Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES
de PIERRE JOIGNEAUX
Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME SECOND [page 71] Les fausses alertes et le capitaine Cholat
Si j’avais prévu qu’un jour je réunirais quelques-uns de mes souvenirs pour les publier, j’aurais pris note exacte des dates. Mais on ne songe pas à tout. Quoi qu’il en soit, il me semble que les fausses alertes dont j’ai à vous entretenir eurent lieu dans le courant de novembre 1851. Les bruits de coup d’État causaient de l’inquiétude et se renouvelaient à de courts intervalles. Je crois me rappeler que, le 4 novembre, ils prirent un caractère particulièrement sérieux, à l’occasion du message présidentiel qui demandait le rétablissement du suffrage universel, fortement entamé par la loi du 31 mai. Ce jour-là, le ministère subit un échec, et comme il était à peu près prévu, le bruit courut que, [page 72] s’il arrivait, le président n’hésiterait pas à faire son coup d’État. Un de mes collègues, très actif et très intelligent, Martin (du Loiret), fut informé que, dans toutes les gares de Paris, on chauffait des locomotives, et que ce devait être dans le but d’expédier aux frontières les députés sur lesquels on se proposait de mettre la main. Alexandre Martin, qui était bien connu dans les diverses administrations des grandes lignes ferrées, se garda bien d’aller lui-même aux renseignements ; il laissa ce soin à des représentants qui n’inspireraient pas de défiance. Ainsi, il me demanda d’aller à la gare de Lyon, où je connaissais plusieurs employés subalternes, et de m’assurer s’il était vrai qu’une locomotive fût chauffée dès le matin dans un but inconnu. Je pris une voiture au moment de l’ouverture de la séance et j’allai aux informations. Je m’adressai à un employé de mon pays, que je savais animé de sentiments républicains et d’une discrétion parfaite. Il me répondit qu’il n’y avait pas de locomotive chauffée. La même réponse fut faite dans les autres gares. C’était dans une fausse alerte. Quelques jours après, les questeurs de l’Assemblée nationale virent rejeter à trois voix de majorité leur fameuse proposition, qui consistait à demander que l’Assemblée déterminât le lieu des séances et fixât l’importance des forces militaires établies pour sa sûreté et enfin qu’elle eût la disposition de ces forces. Le rejet de la proposition fut, à quelques jours de distance, suivi d’une seconde fausse alerte. Une nuit, vers onze heures et demie, un contre-maître des ateliers [page 73] Derosne et Cail, alors sur le quai de Billy près du Trocadéro, vint en toute hâte, rue des Tournelles, à Passy, et agita violemment la sonnette ; il était pressé de me parler. On l’introduisit dans la chambre à coucher où j’étais. – « Citoyen, me dit-il, levez-vous vite ; les représentants sont en permanence à l’Assemblée et l’on s’attend à un coup de force cette nuit même. » Je me levai précipitamment et recommandai au contre-maître, qui se nommait Leblond, de courir à Auteuil prévenir le capitaine Cholat de ce qui se passait, et d’éveiller aussi les représentants Fawtier, Salmon, etc. Il faisait alors un brouillard épais et froid ; aucun de nous n’hésita à se rendre de suite à Paris. Il était près d’une heure quand nous arrivâmes au Palais-Bourbon par la rue de Bourgogne. Le nombre des représentants en permanence n’était pas considérable, mais il s’en trouvait de tous les partis, à l’exception, cependant, du parti napoléonien. Je me souviens d’y avoir vu le général Changarnier, Émile de Girardin, les questeurs, et même le président Dupin, qui nous dit : – Je vois avec plaisir que si l’Assemblée était menacée, il se trouverait dans tous les groupes des hommes prêts à la défendre. Nous attendîmes environ une heure, et quand nous eûmes la conviction que personne ne songeait à faire un coup de force cette nuit-là, chacun s’en alla avec l’assurance d’avoir été mystifié par une fausse nouvelle. Ces fausses nouvelles avaient l’inconvénient de fatiguer les républicains, presque continuellement sur