Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 59]

Le chansonnier Pierre Dupont

 

Les biographes nous apprennent que Pierre Dupont naquit à Lyon le 23 avril 1821 de pauvres artisans originaires de Provins, qu’il fit ses études chez un prêtre et au séminaire de l’Argentière, qu’il vint à Paris en 1839 et fut racheté du service militaire par une souscription. Lorsqu’on a habité Lyon et qu’on a vécu dans l’atmosphère de Fourvières et de ses miracles, on en sort tout impressionné des douleurs de l’atelier et la tête pleine de mysticisme, et ce doit être bien pis quand, par surcroît, on a été pétri étant jeune par les mains des prêtres comme le fut Pierre Dupont. Aussi il le fit bien voir. Il commença sa carrière par souffler sur les misères brûlantes. Il s’en fallut de peu qu’il ne la finit [page 60] sous le capuchon d’un moine, comme finissent souvent les imaginations surmenées.

Pauvre et charmant garçon, aux heures fiévreuses de 1848, et sous le régime des grandes illusions, je le revois encore dans mes souvenirs avec sa tête blonde et sa physionomie douce et sympathique. A première vue, on se prenait d’affection pour lui, on l’aimait, on se le disputait. Son instruction n’avait pas été très soignée ; il n’en conserva que mieux son originalité native ; il se fit une langue et un style lui appartenant bien en propre.

Pierre Dupont était aussi étranger que possible à l’art musical ; il devina la musique qu’il lui fallait et qui ne ressemblait à aucune autre ; il mit à ses chants des airs improvisés pour chacun d’eux et qu’il prenait soin de faire noter au vol par un de ses camarades. Sans cette précaution, il n’en serait rien resté. Les paroles avaient un tour original, la musique avait aussi son cachet particulier.

C’est ici le cas de répéter que, la plupart du temps, l’air fait la chanson. Chez Pierre Dupont, la chanson n’est pas toujours correcte, mais l’air entraîne et l’on passe sur les incorrections sans les apercevoir. Ceci me rappelle les mécaniciens de locomotive qui, voyant des cailloux sur les rails, chauffent vigoureusement et sautent par dessus afin d’éviter un accroc ou un déraillement.

Un chant est fait pour être chanté ; si puissant qu’il soit, il se réduit à peu de chose quand on ne le chante [page 61] pas. Otez la musique à la Marseillaise ou au Chant du Départ et lisez cela aux troupiers un jour du combat, comme on lirait un psaume de David ; ils en feront moins de cas que d’un verre d’eau-de-vie et d’un bruit de tambour. Chantez-leur cela, au contraire, à pleins poumons, ou faites parler la musique, ils ne contiendront plus et vous aurez bataille gagnée.

Les chants de Pierre Dupont sans la musique, c’est de la poudre sans ce qu’il faut pour l’allumer. Voilà pourquoi peut-être aucun d’eux n’a été noté dans le livre publié sous l’Empire. On aura voulu les rendre impuissants, et j’estime qu’on y a réussi.

Sous la République de 1848, on ne lisait point Pierre Dupont, on le chantait. Quelle propagande il faisait ! et quelle popularité il avait ! Un dîner d’amis politiques n’était jamais complet en l’absence de Pierre Dupont. Nous abusions véritablement de sa bonne volonté ; du matin au soir et du soir jusqu’après minuit, il chantait. A ce métier-là, les toniques s’imposaient nécessairement, non point des œufs frais comme en avalent les chantres d’église, mais des petits verres de grand vin comme ces chantres n’en avalent pas. Ce tonique-là ne manquait point dans ma cave, et un buveur de gamay de mon espèce aurait pu scandaliser ses convives en leur montrant onze pièces de vergelesse sur le chantier ; oui, onze pièces, et notez, s’il vous plaît, de vergelesse de 1848, c’est-à-dire un vin généreux, assez proche parent du corton, et n’ayant d’autre défaut que celui d’être trop jeune.

[page 62] – Comment, onze pièces !

– Oui, ni plus, ni moins et je n’en faisais pas le commerce.

Il y a là-dessous une histoire que je veux vous conter. Quand on est de la Côte-d’Or, on ne saurait raisonnablement se dispenser d’avoir du vin fin en bouteilles. Tant qu’il dure, on est sûr de garder des amis, et ct [sic] c’est bien quelque chose. Le bon vin fait la réputation d’une table. A ce propos, je me rappelle que lorsqu’à Versailles, après 1871, on recevait une invitation de M. Thiers, alors Président de la République, on se disait entre camarades : « Assez bon dîner de restaurant, mais du vin détestable. » Recevait-on, au contraire, une invitation de M. Jules Grévy, président de l’Assemblée nationale, on se frottait les mains en disant : « Mauvaise cuisine, mais délicieux vin de Bourgogne et des londrès de haute qualité, comme on n’en troupe [lire trouve] dans aucun bureau detabac [lire de tabac]. »

