L’amnésie de 1851. Essai d’explication

article paru dans le bulletin numéro 16 de l’Association (juin-juillet 2001)

L’amnésie de 1851

 

Essai d’explication

 

 

par Jean-Pierre Pinatel

 

de l’Association “Les Amis des Mées”

 

Jamais, dans mon enfance, je n’ai entendu des gens de mon village de Dabisse (commune des Mées) ou des environs, évoquer les événements de décembre 1851. Quelques années plus tard, ayant pris connaissance de cet épisode de notre histoire locale, j’ai questionné des personnes âgées, ils ne connaissaient pas ces événements. Le soulèvement en masse de la population, la marche sur Digne, le combat des Mées, le passage des troupes, l’état de siège…, ces faits exceptionnels avaient bouleversé le pays, ils avaient dû marquer les esprits.

 

De plus, aux Mées, en septembre 1913, on avait élevé un monument aux insurgés de 1851, mais cela ne semblait pas avoir ravivé énormément les mémoires. Les personnes se rappelaient de l’inauguration du monument, de la fête, mais des événements commémorés, très peu de choses.

 

Ce n’est pas qu’ici, les gens ont moins de mémoire qu’ailleurs, je ne crois pas, parce qu’à Dabisse tout le monde connaissait l’affaire Breissant, on savait que là-haut, à la campagne de la Breissane, “ils avaient fait cuire la belle sœur dans le four”. En effet, cette affaire a traîné de 1847 à 1855, Marguerite Breissant avait été tuée – pour une histoire d’héritage – à coups de hache, par sa belle sœur, et ensuite le corps avait été brûlé dans le four à pains. De cette histoire macabre, les esprits étaient imprégnés, et on avait dû en parler souvent dans les veillées ou au lavoir pour que l’information arrive jusqu’à nous.

 

De même pour la présence de Louis Pasteur à Paillerols (1) (vers 1865), même si c’est quelques années plus tard, beaucoup de personnes parlaient avec fierté de leurs ancêtres qui avaient rencontré Louis Pasteur.

 

Mais pour 1851, on avait perdu la mémoire. Pourquoi ?…

 

Si l’euphorie, l’enthousiasme a accompagné le soulèvement bas-alpin, telle une éruption volcanique, un nuage de cendres a recouvert complètement les jours et les mois qui ont suivi. Avec les arrestations en masse, l’état de siège, la délation, les déportations, les exils, la peur a refoulé ces souvenirs.

 

Et c’était là une manœuvre politiquement voulue pour anéantir ce peuple rural, encore en grande majorité fragile dans ses convictions. “Bonaparte compte faire des arrestations sur une échelle formidable, comme on ne l’a jamais vu faire, comme on n’aurait autrefois jamais osé seulement le concevoir ; il en fera faire par milliers, dans toute la France ; on fera déporter et juger non seulement les sommités rouges, mais jusqu’aux plus petits meneurs et intrigants de cette couleur, il veut établir une véritable terreur dans ce parti, et ce qu’il veut il le veut bien et il le fera” (2).

 

“Les arrestations se multiplient et je ne sais vraiment où leur nombre va nous conduire” (3).

 

Dans ce climat, très peu de personnes pouvaient librement, publiquement, sereinement, évoquer ces moments, et cachés sous cette crainte les souvenirs n’ont pas été rapportés, ils sont tombés dans l’oubli.

 

Dans ce pays, c’était là le tout premier mouvement citoyen d’un peuple rural qui commençait à prendre conscience qu’il pouvait s’exprimer. La brusque et dure répression a fauché cet élan libérateur et a donné à beaucoup un sentiment de culpabilité et d’incompréhension. Ils s’étaient soulevés pour défendre la République, le droit, la légalité, et c’est eux que l’on condamnait. Ensuite, nombreux étaient ceux qui avaient soutenu Louis Napoléon, alors, certainement, ils s’étaient trompés.

 

C’est là toute la stratégie de cette terrible répression et de la propagande faite autour d’un Louis Napoléon sauveur d’une nation qui allait vers le chaos, et quelques mois plus tard, en usant de grâces envers les insurgés condamnés, il montrait sa mansuétude.

 

Quelques familles ont entretenu cette mémoire, mais alors, elle restait uniquement dans le cercle familial.

 

Dans ce soulèvement collectif, on ne pouvait pas se souvenir seul. Pour que la mémoire perdure, il fallait que la mémoire personnelle retrouve la mémoire des autres, alors, ensemble, on se souvient et on le raconte.

 

En 1911, lorsqu’il est question d’ériger dans les Basses -Alpes, un monument à la gloire des insurgés de 1851, pour évoquer ces événements, Émile Eyriès, le maire de Manosque, dans son mémoire (4), ne s’appuie pas sur des témoignages locaux, il cite Eugène Ténot (5).