le qui-vive et de jeter sur eux une sorte de ridicule, car à la [page 74] suite de chaque alerte, les journaux de la réaction ne manquaient pas de se moquer des paniques que nous avions prises au sérieux. Le capitaine Cholat nous disait néanmoins avec raison : – « C’est évidemment lasser notre vigilance qu’on annonce si souvent des coups de force ; mais s’il nous arrivait de ne plus y croire et de dormir sur nos deux oreilles, il pourrait nous en cuire. Obstinons-nous dans la méfiance, au risque d’être ridiculisés, et ne nous laissons pas surprendre par des gens qui n’ont aucune bonne intention et sont capables de tout, hors le bien. » Notre collègue de l’Isère, en vieux conspirateur qu’il était, ne se trompait point. Le 2 décembre l’a prouvé. Cette fois encore, ce fut le contre-maître Leblond qui vint nous apporter la mauvaise nouvelle ; et quand je lui demandai s’il avait prévenu le capitaine Cholat, il me dit que sa maison d’Auteuil était cernée et que la police venait de l’arrêter. Mes autres collègues de Passy n’eurent que le temps de quitter leur demeure et de s’en aller à travers champs, dans la direction de la barrière de l’Étoile, afin d’entrer dans Paris. On peut dire d’Eugène Cholat que tout était peuple en lui. Sa mère, qui était veuve, tenait à la Tour-du-Pin (Isère) l’hôtel de l’endroit, ou pour parler plus exactement, une grosse et excellente auberge où logeaient les rouliers et les voyageurs de commerce. Après tout. Murat, qui devint roi de Naples, n’eut pas une origine plus cossue. Il sortait lui aussi d’une auberge de province. Cholat, né le 4 novembre 1806, entra à l’École [page 75] Polytechnique en 1826. Il était lieutenant en 1832 et capitaine au 4e d’artillerie en 1847. Il se trouvait à Lyon quand la République fut proclamée ; il offrit ses services aux autorités provisoires, et fut nommé par Emmanuel Arago chef de l’état-major de la garde nationale. M. Vapereau constate que, dans ce poste difficile, il s’acquit l’estime des républicains de toutes nuances. Ses compatriotes de l’Isère l’envoyèrent à la Constituante, puis à la Législative. C’est là que je le connus. Il habitait aux confins de Passy et d’Auteuil, et souvent nous faisions route ensemble en revenant à l’Assemblée. Cholat est un des hommes dont le souvenir m’est particulièrement agréable en raison des grandes qualifés [lire qualités] de cœur qu’il avait et de son cachet d’originalité. Ils se trouvaient à l’Assemblée, du même département, en nombre suffisant pour garnir deux banquettes d’une même travée, à peu près tous hommes de valeur, tous réunis par des convictions fortes. Ils formaient autant de types distincts, étrangers en apparence les uns aux autres, n’ayant presque point l’air de se connaître, et se tournant même un peu le dos. Mais dès que l’on marchait, intentionnellement ou par mégarde, sur le pied de l’un de ces Dauphinois, tous se sentaient touchés, se retrouvaient et ne faisaient qu’un. Il n’y avait plus de Saint-Romme, plus de Brillier, plus d’Eymar-Duvernay, plus de Cherpin, plus de Cholat, plus de je ne sais qui, on avait affaire à un groupe serré, qui n’était point d’humeur à se laisser entamer. [page 76] Cholat, mon voisin de campagne, occupait une petite maison isolée dans un jardin ou plutôt dans un bouquet d’essences forestières, au fond duquel on apercevait une écurie et une miniature de basse-cour. Il n’avait qu’un compagnon, ancien soldat et fils d’un vieil ami de son père. C’est avec lui qu’il réglait les détails du ménage, qu’il arrêtait le modeste menu des repas, qu’il fixait les heures de promenade. Ce compagnon, qui est mort à Nogent-sur-Marne, en 1885, se nommait Georges Genin. Lorsque Cholat invitait un ou deux amis à déjeuner, il assemblait son conseil, qui se composait de lui et de Georges, et une fois le conseil assemblé on délibérait sur le service de la table. Cela ne prenait guère de temps. Cholat employait ses loisirs à visiter sa basse-cour et à faire des promenades à cheval dans les environs. La basse-cour était convenablement