Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 239]

Treize jours à Malonne

 Ceci se passait dans l’été de 1857 ou 1858. M. le comte de Baillet était alors gouverneur de la province de Namur, et j’en ai gardé bon souvenir. Tout jeune encore et presque à son entrée dans la vie, il s’était nourri l’esprit, paraît-il, des écrits de Chateaubriand, et ce grand charmeur l’avait si bien séduit qu’il ne résista pas à la tentation d’aller, après lui, visiter les sites sauvages de l’Amérique. Il y trouva la sauvagerie, mais absolument dépourvue de la poésie dont Chateaubriand l’avait embellie. Il en revint donc tout désillusionné, et à partir de ce moment, il se fit une existence positive.

C’est égal, il lui fallait du ressort et quelque chose d’endiablé pour risquer l’aventure. Je ne vous cache [page 240] point que les téméraires de cette trempe me vont ; ils ont d’ordinaire le cœur chaud, l’intelligence ouverte, les résolutions fortes et ne ressemblent pas à tout le monde.

Le comte de Baillet me le fit bien voir par sa manière d’entrer en relations avec moi.

– Vous enseignez le jardinage aux instituteurs du Luxembourg, m’écrivit-il ; seriez-vous disposé à l’enseigner aux instituteurs de ma province ? Si vous y consentez, je vous trouverai une quinzaine d’élèves-maîtres, qui vont entrer en vacances ces jours-ci et que je casernerais à Malonne. Combien me demandez-vous de temps pour leur apprendre les principes essentiels du jardinage et de l’arboriculture fruitière, de manière qu’ils puissent, à leur tour, les apprendre à leurs écoliers et à leurs collègues ?

Je répondis :

– Monsieur le gouverneur, j’accepte la proposition ; je vous demande quinze jours, mais à la condition que vous me donnerez l’élite de vos instituteurs, les enragés questionneurs surtout, et le moins possible de perroquets. Je tiens au jugement et fais peu de cas de la mémoire.

Seconde lettre du comte de Baillet aussi brève qu’un télégramme.

« C’est bien, merci ; passons aux honoraires. Quel est votre chiffre. »

Je le lui fixai.

Troisième lettre du comte de Baillet :

[page 241] « C’est entendu ; mais encore un mot : ne pensez-vous pas qu’un résumé de vos leçons devrait être publié ; et, si c’est votre avis combien cela coûterait-il ?

– Cinq cents francs.

– C’est une affaire convenue. Vous vous rendrez à Malonne pour le jour que nous arrêterons. Vous y trouverez nos meilleurs instituteurs qui auront consenti à sacrifier la moitié de leurs vacances, afin de suivre vos leçons.

Vous pouvez y compter ; j’y serai la veille.

La veille, en effet, je me fis conduire à Malonne par une voiture de louage de Namur. Je tenais à prendre l’air de l’endroit et à choisir mon auberge. Ce ne fut pas long ; il n’y en avait qu’une seule. Heureusement, elle était bonne.

Je prévins de mon arrivée le directeur de la maison désignée pour les conférences. Il m’envoya une personne chargée de m’y offrir un appartement et la table ; je fis remercier le directeur et restai dans mon auberge où je me sentais libre, tandis que chez lui je me serais cru en prison.

Je vis arriver dans l’après-midi, et de toutes les directions, mes malheureuses victimes de l’enseignement, avec leurs petits paquets de linge de rechange sur l’épaule au bout d’un bâton ou d’un gros parapluie. Je les devinai ; ils me devinèrent. La connaissance fut promptement faite ; on causa, on trinqua avec les chopes de bière ; on fuma même un peu, et, le soir venu, les [page 242] instituteurs me quittèrent pour se rendre à leur casernement, et il fut entendu que le lendemain, à huit heures du matin, on se retrouverait. Nous avions pris langue, et c’était l’essentiel ; nous n’étions déjà plus des étrangers les uns pour les autres. Mes futurs élèves me parurent à moitié apprivoisés, et les plus dégourdis me serrèrent la main.

Il y en avait de vieux et de jeunes, mais la plupart se tenaient entre deux âges. Ils sortaient d’écoles normales différentes, les uns d’une école de l’État réputée libérale, les autres d’une école libre sur laquelle le clergé avait la haute main. Au fond, vous le comprenez, ils ne fraternisaient que très imparfaitement, mais je n’étais point censé le savoir. D’ailleurs, cela ne me regardait pas ; je leur devais indistinctement les mêmes égards et je n’y manquai point.

Je crois que Malonne était autrefois une abbaye, et que cette abbaye avait été convertie en maison-mère des Frères de la Doctrine Chrétienne, qu’on nomme en Belgique les petits frères. Vous pensez bien que je n’allais pas me trouver tout à fait dans mon élément de prédilection. J’en pris mon parti, n’étant point là pour mon amusement. Pour le moment, ce n’était plus qu’une école professionnelle au service d’instituteurs laïques, et une école bien aménagée, avec tout ce qu’il fallait pour la circonstance : grande cour, grande salle et grand jardin potager et fruitier.

