French peasants in revolt

Dans la clandestinité

 

 

par Ted W. Margadant,

 

chapitre 6 (pages 121 à 137) de

 

French Peasants in Revolt. The Insurrection of 1851, Princeton, 1979

 

traduit de l’américain par Frédéric Négrel

 

Copyright © 1979 by Princeton University Press

 

Reprinted by permission of Princeton University Press.

 

 

« Je jure sur ce métal de m’armer contre toutes les tyrannies politiques et religieuses, de les combattre partout et toujours. Je le jure, je le jure, je le jure. » Dans la nuit du 12 mars 1851, plusieurs jeunes hommes du bourg de Roujan (Hérault) doivent répéter ce serment solennel. Ils s’agenouillent, les yeux bandés, la main gauche sur la poitrine, la droite sur un poignard. Quelqu’un tape trois fois sur leur tête alors qu’une voix dit : « Au nom du peuple souverain, en vertu des droits qui m’ont été conférés par la Montagne, je te baptise Montagnard. » Plusieurs autres voix murmurent « Amen » et quelqu’un retire les bandeaux. Des pistolets sont brandis devant leurs yeux. « Si tu parles, ta vie ne sera pas longue, » menace le maître de cérémonie, un boucher du village nommé Higonenq. « Si tu révèles les secrets, tu rencontreras la mort, où que tu tentes de fuir. » Alors, il leur montre les signes de reconnaissance et leur dit les mots de passe. La société secrète des Montagnards, qu’ils viennent de rejoindre, n’était pas particulière à Roujan. D’après Higonenq, elle existait dans toute la France.[1]

 

Peu de problèmes historiques sont plus difficiles à analyser que les conjurations politiques. Par leur nature même, les sociétés secrètes opèrent en dehors des voies normales de l’activité politique et de la presse – journaux, pamphlets, brochures… La seule preuve de leur existence est toujours apportée par les espions et les agents de la police dont les informations sont grossièrement exagérées ou complètement fausses. Même lorsque les sources officielles sont corroborées par des preuves judiciaires établies sur le témoignage des conjurés, le réseau de telles organisations est difficile à retracer. Ceci est particulièrement vrai pour les sociétés montagnardes de la Seconde République. Ce récit d’une initiation montagnarde, fourni par un plâtrier de Roujan nommé David Azéma, a été reproduit avec de minimes variations par des milliers d’autres personnes qui se sont confessées aux magistrats après le coup d’Etat. Elles ont fourni des informations détaillées sur les rituels montagnards, leurs objectifs, leurs meneurs et leur organisation dans plusieurs centaines de communes du Sud-Est, du Sud-Ouest et du Centre. Presque tous les historiens qui ont consulté ces archives judiciaires ont été frappés par l’importance du mouvement montagnard dans certains départements comme la Drôme, le Gers et la Nièvre. Ainsi, quelques savants, conduits par Philippe Vigier, ont conclu que les sociétés montagnardes formaient la cause principale de la résistance au coup d’Etat. Cependant, il reste à savoir dans quelle mesure ces conjurations régionales disparates formaient un réseau politique clandestin national. Malgré leur large éventail de diffusion dans au moins cinquante départements du pays, les sociétés montagnardes apparaissent dans les archives judiciaires un phénomène essentiellement régional, et même local. C’est ainsi que leur rôle politique dans l’histoire de la Seconde République a été fréquemment négligé par les historiens nationaux[2].

 

Pourtant, les sociétés montagnardes sont sans aucun doute un phénomène national dans la mesure où elles fournissent une forme d’organisation commune et une orientation politique à des militants républicains que la géographie sépare. Des cérémonies d’initiation, grades et objectifs politiques semblables caractérisent la plupart des sociétés secrètes rituelles qui se propagent dans les campagnes françaises durant les mois précédant le coup d’Etat. Séparés les uns des autres par des centaines de kilomètres, des hommes de bourgs et de villages de département comme l’Yonne, le Gers, l’Hérault et le Var, participent au même mouvement populaire d’opposition au gouvernement de Louis Napoléon Bonaparte.

 

La caractéristique principale des sociétés montagnardes est leur rituel d’initiation. Chaque impétrant a les yeux bandés, se tient avec une ou des armes, et prête un serment d’allégeance à la République. Le bandeau est alors retiré et l’initié est menacé de mort s’il trahit les secrets de la société. Dans cette forme répandue, utilisée par tous les initiateurs montagnards, l’élément essentiel est le serment. Ses termes varient suivant les régions, et même suivant les communes au gré de la transmission orale. Comme en témoigne un initiateur gardois, « Parce que nous n’avons jamais écrit quoi que ce soit, les rites d’initiations variaient selon la personne qui recevait les membres. »[3] Néanmoins, certaines phrases du serment sont largement diffusées dans le pays. C’est ainsi que la description qu’Azéma fait de son serment à Roujan ressemble à certaines fournies par des Montagnards dans d’autres régions. Les exemples suivants proviennent des trois extrémités géographiques du mouvement montagnard : la Nièvre (Centre), le Lot-et-Garonne (Sud-Ouest) et le Var (Sud-Est).[4]

 

 

Je jure de m’armer contre la tyrannie, de défendre la République démocratique et sociale ; je jure de tuer les traîtres si le sort me désigne ; j’accepte de mourir d’une mort infâme si je deviens un   traître ou un renégat ; je jure d’aider les frères dans le besoin. (Clamecy, Nièvre)

 

Je jure sur cette lame de me soulever au premier signal et de m’armer pour combattre toutes les tyrannies politiques, religieuses ou sociales et de mourir si nécessaire pour le triomphe de la         République. Je le jure, Je le jure, Je le jure. (Gontaud, Lot-et-Garonne).

 

Moi, homme libre, au nom des martyrs de la liberté, je jure d’armer mon bras contre la tyrannie tant politique que religieuse. Je jure de faire de la propagande pour la République démocratique et sociale. Je jure de poignarder les traîtres qui révéleraient les secrets de la Société. Je jure de donner assistance à mes frères quand le besoin l’exigera. Je jure de frapper les traîtres qui ne seraient pas frères comme nous. » (Artignosc, Var)

 

Les initiés de plusieurs départements (Nièvre, Gers, Drôme, Var) promettent aussi d’abandonner leurs parents, femmes et enfants, s’il était ordonné de marcher, et partout dans le Sud-Est on rapporte avoir été « constitué », « reçu » ou « baptisé » frère montagnard.[5]

 

