Limoges avant le coup d’État

document mis en ligne le 1er juillet 2024

Ce document nous a été aimablement communiqué par Monique Lambert.

Il s’agit de la copie manuscrite d’un rapport conservée aux Archives départementales de la Gironde sous la côte 86 J 58, regroupant des documents provenant des archives de François Daleau (1845-1927), érudit local connu pour ses travaux archéologiques et ethnographiques.

Cette transcription semble avoir été faite en 1868, année au cours de laquelle une polémique mit aux prises divers journaux parisiens, dont le Figaro, et Théodore Pastoureau (1815-1874), préfet ayant mené la lutte contre la résistance républicaine dans le Var en décembre 1851. Or, Pastoureau est originaire de Blaye. C’est peut-être ce qui a pu pousser alors le jeune François Daleau à se pencher sur cette période.

 

 

Limoges avant le Coup d’État

 

Rapport sur la ville de Limoges

 

Le 25 septembre 1851.

 

Le socialisme a établi son quartier général à Limoges, où les funestes doctrines qu’on y a enseignées quelques mois avant la Révolution de Février ont germé dans l’esprit de la population ouvrière : loin de s’être effacées, elles sont plus vivaces que jamais.

Ce n’est pas que l’ordre matériel y ait été troublé depuis le mois de juin 1849. Il a été maintenu par le magistrat énergique qui représente le gouvernement dans le département de la Haute-Vienne (1)[1] et par une police rigoureuse. Mais l’agitation morale a toujours existé, elle y est même augmentée actuellement par le séjour dans la cité des condamnés politiques mis en liberté[2] et des représentants montagnards Bac[3], Dussoubs Gaston[4], etc.

 

Sociétés secrètes

Les ouvriers, tous dévoués aux meneurs du parti socialiste, y sont organisés en décurie. On en compte environ 40, ce qui porte le nombre des affiliés à 400[5].

La connaissance de ces associations résulte des renseignements parvenus à la police ; elle est, en outre, attestée par le fait suivant :

Il y a quelques jours, un ouvrier corroyeur s’entretenant avec un de ses camarades dans un faubourg, lui dit à voix basse : Je sors à l’instant de ma décurie.

 

Réunions secrètes

Les réunions politiques sont interdites, il est vrai, mais voici ce qui a lieu :

Les ouvriers sont prévenus dans les fabriques et ateliers, par un de leurs camarades, qu’une réunion aura lieu tel jour, à telle heure, dans un lieu indiqué. Les réunions se tiennent à des intervalles inégaux et jamais deux fois de suite dans le même lieu. On choisit un local éloigné de la ville et quelquefois un bois, lorsque le temps le permet. Ces assemblées ont été remarquées surtout depuis l’arrivée à Limoges des détenus politiques et des représentants montagnards[6].

Ainsi, il y a quinze jours environ, 80 à 100 individus se sont réunis dans un bois, sur le territoire d’une commune voisine. Des sentinelles étaient placées pour surveiller l’arrivée des gens suspects. L’assemblée a duré jusqu’à 10 heures. Un nommé Villegoureix[7], condamné à Poitiers, y a prêché avec animation les mêmes doctrines qu’en 1848.

 

Détention d’armes et de munitions de guerre

Dans le mois de février 1848, la garde nationale de Limoges fut désarmée par les hommes du désordre. Lorsque l’ordre commença à se rétablir, une proclamation de l’autorité publique prescrivit la remise de ces armes. Il résulte des contrôles que 376 fusils n’ont pas été déposés. La confusion qui régnait alors dans l’administration municipale n’a pas permis de connaitre ceux qui ne se sont pas conformés à la proclamation. Ces armes sont-elles actuellement entre les mains des socialistes ? On peut le penser.

Dans le mois de juin dernier, et sur les instructions de la police centrale de Limoges, le parquet délivra des mandats de perquisition qui amenèrent la saisie de plusieurs fusils de munition, de cartouches, balles, poudres & bayonnettes. Les détenteurs, déférés au tribunal correctionnel, ont été condamnés[8]. Il est à croire que ces fusils auront été déposés en grande partie dans les communes voisines.

 

Fabrication illégale de poudre

Malgré les recherches les plus actives, on n’a rien pu découvrir. Seulement le Commissaire central a signalé dernièrement à M. le Préfet un serrurier, homme dangereux, qui a fabriqué il y a quelques mois de la poudre blanche. Cette poudre éprouvée avait une grande force.

Cette fabrication a-t-elle continué ? On l’ignore. Le même fonctionnaire a indiqué au Préfet un individu connu, pouvant fournir des renseignements sur cette affaire, ainsi que sur un comité secret qui a fonctionné et qui fonctionne encore à Limoges. La correspondance de Paris est adressée par la poste à un Sr. Patapy[9], avoué de 1e instance, et à un né Derignac[10], restaurateur. Elle continue actuellement.

