Maquan et les sociétés secrètes de 1849-1851
MAQUAN ET LES SOCIÉTÉS SECRÈTES DE 1849-1851
par René Merle
En 1849-1850, dans le Var, l’avocat brignolais Hippolyte Maquan [1814], propriétaire dans la localité « blanche » de Lorgues (Var), se signala par sa haine anti républicaine et anti « rouge ». Dans la presse conservatrice du département, il mit sa plume provençale au service du préfet Haussmann (qu’il rejoindra plus tard à Paris), préfet de combat, qui avait compris la nécessité d’employer la langue du peuple pour toucher le peuple. On trouvera une présentation biographique de Maquan et des extraits de sa prose venimeuse dans : Usage politique du provençal : 1847-1851. L’exemple de Toulon et du Var (1).
Au lendemain du coup d’État de décembre 1851, Maquan fut (sans subir de violences) pris comme otage par la colonne des républicains insurgés. Cet épisode sera son fonds de commerce : il en donne le récit à chaud dans la presse conservatrice varoise, fin 1851-début 1852, puis dans un ouvrage publié en 1852 et réédité en 1853 : H. Maquan, Insurrection de 1851 dans le Var, Draguignan, Bernard, Imprimeur-Éditeur, près la Paroisse, 1853
L’ouvrage est précédé d’une notice sur les sociétés secrètes montagnardes qui sera la matrice de tout ce qui pourra s’écrire sur elles en Provence sous le Second Empire, et que je donne ci-dessous in extenso.
Pour bien comprendre l’extraordinaire pénétration de la société rurale varoise par ce réseau montagnard de sociétés secrètes, qui, en beaucoup d’endroits, regroupèrent la majorité de la population masculine en âge de militer et, éventuellement, de combattre, il faut lire ce qu’en écrit Frédéric Négrel dans son ouvrage novateur Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), Association 1851-2001, 2001. À côté de ce passionnant travail d’archives et de mise en perspective historique, le texte de Maquan apparaît pour ce qu’il n’a jamais qu’été : un mélange d’informations recueillies dans les officines de la répression et d’affabulations, le tout baigné dans un mépris profond du peuple rural, supposé composé de brutaux aux appétits de partageux, ou de niais faciles à berner. Maquan se garde bien d’évoquer le rôle de la répression au quotidien et la menace d’un coup de force, qui décidèrent les républicains à s’organiser de la sorte.
Le travail de conscientisation citoyenne et de politisation effectué par les sociétés secrètes, véritable parti « rouge » en gestation, est chez Maquan totalement occulté par l’inévitable épouvantail de la jacquerie. On remarquera in fine le recours à la langue populaire, dont Maquan, comme son maître Haussmann, avaient bien saisi l’importance.
On comparera ce que dit Frédéric Négrel des sociétés secrètes méridionales avec ce qu’écrit Marx des sociétés secrètes plébéiennes sous la Monarchie de Juillet : sectes closes dans ce dernier cas, structures ouvertes au plus grand nombre dans le premier, prémices d’un grand parti de masse (masculin).
SOCIÉTÉS SECRÈTES.
Le génie du mal comprenait admirablement un principe bien simple : la force de l’union.
Tandis que le parti de l’ordre, dominé par une Constitution consacrant l’antagonisme de deux pouvoirs rivaux, s’abandonnait facilement aux plus déplorables divisions, chose étrange, c’était le parti du désordre qui donnait l’exemple de l’unité et, par conséquent, de la force, de l’activité, de la vie.
Seulement cette vie était destinée à donner la mort.
Dans le département du Var, les événements de décembre l’ont bien cruellement prouvé ; dans le Var, situé à une des extrémités de la France, et voué à une incroyable torpeur morale sous le rapport de la propagande du bien, le contraste entre la léthargie des honnêtes gens et la prodigieuse activité des artisans du mal, était plus frappant encore que partout ailleurs.
La cruelle leçon infligée à nos paisibles et indifférents propriétaires, en décembre dernier, sera-t-elle comprise ?
Nous le désirons sans l’espérer beaucoup.
Généralement en France les gens paisibles, qu’on et convenu de nommer, nous ne savons pas précisément à quel titre, des hommes d’ordre, les gens paisibles sont habitués à compter un peu trop sur la providence. Ils oublient volontiers ce qui est écrit : Aide-toi, le ciel t’aidera.