Le deuxième point de similitude entre plusieurs sociétés montagnardes est leur mode d’organisation. A la tête des branches locales on trouve des présidents (Ardèche, Basses-Alpes, Gard, Var) ou des commissions (Hérault, Lot-et-Garonne, Nièvre, Var), et à leur base des unités de 10 hommes, connues comme « décuries » ou « sections ». Le grade de décurion existe dans des communes de la Drôme, du Gers, de l’Hérault, de la Nièvre et de l’Yonne; celui de chef de section dans des communes du Lot-et-Garonne, du Var et du Vaucluse. Là où le titre de décurion est utilisé, le grade supérieur de centurion – le commandant théorique de dix décuries – est quelques fois créé (Drôme, Hérault, Nièvre, Yonne). Au-dessus de ces branches locales, des présidents ou des commissions d’arrondissement et des présidents ou des délégués cantonaux sont signalés en Ardèche, dans la Drôme, le Gard, l’Hérault et le Var. Spécialement dans le Sud-Est, les Montagnards s’efforcent de créer non seulement des organisations paramilitaires locales mais une direction hiérarchique régionale.[6]

 

 

En ce qui concerne leur orientation politique, les sociétés montagnardes mêlent une attitude défensive avec des tactiques et des buts agressifs. D’une part, les meneurs insistent sur la défense de la République, de la Constitution et du Suffrage Universel comme les objets centraux de l’organisation. D’autre part, ils promettent aux recrues que si leur cause triomphait, les impôts seraient baissés, les salaires augmentés, des banques hypothécaires créées, ou les conditions de vie améliorées. Les Montagnards font appel à la légitimité du passé – la Constitution de 1848 – pour présider à la fondation d’un nouveau gouvernement : la République Démocratique et Sociale. De la même façon, leurs tactiques contiennent à la fois un élément modéré, l’unité électorale, et une dimension extrémiste, la mobilisation armée. Certains Montagnards déclarent lors du coup d’état que leur société avait été fondée pour les élections nationales (ou locales), mais leur engagement sous serment de prendre les armes dément de telles affirmations. En fait, ils se préparent à arriver au pouvoir par le processus électoral ou à le prendre par les armes contre le gouvernement. Cette double stratégie de victoire électorale ou d’insurrection armée s’associe à l’opinion très répandue que la nouvelle République doit remplacer le gouvernement de Louis Napoléon Bonaparte en 1852, que ce soit dans les urnes ou dans la rue.

 

Ces traits partagés du rituel, de l’organisation et de la stratégie des Montagnards laissent supposer un processus commun de causalité historique. Premièrement, leurs cérémonies et leurs grades paramilitaires sont dérivés pour une large part de la culture préexistante des conjurations politiques, les sociétés secrètes républicaines de la Monarchie de Juillet. Et particulièrement les sociétés de Carbonari qui étaient implantées dans plusieurs villes du Sud-Est de la France (Marseille, Avignon, Cavaillon) dans les années 1830[7]. C’est dans les plaines du Vaucluse que les premières sociétés montagnardes apparaissent, utilisant les rites d’initiation des Carbonari, dans l’hiver de 1848. Ensuite, ces sociétés montagnardes sont introduites ailleurs en France principalement en résultat des efforts de la gauche républicaine pour résister à la loi électorale de 1850, qui réduit sévèrement leur force électorale. Un rôle important dans ce processus de diffusion est joué par un ancien député républicain d’Avignon nommé Alphonse Gent, bien que toutes les régions de la conjuration ne soient pas liées par son soi-disant Complot de Lyon. Enfin, la propagation des sociétés montagnardes à l’intérieur de certaines régions est un mouvement en deux phases d’implantation urbaine et rurale. Dès que l’organisation s’implante dans une petite ville ou dans un bourg de marché, les militants de ce « centre » réussissent fréquemment à aider les habitants des communes plus petites à fonder des succursales inférieures. Ce processus de mobilisation politique ville-campagne est déjà commencé pendant les campagnes électorales de 1848-49, il prend de la vitesse dans le mois précédant le coup d’état. En décembre 1851, les sociétés montagnardes existent dans presque toutes les communes de beaucoup de régions du centre et du sud de la France.

 

La première moitié du XIX° siècle fut l’âge d’or des sociétés secrètes en France. Les royalistes Chevaliers du Roi conspiraient contre l’Empire, les Carbonari complotaient contre la Restauration, et d’obscures sociétés républicaines et socialistes, les Familles, les Saisons, les Carbonari réformés, les Voraces, les Communistes, les Montagnards, la Jeune Europe, vivaient dans la clandestinité durant la Monarchie de Juillet. Serments sur des poignards, réunions secrètes d’hommes armés, et rumeurs de massacres imminents entouraient ces sociétés d’une atmosphère de terreur. En raison des exagérations des espions et des agents provocateurs de la police, une tradition républicaine de conjuration avait pris forme principalement dans les villes de Paris, Lyon et Marseille, mais aussi dans des cités et des bourgs du Vaucluse.[8]

 

Cette tradition associait un composant culturel « primitif », le rite initiatique, avec une orientation politique relativement moderne. Les sociétés réellement secrètes de la Monarchie de Juillet utilisaient des rites d’initiation pour impressionner les recrues de la solennité du combat dans lequel elles s’engageaient. Les initiés avaient les yeux bandés, sous le sceau du secret, et on les menaçait de mort pour s’assurer leur silence. Venant dans la plupart des cas des rituels francs-maçons, ces cérémonies permettaient de franchir la distance sociale séparant les leaders petit bourgeois des recrues des basses classes. Elles reflétaient aussi un goût populaire pour la caractéristique rituelle des artisans qui appartenaient aux associations secrètes appelées compagnonnages. Les serments initiatiques représentaient à la fois une réponse rationnelle à la répression policière et une tradition archaïque de solidarité orale.

 

Dans leurs objectifs politiques, les sociétés secrètes républicaines étaient héritières de la Révolution Française. D’une part, elles cherchaient à propager la cause de la République. Tirant inspiration de la Conspiration des Égaux de Gracchus Baboeuf (1797), quelques conspirateurs, menés par Auguste Blanqui, défendaient également l’idéal social de l’égalité absolue. A cet égard, elles aidèrent à la diffusion d’une idéologie de gauche vers les travailleurs urbains, préfigurant la future direction du socialisme français. D’autre part, ces sociétés cherchaient à renverser la monarchie par un coup de main. Dans ce but, elles ont créé des grades militaires, comme les chefs de section, poussaient les recrues à se procurer des armes, et se préparaient à s’emparer du pouvoir. Toutefois, par manque de soutien dans l’armée française, leurs quelques tentatives de fomenter une révolte furent de complets échecs. Par conséquent, le soulèvement de la Société des Saisons à Paris (1839) fut facilement écrasé et ses meneurs emprisonnés pour la durée de la monarchie; et le rassemblement armé des Carbonari du Vaucluse (1841) disparut dans la nuit, ne provoquant qu’une vague de répression. Les sociétés secrètes étaient bien équipées pour endoctriner les hommes, pas pour s’emparer du pouvoir.[9]

 

Avec la Révolution de Février 1848, la principale justification des sociétés secrètes, la protection contre la répression policière, disparaît du jour au lendemain. Les Républicains ont maintenant une tribune publique, une audience de masse et un boulevard électoral vers le pouvoir. Les conspirateurs d’autrefois fondent des sociétés de débat public, appelées clubs, et consacrent leurs énergies à la campagne électorale pour l’Assemblée Constituante (avril 1848). Bien que quelques militants soient rapidement déçus par les résultats du suffrage universel, et que d’autres soient aigris par le retour des contrôles de police sur les clubs, la participation massive au processus électoral transforme les conditions de l’organisation politique. Quand les sociétés secrètes réapparaissent, précisément dans les mêmes régions où elles existaient précédemment, leur première stratégie est alors la victoire électorale.