 

Élections générales

Les listes électorales dressées conformément à la loi du 31 mai 1850, donnent un total de 44000 électeurs environ[11]. Sur ce chiffre, le socialisme peut compter sur la moitié, peut-être. L’autre moitié et plus serait acquise au parti de l’ordre, et on peut raisonnablement penser que les élections générales dans le dépt de la Haute-Vienne enverront à la prochaine assemblée législatives des représentants dévoués à l’ordre.

Mais ici se présente un fait grave :

Le parti légitimiste s’est séparé du grand parti conservateur. Ses manifestes imprimés assignent à cette funeste scission une cause qui paraît n’être pas la véritable. Quoiqu’il en soit, il a annoncé qu’il voulait 2 candidats de son choix ; ce qu’il n’obtiendra pas si ce choix porte sur des candidats exaltés. On désigne dans le parti M. Decoux[12], ancien procureur général, et M. de Montréal, lieutenant-général, tous deux nés à Limoges et généralement estimés.

Le parti légitimiste a imprimé que ses votes ne se porteraient pas non plus sur le Prince-président[13]. Il peut disposer de 2500 à 3000 voix au plus dans la Haute-Vienne, & s’il s’abstient de paraître dans les comices électoraux, comme il l’a fait déjà & comme il le déclare, il peut y avoir lieu de craindre un grave échec.

Il est gravement à désirer que les hommes sages des deux partis fassent tous leurs efforts pour faire cesser cette déplorable scission.

 

Esprit public – Mœurs

Le parti socialiste est prêt pour toutes les éventualités qui peuvent de présenter.

Le petit peuple, dans l’intérieur de la famille et même dans les cabarets, ne s’entretient que du grand mouvement qui doit avoir lieu en 1852. On sait que dans quelques maisons du Port de Navix, on y tient en réserve des échelles pour l’escalade des maisons qui seront pillées, et même des sacs pour y recevoir le butin provenant du pillage.

Dans presque toutes les communes rurales voisines de Limoges, les paysans attendent 1852 avec impatience. Égares par des prédictions anarchiques, ils ne parlent des propriétaires qu’avec envie. Ils leur ont été représentés sous des rapports monstrueux et la haine contre tout ce qui possède déborde chez eux, ainsi que dans la population ouvrière.

Les enfants reçoivent d’horribles enseignements ; aussi ces petits malheureux montrent-ils une démoralisation effrayante.

Il y a quelques mois qu’un ouvrier portant son fils tout jeune dans ses bras, lui faisait répéter une espèce de catéchisme infernal, & l’on entendit les paroles suivantes prononcées en langue limousine :

D. Petit, que faut-il faire aux riches ?

R. Papa, il faut les saigner.

et le père embrassait son fils avec joie. Ce fait est exact.

Pendant que l’ordre règnera à Paris, Limoges sera tranquille ; mais qu’une émeute éclate dans la capitale, bientôt on verra paraître la population ouvrière dans les rues de Limoges. Le retard même d’un courrier la tiendrait en éveil.

Mais ce qui prouve aussi la profonde démoralisation de cette triste population, c’est que la forme du gouvernement lui importe peu. On a entendu souvent des ouvriers s’écrier avec colère : Nous nous moquons bien de la République, il nous faut autre chose…

Il est douloureux de le dire : l’égoïsme incurable de la classe qui possède et les lâches transactions qu’elle est disposée à faire sont de puissants encouragements pour les hommes de proie qui connaissent le secret de leur force : la peur.

On ne parlera pas ici de l’horrible corruption des mœurs de la population ouvrière et du petit peuple de cette malheureuse ville : les tableaux qu’on pourrait en faire paraîtraient exagérés.

Ce rapport présente la ville de Limoges sous un jour bien sombre, mais il est exact.

Il faut le dire : ce qu’on appelle conciliation est un mot vide de sens en ce qui concerne cette cité. Il faut l’intimidation, une autorité énergique pour maintenir sa population dans le respect des lois. Une administration sage et vigoureuse fera plus pour le maintien de l’ordre dans cette ville importante que toutes les démonstrations philanthropiques que l’on pourrait prodiguer à cette population impatiente de tout frein.

 

Paris, le 25 septembre 1851.