Chacun vit chez soi et pour soi, récolte ses foins, surveille sa moisson et s’endort sous son olivier.
Que voulez-vous ?
Le soleil est si bon, la vie matérielle si facile, la paresse si douce, Paris si loin, et…. l’insurrection de décembre aussi !
Au risque de troubler, sous l’olivier, le sommeil du propriétaire, qui n’est pas toujours le sommeil du juste, nous profiterons des loisirs que nous fait l’apathie politique, pour esquisser les principales scènes insurrectionnelles de décembre 1851 dans le Var.
Nous ne saurions mieux faire que de placer, en tête de notre travail, un aperçu rapide et sommaire des Sociétés secrètes dans notre département. Nos lecteurs y trouveront quelques détail déjà connus, mêlés à quelques renseignements caractéristiques empreints de couleur locale.
Une Société secrète existait dans chaque commune.
L’association, comme on sait, était organisée par sections de dix hommes, formant une décurie, commandée par un décurion.
Le décurion, ou chef de section, recevait les cotisations des associés, les versait entre les mains du trésorier de la décurie et s’entendait avec le président, chef des sections dans la commune.
Le président correspondait avec un supérieur hiérarchique, représentant le canton.
Ce chef supérieure recevait les ordres que lui transmettait un autre chef chargé de représenter l’arrondissement.
Celui-ci enfin était subordonné à la direction émanant du chef-lieu départemental, ou d’un autre point hors le département, suivant les cas.
Dans quelques circonscriptions, dans l’arrondissement de Toulon par exemple, il existait un triumvirat, comité supérieur ayant un mot d’ordre spécial.
Le premier devoir de l’affilié était de multiplier les affiliations, soit directement, soit indirectement.
Quand l’affilié n’était pas assez intelligent pour initier les néophytes ou aspirants, il les conduisait auprès d’un complice plus habile, chargé spécialement de cette importante mission, qui n’était pas une sinécure.
Au fond, la propagande rayonnait dans tous les sens : elle était l’œuvre de tous les affiliés convaincus. Tout semblait la favoriser, la surveillance de la police manquant totalement dans les petites localités et les campagnes, et se montrant fort peu dans les villes. Mille prétextes, d’ailleurs fort naturels, aidaient les propagandistes les plus actifs. C’étaient des marchands colporteurs qui, sous prétexte de vendre leur pacotille, se livraient, sans être inquiétés le moins du monde, à la contrebande de l’embauchage.
Les réceptions pouvaient avoir lieu partout, dans les écuries, greniers, bastidons, et même en rase campagne, pourvu, toutefois, que la chose fût secrète, ce qui faisait choisir les heures avancées de la nuit, comme étant plus propices aux mystères de l’initiation.
Quand la réception n’avait pas lieu la nuit, ou dans un local complètement fermé, on bandait les yeux au récipiendaire.
On sait généralement quel interrogatoire préliminaire on lui faisait subir.
Après l’avoir questionné sur ses dispositions, il était tenu de prêter serment de fidélité à la République démocratique et sociale, sur une arme quelconque, le plus souvent sur un pistolet.
En vertu du serment, il s’engageait à briser tous les liens de la famille, abandonner tout, père, mère, femme, enfants ; à marcher contre eux, s’il le fallait, pour exécuter les ordres des chefs, sans restriction, aveuglément, servilement, et à ne rien divulguer touchant la société secrète, sous peine de mort.
Le serment l’obligeait aussi à poignarder tout complice indiscret, infidèle ou traître, enfin tout individu suspect.
La réception était terminée par un signe de croix, que l’initiateur décrivait sur la tête du récipiendaire avec un poignard, un couteau ou une autre arme, en disant :
Frère, je te baptise au nom de la Montagne !
Ce cérémonial sacrilège n’était pas toujours suivi, surtout dans les derniers temps, lorsqu’on pressait l’organisation et que les réceptions étaient trop nombreuses, ou qu’on embauchait par intimidation et par surprise.
Pour augmenter le nombre des membres et les retenir par de plus forts liens, on s’adressait à toutes les passions, on flattait tous les mauvais instincts, on avait recours à tous les subterfuges.
On laissait à entendre à plusieurs, d’une manière vague, qu’ils auraient leur part de tous les bénéfices de l’association et de tous les avantages pour lesquels elle était établie. C’était fort élastique.