Je tenais donc au bon vin, et pour l’obtenir dans toute sa pureté native, je m’adressai à un vieux camarade propriétaire récoltant et lui demandai modestement une feuillette de vergelesse prête à être bue. Il me l’expédia et me recommanda bien de n’en point parler aux négociants de la connaissance. Je n’en soufflai mot, mais néanmoins le secret fut éventé. Quelque temps après, mon expéditeur m’écrivit à je ne sais plus quel propos et me dit que les affaires n’allaient pas du tout, que les grands vins étaient à vils prix, qu’il venait de proposer le sien aux négociants [page 63] accoutumés à le lui acheter, et qu’on lui avait répondu sèchement : « Nous n’en voulons pas, vendez-le aux rouges. »

J’étais piqué au vif ; je fis de cela une question d’amour-propre et je demandai à mon camarade combien il lui restait de bon vin. Il me répondit qu’il lui en restait 13 pièces de 228 litres.

Tout de suite, sous l’impression de ma mauvaise humeur, je lui demandai de m’envoyer les 13 pièces de vin. Quand on déraisonne, on ne compte pas.

Mon camarade me répondit : « Nous sommes deux à la maison qui ne connaissons pas encore Paris ; puisque l’occasion se présente de faire ce voyage, je la saisis[.] Avec les 13 pièces, nous chargerons deux charrettes, et avec l’aide des chevaux de renfort aux montées nous te les mènerons à Passy, rue des Tournelles. »

Le vergelesse, pris sur place, me fut vendu au prix fabuleusement bas de 80 francs la pièce. Rendu à Passy, c’est-à-dire hors barrière, je ne sais plus au juste à combien il me revint. Je commençai à réfléchir et il me sembla dur de rester avec un pareil chargement sur les bras. Je cherchai donc à me débarrasser d’une partie.

J’en remis une feuillette à Pierre Leroux ; Auguste Luchet en parla à Ledouble, marchand de vins à l’angle de la rue Coquillière et de la rue Croix-des-Petits-Champs, chez qui les rédacteurs de la Réforme et plusieurs représentants du peuple déjeunaient volontiers à raison de 2 francs par tête au plus. Pierre Ledouble, [page 64] c’était évidemment la carte forcée. Il consentit à en prendre deux pièces et grogna même un peu. Luchet lui conseilla de faire de ces deux pièces 600 méchantes bouteilles de Paris avec le cachet vert et de les vendre 1 fr. 50 la bouteille.

– Vous n’y songez pas, fit Ledouble, aucun de mes clients n’en voudrait à ce prix, très heureux si je les vendais 1 franc.

Il s’y obstina. Comme il n’en eut pas pour longtemps, il regretta plus d’une fois de ne l’avoir point mis à 1 fr. 50 et de n’en avoir pas pris quatre pièces au lieu de deux.

Pas n’est besoin d’être un grand calculateur pour s’apercevoir qu’il m’en resta 11 avec ma demi-pièce du premier envoi. Je ne m’en dessaisis point et je vous assure qu’elles me valurent des compliments.

Auguste Luchet, qui était un fin connaisseur, apprécia tout de suite le vergelesse à son juste mérite ; Pierre Dupont, qui ne s’y connaissait pas du tout, s’en rapporta à Luchet et arriva à se convaincre de sa puissance de tonification chaque fois que la fatigue n’était pas excessive. Mais quand, après avoir chanté jour et nuit, il me venait avec une complète extinction de voix, le petit verre de vergelesse ne la lui rendait pas du premier coup. Alors Luchet le suppléait et chantait à sa place. Nous n’y perdions rien, au contraire. Pierre Dupont avait dans Luchet un interprète digne de ses compositions.

Ce fut dans une de ces réunions patriotiques que je [page 65] demandai à Pierre Dupont de nous composer un chant pour les paysans, un chant qui leur permît de déployer toutes les ressources de la voix, et que les pâtres des montagnes se renverraient d’une colline à l’autre par-dessus les vallons. Il me le promit et me la chanta trois semaines après.

Voilà l’historique du Chant des paysans. Dupont m’a dit bien des fois qu’il mettait ce chant au-dessus de tous les autres. Comment se fait-il donc qu’il ne figure pas dans ses œuvres ? Est-ce que même sans la musique la lecture en serait pervertissante ? C’est plutôt parce qu’il y est question de Napoléon et que le livre de Pierre Dupont a paru sous son règne. Laissez-moi reproduire la pièce disparue et vous jugerez :

 

Le Chant des Paysans.

 

Quand apparut la République

Dans les éclairs de Février,

Tenant en main sa longue pique,

La France fut comme un brasier ;

Dans nos vallons et sur nos cimes

Verdit l’arbre de liberté.

Mais les quarante-cinq centimes,

En Juin, plus tard, ont tout gâté.

 

refrain.

 

Ah ! quand viendra la belle !

Voilà des mille et des cents ans

Que Jean Guêtré t’appelle,

République des paysans.