 

Ceci est spécialement vrai pour les sociétés de Carbonari que les Républicains raniment dans le Vaucluse durant l’hiver de 1848-49. Menacés par un puisant mouvement légitimiste dans cette région, les élites républicaines essayent de s’assurer une clientèle électorale en fondant des clubs privés, appelés cercles, avec serment politique secret. Par exemple, les statuts d’une de ces Sociétés de la Montagne, datant de 1848, décrit à la fois un club et une organisation politique. La société est supposée avoir des dirigeants élus, un budget pour une assistance mutuelle et un local de réunion permanent avec un concierge pour servir des boissons. En même temps, on organise des groupes de 10 hommes, qui doivent obéir aveuglément à leur chefs de section et jurer des serments républicains dans des initiations secrètes. Le chef bourgeois de cette société particulière (à Gordes) tapote chaque recrue sur la tête pendant la cérémonie en disant, « Au nom de Dieu, grand architecte de l’Univers, je te reçois frère montagnard. » Des rituels d’initiation similaires sont diffusés dans les bourgs proches d’Orange au début de 1849, et toutes ces sociétés montagnardes participent activement à la campagne électorale pour l’Assemblée Législative (avril-mai 1849). Elles sont les véhicules de la propagande clandestine et de la socialisation politique plutôt qu’une révolte armée.[10]

 

Si le but majeur de l’organisation républicaine en 1849 est de gagner les élections, pourquoi former des sociétés secrètes et des hiérarchies paramilitaires ? La réponse va de soi pour la plupart des meneurs républicains : les sociétés secrètes sont sans rapport avec leur cause. Les seules sociétés montagnardes qui existent durablement à ce moment-là se trouvent dans le Vaucluse et dans quelques communes adjacentes de la Drôme. Même le terme Montagnard est rarement utilisé. Il se réfère d’abord à un groupe de députés de l’Assemblée Constituante qui fait remonter son ancêtre politique à l’extrême gauche, la Montagne, de la Convention de la Révolution Française (1793). Les politiciens qui soutiennent ces députés s’appellent généralement eux-mêmes Démocrates, Démocrates-Socialistes, ou simplement Républicains. Pour faire une campagne électorale couronnée de succès, ils créent des journaux et des comités, tiennent des rassemblements et discutent politique dans toutes sortes de cadres publics et privés, comme les marchés, les cercles, et les sociétés de secours mutuels. Ils n’ont pas besoin et ils n’utilisent pas les sociétés à rituel pour mobiliser les électeurs républicains en mai 1849.

 

Les vertus du secret deviennent de plus en plus évidentes dans les mois suivants lorsque le préfet et les procureurs ferment les voies publiques de la propagande. Même avant que toutes les associations politiques permanentes soient mises hors la loi (en juillet 1849), les Républicains ont commencé à trouver refuge dans des organisations de façade, cercles, sociétés, chambrées. Ce procédé de camouflage de l’organisation est plus avancé dans les villes et les bourgs du Sud-Est de la France où les traditions culturelles nourrissent une riche vie associative dans toutes les classes de la population. Les préfets commencent peu après à publier des arrêtés pour dissoudre les associations clairement républicaines comme pour prouver que seules les véritables sociétés secrètes peuvent espérer échapper à la répression gouvernementale. Néanmoins, le modèle montagnard d’organisation reste propre au Vaucluse et au sud de la Drôme (avec un transplant accidentel à Clamecy, dans la Nièvre), avant l’hiver de 1849-50[11]. C’est la loi électorale de mai 1850 qui précipite un mouvement de conjurés à une échelle nationale. En privant du droit électoral beaucoup d’électeurs, cette loi menace d’exclure durablement les Démocrates-Socialistes du pouvoir. Ils ne peuvent plus espérer de triomphe électoral, spécialement dans les départements où ils ont besoin de faire plus de voix pour obtenir une majorité. C’est pour défendre le suffrage universel, par la force des armes si nécessaire, que les militants commencent l’organisation de sociétés secrètes hors de leur patrie d’origine dans la Vallée du Rhône.

 

Ce passage d’une activité électorale à une activité conspiratrice peut être suivi avec une clarté toute spéciale dans la ville de Béziers. Son premier organisateur montagnard est un horloger nommé Eugène Relin, qui a commencé sa carrière révolutionnaire sur les barricades de Paris en juillet 1830. Ayant acquis puis perdu un emploi dans la gendarmerie, probablement à cause de ses convictions républicaines, Relin vient à Béziers, où il contribue à créer une loge franc-maçonne en 1839. Avec le triomphe de la République, il fonde un club en 1848, mais il n’obtient que 592 voix dans le département lorsqu’il se présente à l’Assemblée Constituante. En janvier 1849, il réduit ses ambitions personnelles et rejoint des Républicains plus riches et plus modérés dans la fondation d’une association nommée la Société des Arts. Les membres de cette société soit-disant apolitique soutiennent la liste des candidats Démocrates-Socialistes qu’un congrès départemental a choisi en avril et leurs efforts sont couronnés d’un succès local : les Démocrates-Socialistes remportent la majorité des votes à Béziers, mais seulement le tiers des voix dans l’ensemble du département.[12]

 

Relin et ses amis font déjà face à une administration hostile pour qui les organisations électorales sont subversives pour peu que leurs bénéficiaires soient Républicains. En mars 1849, ils sont visités par la police qui met la main sur leur liste de « correspondants démocratiques dans la campagne »[13].