peuplée de poules communes, de poules de fantaisie, de canards de Barbarie et de lapins. A côté du poulailler se trouvait la petite écurie pour deux chevaux, qu’il nommait Pierre et Jeanne. Pierre était pour lui et Jeanne pour son compagnon. Les soins de l’écurie, du poulailler et du clapier appartenaient à Georges, qui s’en acquittait très bien. Tous ces animaux, gros et petits, faisaient la joie de Cholat et lui coûtait presque inutilement les yeux de la tête. Il n’était pas riche, notre brave ami, et n’avait pas besoin d’entretenir deux chevaux à l’écurie ; mais [page 77] Pierre était un vieux camarade dont il ne sentait pas le courage de se séparer, et dont personne d’ailleurs n’eût voulu, tant il était difffcile [lire difficile] à manier. Cholat l’aimait surtout à cause de son caractère indépendant. Quant à Jeanne, il y était attaché aussi, parce qu’elle tenait compagnie à Pierre dans l’écurie et dans les promenades. Cholat ne manquait jamais de conduire ses visiteurs à l’écurie, afin de les rendre témoins de cette fameuse indépendance de caractère dont Pierre était doué. Aussitôt que le maître ouvrait la porte et se montrait, le cheval entrait dans une fureur inimaginable. Il devenait impossible d’avancer, tant les ruades se succédaient vite. Cholat n’arrivait à le monter que par surprise, pendant que son compagnon le tenait et l’empêchait de jouer des mâchoires. S’il eût été libre, il aurait dévoré son maître. Une fois monté, Cholat ne se laissait pas désarçonner. Pour descendre il devait prendre également toutes sortes de précautions. Cet animal, si intraitable, devenait docile et ne bougeait pas sous la main de Georges. Cholat n’arrivait point à s’expliquer la profonde aversion que lui témoignait son cheval. Il ne le malmenait pas, il lui parlait avec douceur, il n’avait pas plus à se plaindre de lui que de Georges. L’explication la meilleure, à son avis, qu’on pouvait donner de la férocité de Pierre envers son maître et de sa bienveillance envers son compagnon, c’est que Georges avait les jambes longues et ne [page 78] le fatiguait point, tandis que Cholat les avait courtes et devait le fatiguer beaucoup. Cholat n’était pas seulement la bête noire de son cheval, il l’était aussi, et au même degré, de tous les animaux de sa basse-cour, et pourtant, cette fois, les jambes courtes n’y étaient pour rien, et jamais il ne leur avait fait de mal. Néanmoins, chaque fois qu’il entrait dans son poulailler grillagé, une véritable émeute éclatait dans le personnel. Le coq et les poules de Bantam cherchaient à lui sauter au visage et auraient voulu lui crever les yeux ; la grosse volaille n’était pas plus endurante ; les canards de Barbarie l’attrapaient par le bas de son pantalon et le secouaient avec fureur. Les lapins enfin, dont la bravoure n’est point proverbiale, lui faisaient mauvaise mine et lui montraient les dents. Quand, au contraire, Georges entrait dans la volière, le calme le plus complet ne cessait pas d’y régner, et la volaille lui témoignait de la confiance et de l’amitié en venant manger dans sa main. Cholat s’étonnait des mauvaises réceptions de tous ces petits animaux, mais il ne leur en gardait point rancune. Il avait pour eux un véritable attachement ; ils lui rappelaient l’auberge de la Tour-du-Pin, et ce devait être uniquement pour cette raison qu’il les élevait avec un désintéressement presque absolu. Notez qu’il n’aimait pas les œufs et qu’il n’était, par conséquent, pas intéressé à nourrir des poules. Il prenait son plaisir à les voir et le payait assez cher en menus grains ; voilà [page 79] tout. Les lapins seuls lui procuraient la satisfaction d’offrir de loin en loin une gibelotte à ses camarades. Les gens qui découvrent une paille dans l’œil du voisin ne voient pas toujours la poutre qui est dans le leur. C’était le cas de Cholat qui ne remarquait point qu’il était dans sa nature d’être excessivement taquin. Il ne tourmentait pas ses animaux ; il ne leur arrachait ni une plume des ailes, ni un poil de la fourrure, mais dès