Martin Ravel

mise en ligne le 29 novembre 2024

Martin Ravel, inventeur de la trufficulture et résistant républicain

 

Intervention de Frédéric Negrel lors de la dénomination de l’École Martin Ravel à Montagnac (Alpes-de-Haute-Provence), le 17 novembre 2024.

Cette intervention avait été précédée de celle de Lionel Leydier, descendant de Martin Ravel, qui a présenté sa biographie et notamment son action dans la trufficulture.

 

Martin Ravel en 1860

 

J’ai rencontré Martin Ravel il y a 25 ans. J’étudiai alors le réseau républicain clandestin dans le Haut-Var (c’est-à-dire les sociétés secrètes) du temps de la Seconde République.

Son métier de marchand de truffes attira bien évidemment mon attention. J’en ai trouvé quelques autres, marchands ou rabassiers, qui se déclarent de cette profession à Albiosc, Riez ou Artignosc parmi les résistants républicains de décembre 1851.

Car c’est de l’engagement citoyen de Martin Ravel dont je veux vous parler. Cet engagement qui l’a conduit à prendre les armes en décembre 1851 pour défendre la République qui venait d’être violée par son président, Louis-Napoléon Bonaparte. Défendre la République, défendre le Droit, défendre la Loi, défendre la Constitution « confiée à la garde et au patriotisme de tous les Français », comme le disait son article 110.

 

Cet engagement lui valut d’être condamné à la déportation en Algérie pour 10 ans. Une condamnation prononcée par la Commission mixte des Basses-Alpes qui traite les dossiers sans comparution des accusés, sans avocat, sans débat contradictoire, sans appel… Une juridiction d’exception.

 

Voici ce que contient la fiche de sa condamnation :

Affilié. Chef. S’est rendu en armes à Digne. Occupant aux Mées un poste de confiance. Conduite régulière. Exalté. Dangereux. Algérie +

 

 

Affilié, cela veut dire que Martin Ravel est accusé de faire partie d’une société secrète. C’est ainsi que le parti de l’Ordre au pouvoir appelle le parti républicain clandestin. Celui que j’ai étudié pour le Haut-Var dans mon ouvrage sur Artignosc.

Clandestin car les républicains y sont contraints une fois que la Seconde République est passée aux mains de ses ennemis : les royalistes et les bonapartistes, le fameux parti de l’Ordre. Les libertés de réunion, d’association, de la presse, ont été considérablement restreintes à partir de 1849 et les républicains persécutés. Des maires sont destitués, de nombreuses chambrettes sont dissoutes.

 

Chef. Martin Ravel n’est pas le président de la société secrète de Montagnac. C’est François Bertin, le menuisier originaire de Salernes, qui remplit cette fonction. Le tisserand Jean Boulegon, le menuisier Marius Fabre et le rabassier Augustin Vernet étaient vice-présidents. Mais la personnalité de Martin Ravel en fait certainement le leader des républicains montagnacais.

 

Affilié, chef, S’est rendu en armes à Digne. Les républicains, comme tous les Français qui lisent, ou se font lire (et traduire), les journaux savent bien qu’un coup d’État va être un jour ou l’autre perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte qui n’a que ce moyen de se maintenir au pouvoir. Et donc les républicains s’étaient préparés à devoir résister pour sauver la République en suivant l’article 68 de la Constitution : « Toute mesure par laquelle le président de la République dissout l’Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l’exercice de son mandat, est un crime de haute trahison. – Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance. » Le coup d’État survenu le 2 décembre 1851, qui dissout l’Assemblée nationale, est connu à Digne le 3. La résistance éclate dans l’arrondissement de Forcalquier le vendredi 5 et se propage dans une grande partie des Basses-Alpes. Le signal de l’entrée en résistance arrive à Montagnac depuis Riez par le réseau républicain clandestin. On reçut même un peu plus à Montagnac des émissaires venus de Baudinard apporter des messages similaires depuis le Var voisin. Le dimanche 7, les résistants du canton de Riez se rassemblent sur le Pré de Foire. Les Montagnacais sont organisés en sections dont les chefs portent un brassard rouge, derrière un drapeau rouge, emblème du parti républicain. Ces résistants du canton de Riez sont bientôt 5 ou 600 et seront les premiers à entrer dans Digne, au son du tambour et chantant la Marseillaise, vers 3 ou 4h, le matin du lundi 8, bientôt rejoints par les colonnes de résistants venus des autres points du département. Digne sera la seule préfecture de France à tomber aux mains de la résistance, forte d’environ 10000 hommes.