 

[page 66]

Mais ce beau feu n’est plus que cendre,

Le diable en passant l’a soufflé ;

Le crédit n’a fait que descendre

Et l’ouvrage est ensorcelé.

La souffrance a fait prendre en grippe

La jeune Révolution

Comme le vieux Louis-Philippe,

Et nous nommons Napoléon.

 

Napoléon est sur son siège,

Non pas l’ancien, mais un nouveau,

Qui laisse les blés sous la neige

Et les loups manger son troupeau.

Quand l’aigle noir fond sur tes plaines,

Terre d’Arcole et de Lodi,

Il se tient coi… Dedans ses veines,

Le sang du Corse est refroidi.

 

Que va devenir la France

Si rien n’en sort à ce moment,

Où le cri de l’indépendance

Nous appelle au grand armement !

Soldats, citadins, faites place

Aux paysans sous vos drapeaux,

Nous allons nous lever en masse

Avec les fourches et les faulx.

 

Les noirs et les blancs sans vergogne

Voudraient nous mener sur Paris

Pour en faire une autre Pologne

Et nous atteler aux débris.

A bas les menteurs et les traîtres,

Les tyrans et les usuriers !

Les paysans seront les maîtres,

Unis avec les ouvriers.

 

[page 67]

La terre va briser ses chaînes,

La misère a fini son bail ;

Les monts, les vallons et les plaines

Vont engendrer par leur travail.

Affamés, venez tous en foule

Comme les mouches sur le thym ;

Les blés sont mûrs, le pressoir coule,

Voilà du pain, voilà du vin.

 

A mon avis, Pierre Dupont a été surfait par les uns et réduit plus que de raison par les autres. Il a les inspirations du poète, mais il n’a pas toujours à son service le langage des dieux ; il a les inspirations de l’artiste, mais il ne sait rien de la gamme écrite, et de même qu’il a besoin d’un musicien pour fixer les sons, de même la retouche d’un écrivain de race n’aurait pas nui à ses vers. Tel qu’il est, cependant, poète incomplet et musicien de la nature comme le rossignol, il a des charmes et de la puissance ; il touche le cœur, il remue les fibres, il électrise, il fait couler les larmes, il déchaîne les colères, il émeut les foules et les enlève. Il est aimant, il est plaintif, il se fâche, il s’emporte, il se calme, il se recueille et il emploie des heures à cicatriser les blessures qu’il a faites en une seconde. On ne peut pas le haïr, on se défend malaisément de l’aimer.

Luchet, qui était un écrivain brillant, avait du bonheur à entendre chanter Pierre Dupont et se réservait pour les refrains. Mathieu (de la Nièvre), un vigoureux poète satirique, s’attachait aux pas de Pierre Dupont et ne se lassait point de l’admirer. Quand on voyait quel- [page 68] que part Mathieu, l’auteur de Jean Raisin, on pouvait affirmer que Dupont n’était pas loin. Le jour où je me rendis à la gare du Nord, afin de regagner la Belgique, je rencontrai Mathieu dans le passage des Panoramas. Celui-là n’avait rien à craindre ; il avait bien écrit de quoi se faire envoyer à Cayenne, mais pas un journal n’avait osé publier ses pièces de vers auprès desquelles la Curée, de Barbier, aurait paru pâle et presque sans saveur.

– Où allez-vous ? me demanda Mathieu.

– En exil.

– Avez-vous vu Pierre Dupont ?

– Non.

– Ne partez pas sans lui serrer la main ; il se tient caché à deux pas d’ici, dans l’arrière-boutique de son éditeur.

J’y allai. L’éditeur me toisa des pieds à la tête, à la manière d’un homme très peu rassuré, mais Pierre Dupont, qui m’avait aperçu, frappa doucement contre la porte vitrée qui le dissimulait.

L’éditeur, tranquillisé, m’ouvrit cette porte ; Dupont me passa les bras autour du cou et m’embrassa en essuyant une larme. Je lui serrai affectueusement la main, lui fis mes adieux, et ne le revis plus.

Les gens du coup d’État, qui savaient de quelle popularité jouissait Pierre Dupont dans la population ouvrière de Paris, se gardèrent bien de l’arrêter et de le jeter à la frontière. Ce fut de l’habileté.

Dupont eut peur et sa pauvre tête s’en ressentit. Il [page 69] eut par la suite, des heures de défaillance et de découragement. Il se retira à Lyon où, pendant la guerre de Crimée, il chanta la gloire, la victoire, le drapeau et même un peu les proscripteurs de ses vieux amis. Simple mobilité de poète ! il en revint avant de s’éteindre, m’a-t-on assuré. J’ai répondu : Tant mieux !

A tout péché miséricorde ! Pierre Dupont aima beaucoup les pauvres gens et leur fit tout le bien qu’il put ; il faut donc lui pardonner ; souvenons-nous du Chant des paysans, du Chant des ouvriers, du Chant des transportés, du Chant des soldats, du Pain et même de sa Vigne.