A d’autres, on promettait plus spécialement ce qu’on savait être l’objet de leurs plus ardents désirs, la suppression de l’impôt sur les boissons et des gendarmes, la diminution des heures de travail, l’accroissement des salaires, etc.
Les tendances véritables des sociétés étaient dissimulées sous des titres recommandables, tels que sociétés de bienfaisance, de prévoyance, de secours mutuels. Il ne s’agissait d’abord, et ostensiblement que de secours en cas de maladie, de chômage, de trève, etc.
Un certain nombre d’honnêtes travailleurs se laissaient prendre à ces enseignes charitables.
Lorsque plus tard le but véritable, les tendances homicides leur étaient dévoilées, ils avaient beau vouloir se retirer, il n’était plus temps, car ils devaient opter entre la mort et une affiliation complète.
Au reste, le secret du but n’était complètement connu que des affiliés sûrs et fidèles, que des fanatiques et des endurcis; il était caché, aussi soigneusement et aussi longtemps que faire se pouvait, aux affiliés timide, faibles et susceptibles du moindre scrupule ou de la moindre hésitation.
Pour relier en un seul faisceau toutes les sociétés disséminées dans les villes, bourgs, villages et hameaux, il fallait des mots d’ordre et des signes de reconnaissance.
En premier lieu, le mot d’ordre était : France, Franchise, Fermeté.
On lui substitua plus tard, probablement après la loi du 31 mai, celui-ci : Suffrage universel, Lyon, 1852.
En dernier lieu, le mot d’ordre fut : Action, Ardeur, Avenir.
Les signes de reconnaissance consistaient dans la manière de saluer, d’échanger les poignées de main et de choquer les verres dans les cabarets et chambrées.
Pour le salut, on ôtait le chapeau de la main droit et on le replaçait sur la tête de la main gauche.
Pour le poignée de main, de la droite on serrait la gauche, tandis que l’autre main libre caressait trois fois le menton ou la barbe.
Pour les tostes, on choquait les verres légèrement par le côté et par le fond, probablement après avoir bu.
Si à ces signes ou à d’autres convenus d’avance dans quelques circonstances particulières, un affilié, se trouvant dans un lieu public, ne reconnaissait pas un complice, il disait, d’un air vague et indifférent, mais assez haut pour être entendu de tous les assistants :
– Plôou. (Il pleut.)
Ce qui signifiait, en guise d’avertissement : – Silence, prenez garde, c’est un intrus, un fioli.
Le fioli, c’était l’ennemi, le riche, le bourgeois, l’ouvrier honnête non affilié.
Dans le cas où l’affilié reconnaissait un camarade, il s’écriait jovialement :
– Plôou pas, fa bèou tem. (- Il ne pleut pas, il fait beau).
C’est-à-dire : – Il n’y a ici que des affiliés. Personne n’est suspect. Nous pouvons parler à notre aise.
Cette vaste organisation embrassait déjà tout le département ; l’ouest, le centre et le sud étaient plus avancés que l’est et le nord, probablement parce que les populations, les plus reculées dans les montagnes, n’avaient pas encore été suffisamment catéchisées par les colporteurs et les émissaires anarchiques.
Il paraît, du reste, que la prise d’armes était fixée aux fêtes de Noël et ajournée même au 2 janvier.
Dans ce but, la direction supérieure et centrale avait activé d’abord l’organisation des sociétés secrètes vers les départements situés aux extrémités, pour les compléter par une propagande progressive, affluant de plus en plus vers le cœur du pays.
Les directeurs suprêmes de l’œuvre de désorganisation suivaient ainsi les indications de la nature, qui, généralement, nous montre la mort s’emparant des extrémités d’un corps malade, pour gagner insensiblement et de proche en proche, par un froid envahisseur, le siège principal de la vie.
Un fait digne de remarque, c’est que les affiliations étaient plus nombreuses, comparativement, dans les petits villages que dans les grands centres de populations.
Un autre fait à noter, c’est que tous les efforts des organisateurs de cette vaste conspiration tendaient à l’établir plutôt dans les rangs des cultivateurs que dans ceux des ouvriers.
Il y avait là un profond machiavélisme.
Les suprêmes directeurs de ce grand mouvement de destruction comprenaient fort bien que, pour établir sur une plus large base le règne du mal, qui est l’œuvre de l’erreur, du mensonge, il leur fallait pour terrain : l’ignorance.
