientôt volontaire pour l’Espagne républicaine, s’en souvenait. Ajoutons qu’il est devenu l’un des responsables de la très active Résistance du secteur et que Pauriol a payé de sa vie le même engagement. Retenons de ce moment que la résistance de 1851, parée de ses attributs unitaires – la République – et révolutionnaires – le peuple en armes – est désormais prise en charge par la mémoire communiste, qui apparaît même comme son principal vecteur. La résistance des années quarante le confirme. Curieusement, celle de la gauche non communiste ne fait jamais référence à 1851 dans ses feuilles. Elle paraît oublieuse de ce passé, bien que certains des siens (Jean Moulin en premier lieu) en soient porteurs. La résistance communiste n’y vient que tard, en 1944 seulement, mais il s’agit là d’une question de “ligne” autant que d’individus. En revanche, la droite vichyste ou collaborationniste n’a pas la mémoire courte. Elle élimine souvent de la toponymie urbaine le nom des héros de 51. Gringoire, dans sa rubrique spécialisée, l’avait signalé pour Toulon : “Rue Augustin-Daumas, Son nom est lié à la révolte du Var en 1851. Ce n’est pas une référence ! . Et puis il faut choisir. Si l’on glorifie les insurgés de 1851, il faut proscrire Henri Pastoureau dont une rue porte le nom, et qui a maté la rébellion et l’a écrasée à Aups”.  La municipalité nommée gardera Pastoureau et éliminera Bidouré auquel elle préfère Bugeaud pour l’avenue et Saint-Joseph pour la place.

 

Ce n’est en fait qu’à la Libération que l’assimilation des deux résistances se réalise, comme si elle était naturelle, que ce soit dans la presse ou sur les monuments du Haut-Var ou de la Drôme. Ceux d’Aups et de Barjols deviennent alors ceux des martyrs de 1944 et à Crest, le commandant Pons fait apposer une plaque supplémentaire : “Les insurgés de 44 à leurs ancêtres de 1851”. Mais, dans les années qui suivent, les déchirements de la gauche ne sont pas sans affaiblir une référence qui n’est politiquement efficace que dans les moments d’unité. Les deux quotidiens issus d’une scission de la presse de la résistance varoise publient chacun en feuilleton un récit de l’insurrection, République – socialiste – en décembre 1946, sous la plume du maire de Solliès-Ville, l’instituteur, Paul Maurel, l’héritier spirituel de Jean Aicard, tandis que Le Petit Varois – communiste – mobilise un autre instituteur et érudit local, un voisin, Maurice Delplace, qui vient de rallier le parti. Mais, en 1951, les communistes sont à peu près les seuls à rappeler l’événement dans la presse, alors que Jacques Duclos s’est rendu aux Mées (au début juillet.).

 

Il faut beaucoup attendre pour voir ce passé – que l’on aurait pu davantage mobiliser entre temps – ressurgir. La halte de François Mitterrand aux Mées le 9 septembre 1967 est-elle due à ses amis socialistes bas-alpins ou à l’auteur du “coup d’état permanent” ?

 

C’est en fait grâce aux historiens et par l’histoire que le récit de 1851 sort des cercles où il s’était rétracté. Les travaux, bien connus, de Philippe Vigier et de Maurice Agulhon ne sont sans doute pas indépendants du contexte politique du moment où ils se sont dessinés et de l’itinéraire politique de leurs auteurs. Leur succès public, pour ceux de Maurice Agulhon en particulier, tient, non seulement à leur qualité, mais aussi au moment où ils sont découverts par des éléments de deux générations, celle de la guerre d’Algérie et celle de mai 68, qui se réapproprient ce passé, moins comme une référence sacrée que comme un point d’ancrage dans la remise en cause des idéologies et pouvoirs dominants. Pour l’essentiel, la résurgence post-soixant’huitarde de 1851 est suscitée par des militants, gauchistes ou communistes, participant au mouvement occitaniste. Ils lui donnent les couleurs régionalistes et révolutionnaires typiques du moment. Martin Bidoure ò lo còp d’estat de 1851, la pièce du Varois Gaston Beltrame, mise en scène par le Centre dramatique occitan d’André Neyton en 1974, reflète cette orientation : “Ce qui s’est passé en 1851 en Provence, c’est ce qui s’est passé ailleurs, autrefois, ou aujourd’hui. Au travers du temps, la Résistance du peuple provençal rejoint celles du peuple grec et du peuple chilien. Mais, pour une fois, la Provence avait choisi de parler pour Paris ! oc !” . Articles et chansons ont accompagné cette redécouverte qui, consécration suprême (et parisienne), s’exprime aussi à travers deux romans qui prennent pour cadre les Alpes-de-Haute-Provence – celui de Jean Rambaud, correspondant régional du Monde, Frédéric Arnaud 1851 – 1974 et celui de Luc Willette, Et la montagne refleurira.