 

Le procureur général de Montpellier dénonce leurs préparatifs électoraux comme une conspiration, bien qu’il manque de motifs légaux pour des poursuites judiciaires[14]. Quand une élection partielle intervient en juillet 1849, la situation légale a changé. Maintenant, le gouvernement possède avec la loi sur les clubs de l’Assemblée Législative de quoi harceler les Républicains. Le préfet publie le 28 juin un arrêté bannissant les rassemblements aussi bien privés que publics où l’on discuterait politique. Le jour même, il a reçu une lettre instructive du sous-préfet de Béziers :

 

« Avant que les élections se tiennent, je pense qu’il est indispensable de fermer la réunion non-publique qui existe à Béziers. Cette réunion est le centre d’action par lequel les ordres sont diffusés à tous les ennemis de l’ordre et de la tranquillité publique. Si ses membres sont restés paisibles, ils doivent sans aucun doute réussir à enlever le vote de leurs partisans, qui, bien qu’isolés et épuisés par la fréquence des élections, ne devraient pas être très enclins à quitter leur activité. Par conséquent, je pense qu’il est nécessaire de les priver de leurs moyens d’action en usant des armes que l’Assemblée Législative vient de nous donner. »[15]

 

Le 1er juillet, le sous-préfet demande officiellement que la Société des Arts soit dissoute, et le 2 juillet, le préfet signe un arrêté à cet effet.[16] Avec les derniers restes de l’organisation électorale républicaine hors jeu, un candidat de droite emporte la victoire.

 

Relin n’est pas découragé. En décembre 1849, il crée une nouvelle organisation notoire appelée la Société des Travailleurs. Son unique but déclaré est le secours mutuel, mais cette fois Relin prend des précautions pour protéger ses objectifs politiques de la vue du public. Empruntant quelques rites maçonniques, il fait jurer à chaque futur membre un serment de loyauté :

 

« Moi, égal de tous, après avoir pris connaissance des statuts, de mon propre gré, obéissant seulement à l’impulsion de ma volonté, je me joins à cette respectable assemblée qui m’admet comme membre et frère, dans le but de participer au bien-être de l’association; moi, Républicain démocrate, homme libre, je jure en présence de Dieu et devant tous les hommes de vivre comme un bon compagnon, de remplir avec amour tous les devoirs indiqués par les statuts, dans la mesure de mes moyens. Que mon serment soit entendu par toute l’humanité ! Si je deviens un traître, je consens à être conduit devant cette assemblée. Que mon nom soit rayé du rôle fraternel et voué à une universelle exécration ! Amen ! »[17]

 

En vain. Le commissaire de police sait que tous les leaders de la Société des Travailleurs, « sans exception », étaient membres de la Société des Arts. Il obtient du préfet un arrêté de dissolution, perquisitionne à la société, et arrête même Relin pour « rébellion et insultes ».[18]

 

Si les associations notoires ne peuvent survivre, il reste à créer une véritable société secrète. La menace sur le suffrage universel fait de l’organisation républicaine un impératif. Écrivant à un Démocrate-Socialiste parisien à la veille du vote du parlement sur la restriction du suffrage, Relin appelle à des mesures extrêmes : « Si la loi électorale passe, que fera le peuple de Paris, par exemple ? Protesteront-ils seulement, ou, renforcés dans leurs droits, se défendront-ils, comme nous l’espérons, même avec des armes ? Les provinces sont admirablement disposées; elles suivront avec enthousiasme un mouvement qu’elles ne peuvent elles-même initier sans exposer la République. Je répète : le suffrage universel ne peut être touché impunément; ne pas le défendre par tous les moyens possibles est une lâcheté. Le peuple abdiquerait pour toujours. (…) C’est le moment; après, il sera trop tard. »[19] A ce moment-là, il avait pris des mesures concrètes pour défendre le suffrage universel, il avait organisé la Société Secrète de la Montagne dans la ville et les environs de Béziers. Après le coup d’état, 70 militants ruraux de 9 communes différentes admettent avoir été personnellement initiés par Relin en avril et mai 1850. Le serment qu’il utilise en fin de compte s’étend partout dans la région : « Je jure sur ce métal, symbole de l’honneur, de m’armer contre toutes les tyrannies, tant politiques que religieuses, et de les combattre partout et toujours. » Ainsi que son organisation paramilitaire de centurions et décurions. Bien que Relin lui-même soit arrêté le 26 mai 1850, le mouvement qu’il a lancé continue à prendre des forces dans les mois suivants. Dirigés par Casimir Peret, un riche distilleur et ancien maire de Béziers, les Montagnards de la ville sont plus de 1000 et ceux des alentours, dans 50 autres villes, bourgs et villages de la région dépassent les 5000 à la veille du coup d’état.[20]

 

Comment la société montagnarde a-t-elle atteint Béziers ? La rumeur désigne la ville de Nîmes (Gard), mais les procureurs n’acquièrent jamais aucune certitude sur ce point. En fait, pas un seul organisateur montagnard de France n’a jamais admis avoir diffusé les rituels d’un département à l’autre ou même d’une ville à l’autre. En général, au-dessus du niveau de l’arrondissement, l’activité conspiratrice des montagnards est enveloppée de mystère.

 

Des témoignages fragmentaires suggèrent que les leaders politiques des villes de Lyon et Marseille jouèrent un rôle central dans le mouvement montagnard. Les fonctionnaires deviennent persuadés qu’Alphonse Gent, un ancien député du Vaucluse qui rejoint Lyon à l’été 1850, était le meneur suprême de la conjuration pour tout le sud de la France. Quand ils l’arrêtent en octobre, ils découvrent qu’il a été en correspondance sous un nom de code avec plusieurs douzaines de militants politiques de 15 départements du Sud-Est et du Sud-Ouest. Le cas devient une cause célèbre, et 55 Républicains sont finalement poursuivis, la plupart devant un tribunal militaire à Lyon. Gent reconnaît au procès qu’il a essayé de créer une organisation nationale de défense républicaine. Comme politicien du Vaucluse, il est vraisemblablement familier des rituels carbonari et des sociétés secrètes répandues dans la région. Depuis la ville de Lyon, il est en position stratégique pour diffuser de telles organisations clandestines dans d’autres départements, et certains de ses correspondants sont sans aucun doute des initiateurs montagnards. Que quelques systèmes interrégionaux de communications conspiratrices existent, est démontré par le fait que le premier mot de passe des sociétés montagnardes, « L’Heure a sonné/Le Droit est en Marche », atteint le Centre et le Sud-Ouest aussi bien que le Sud-Est de la France; et le second mot de passe, « Nouvelle Montagne », apparaît à la fois dans le Centre et le Sud-Est pendant que Gent demeure à Lyon.[21]

 