 

Jean Savin, le maire des Mées, en donne une version épique. “Le 12 décembre (1851), les soldats envoyés pour réprimer l’insurrection s’arrêtent un moment aux abords de la ville des Mées, au quartier du Riou. De ce point, ils crurent apercevoir, paraît-il, sur la place neuve des Mées, des affûts de canon, et ils rebroussèrent chemin. Ce qu’ils avaient pris pour de l’artillerie, n’était que quelques charrettes renversées formant des barricades” (6).

 

D’autres font de l’histoire fiction et travestissent complètement ces événements. “C’est peut-être fâcheux, mais la bonne pension facilement acquise est l’unique souvenir qu’évoquent dans l’esprit de la plupart de nos contemporains les glorieuses victimes du coup d’État. (…) Ces gens partirent de Digne comme ils y étaient venus, sans savoir exactement où ils allaient. Quelques-uns étaient armés, mais la plupart ne portaient qu’un sac vide destiné à recevoir le butin. Sur la route, pour se distraire, ceux qui avaient une arme, tiraient de ci, de là, un coup de fusil sur une bête de basse-cour. C’était pour eux un exercice dangereux : deux ou trois se blessèrent, sans se faire grand mal. Ils poursuivaient leur chemin, en chantant, lorsque tout à coup, non loin des Mées, ils aperçurent des culottes rouges. Mauvaise rencontre ! Prudemment ils s’enfuirent vers la rivière. Il n’y avait pas de pont, hélas ! Mais des bacs étaient là. Ils se jetèrent dans les bateaux, un peu trop brusquement peut-être. Ils chavirèrent ! – Au secours ! Au secours ! criaient les pauvres insurgés qui se noyaient. Fort heureusement les soldats arrivaient : ils les sauvèrent” (7).

 

La désinformation est flagrante, d’une part, lors de l’insurrection, il n’y a pas eu d’actes de pillage notoire, d’autre part, le fermier du bac des Mées (le bac du Loup), Laurent Fournel, ne s’est jamais plaint d’untel incident, par contre, il a réclamé à plusieurs reprises “une indemnité pour le travail extraordinaire et les pertes que lui a occasionné le passage des troupes de cavalerie et d’infanterie appelées dans le département à la suite des événements de décembre, ainsi que des insurgés prisonniers transférés de Digne sur Manosque” (8). Cette indemnité lui a été refusée (9).

 

Ces aberrations ont encore contribué à déstabiliser les mémoires.

 

Le souvenir reste si l’on transmet le témoignage. Ici, la transmission ne s’est pas effectuée. Pendant vingt ans, les gens ont tout fait pour oublier, ils ont fait de la résistance au souvenir. C’est la mémoire empêchée.

 

Mais lorsque vers 1880 la Troisième République a réhabilité ces insurgés, il était trop tard, les images de ces événements avaient été, pour beaucoup, ensevelies ou détruites par l’oubli, et pour d’autres les témoignages étaient moins sincères.

 

Le lien avait été rompu, la transmission ne s’était pas faite, et de plus, l’Histoire de France officiellement enseignée avait elle aussi éludé cet épisode de notre histoire. Il ne restait plus que les archives pour essayer de retrouver notre histoire.

 

 

 

 

 

1 – Vaste domaine agricole à Dabisse, où était installée la ferme-école départementale. Louis Pasteur est venu y étudier les maladies des vers à soie.

 

2 – Rodolphe Apponyi, Journal, 7 décembre 1851. De la Révolution au coup d’État, 1848-1851, Ed. La palatine, 1948.

 

3 – Rapport du juge Roman de Sisteron au Procureur Général d’Aix. De Sisteron le 14 décembre 1851. Arch.Dep.B.d.Rh 12 U 17

 

4 – Journal des Basses-Alpes, du 20 août 1911.

 

5 – Eugène Ténot, Étude historique sur le coup d’État – La province en 1851, Paris, 1865.

 

6 – Journal des Basses-Alpes, du 20 août 1911.

 

7 – Journal L’Union Bas-Alpine, 11 mai 1911.

 

8 – Lettre du Préfet des Bases-Alpes, de Bouville, à l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de Digne, le 10 avril 1852. A.D. des Alpes de Hte Provence.

 

9 – id. 18 sept. 1852.

 

 

 

Signalons que le Bulletin annuel 2001 de l’association “ Les Amis des Mées ” consacre une place majeure au souvenir de 1851 dans la localité.

 

À commander aux Amis des Mées, 18, Bd de la République, 04190 Les Mées