Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 

 de PIERRE JOIGNEAUX

 

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 47]

A propos de la loi du 31 mai 1850

 

Cette loi du 31 mai, qui fut présentée par les royalistes avec l’agrément tacite de Louis Bonaparte, président de la République, n’avait qu’un but, celui de restreindre le plus possible le nombre des électeurs. On avait estimé qu’elle en retrancherait à peu près trois millions. Vous voyez que c’était faire une jolie brèche au suffrage universel.

Ce projet de loi, naturellement, fit jeter les hauts cris partout et les protestations écrites arrivaient par brassées sur le bureau de l’assemblée législative.

– Tant pis pour les monarchistes, disions-nous, tant pis pour eux, tant pis pour tous ! Qui pêche en eau trouble ne saurait dire ce qu’il amènera ; qui recherche les tempêtes ne saurait dire non plus où ces tempêtes [page 48] le jetteront. Nous en sommes à une politique de hasard, de pile ou face, de coups de dé ; nous avons affaire à une poignée d’ambitieux qui sont prêts à manger les marrons, mais qui ne se soucient point de se brûler les doigts en les tirant du feu. Tous les trembleurs de février, les habitués de la cave, du souterrain ou des faux passeports sont devenus tout à coup d’une bravoure superbe, d’un courage frénétique en apparence ; du premier au dernier, tous se redressent. Ce n’est point qu’ils aient foi en eux-mêmes ; non, pas si fous. Leur propre fond ne pouvant suffire, ils s’apprêtent à payer avec la monnaie d’autrui ; c’est plus commode. Ils ne comptent pas sur leur courage, ils comptent sur celui des soldats ; ils ne risquent pas leur peau, mais ils risqueraient volontiers celle des autres ; ils demandent une bataille à cor et à cris, seulement c’est à la condition de ne pas s’y aventurer. Tous, tant qu’ils sont, ils ont jeté leurs bonnets par-dessus les moulins et ne s’arrêteront pas sur la pente où ils sont. Après la loi de réforme électorale, nous aurons autre chose. Ils ne s’en cachent point, d’ailleurs, et après cette autre chose, ce sera encore comme chez Nicolet, de plus en plus fort. Ils tendront la corde de l’arc jusqu’à ce qu’elle casse. M. de Montalembert a déclaré qu’ils sont pressés d’aboutir. Or, à mauvaise œuvre réflexion nuit, et ils le savent.

Voilà ce que nous nous disions, et vous voyez dans quel état se trouvaient les esprits. Il était évident que la réaction provoquait et offrait la bataille. Un moment [page 49] il fut question de l’accepter et il fut convenu que si la loi était votée, le devoir des républicains serait de quitter l’assemblée en masse, en signe de protestation.

On pouvait craindre que des défaillances se produisissent, et dans cette prévision, on avait fixé le chiffre minimum qui autoriserait les démissions. Nous nous étions arrêtés au chiffre de 30. On s’était bien compté et l’on croyait sûr que 30 au moins n’hésiteraient pas à se lever et à rendre à leurs électeurs le mandat qu’ils tenaient d’eux.

Pour mon compte, j’avais annoncé cette résolution à mes amis de la Côte-d’Or, qui tous l’approuvèrent. Il y a mieux, l’un d’eux, Jullien, typographe à Beaune, chez M. Blondeau-Dejussieu, m’avait dit que, quand même je serais seul à protester par une démission, je ne devrais pas hésiter.

La loi fut votée, et il arriva que les protestants de la veille, à force de réfléchir et de raisonner, avaient à peu près tous changé d’avis. J’en ressentis une vive contrariété ; il m’en coûtait de prendre la responsabilité de ce qui me paraissait une reculade fâcheuse, et j’en écrivis à tous ceux de mes amis qui avaient été prévenus de ma détermination. Jules Carion était du nombre, et voici la réponse qu’il me fit :

 

« Dijon, 1er juin 1850.

« Ta lettre du 30 mai, que j’ai communiquée déjà à plusieurs de tes bons amis, nous a tous frappés de [page 50] stupeur. Tu nous annonces que tu as l’intention de donner ta démission. Dans quel but, je te le demande ? je concevrais parfaitement que la Montagne (si toutefois on peut appeler de ce nom les représentants de l’extrême-gauche) donnât sa démission en masse. La protestation serait alors significative et encore, sous l’empire de la loi qui se discute aujourd’hui, cette protestation perdrait tout son effet d’actualité, puisque les élections occasionnées par une démission ne pourraient avoir lieu que dans six mois.

« Je m’explique bien ton indignation et ton état de dégoût…, mais il me semble que tu dois faire tous tes efforts pour surmonter ces sentiments. L’avis que je te donne ici est celui de tous ceux de nos amis auxquels j’ai fait part de ta lettre, et il sera, je n’en doute pas, celui des délégués des cantons que je vais convoquer aujourd’hui même.