Cependant, Gent semble avoir peu de contact avec des militants dans la ville même, et certains de ses correspondants départementaux sont simplement des leaders électoraux républicains, non des conjurés montagnards. Il a créé un mouvement général de défense du suffrage universel à l’intérieur desquelles les sociétés les mieux organisées sont celles du Sud-Est. En effet, la « Nouvelle Montagne » qu’il est accusé d’avoir fondée doit être originaire de Marseille plutôt que de Lyon. C’est la confession d’un petit fonctionnaire de Marseille nommé Joseph Lombard qui met les autorités sur la trace d’une société rituelle, et Lombard lui-même précise catégoriquement que la « Nouvelle Montagne » est inconnue à Lyon. Il a été initié à Marseille en mars 1850, avec exactement le même serment que les Montagnards utiliseront plus tard dans le Var[22]. De plus, les journalistes républicains de Marseille réussissent la création d’un réseau de correspondance avec les meneurs montagnards du Var et des Basses-Alpes, et leur journal, La Voix du Peuple, continue à circuler dans le Sud-Est jusqu’au coup d’état.[23] Particulièrement après l’arrestation de Gent, le véritable centre urbain pour les sociétés montagnardes doit être Marseille plutôt que Lyon. Correspond avec cette hypothèse le fait que plusieurs mots de passe montagnards à la fin de 1850 et en 1851, « Patience, Prudence, Persévérance » et « Ardeur, Action, Avenir », proviennent du Gard via Marseille vers le Var, mais n’ont jamais circulé dans le Centre ou le Sud-Ouest.[24]

 

Le parcours de la diffusion des sociétés montagnardes est partout le même : les militants des villes et des bourgs de marché adoptent les rituels et commencent à initier des recrues dans des communes plus petites. Ce processus de diffusion ville/campagne peut quelquefois être reconstitué en détail par les confessions des Montagnards des campagnes après le coup d’état. Les archives judiciaires de l’Hérault, de la Drôme et du Var montrent que les Montagnards de Béziers initient des hommes de 19 communes de cet arrondissement au moins; ceux de Montélimar et Dieulefit diffusent les rituels à un minimum de 40 communes de l’arrondissement de Montélimar; et ceux de Brignoles et de Barjols font des recrues dans 9 communes au moins de l’arrondissement de Brignoles. Des sources moins complètes indiquent que les Montagnards urbains jouent un rôle similaire dans la fondation de sociétés rurales autour d’Apt et d’Orange (Vaucluse), Clamecy et Nevers (Nièvre), Auch et Vic-Fezensac (Gers), Crest (Drôme), Pézenas (Hérault), Manosque (Basses-Alpes), St Ambroix (Gard) et Toucy (Yonne). Par exemple, deux leaders d’Apt assistent à une réunion d’organisation de 50 villageois de Roussillon au printemps 1850; les Montagnards de Clamecy initient « les hommes de la campagne » chaque fois que ces derniers viennent aux marchés en ville; et ceux de Toucy utilisent l’occasion d’une foire locale en novembre 1851 pour initier plusieurs villageois de Merry-la-Vallée. Non seulement le recrutement mais aussi ultérieurement l’organisation montagnarde sont centralisés dans les chefs-lieux d’arrondissement et de canton. C’est spécialement vrai dans l’Hérault (Béziers), le Var (Brignoles), le Gard (Alès, Anduze, Lédignan et St Ambroix), la Drôme (Dieulefit, Crest, Montélimar et Marsanne) et la Nièvre (Clamecy).

 

Si les sociétés montagnardes atteignent les villages depuis les petites villes, c’est le résultat naturel des voies habituelles des communications orales qui existent déjà au niveau du district ou du canton. Exactement comme les transactions marchandes ont tendance à se concentrer sur les centres urbains, comme les services administratifs, les élites sociales, les cercles de mariage et les zones dialectales. Les petites villes de marché constituent les « centres » autour desquels les villages sont disposés en systèmes régionaux de relations sociales. L’existence de tels centres dans les zones conspiratrices du pays a été récemment décrite par des géographes sociaux comme Dugrand, Brunet et Barbier. Malgré quelques confusions dans le vocabulaire, ces savants admettent que les petites villes, bourgs ou bourgades, centralisent les activités économiques et administratives des principaux villages ou « cellules paysannes » dans les départements de l’Hérault, du Gard, des Basses-Alpes et du Gers. Grossièrement, l’élément administratif du canton associe un centre de marché et une série de villages dans une sorte d’analogie des communautés de marché standards que l’anthropologue Skinner a analysées dans la Chine du XIX° siècle.[25]

 

La conjugaison des élites sociales, des activités de loisirs et des modèles linguistiques nourrit les relations ville/campagne à l’intérieur de tels cantons. Premièrement, les grands propriétaires fonciers ont tendance à résider dans les centres de marché plutôt que dans les petits villages. A moins qu’ils ne prétendent descendre d’une famille noble, de tels propriétaires font partie d’une élite « bourgeoise » au style de vie citadin et à la base économique rurale. Ils sont les traditionnels intermédiaires culturels, les « notables », entre les plus hauts niveaux de l’administration et à la fois les centres de marchés locaux et les proches villages[26]. Les éléments de la classe moyenne, marchands, boutiquiers et artisans prospères, tendent aussi à se regrouper dans les chefs-lieux de canton alors que les paysans sont ordinairement de loin plus nombreux que les autres catégories sociales dans les villages[27]. Par l’intermédiaire des marchés et des foires, ces diverses catégories sociales, bourgeois, artisans et paysans, sont intégrées dans une seule hiérarchie sociale aux segments spatiaux distincts. Ensuite, les paysans se rendent dans les centres pour s’informer et se divertir aussi bien que pour faire des affaires. Les marchés et les foires sont des événements joyeux, quelques fois accompagnés de concours sportifs et de bals. Ils permettent aux villageois de lier des amitiés et des alliances matrimoniales avec des habitants des autres communautés de leur aire économique. Comme un savant l’a noté à propos d’un village du nord de la France, « Les gens ont un contact régulier avec les habitants des villages non-adjacents seulement en fréquentant le bourg (un chef-lieu de canton). C’est pourquoi leur sphère de relations sociales a tendance à être la même que la zone d’influence du bourg qu’ils fréquentent. »[28] Finalement, les paysans, à l’intérieur d’une aire économique donnée, partagent généralement le même modèle linguistique. Ceux qui vivent dans le Midi s’opposent entre eux par un langage distinct (généralement une variante de la langue d’Oc, ou Occitan), mais ils peuvent souvent parler Français aussi. Le bilinguisme paysan se propage rapidement dans la génération d’avant 1848, en partie par la participation à un marché plus grand et par la mobilité géographique, en partie aussi par une plus grande diffusion de la langue française due à l’action gouvernementale pour les écoles primaires. De plus en plus de paysans sont capables de communiquer directement avec ces éléments francophones de la population urbaine qui sont ignorants du dialecte local.[29]

 