 

Affilié, chef, S’est rendu en armes à Digne, Martin Ravel est dit aussi « Occupant aux Mées un poste de confiance ».

On a appris que l’armée soutenant le coup d’État s’était mise en marche depuis Marseille pour mater ce que le parti de l’Ordre a nommé « l’insurrection bas-alpine ». Les républicains décident d’envoyer 3 ou 6000 hommes, selon les auteurs, arrêter le bataillon du 14e léger commandé par le colonel Parson dans le défilé des Mées. Martin Ravel est de ceux-ci. La bataille ne dure que quelques heures. C’est une victoire de la résistance qui contraint l’armée à faire demi-tour pour se réfugier à Vinon. Mais les prisonniers faits par les républicains leur apprennent que rien ne s’est passé à Marseille et que la résistance parisienne est vaincue depuis le 4. Les Bas-Alpins décident alors de se disperser. Une centaine, autour d’Aillaud de Volx, veulent poursuivre la résistance et vont gagner la montagne de Lure. Mais la plupart rentrent chez eux ou partent vers l’exil dans le Piémont voisin.

Montagnac a d’ailleurs été une étape dans la fuite vers l’exil de certains républicains, les Varois en particulier. Battus le 10 décembre à Aups, Camille Duteil, le général des républicains et une centaine de résistants prirent la fuite par Moissac, Baudinard et sont hébergés à Montagnac. Dans son récit publié dès 1852 depuis son exil en Piémont, Duteil nous raconte l’accueil qu’il reçut à Montagnac, à « l’hospitalité démocratique » :

10 décembre, Nous partîmes à huit heures [du soir] pour nous rendre à Montagnac où nous arrivâmes à dix.
Là on fit halte. Nous avions besoin d’un peu de repos pour partir le lendemain à l’aurore et nous rendre le même jour à Digne.
Nous fûmes reçus dans ce pauvre village aussi fraternellement qu’à Rodignac[1]. Je soupai chez un marchand qui ne pouvait pas me donner un lit parcequ’il n’en avait qu’un et que sa femme était malade ; mais il fut prévenir un de ses voisins qui vint me chercher et m’offrit le sien. — C’était un bon vieillard qui vivait seul avec sa jeune fille. Je trouvai cette douce enfant qui me préparait un vin chaud, et qui me regardait comme une curiosité. Je restai une heure à me chauffer avec eux en leur racontant notre triste combat et je leur parlai du petit fourrier de Vidauban[2].
— Il est ici, avec son camarade[3], me dit le vieillard, je les ai fait coucher dans le lit de ma fille.
— Ainsi donc l’un et l’autre vous allez passer la nuit sans dormir ?
— Ne vous occupez pas de nous ; montez dans votre chambre, me dit mon hôte, c’est bien le moins que nous passions une nuit blanche pour des citoyens qui ont voulu nous sauver de l’esclavage.
Je fus me coucher et m’endormis en bénissant l’hospitalité démocratique.
Deux heures avant jour Amalric fit battre le rappel. Mon hôte entra avec une lampe et m’aida à m’habiller car je souffrais cruellement des suites de ma chûte sur les rochers dans la montagne d’Aups. J’avais tout le corps meurtri et le genou gauche enflé. — Je demandais où étaient les enfans.
Ils dorment, me répondit mon hôte, laissez-les dormir, j’en aurai bien soin et je les renverrai chez eux, que voulez-vous qu’on fasse à des enfans de cet âge ?
Je voulus au moins les voir encore et je me fis conduire dans leur chambre. Ils dormaient enlacés dans les bras l’un de l’autre. Leurs vêtements étaient épars sur le plancher, mais à côté d’eux, sur une chaise, ils avaient soigneusement placé leurs petites carabines et une dixaine de cartouches qu’ils avaient mendiées dans la route. Je sanglotais en les embrassant ; ils ne se réveillèrent pas.
— Vous êtes père ? me dit mon hôte qui pleurait aussi.
Je lui fis signe que oui ; je n’avais pas la force de répondre.
La voix stridente d’Amalric qui rangeait ses hommes me rappela à moi. J’embrassai mon hôte et sortis. Amalric me fit amener le cheval qu’on nous avait donné à Rodignac et me mit en selle. Je suivis la colonne qui se trouvait réduite de moitié, plusieurs nous avaient abandonnés, d’autres n’avaient pas la force de suivre.