La classe ouvrière est assez intelligente de nos jours, pour être lasse des révolutions, qui ont toujours tourné en définitive contre elle.
Les travailleurs des campagnes commencent aussi à s’éclairer, mais, par la nature de leurs travaux, de leurs habitudes et de leur séjour loin des villes, il est plus facile de les tromper sur leurs véritables intérêts, de les séduire par de fausses promesses, de passionner les indifférents, et de gagner même les timides et les bons par d’équivoques apparences humanitaires.
Là est tout le secret de l’immense et rapide progrès de la jacquerie moderne, car tout en fesant (sic) une large part à la facilité de la propagation du mal, il est juste aussi de tenir compte de tout le bien faussé, des instincts généreux abusés, de l’ignorance enfin exploitée par quelques audacieux meneurs.
Nous trouvons dans la manière dont les embaucheurs des sociétés secrètes s’y prenaient pour recruter des adeptes, des indications suffisantes pour établir cet immense abus et ce terrible péril de l’ignorance et de la crédulité populaires.
Les embaucheurs socialistes exploitaient tout, les mauvais instincts d’abord, c’était la partie la plus facile de leur tâche, les bons ensuite, c’était la partie la plus difficile sans doute, mais facilitée pourtant par l’ignorance.
Nous n’avons pas besoin d’indiquer, par quelques exemples, les avantages du premier procédé, d’une application toujours simple et d’un succès assuré.
On comprend, en effet, qu’en s’adressant à la haine, à la cupidité, à la luxure, à toutes les passions mauvaises, on devait recruter promptement et sans peine des partisans à l’œuvre du mal.
Ce qui est intéressant et instructif à remarquer, selon nous, c’est la ruse et l’habilité confisquant, au profit de l’œuvre du mal, les bons instincts et les sentiments honnêtes. C’est à la veille surtout de la prise d’armes de décembre que, pressés par les événements, les embaucheurs ont fait des prodiges sous ce rapport.
Un honnête travailleur des champs est accosté par un embaucheur qui parle comme lui, qui paraît avoir les mêmes intérêts, les mêmes sentiments que lui.
La conversation s’engage d’abord sur la pluie et le beau temps.
– A fa dé frèi proumié, dit le rustique Robert Macaire.
– Nouvè ôou fuè, Pasque ôou juè, répond l’autre.
– Voui, maï l’hiver ès long è l’ia tant de paouréis gen !
– Es vraï, maï coumo faïré ? foou bèn què l’iagué de paouré et de riché.
– Diou pa noun, naoutré, bouan travailladou, anan toujou : ès lou maraou, pécairé !
– Tè ! E l’espitaou doun, perqu’è faïré ?
– Per lei gen de villo, enca fôou de proutècien, o piei naoutré nou foou l’air dôou bastidoun.
– Aco es aco.
– Senso counta què din lou tem de la fèbré, leis côoussido poussoun.
– E bè coumo faïré ?
– S’ajuda un paou, l’un per l’aoutré.
– O per aco, n’en siou.
– Es pas malèisa, sian uno soucièta de benfésenço, cadun pago soun esco, un tan per mès ; couro sias maraou, avès lou médècin è lou pouticari per ren. (1)
(1) (traduction de Maquan) La société de bienfaisance, c’était la société secrète. / N’a-t-on pas reconu que parmi les insurgés des localités les plus arriérées, plusieurs croyaient prendre les armes pour la défense de Louis-Napoléon ? / Révolution, cruelle ignorance ! Socialisme, immense duperie ! / (1) – Il a fait des froids précoces. – Noël au feu, Pâques au jeu. – Oui, mais l’hiver est long et il y a tant de pauvres gens. – C’est vrai, mais comment faire ? Il faut bien qu’il y ait des pauvres et des riches. – Je ne dis pas non ; nous autres, bons travailleurs, nous allons toujours, mais le malade !… – Tiens, et l’hôpital donc, pour qui est-il ? / – Pour les habitants des villes, et encore faut-il être protégé, et puis à nous il faut l’air des champs. / – C’est cela. / – Sans compter que pendant la fièvre les mauvaises herbes poussent. / – Eh bien ! comment faire ? / – S’entr’aider. / – Pour cela, j’en suis. / – C’est bien simple, nous avons formé une société de bienfaisance, chacun paie tant par mois, quand on est malade, on reçoit ainsi gratuitement les soins du médecin et du pharmacien.