Le canton de Dieulefit (Drôme) fournit un exemple sur la manière dont de tels réseaux de communications sont utilisés pour les objectifs électoraux et conspirateurs républicains. Pour organiser la campagne électorale d’avril-mai 1849, un « Comité démocratique de la ville de Dieulefit » est formé par neuf habitants, dont le pharmacien Darier, le banquier Defaysse-Soubeyran, le tourneur sur bois Blancard, l’horloger Benjamin Laurie et le ménager Blaise Prudant. Le Comité engage ses consignes de vote par une proclamation assourdissante : « Peuple ! Soit sur tes gardes ! Lève-toi comme un seul homme le jour de l’élection et marche pour la défense de ta liberté menacée. » S’adressant eux-mêmes aux « habitants de la campagne, travailleurs des villes », les Républicains de Dieulefit réclament des impôts plus modérés, un budget de l’état réduit, des salaires abaissés pour les bureaucrates, des banques hypothécaires d’état prêtant à 3% et une éducation publique gratuite.[30] Ayant ouvert la campagne avec cette propagande explosive, ils commencent à organiser des réunions publiques pour citadins et villageois : une réunion de 200 personnes à Dieulefit le 14 avril; des banquets de 300 personnes dans le proche village de Poët-Laval le 15 et le 17; d’enthousiastes adieux populaires le 27 pour les délégués de la ville au congrès départemental des leaders républicains de Valence; et des assistances massives pour accueillir trois des candidats récemment désignés les 4 et 9 mai.[31] Ce dernier jour, tous les villages environnants sont convoqués par les meneurs de Dieulefit 24 heures à l’avance, et ils envoient des « contingents chiffrés ». A 10h du matin, un coup de canon annonce l’arrivée du candidat, un député de l’Assemblée Constituante nommé Mathieu. Une « immense foule » l’attend au bord de la route, aux cris de « Vive Mathieu ! Vive notre représentant ! » Dans la salle du meeting, le pharmacien Darier ouvre les débats par un « discours éloquent » sur le droit au travail, Mathieu donne une émouvante défense de son travail législatif, et l’audience énumère à voix haute les noms de tous les candidats de la liste républicaine. Mathieu quitte la ville triomphalement, accompagné d’« une majorité de la population. »[32]

 

Le journal républicain de Valence vante juste avant cette réunion électorale « l’enthousiasme de la population de Dieulefit qui gagne de plus en plus de localités; la propagande se répand sans aucun effort. »[33] Le commissaire de police de la ville admet que l’exemple de la ville commence à être contagieux. Comme il l’a écrit plus tôt le 26 mars, « Ils ont recruté des prosélytes dans toutes les communes et leur nombre est continuellement croissant. » Le 28 avril, il répète que les citadins trouvent des adhérents parmi « tous les habitants de la campagne, où leurs théories se sont infiltrées. » Dès que les votes ont été totalisés, il déplore que leurs manoeuvres chez « les ignorants de la campagne » aient été couronnées de succès. De plus, l’éveil politique de la paysannerie semble durable. Même après les élections, le commissaire de police note que « des liaisons très actives se mettent en place, pas seulement entre les comités cantonaux, mais même avec les communes rurales; ce sont des groupes dans les villages qui, ces jours-ci, ne s’intéressent à rien d’autre qu’à la politique. »[34] En effet, il en est ainsi. Pendant les 2 ans qui suivent, les sociétés montagnardes se propagent dans tout le canton, dirigées par Darier, Defaysse-Soubeyran et Blancard.[35] Le 6 décembre 1851, ces chefs montagnards de Dieulefit mobilisent environ 1000 hommes de la ville et de 30 communes rurales, et les dirigent vers le nord, vers la ville de Crest, dans le but de défendre la « République Démocratique. »

 

Dès que l’impulsion a été donnée par les citadins, les leaders des bourgs et villages étendent la portée géographique du recrutement en initiant des hommes des communes voisines. En règle générale, les rituels montagnards sont diffusés des communes les plus grandes vers de plus petites, et des bourgs et villages agglomérés vers les hameaux et fermes. De cette façon, les 3/4 des initiations intercommunales signalées pour l’arrondissement de Béziers (excluant la ville) impliquent un initiateur d’une commune plus grande que l’initié, et jusqu’au 4/5 pour celles signalées dans la Drôme centrale. Parmi les résidents de bourgs qui sont des recruteurs spécialement actifs dans les villages, on trouve un employé de bureau à Bourdeaux (Drôme), un percepteur à Marsanne (Drôme), un ménager, un cafetier et un journalier à Servian (Hérault), un marchand de bois[36] à St Maximin (Var) et un charpentier à St Sauveur (Yonne). Ces bourgs sont tous chefs-lieux de canton, mais d’autres agglomérations hébergent aussi des recruteurs régionaux : un maçon de Varages (Var), un fermier de Vesc (Drôme), un serrurier de Magalas (Hérault), un coiffeur de Roussillon (Vaucluse), etc… Même les habitants de petits villages initient quelquefois des hommes d’autres communes, grâce au système tournant des foires et au cycle annuel des fêtes qui existent au niveau des villages.[37]

 

collection Gilbert Suzan

La phase finale de l’expansion montagnarde se produit quand les autochtones commencent à initier leurs amis et voisins. L’implantation des sociétés montagnardes dans les bourgs et villages repose avant tout sur l’énergie de tels meneurs. Quelquefois, ils sont formellement requis par un dirigeant extérieur pour opérer des initiations. Par exemple, le meneur montagnard[38] du Luc (Var) recrute les présidents des sociétés de Flassans et Besse et leur assigne la tâche de faire des initiations[39]. De la même façon, le meneur de Grane (Drôme) convainc deux hommes d’un village voisin de devenir président et vice-président de leur société locale et de conduire toutes les initiations. Dans l’Hérault, Relin encourage les meneurs ruraux à opérer des initiations, tout comme les dirigeants régionaux qui habitent Malagas et Boujan. Dans d’autres cas, le choix d’un initiateur local semble avoir été délégué aux premières recrues du village et dans quelques communes n’importe qui peut faire des initiations. Quelles que soient les procédures pour sélectionner et contrôler les chefs locaux, ce sont eux qui recrutent le gros des Montagnards. Ainsi, les 3/4 des 503 initiations signalées aux magistrats de l’arrondissement de Béziers sont réalisées par des autochtones comme les 3/5 des 163 initiations signalées dans la Drôme centrale.[40] Le recrutement de masse à la base – le bourg, le village, le hameau, la ferme – est le travail des locaux.