Les Varois repartent de Montagnac le matin du 11 pour rallier Riez, Mezel, Barême, Mouriez, le Pont de Gueydan et arriver à Puget-Théniers, alors en Royaume de Piémont.

 

« Exalté et dangereux », toujours d’après le registre. Sous la plume de la commission mixte, dangereux ne vise pas un danger physique mais politique. Les faiseurs de coup d’État n’entendent pas laisser libres ceux qui pourraient continuer d’exercer une influence républicaine autour d’eux. C’est ainsi que Martin Ravel est condamné à l’Algérie plus, c’est-à-dire dans un pénitencier pour 10 ans. Heureusement pour lui, sa peine est d’abord commuée le 31 mars 1852 en Algérie moins (dans un camp de travail pour 5 ans), puis en surveillance le 16 avril de la même année. La surveillance est une peine qui interdit au condamné de quitter le canton sans l’autorisation du juge de paix. Cela signifie pour Martin Ravel qu’il ne peut mener ses affaires bien loin sans d’abord aller à Riez pour obtenir le passeport indispensable. C’est ce qui s’est passé pour Honoré Guigou, vannier et marchand de truffes de Riez, condamné à la surveillance, qui dut attendre mars 1853 pour pouvoir vaquer à ses affaires à Marseille.

 

Douze autres Montagnacais ont été condamnés :

 

A la surveillance :

Pierre Aillaud, Jean Boulegon, Marius Fabre, Joseph Gayde, Maxime Gayde, Hippolyte Guieu, César Segond, Augustin Vernet, le rabassier, qui fut maire de 1876 à 1882.

 

A l’Algérie moins :

Jean Paul Segond, dont la peine fut commuée.

 

A l’Algérie plus :

Tout comme Martin Ravel, la peine de Marius Monge fut aussi commuée, mais Jean-Baptiste Bonnet sera effectivement transporté quelques mois en Algérie et François Bertin y restera 2 ans.

 

 

Au total, dans les Basses-Alpes, ce sont 1669 résistants condamnés dont 41 à la transportation à Cayenne (dont 37 effectivement transportés) et 956 à la déportation en Algérie (446 transportés). 5 meurent en prison, 6 en Guyane et 25 en Algérie. Vingt-cinq Bas-Alpins tout comme le Varois Paulin Guichard dont l’école des Salles porte aujourd’hui le nom.

 

Martin Ravel poursuivra son engagement républicain. Après le 4 septembre 1870, lorsque la République reprend ses droits, comme dans bien des communes, ce sont les meneurs de décembre 1851 qui naturellement sont désignés comme présidents des commissions municipales provisoires. Martin Ravel fera donc office de maire. Et il sera élu conseiller d’arrondissement de 1871 à 1878.

 

Notre Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, présidée par Colette Chauvin, ne veut pas oublier ces citoyens qui ont lutté au péril de leur vie, de leur liberté, pour la défense du Droit, de la Loi, de la République. C’est pour cela que je salue l’initiative de la municipalité de Montagnac de baptiser cette école du nom de Martin Ravel qui a non seulement œuvré pour le développement économique du village, mais restera aussi un exemple si précieux de ce qu’a été l’engagement républicain, en particulier dans la période actuelle où notre République est bien mise à mal.

Frédéric Negrel

 


Références bibliographiques :

Jacques Saint-Germain, Montagnac-les-Truffes : de saint Antoine à Martin Ravel, Montagnac, Association Sur les Chemins de la Rabasse et du Patrimoine, 2018

Frédéric Negrel, Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), Les Mées, Association 1851-2001, 2001

Maxime Amiel, « La répression de la résistance au coup d’État de 1851 », Les Amis du Vieux Riez, bulletin d’information n°88, mars 2003, pp. 1-24

Camille Duteil, Trois jours de Généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Savone, F. Rossi, 1852 ; réédition, Les Mées, Association 1851, 2006


[1] Lire Baudinard.

[2] Un enfant de 13 ans qui participa aux combats d’Aups aux côtés de Duteil.

[3] Un enfant du même âge qui s’est joint à lui durant la fuite vers Moissac.