Signé : S

 

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En décembre 1851, la résistance républicaine échoua rapidement dans la Haute-Vienne :

« A Limoges, les chefs de la démocratie locale, longtemps hésitants, finissent par envoyer le 6 décembre un homme pour organiser le soulèvement dans les communes limitrophes de la Creuse. Mais celui-ci est à peine parti qu’est publiée la dépêche annonçant l’échec de la résistance parisienne. Le comité de Limoges envoie alors un second messager à la poursuite du premier pour tout annuler. Il arrive cependant trop tard, puisqu’il tombe entre les mains des soldats qui investissent ensuite la bourgade de Linards où s’étaient réunis les insurgés rassemblés par le premier émissaire. C’est la fin du seul mouvement tenté dans un département pourtant acquis à la république démocratique et sociale. »

Patrick Lagoueyte, « Communications et informations au cœur du coup d’Etat du 2 décembre 1851 », Bulletin de l’Association 1851, 60, 2013, pp. 6-12


[1] C’était M. de Mentque, aujourd’hui sénateur (1868) [note du transcripteur] Pierre-Paul-Edouard, Martin de Mentque (1808-1878), préfet de la Haute-Marne, puis de l’Eure-et-Loir, de la Haute-Vienne (1849-1852), de la Loire-Inférieure, et de la Gironde (1853-1863), sénateur de 1863à 1870. Son chef de cabinet à Limoges, Pierre-Théodore Chéron de Villiers, a publié Chapitre inédit de l’histoire du coup d’Etat. Limoges en 1851, Paris, Marteau, 1869, 35 p.

[2] Il s’agit de ceux qui avaient été condamnés en mars 1849 par la Cour d’Assises de Poitiers pour leur participation à la journée du 27 avril 1848 à Limoges. Parmi eux, Charles Briquet (1819-1886), porcelainier, André François Bulot (1809- ?), peintre sur porcelaine, Charles Ricroch (1811-1876), porcelainier, Alfred Tallandier (1822-1890), avocat, et François Villegoureix (1813-1867), négociant en porcelaines, qui furent poursuivis pour leur résistance en décembre 1851.

[3] Théodore Jean-Baptiste Bac (1809-1865), commissaire du gouvernement provisoire en 1848, élu représentant montagnard de la Haute-Vienne, il prit part en Décembre à la résistance parlementaire aux côtés de Victor Hugo.

[4] Martial Gaston-Dussoubs (1815-1856), élu représentant montagnard de la Haute-Vienne. Cloué au lit en Décembre, son frère Denis arbore son écharpe sur les barricades et y laisse la vie.

[5] Sur les 35 personnes domiciliées à Limoges poursuivies par la commission mixte de la Haute-Vienne, il en est seulement 2 qui sont accusées d’être affiliées à une société secrète. Total particulièrement faible.

[6] Outre Bac et Gaston-Dussoubs, cités supra, la Haute-Vienne avait alors un autre représentant montagnard : François Laclaudure (1800-1877). Elle en avait perdu un à la suite de la journée du 13 juin 1849 : Jean-Baptiste Daniel-Lamazière (1812-1906) fut condamné à la déportation par la Haute Cour de Versailles et détenu à Doullens puis à Belle-Isle jusqu’à l’amnistie de 1859.

[7] Voir la notice biographique de François Villegoureix dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (Maitron) en ligne.

[8] Dont Frédéric Mourrier, cordonnier. Résistant en Décembre, la commission mixte le condamna à l’internement à Niort.

[9] Jean Patapy, né le 6 ventôse an XI à Beaune-les-Mines. Il sera condamné à l’Algérie plus par la commission mixte car : « Esprit médiocre, sans entraînement révolutionnaire, conduit seulement par une ambition démesurée. Centre des réunions socialistes. C’est chez lui que l’insurrection a été concertée, que se sont réunis les délégués cantonaux, d’où ceux-ci, excités par des déclamations furieuses, sont partis pour porter dans les campagnes l’ordre d’insurrection. » Il est finalement condamné à une expulsion vers les États-Unis le 29 mars 1852, mais il se réfugie à Bruxelles. Décédé à Limoges le 5 décembre 1868.

[10] Jean-Baptiste Derignac, cabaretier traiteur, né à Limoges le 30 avril 1813. Il sera condamné par la commission mixte à l’internement car : « A porté le contr’ordre à Saint-Paul; s’est abouché avec L’Hermite. Affilié aux conciliabules socialistes. » Sa peine est commuée en surveillance le 15 août 1852. Il est gracié le 29 décembre 1852. Il est déporté en Algérie à la suite de la loi de sûreté générale de 1858 car : « Restaurateur ayant prêté un local pour la lecture des journaux, faisant chez lui des réunions politiques, ayant une grande influence chez les ouvriers. » Décédé le 7 janvier 1889 à Limoges.

[11] La loi du 31 mai 1850 restreint le suffrage universel (masculin). Lors des élections législatives de mai 1849, la Haute-Vienne comptait 81891 inscrits. En juillet 1851, lors d’une législative partielle, il n’y en avait plus que 45788.

[12] Joseph Emmanuel Decous (1797-1853) est né à Treignac (Corrèze) et non à Limoges.

[13] La Constitution interdisait au président élu de se présenter une seconde fois.