« La réunion de ces délégués ne pourra guère avoir lieu que mercredi prochain à cause de la distance qui sépare quelques-uns d’entre eux. D’ici là, donne-moi quelques explications et quelques détails sur les motifs qui t’ont amené à former le projet de quitter l’assemblée. Il me faudrait ces explications et ces détails pour répondre à toutes les questions qui me seront posées par les délégués et il me serait impossible comme à eux de juger la position en m’en tenant aux termes de ta lettre du 30 mai.

« Les délégués, j’en suis certain, te diront tous de continuer à remplir ton mandat avec le même zèle [page 51] que tu l’as fait jusqu’ici. Avec cette conviction, j’aurais pu me contenter de leur communiquer une copie de ta lettre et de leur dire de t’écrire séparément leur avis. J’ai pensé qu’il valait mieux les réunir. Dans les circonstances actuelles surtout, cette réunion ne pourra avoir que de très heureux résultats pour notre cause.

« J’attends tes explications par retour du courrier. Adresse-moi toujours tes lettres chez Macon, rue de la Liberté.

« Courage et persévérance.

« Ton ami dévoué,

« Carion. »

 

Le 8 juin 1850, les délégués de la Côte-d’Or m’adressaient la pièce suivante :

 

« Cher concitoyen, le citoyen Jules Carion nous a fait part de vos lettres du 31 mai et du 3 juin. Dans ces lettres vous manifestez l’intention de protester contre la nouvelle loi électorale en donnant votre démission.

« Les délégués de la Côte-d’Or, réunis en congrès, protestent avec vous contre cette loi infâme qui restreint le suffrage universel, mais ils vous verraient avec peine quitter l’assemblée. Le congrès accepterait votre démission si elle était suivie immédiatement de celle de vos collègues de la Montagne. Mais vos amis ont abandonné cette idée : vous nous le dites vous-même. Nous n’avons donc qu’à examiner votre démission isolée qui, [page 52] dans ce moment, nous paraîtrait plus nuisible qu’utile aux intérêts de la démocratie.

« Restez à votre poste comme sentinelle avancée du département de la Côte-d’Or, surveillez de près toutes les tentatives de nos ennemis contre la République, démasquez leurs intrigues et, par votre activité et votre vigilance, faites tous vos efforts pour réunir les tronçons épars de la Montagne que la rouerie de nos gouvernants à su désunir.

« La Montagne, selon nous, a manqué à ses devoirs en ne se retirant pas en masse devant le vote oppresseur de la majorité. Elle aurait dû répondre au cri de guerre et de terreur jeté avec audace du haut de la tribune par Thiers et Montalembert, par un autre cri solennel qui eût fait vibrer tous les cœurs républicains. On nous déclarait la guerre, il fallait l’accepter. Les départements ne demandaient qu’à prendre les armes pour défendre la République outragée et attaquée violemment ; ils attendaient le signal des chefs qu’ils s’étaient choisis en les nommant représentants, et ces chefs ont prêché le calme et la modération quand il fallait par leur énergie épouvanter les hommes assez hardis pour mettre la main sur le suffrage universel dont ils tenaient leurs pouvoirs.

« Rien n’est encore désespéré. La lutte parlementaire n’offre plus de chance de succès aux représentants socialistes. Qu’ils dressent leurs batteries d’un autre côté. Une belle et utile tâche reste à remplir.

« Les départements depuis 1848 ont tous marché [page 53] isolément et sans organisation solidaire. Que les représentants de la Montagne s’unissent étroitement entre eux. Ils tendent tous au même but. Pour l’atteindre, qu’ils oublient toutes leurs petites divisions et d’amour-propre et de système, que chacun organise un département et le relie aux départements voisins et à Paris. Il ne manque pas sur toute la surface de la France d’hommes zélés et intelligents qui sont prêts à unir leurs efforts à ceux des Montagnards. Et bientôt les royalistes, qui ne voulaient pas s’arrêter en chemin, nous fourniront l’occasion de les anéantir à jamais. Pour sauver la République, il nous faut à tous de l’ardeur, du courage et de l’union.

« Salut et fraternité. »

 

Les délégués de la Côte-d’Or :

 

J. Guillier (Dijon). – Vreuille (Arnay-sur-Arroux). – Bastide (Bligny-sur-Ouche). – Gardot (Genlis). – Soulié (Beaune). – Jullien (Beaune). – Chevigny (Nolay). – Maillot, pharmacien (Pontailler-sur-Saône). – Pataille (Semur). – Joseph Chevannes (Montbard). – Coquard (Châtillon). – Jules Coquet (Sambernon). – Jules Marteau (Falvigny). – Carion aîné (Dijon). – Sauvageot, négociant (Mirebeau). – Tassin-Sigault (Gevrey).

 

Dans une lettre du 3 juin à Jules Carion, j’avais eu soin de dire que je ne changerais de résolution que si tous les délégués, sans exception, qui avaient travaillé à mon élection, m’y contraignaient.