Le lendemain, à huit heures du matin, je trouvai tout mon personnel à son poste. Je ne fis pas de discours [page 243] d’ouverture, je ne dis pas un mot de l’histoire du jardinage chez les Égyptiens, les Grecs et les Romains ; cela nous aurait pris trop de temps sans aucune utilité pratique, et je n’en avais pas à perdre. J’entrai de plain-pied dans mon sujet et traçai mon plan à grandes lignes. J’avais demandé quinze jours ; je reconnus avec plaisir que treize me suffiraient.

De huit heures à dix, tous les matins, j’enseignais la théorie, et chaque auditeur était tenu de me résumer la leçon par écrit et de me la présenter à deux heures de l’après-midi. De deux heures à quatre, j’enseignais la pratique au jardin, quand le temps le permettait, ou bien, quand il ne le permettait pas, j’exerçais les instituteurs et à discuter entre eux sur la leçon du matin.

Je n’en étais encore qu’à la dixième journée lorsque le gouverneur de la province vint nous surprendre à l’étude ; j’aurais préféré qu’il vînt deux jours plus tard ; mais enfin nous étions en mesure de faire bonne figure. Il me pria de ne point s’occuper de lui et de continuer ma conférence comme de coutume. Je lui dis que cela ne lui apprendrait rien de ce qu’il cherchait à savoir, et que j’avais un meilleur moyen de lui prouver que nous n’avions pas perdu notre temps.

Tout aussitôt, j’invitai M. Joffrin, qui était, je crois, de Floreffe, l’un des moins timides et des plus capables de la réunion, à ouvrir une causerie sur tous les sujets qui avaient été traités jusque-là. Naturellement je me tins prêt à relever les erreurs, s’il s’en produisait. Il ne s’en [page 244] produisit point. M. Joffrin n’eut pas une seconde d’hésitation ; il ouvrit la causerie sans s’émouvoir de la présence du gouverneur ; il interrogea ses collègues sur tout ce que je leur avais appris, et je remarquai que les instituteurs sortis des écoles normales rivales cherchaient à s’embarrasser réciproquement. Ils n’y réussirent d’aucun côté. Toutes les questions furent agitées avec une rare assurance et résolues avec un succès que je n’espérais pas encore, attendu que le gouverneur était arrivé deux jours trop tôt.

En somme, la séance offrit un intérêt extraordinaire et le comte de Baillet, aussi étonné que satisfait, me prit à part au moment de son départ, et me dit qu’il avait l’intention de décerner des récompenses aux plus méritants. Je lui répondis que tous étaient capables, et que je serais fort en peine d’établir une distinction, et qu’à mon avis, des récompenses éveilleraient les jalousies et froisseraient de justes susceptibilités.

En rentrant dans la salle d’études, j’exprimai à mes quinze instituteurs toute la satisfaction du gouverneur de la province ; j’ajoutai pour qu’ils n’en doutassent point, qu’il avait eu la pensée de décerner des récompenses à ceux que je lui désignerais, et que je m’y étais opposé en lui faisant observer que tous étaient également méritants.

La chose fut prise du bon côté, et me valut d’unanimes applaudissements.

Le treizième jour, je reçus du directeur de Malonne une invitation au dîner d’adieux. Je vous avoue que [page 245] j’aurais bien désiré m’y soustraire, mais décemment je ne le pouvais pas. J’acceptai donc l’invitation. Je fus placé naturellement à la table d’honneur, qui dominait dans le réfectoire les deux tables destinées aux instituteurs. La bonne chère et le bon vin ne manquaient pas. Ce n’était pas cela qui m’inquiétait, c’était autre chose.

Un des chefs de la maison placé, près de moi, ouvrit le dîner par un signe de croix suivi du benedicite. C’était l’usage de la maison ; je le respectai, mais je n’eus point l’hypocrisie de m’y associer. Mes compagnons de la table d’honneur eurent le bon goût de ne point s’en apercevoir, et le dîner se passa le mieux possible. Le lendemain au matin, tous les instituteurs qui venaient d’être désemprisonnés, arrivèrent à l’auberge où j’étais et commencèrent par me complimenter sur l’attitude respectueuse, mais franche que j’avais eue la veille. Ils me dirent que tous avaient les yeux sur moi et qu’ils étaient curieux de voir quelle figure je ferais. Après cela, avant de me quitter, ils m’offrirent en signe de reconnaissance une jolie pipe en écume et un excellent vin chaud. Jamais séparation n’eut lieu d’une manière plus cordiale.

En 1860, avant de quitter la Belgique et de rentrer en France, je n’oubliai pas, en passant par Namur, de faire ma visite d’adieux au gouverneur de la province.

– Pour mon compte, me dit-il, je regrette sincèrement votre départ. Si vous aviez pu le différer, nous aurions fait ensemble pour mes institutrices de la province [page 246] ce que nous avons fait à Malonne pour les instituteurs. Soyez certain que je garderai de vous le meilleur souvenir.

Il eût été difficile de se montrer plus aimable, et je l’en remerciai cordialement.