 

La diffusion régionale et l’implantation locale des sociétés montagnardes relèvent d’un processus lent, s’étendant du printemps 1850 au long de l’année 1851. A la veille du coup d’état, il y a des filiales dans plus de 700 communes du pays. Le Sud-Est est la région la mieux organisée (environ 500 sociétés), suivie par le Centre (environ 150 sociétés) et le Sud-Ouest (de 50 à 100 sociétés). Les départements avec un nombre de filiales spécialement élevé sont le Var (environ 90), la Nièvre (environ 85), la Drôme (environ 80), l’Hérault (environ 70) et les Basses-Alpes (environ 65). A l’intérieur de chaque société locale, le nombre de membres varie de 10 à plusieurs centaines ou plus, en fonction de la taille de la population. Les filiales urbaines ont généralement au moins 2 à 300 membres (Clamecy, Apt, Dieulefit), avec des chiffres plus élevés à Bédarieux (environ 400), Brignoles (550) et Béziers (plus de 1000). Les sociétés des bourgs ont communément 150 ou 200 membres, alors que celles des villages ont une taille de l’ordre de 10 à 100 membres. Par exemple, le bourg de Besse (Var) a 150 Montagnards[41], celui de Capestan (Hérault) en a 250, la bourgade de Ouanne (Yonne) en a 50, le village d’Artignosc (Var) en a 50, celui d’Espondeilham (Hérault) en a 20 et celui de Fontenoy (Yonne) en a 70. En règle générale, les Montagnards recrutent seulement une minorité de la population adulte masculine, mais leurs sociétés comprennent souvent la plupart des jeunes gens, particulièrement dans les villages. Par une estimation approximative, il y eut entre 50000 et 100000 Montagnards dans l’ensemble du pays. Ce fût de loin la plus large conjuration du XIX° siècle en France.[42]

 


1  interrogatoire de D. Azema, plâtrier de Roujan, Archives Départementales de l’Hérault, 39 M 144. NdT : l’auteur a traduit les citations originales. La transcription proposée ici, et pour toutes les citations, n’est qu’une traduction de cette traduction. Seule la citation de Jean-Pierre Bourges, d’Artignosc, est fidèle à l’original, directement transcrit par le traducteur.

[2] parmi les ouvrages qui traitent des sociétés montagnardes, voir Vigier, La Seconde République, II, 183-92, 258-93, 320-26; Dagnan, Le Gers, I, 436-73; Marcilhacy, La crise sociale et politique dans le département du Loiret, 39-55; Agulhon, La République au village, 366-67, 403; Price, The French Second Républic, 250, 265-67. Le phénomène n’est pas mentionné par William Langer, par exemple, dans son étude générale, Upheaval, 450-65; ou par Gordon Wright, Times, 131-43.

[3] interrogatoire de V. Gascual, instituteur à Anduze, AD Gard, 3 U 5/1

[4] interrogatoires de Jacques Fey, aubergiste de Clamecy, AD Nièvre, U, dossier Clamecy; témoignage de Roy, de Gontaud, AD Lot-et-Garonne, 4 U, dossier 1851, arrondissement de Marmande; Jean-Pierre Bourges, cultivateur à Artignosc, AD Var, 4 M 19-1.

[5] voir, par exemple, l’interrogatoire d’Edme Girault, de Clamecy, ADN, U, dossier Clamecy; Dagnan, Le Gers, I, 448; témoignage d’Antoine Grontier, cultivateur à La Roche sur Grane, AD Drôme, M 1355; et dossier Brue-Auriac, AD Var, 4 M 19.

[6] multiples interrogatoires et témoignages, analysés plus pleinement au chapitre 8.

[7] sur ces sociétés de Carbonari dans le Vaucluse, voir l’acte d’accusation, Procureur général d’Aix, 15 septembre 1841, Archives Nationales, BB18 1472.

[8] pour l’étude de ces diverses sociétés secrètes, voir Gabriel Perreux, Sociétés secrètes; Lucien de la Hodde, Histoire des sociétés secrètes et du mouvement républicain de 1830 à 1847 (Paris, 1850); Élisabeth Eisenstein, The First Professional Revolutionary : Filippo Michele Bounarroti (1761-1838) (Cambridge, Mass., 1959); et I. Tchernoff, Le parti républicain sous la Monarchie de Juillet (Paris, 1909)

[9] sur l’idéologie révolutionnaire de Blanqui, voir Alan Spitzer, The Revolutionary Théories of Louis Auguste Blanqui (New York, 1957). De la Hodde fournit des détails sur l’organisation paramilitaire de ces sociétés, Histoire, 199-226

[10] sur la société montagnarde de Gordes, voir le témoignage de C. Martin, cordonnier, et le dossier Bordes, AD Vaucluse, 4 M 74; voir Vigier pour une vue d’ensemble des sociétés montagnardes dans le Vaucluse, La Seconde République, II, 183-86.

[11] sur Clamecy, voir l’interrogatoire de Jean Mounier, ADN, U, dossier Clamecy.

[12] la source principale sur la carrière politique de Relin est l’acte d’accusation du Procureur général d’Aix, à son procès, AD BdR, 14 U 53-54; sur la loge maçonnique de Béziers, voir ADH, 58 M 17, dossier Béziers; sur la Société des Arts, voir sous-Préfet de Béziers, 23 janvier 1849, ADH, 39 M 128.

[13] lettre de 11 membres de la société à l’Indépendant, 30 mars 1849, publiée le 4 avril 1849.

[14] Procureur général de Montpellier, 13 avril 1849, AN, BB18 14742

[15] sous-Préfet de Béziers, 28 juin 1849, et arrêté préfectoral du même jour, ADH, 58 M.

[16] sous-Préfet de Béziers, 1er juillet 1849, et arrêté préfectoral du 2 juillet 1849, ADH, 58 M 17

[17] cité dans l’acte d’accusation, voir note 12.

[18] commissaire de police de Béziers, 29 décembre 1849, ADH, 58 M 17; Procureur général de Montpellier, 9 janvier 1850, AN, BB18 14742; Procureur général de Montpellier, 28 janvier 1850, AN BB30 362

[19] cité dans l’acte d’accusation, voir note 12.

[20] j’ai trouvé 487 interrogatoires de Montagnards pour l’arrondissement de Béziers, in ADH, 39 M 144-60.

[21] pour une analyse générale du Complot de Lyon, voir M. Dessal, « Le Complot de Lyon et la résistance au coup d’état dans les départements du Sud-Est », in Revue des révolutions contemporaines (1951), 83-96; voir aussi Vigier, La Seconde République, II, 286-88; et les sources judiciaires sur cette affaire, in AN BB18 1488, Complot de Lyon, et Archives du Tribunal Militaire de Lyon, Affaire du Complot de Lyon. La diffusion de ces mots de passe peut être déduite d’interrogatoires éparpillés dans l’Yonne, le Gers, le Gard, etc…

[22] témoignage de Joseph Lombard, employé des ponts et chaussées, 30 décembre 1850, in AN, BB18 1488; plusieurs interrogatoires de Montagnards in AD Var, dont celui cité à la note 4.

[23] voir la liste de correspondants du Peuple dans 27 communes du Var, in dossier Brignoles, AD Var 4 M 19.

[24] interrogatoires de Montagnards, AD Gard, Var, Nièvre, Lot-et-Garonne.

