Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME SECOND [page 37] Une histoire mystérieuse
Ce que je vais vous conter remonte au 13 mai 1850. Un de mes bons amis du département de l’Yonne, Xavier Brunat, se trouvait à Saint-Florentin ; il en sortit vers minuit pour se rendre à Chailley, qu’il habitait et qui est éloigné de la ville d’environ trois lieues. La nuit était obscure et froide, et j’ajoute qu’il pleuvait. Brunat avait parcouru tout au plus six kilomètres et laissé derrière lui le village de Venizy, quand il entendit à peu de distance en avant le bruit d’une voiture. Il allongea le pas afin d’en profiter ; mais tout à coup, à quelques centaines de mètres de là, un petit cri, venant de la berge, l’arrêta. D’abord il ne vit rien. Un second cri se fit entendre ; il s’approcha et découvrit sur l’herbe du chemin quelque chose qu’il distinguait mal. Il recon- [page 38] nut, au toucher, que c’était un enfant tout à fait nu et né, sans aucun doute, depuis quelques minutes seulement, car autrement il serait mort de froid par le temps qu’il faisait. La mère ne devait pas être loin. Se trouvait-elle dans la voiture que Brunat venait d’entendre ? Était-elle évanouie dans un fossé du chemin ? Se tenait-elle cachée dans les blés, afin de n’être pas reconnue ? On pouvait se permettre toutes ces suppositions. Brunat prit la pauvre petite créature et l’enveloppa dans sa blouse. Mais qu’allait-il en faire ? La porterait-il à Venizy, qui était le village le plus voisin, ou irait-il à l’hospice de Saint-Florentin, qui, en définitive n’était pas éloigné ? Il hésita un moment, puis il se dit que l’enfant pouvait avoir besoin des secours d’un médecin, qu’il n’y avait pas de médecin à Venizy, qu’il perdrait beaucoup de temps à pareille heure pour faire lever ou le maire, ou l’adjoint, ou l’instituteur, qu’il ne trouverait pas chez les habitants, dans cette circonstance, beaucoup d’empressement à raison de la crainte qu’ils auraient d’être appelés comme témoins. Il pensa donc qu’il valait mieux se rendre tout de suite à l’hospice de Saint-Florentin, où les secours nécessaires seraient prodigués à l’enfant par le médecin de service et les sœurs de la charité. Il partit donc en annonçant tout haut sa résolution, afin que la mère si elle était cachée par là pût savoir où il allait déposer l’enfant. Brunat, de retour à Saint-Florentin, ruisselait de sueur et était exténué de fatigue. Il prit en passant [page 39] notre ami commun Vezin, maître d’hôtel de l’endroit, le plus dévoué des hommes et toujours prêt quand il s’agissait d’une bonne action. Vezin accompagna Brunat à l’hospice, où les premiers soins furent donnés à l’enfant, avec tout l’empressement désirable. Les médecins constatèrent la parfaite constitution, le sexe de l’enfant qui était une fille, une légère contusion à l’œil droit et l’existence du cordon ombilical. Brunat était naturellement tout joyeux d’avoir mené les choses à bien, sans le moindre accident. Le bruit de l’événement se répandit de bonne heure dans la petite ville, et de toutes parts on accourut à l’hospice pour voir la pauvre petite créature qui venait d’être sauvée d’une mort inévitable. Ce fut à qui féliciterait Brunat dans les meilleurs termes et le comparerait à saint Vincent de Paul. Vous verrez bientôt que cela ne devait pas durer. Le sauveur se déroba comme il put aux compliments dont on l’accablait, et, pendant que la foule curieuse se pressait autour du berceau de la petite fille, il s’employa à remplir les formalités de rigueur. Déclaration au maire et à la gendarmerie, acte de naissance avec désignation du lieu de l’abandon, rien ne fut négligé. De retour à l’hospice, Brunat et Vezin apprirent qu’on se préparait à baptiser l’enfant et à l’envoyer tout de suite à l’hospice général d’Auxerre. Brunat revendiqua le privilège d’être le parrain de la petite fille, et Mme Grémeret, femme du président de