 

L’épisode des années soixante-dix peut apparaître comme un feu de paille, lié à des engagements éphémères, vite retombé en même temps qu’un occitanisme politique affaibli par les disputes de la gauche et son arrivée au pouvoir. Mais ce serait conclure trop vite

 

 

À la recherche des relais défaillants

 

 

Au cours du XXe siècle, le légendaire de 1851, encore si prégnant au début, s’est donc estompé. L’événement se brouille dans la mémoire collective. Il est bousculé par d’autres références plus proches, plus marquantes ou mieux partagées par la mémoire nationale ou régionale. Il est en Languedoc recouvert par le souvenir de 1907 que l’occitanisme lui préfère, en concurrence avec celui des Cathares. En Provence, comme dans ses prolongements ardéchois et drômois, la Résistance de 1944 a capté celle de 1851. C’est très net là où ce souvenir était inscrit dans le paysage monumental puisque celle-là seule est régulièrement célébrée. Déjà auparavant, il n’était plus si clair dans la tradition républicaine où l’on avait tendance à l’amalgamer à la “Grande Révolution”. La “nationalisation” de la mémoire historique n’a fait que s’accentuer au cours d’un siècle qui a multiplié les commémorations nationales. L’école qui aurait pu contribuer à entretenir le souvenir ne l’a pas fait. Les manuels, jusqu’aux réformes des années soixante-dix, n’“oublient” pas souvent de mentionner la résistance au coup d’état en province, mais la formation des enseignants et la culture nationale dans laquelle ils baignent autant que la contrainte de “faire” le programme ne les conduisent guère, et certainement moins que sous la IIIe République, à insister sur les ancrages locaux de l’histoire qu’ils ont à enseigner. Constatons l’absence de commémorations régulières au cours du siècle, y compris là où les municipalités et les conseils généraux se situaient résolument à gauche et cultivaient une “mémoire rouge”. Communistes et socialistes n’ont eu recours qu’exceptionnellement à 1851. À vrai dire, l’investissement partisan ou celui des institutions démocratiques est faible. “Leur” tradition est nationale et ses aspects locaux sont d’autant plus aisément laissés de côté qu’ils apparaissent comme par trop liés à une représentation folklorisée de la région. Le “fusillé deux fois” du Var ne paraît plus commémorable. Si l’on a rétabli son nom à la Libération là où il avait été supprimé, l’évocation d’une mort que l’on ne sait plus situer fait sourire quand Tartarin et César – Raimu sont devenus symboles.

 

Cependant la marginalisation provinciale, l’absence de points d’appui institutionnels, l’intégration à une tradition plus longue ne sont pas des traits spécifiques au souvenir de 1851. Il est d’autres traditions qui pour être périphériques n’en restent pas moins actives. Pourquoi les Camisards font-ils légende ? Est-ce là ce qui sépare une culture de minorité, entretenant par familles et pasteurs interposés, “sa” différence d’une mémoire victorieuse, si dominante qu’elle en a perdu ses traits régionaux particuliers ? Incontestablement, pour 1851, la transmission familiale ou communautaire a mal joué. Faute de porteurs de mémoire, la plupart des localités qui ont participé à l’insurrection en ont rapidement perdu la trace. 1851 n’a pas créé ou entretenu de l’identité, d’autant que ses héritiers se sont rapidement divisés, aspirés à tour de rôle dans la sphère des pouvoirs locaux ou nationaux. L’événement est resté fondateur, mais vaguement, dilué dans une lignée républicaine riche en épisodes mieux et plus largement reconnus.

 

Il faudrait cependant comparer entre les départements. La dilution de cette mémoire en Provence se retrouve-t-elle dans la Drôme et l’Ardèche où la présence protestante est forte ? À lire Claire Reverchon et Pierre Gaudin, la communauté protestante drômoise a annexé le souvenir de 1851 comme une sorte de complément logique à une mémoire qui privilégiait la lutte pour la liberté et la souffrance de ceux que le pouvoir central opprimait. L’enquête menée entre 1978 et 1982 en porte encore témoignage. La publication pour le centenaire de 1848 de l’Histoire de la Seconde République en Ardèche (1848-1852) d’Elie Reynier, enseignant pacifiste, maître à penser des générations d’instituteurs passées par l’École normale de Privas, et sa réédition en 1998 par la même Fédération des œuvres laïques laissent supposer un mécanisme semblable.

 

Pourtant dans le tout récent regain d’intérêt pour 1851, ni l’Ardèche, ni la Drôme ne se singularisent et c’est dans le Var, le département qui, de tous ceux qui ont participé à l’insurrection, a le plus changé, qu’il est le plus sensible. Le contexte politique n’y est pas étranger. C’est là que l’association “1851 – 2001” a trouvé le plus d’échos. Née peu après les élections municipales de 1995, alors que l’extrême-droite s’est installée durablement dans le paysage politique provençal, lancée aux Mées, elle se greffe sur plusieurs réseaux, souvent informels, dans lesquels se retrouvent ceux qui avaient participé au mouvement des années soixante-dix, communistes ou anciens communistes, francs-maçons et libres-penseurs, socialistes ou socialisants, syndicalistes enseignants, occitanistes. La réaction de ceux qui se sentent une minorité menacée est une réaction de défense. Mais, dans le Var, elle est allée au-delà de ce cercle. Elle a mis en branle érudits et sociétés historiques locales, associations diverses, souvent communales, représentatives d’une nouvelle sociabilité de loisir, élus locaux. Des dizaines d’initiatives ont vu le jour. Un film documentaire, co-produit par FR3, a été diffusé à la télévision (1851, ils se levèrent pour la République) et, probablement, il est, plus que l’écrit, le gage d’une certaine durée. L’engagement du Conseil général du Var, très majoritairement à droite (UDF-PR), est particulièrement significatif. En diffusant une brochure à 20 000 exemplaires (En 1851, le Var républicain s’enflamme), en finançant spectacles, publications, expositions, etc., son objectif est clair. Il convient de restaurer l’image d’un département au blason bien terni et de donner des gages de bonne généalogie républicaine. Mais l’important n’est pas là, 1851 est devenu un bien commun dépassant les frontières politiques qui étaient jusqu’ici celles de sa mémoire. Et s’il avait fallu 150 ans pour que l’événement devienne légende ?

 

 

Jean-Marie GUILLON