[page 54] En disant cela, je dois avouer que je comptais fermement sur le refus de la signature de Jullien, qui avait été le plus ardent de tous à m’encourager à donner ma démission, même isolée.

Quand je vis son nom parmi ceux des autres délégués, j’en fus d’autant plus surpris qu’il était d’une ténacité exceptionnelle. Mais du moment où tous les délégués sans exception aucune exigeaient de moi que je restasse à mon poste, je devais y rester et j’y restai.

On a pu voir par la pièce qui précède que les représentants de l’extrême gauche n’avaient plus sur les populations l’influence désirable, ce qui n’était point fait pour encourager. On s’en prenait à leurs divisions intestines qui sans doute y étaient pour beaucoup, mais les délégués, sauf Carion, ignoraient la cause principale, celle qui m’avait le plus découragé. Alors, il eût été malsain et tout à fait impudique de révéler cette cause ; aujourd’hui, il n’y a plus de raison de la cacher et je puis bien la dire.

Les hommes qui le 13 juin 1849 avaient pris part à la manifestation du Conservatoire des Arts-et-Métiers contre l’intervention du gouvernement dans les affaires de Rome, avaient été arrêtés ou avaient dû passer à l’étranger. Les plus influents se trouvaient en Angleterre, et, dans le nombre, Ledru-Rollin.

Eh bien ! dans tous les temps, les proscrits se sont imaginés que, par le fait même de leur proscription, ils acquéraient une influence considérable, que les populations de leur pays avaient constamment les yeux sur [page 55] eux et ne juraient que par eux. C’est là une bien grosse illusion ; les proscrits au contraire sont très vite oubliés. La plupart du temps, on se contente d’envoyer des secours pour             alimenter leur caisse quand il n’y a pas de péril à le faire. Pour ce qui est de leurs conseils, on se dispense de les prendre et j’estime que l’on n’a pas tort. En effet, une fois éloignés de leur pays, les proscrits ne savent plus ce qui s’y passe et ne se font aucune idée des courants d’opinion qui peuvent s’y produire. Ils se figurent que leurs désirs sont autant de réalités, que leurs amis sont toujours prêts à faire une révolution pour les ramener dans la patrie. Et comme cette révolution se fait attendre, ils s’indignent nécessairement et leurs esprits, troublés par l’impatience et la colère, les égarent et leur faussent le jugement.

En exil, les meilleurs deviennent en peu de temps méconnaissables. Tous les proscrits peuvent en témoigner. L’ennui, la misère souvent, les ressentiments, les inquiétudes de chaque jour, le bouleversement de leurs habitudes ont une influence terrible sur eux. Quand ils ne se divisent pas sur la terre d’exil, ce qui est rare, ils s’emploient à jeter la division parmi leurs anciens collègues ou leurs amis restés au pays. Ils les trouvent trop calmes, trop endurants ; ils s’attachent à conserver sur eux l’influence qu’ils avaient au moment du départ. Ledru-Rollin, un grand cœur et une belle intelligence pourtant, n’a point fait exception à la règle commune.

Un jour, Jules Carion me communiqua très confi- [page 56] dentiellement une lettre qu’il venait de recevoir de Ledru et qui me paraissait l’embarrasser fort. Il s’était bien gardé d’en donner connaissance à ses amis de Dijon, parce qu’elle aurait fait des jaloux ; il ne pouvait guère se dispenser de m’en parler, afin de prendre mon avis. Ledru-Rollin lui disait en substance qu’il était, lui Jules Carion, le successeur obligé de James Demontry, mort du choléra à Cologne, qu’il devait exercer sur le département de la Côte-d’Or l’influence que James y possédait. Il engageait Jules Carion à ne prendre en aucune occasion conseil des représentants de l’assemblée et à ne nouer des relations qu’avec les proscrits réfugiés en Angleterre. Ceux-ci seuls, d’après lui, avaient qualité pour donner des avis et des ordres. A ses yeux, les représentants du département étaient déchus de toute influence et de toute autorité. Les chefs de la démocratie n’étaient plus à Paris ; ils étaient à Londres, et c’était en Angleterre qu’il convenait de prendre le mot d’ordre.

Vous voyez par là la jolie situation qui nous était créée au milieu des nôtres, et vous devez vous expliquer l’état d’esprit dans lequel je me trouvais après avoir reçu une confidence aussi regrettable.

Il est évident que sur tous les points de la France des communications de cette sorte avaient été faites par les proscrits aux hommes les plus influents du parti républicain. On conviendra qu’elles devaient avoir pour résultats de décourager les représentants et de faciliter les entreprises de la réaction. Qu’arriva- [page 57] t-il lorsque le coup d’État eut lieu ? C’est que les chefs qui s’étaient attribué la direction de nos affaires à distance n’étaient pas où il eût été utile qu’ils fussent, et que les représentants du peuple à la déconsidération desquels ils avaient eu le tort de s’employer, n’avaient plus sur les masses l’influence nécessaire pour les entraîner.