l’ancien comité socialiste, s’offrit pour en être la marraine. [page 40] La cérémonie du baptême eut lieu et la population locale presque tout entière y assista. On donna à l’enfant les prénoms de Marie-Cornélie, afin de satisfaire le désir des dames, qui tenaient à ce qu’elle eût pour patronne la mère du Christ, et celui des républicains, qui tenaient de leur côté au patronage de la mère des Gracques. Chacun applaudit, et si l’espace n’eût manqué, tout le monde aurait signé l’acte de baptême. Après cette cérémonie, on se disposait à envoyer l’orpheline à Auxerre, et l’approche de la séparation causait un réel chagrin quand Mme Grémeret eut la généreuse inspiration de proposer l’adoption de sa pupille par la démocratie de Saint-Florentin et de conserver la pauvre enfant dans la grande famille. Brunat nous écrivait aussitôt : « Une explosion d’applaudissements a accueilli de toutes parts cette noble proposition ; une souscription mensuelle a été ouverte au même instant, et en quelques minutes un grand concours de personnes ont pris l’engagement de pourvoir aux besoins de notre filleule jusqu’à sa majorité. » Ceci, étant à l’honneur des républicains rouges, ne pouvait faire le compte des royalistes et des impérialistes ; aussi songèrent-ils à salir cette œuvre de bienfaisance. Le journal démocratique d’Auxerre, l’Union républicaine, venait de consacrer quelques lignes au récit de l’événement en l’accompagnant de réflexions justes, mais énergiques à l’adresse des [page 41] réactionnaires. Ceux-ci saisirent l’occasion et publièrent dans le journal congréganiste un feuilleton intitulé : L’Enfant du prodige. Dans ce feuilleton, les démocrates en général, et ceux de Saint-Florentin particulièrement, n’étaient point ménagés. Naturellement, Vezin et Brunat eurent la meilleure part des insinuations odieuses. On disait, dans ce feuilleton non signé, que le public était dupe d’une mystification ; que l’aventure de l’enfant abandonné était peu vraisemblable ; qu’il était bien plus probable que les républicains s’étaient entendus pour sauvegarder l’honneur de quelque femme ou fille des leurs ; que Brunat avait été choisi pour mener l’intrigue à bonne fin et qu’il n’avait même pas dû quitter Saint-Florentin, où la mère de l’enfant devait infailliblement se trouver. Brunat somma le journal réactionnaire de nommer l’auteur du factum ; il ne reçut pas de réponse. Il publia sa lettre dans le journal démocratique, le silence continua. « Ces gens-là, m’écrivait-il, se cachent toujours dès que nous nous montrons. » Un journal anglais disait, sous Louis-Philippe, à M. Thiers qui faisait le pourfendeur : Le coq gaulois chante, mais ne se montre pas. Nous pouvons dire avec autant de raison : Les réactionnaires calomnient, mais ne se montrent pas de peur d’être battus. Cependant l’instruction se suivait pour découvrir la malheureuse mère qui avait, en l’abandonnant, exposé son enfant à une mort certaine. Mais la gendarmerie ne [page 42] découvrait rien. Sur ces entrefaites, la justice accusa tout simplement Xavier Brunat « d’avoir favorisé l’abandon d’un enfant nouveau-né, dans un lieu solitaire, crime prévu par l’art. 349 du Code pénal. » A cette nouvelle, des éclats de joie partirent du camp réactionnaire. On se croyait sûr, cette fois, de bien tenir Brunat, qui avait déjà subi vingt jours de prison pour embauchage de soldats et qui, en sa qualité de repris de justice, n’échapperait pas à une nouvelle condamnation. Les choses n’allèrent pas comme on l’espérait. Cependant deux procureurs de la République, trois substituts, deux juges de paix et d’autres encore s’y employèrent de leur mieux. Mais Brunat, qui était fort de sa conscience, se constitua carrément l’accusateur de ceux qui l’accusaient et les mit au défi de le traduire devant un tribunal. On eut beau épier toutes ses démarches, scruter l’emploi de son temps la montre à la main, explorer