[25] voir Dugrand, Villes et campagnes, 322-37, 431-64; Brunet, Les campagnes toulousaines, 243-48; Barbier, Villes et centres des Alpes du Sud (Gap 1969), 18-24. Le modèle général de Skinner est une construction de la théorie du « centre » formulée initialement par W. Christaller, dont l’étude classique, Central Places in Southern Germany, a été traduite par C.W. Baskin (Englewood Cliffs, New Jersey, 1966). Pour une introduction utile à cette littérature géographique, voir Peter Haggett, Locational Analysis in Human Geography (Londres, 1965).

[26] concernant la concentration des propriétés rurales dans les mains de propriétaires urbains, voir Dugrand, Villes et campagnes, 345, 352-53; et Brunet, Les campagnes toulousaines, 268-89. La meilleure analyse de cette bourgeoisie terrienne dans le sud de la France est faite par Maurice Agulhon, La vie sociale en Provence intérieure, 104-15, 358-60.

[27] Ce contraste social entre villes et villages est moins prononcé dans le Sud-Est que dans le Centre et le Sud-Ouest, du fait du modèle d’implantation agglomérée, mais il existe. Dans le sud des Basses-Alpes, par exemple, 54% de la force de travail des villes est employée à l’agriculture, à comparer avec les 77% pour les bourgs et 85% dans les villages (recensement de 1851), données fournies par Barbier, Villes et centres, 21.

[28] Alain Morel, « L’espace social d’un village picard », in Études Rurales, 45 (1972)

[29] Le bilinguisme paysan, un phénomène social d’une importance fondamentale, a été mentionné par très peu d’historiens. Voir, toutefois, Agulhon, La République au village, 192-95. Pour une vue contraire, voir Weber, Peasants into Frenchmen, 67-94, qui sous-estime l’étendue et la portée du bilinguisme. Ses propres données statistiques montrent que pour 1863, si les neuf dixièmes des enfants scolarisés âgés de 7 à 13 ans parlent Français, seulement la moitié sait également l’écrire (Appendix, 501).

[30] « Affiche : les membres du comité démocratique de la ville de Dieulefit aux électeurs de la Drôme », ADD, 11 M 18.

[31] lettres du commissaire de police de Dieulefit, 13, 14, 17, 23 et 28 avril, 4 et 5 mai 1849, ADD, M 1514.

[32] lettre de Gustave Meyer, secrétaire du comité démocratique de Dieulefit, publiée dans La Constitution de 1848, 13 mai 1849.

[33] La Constitution de 1848, 8 mai 1849

[34] commissaire de police de Dieulefit, 26 mars, 28 avril, 4, 5 et 24 mai 1849, ADD, M 1514.

[35] voir en particulier les interrogatoires de Joseph Archer, instituteur, L. Cordier, meunier et adjoint au maire, Philippe Morin, ménager et conseiller municipal, tous résidant Monjoux, ADD, M 1359, 1366.

[36] Pierre Jean Joseph Moullet père (NdT).

[37] analyse basée sur des interrogatoires de Montagnards de toutes ces régions.

[38] le confiseur Charles Méric, conseiller général, qui est arrêté lors de l’affaire du complot de Lyon (NdT).

[39] interrogatoires de Louis Bouis, boucher à Besse et F. Turle, maire de Flassans, in AD Var, 4 M 19. Témoignages de François Masseron, ménager et Jean Jeune, journalier, in ADD, M 1355, La Roche sur Grane.

[40] analyse basée sur toutes les confessions des Montagnards de ces régions.

[41] peut-être même plus, puisqu’on y dénombre 16 chefs de section de 10 unités (NdT).

[42] ces estimations sont basées sur les sources suivantes :

                pour les Basses-Alpes, 65 communes : Vigier, La Seconde République, II, carte page 321

                pour les Hautes-Alpes, 9 communes : Vigier, Ibid.

                pour l’Ardèche, environ 50 communes : interrogatoires de suspects, arrondissement de Largentière, ADA, 5 M 16, 18; déposition de Jacques Froment, leader montagnard d’Assions, qui nomme 35 leaders dans 35 communes du département, ADH, 39 M 138.

                pour les Bouches-du-Rhône, environ 25 communes : rapport du procureur général d’Aix, 17 janvier 1852, liste de 27 communes où les Montagnards se confessent, AN, BB30 397

                pour la Drôme, environ 80 communes : Vigier; interrogatoires et témoignages in ADD, M 1353-71.

                pour le Gard, plus de 50 communes : témoignages de Montagnards des arrondissements d’Alès, Uzès et le Vigan, ADG, 3 U 5/1-3; lettre du procureur général de Nîmes, 27 janvier 1852, liste de 23 communes avec sociétés, AN, BB30 397

                pour l’Hérault, environ 70 communes : interrogatoires et témoignages de l’arrondissement de Béziers, ADH, 39 M 144-60; registre de la commission mixte de l’Hérault, AN, BB30 401

                pour les Pyrénées-Orientales, nombre de communes indéterminé : seulement quelques confessions, d’après une communication personnelle de Peter McPhee, qui a écrit un ouvrage sur le département durant la Seconde République (Université de Melbourne, Australie). (voir Peter Mac Phee, The Politics of rural life. Political mobilization in the countryside. 1846-1852, Oxford, Clarendon Press, 1992, NdT)

 

                pour le Var, environ 90 communes : interrogatoires et témoignages de l’arrondissement de Brignoles, AD Var, 4 M 19 1-5 et 4 M 26; Agulhon, République, 366-67, 403; registre de la commission mixte du Var, AN, BB30 401.

                pour le Vaucluse, 35 communes : Vigier; interrogatoires et témoignages in ADV, M 11, 28-61.

                pour l’Allier, environ 10 communes : J. Cornillon, Le coup d’état en Bourbonnais (1903); interrogatoires et témoignages in AD Allier, M 1300-1305.

                pour le Cher, 27 communes : Michel H. Furet, « Le département du Cher sous la Seconde République; étude politique (1851-début 1852) », DES Orléans-Tours, 1967.

                pour la Nièvre, 85 communes : Marc Autenzio, « La résistance au coup d’état du 2 décembre 1851 dans la Nièvre », diplôme de maîtrise, Tours, 1970.

                pour l’Yonne, plus de 25 communes : interrogatoires et témoignages de suspects de la région de St Sauveur, JM-1851, 251-59; lettre du procureur général de Paris, 26 janvier 1852, décrivant les sociétés dans 14 autres communes du département, AN, BB30 396.

                pour le Gers, environ 40 communes : Dagnan, Le Gers, I, 436-73.

                pour le Lot-et-Garonne, plus de 25 communes : interrogatoires et témoignages in ADL-G, 4 U, insurrection de 1851; 6 U, coup d’état; Z victimes du coup d’état.

                pour le Tarn, 2 communes : lettre du procureur général de Toulouse, 11 décembre 1851, AN, BB30 395