qu’il avait des loisirs, il passait des heures entières à les taquiner. Il allait à eux la main pleine de bonnes choses, puis lorsque sa volaille ou ses lapins s’approchaient pour y toucher, il fermait la main, leur tendant le bout d’un doigt, se moquait d’eux, et il recommençait si souvent cette taquinerie que tout son petit monde avait fini par le prendre en grippe. Il avait beau s’en approcher chargé de cadeaux, on ne le croyait plus, et on le lui faisait bien voir. Même histoire pour son cheval ; il s’était trop amusé à lui montrer du sucre et à le retirer quand il allait le prendre. En somme, voilà l’unique cause des haines terribles que Cholat avait accumulées. Les bêtes, qu’elle aient faim ou non, n’entendent pas la plaisanterie, et surtout celle qui se renouvelle souvent et se prolonge. Je ne vois qu’une exception à la règle, c’est le chien, quand il n’est pas trop vieux, et encore il ne m’est pas démontré que s’il avait faim, il se laisserait taquiner longtemps avec un morceau de viande qu’on lui présenterait et qu’on ne lui donnerait pas. L’esprit de taquinerie était si fort enraciné chez [page 80] Cholat, qu’il n’en faisait grâce à personne, et naturellement moins à ses amis qu’à d’autres. Je me souviens d’avoir déjeuné chez lui avec mon excellent ami Greppo. Il nous fit servir une gibelotte de lapin accommodée à la manière dauphinoise et d’un goût qui m’allait médiocrement, à cause de je ne sais quel condiment usité dans l’Isère. Cholat ne me quittait pas de l’œil ; il souriait d’un air malicieux et me demandait mon avis sur le plat du jour. Je me vis forcé de lui dire que sa gibelotte péchait par un goût auquel je n’étais pas habitué. Il se reprit à rire et dit à Georges, dans le patois de son endroit, d’aller chercher la peau de la bête. Georges y alla et revint avec une peau de chat empaillée. Il y avait certainement de quoi couper l’appétit aux convives les plus intrépides. Mais Cholat était heureux de nous donner à penser que le lapin authentique qu’il nous avait offert pouvait bien être un lapin de gouttière. Le fait est qu’un moment j’en eus le soupçon et il ne chercha pas à me détromper. J’en fus quitte pour vider mon verre d’un trait afin de faire passer la dernière bouchée. Mon pauvre Cholat, vous le savez, ne fut pas plus épargné que ses convives par le coup d’État. Je le retrouvai à Bruges, à l’hôtel du Panier-d’Or, où j’eus plusieurs fois l’occasion de lui serrer la main. Il n’avait plus alors ni Pierre ni Jeanne, ni l’ami qu’il appelait son compagnon. J’ajoute qu’il avait été rayé des cadres de l’armée et qu’il ne touchait plus aucun traitement, tandis que les généraux n’avaient pas été traités avec cette [page 81] cruauté. Il lutta péniblement, non seulement contre les difficultés de l’existence, mais aussi contre la nostalgie ; il fit ce qu’il put pour tromper son mal ; il alla jusqu’à se donner les illusions du service actif dans son propre pays, en obtenant de la garnison de Bruges un brosseur militaire qu’il appelait son soldat. Un capitaine, qui avait ainsi son soldat en uniforme, pouvait encore, à force de bonne volonté, se croire au 4e d’artillerie et oublier sa radiation des cadres. Cette illusion dut le soulager un peu. Elle ne le guérit point. Le mal continua de le ronger, les idées se troublèrent peu à peu et perdirent leur équilibre ; lorsque le décret de 1859 ouvrit les frontières aux proscrits, on vit Cholat accourir à Bruxelles maigre, défait, perdu. Un homme, qui ne l’avait pas oublié, le reçut cordialement à Paris et l’accompagna en chemin de fer jusqu’à la Tour-du-Pin, par petites journées, s’arrêtant ça et là quand l’ancien proscrit n’en pouvait plus et tombait de défaillance. Georges Génin eut toutes les peines du monde à gagner le département de l’Isère ; chaque jour, il s’attendait à voir mourir pendant le trajet son ancien capitaine, envers lequel il s’acquitta le mieux qu’il put des devoirs de la reconnaissance. Cholat reprit un peu de vie à la Tour-du-Pin et ne s’y éteignit que le 13 février 1861. |