mentalement toutes les habitations de Saint-Florentin de la cave au grenier, on ne découvrit rien de ce qu’on cherchait. Brunat avait essayé de mettre les chercheurs sur la voie, mais on se garda bien de s’y engager. « Je leur indique, disait-il, les filets de Saint-Cloud, et ils sont tout surpris de ne rien trouver à Charenton, où ils mériteraient bien d’être mis. » Le fait est qu’on aurait pu surveiller de près une vilaine femme qui faisait clandestinement un vilain métier ; qu’on aurait pu chercher les traces de la voi- [page 43] ture qui avait été entendue par plusieurs personnes dans la nuit du 13 mai ; qu’on aurait pu interroger un individu qui avait rencontré et vu passer Brunat avec l’enfant sur ses bras. La justice n’y songea point. On croyait l’affaire finie, quand un jour notre ami se vit traduire devant le tribunal correctionnel de Joigny pour n’avoir pas déclaré un enfant trouvé par lui, à la mairie de Venizy, sur le territoire de laquelle l’enfant avait été déposé, contravention prévue et punie toujours par le Code pénal. On avait voulu faire de Brunat un criminel, et, n’y réussissant point, on se contentait d’en faire un ignorant. Il n’était pas, j’en conviens, ferré sur le code ; mais il me semble que le maire de Saint-Florentin ne l’était pas davantage, puisque toutes les formalités avaient été remplies dans cette ville et qu’aucune observation n’avait eu lieu. Brunat n’en fut pas moins condamné à six jours de prison et 16 francs d’amende. Il appela de ce jugement à Auxerre, où la condamnation fut maintenue. N’oubliez pas que c’était un repris de justice et un républicain. Il fit tranquillement et de bonne humeur ses six jours de prison, mais il ne paya ni l’amende, ni les frais dans l’espoir qu’on le réemprisonnerait et qu’il s’attacherait davantage à Marie-Cornélie, cause innocente de ces misérables persécutions. Au mois de novembre 1850, j’étais de passage à Saint-Florentin, où je vis l’intéressante enfant que les républicains de la ville nommaient fièrement leur fille d’adoption. Je puis vous assurer que jamais fille de [page 44] grand seigneur ne fut plus entourée, plus aimée, plus choyée que celle-là. De retour à Paris, j’ouvris une souscription parmi quelques amis de l’Assemblée en faveur de la pupille des républicains de Saint-Florentin, et je réunis une centaine de francs que je fis parvenir à destination. Le 17 janvier 1851, je recevais une charmante lettre de remerciements signée de Mmes Vezin et Grémeret. Dans cette lettre, elles me disaient que les cent francs allaient être déposés à la Caisse d’épargne, où ils fructifieraient, et elles ajoutaient : « Quand nous marierons Marie-Cornélie, nous offrirons à son mari une bonne femme de ménage, une bonne ouvrière, une vraie républicaine, aimant la vertu, le travail et toujours disposée à soulager plus malheureux qu’elle… Puisse-t-elle ne jamais entendre parler de sa mère coupable ! » Vous pensez bien que les auteurs du coup d’État de décembre n’oublièrent point Brunat. Il est mort en Afrique, et la terre qui le recouvre doit être plus légère que celle qui recouvre ses persécuteurs. A la fin de 1882, sa vieille mère lui survivait et une dame nous écrivait alors : « Elle porte gaillardement ses quatre-vingt-quatorze ans et vient de recevoir douze cents francs de rente comme indemnité aux victimes du coup d’État. » Pour ce qui est de Marie-Cornélie, elle fut adoptée à l’âge de cinq ans par M. X…, un vieux républicain champenois, qui l’éleva très bien et la plaça à quinze [page 45] ans dans une bonne maison de lingerie où elle apprit son métier. Il y a une quinzaine d’années environ, la jeune Marie-Cornélie épousa M. Y… Mes lecteurs apprendront sans doute avec plaisir que le ménage est fort heureux et que de cette union sont nés des enfants à qui nous souhaitons nécessairement toutes les prospérités.
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