Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

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Une excursion dans les Flandres

 Les Flandres sont un peu pour les amis de l’agriculture ce que Rome est pour les peintres et les statuaires. Les uns et les autres se figurent qu’il faut absolument y aller afin de se nourrir des bons principes et de se perfectionner. Sans doute, ce n’est point dans ce but que je suis allé en Belgique en 1852. Mais du moment que j’y étais, ma première pensée fut de visiter la province d’Anvers et les Flandres.

C’est là, me disais-je, la patrie de Van Aelbroeck, le Mathieu de Dombasle de l’agriculture flamande, et celle aussi d’Antoine Verhulst, le précurseur d’Antoine Parmentier. C’est là que John Sinclair, le célèbre agronome anglais, se rendit en curieux afin d’y surprendre le secret des bonnes méthodes et des grands rendements, c’est là encore que Schwerz se fortifia dans les [page 168] connaissances de l’économie rurale ; et j’en oublie, certainement.

Tous ces souvenirs me montèrent à la tête, et quand le bourgmestre de Bruxelles, M. Verhaegen, au jour de la réception à l’Hôtel de ville, en présence d’Étienne Arago, le présentateur des représentants proscrits, me demanda ce que je désirais, je lui répondis : « Une seule chose, Monsieur le bourgmestre, la liberté de circuler librement dans votre pays et d’en visiter les cultures. »

M. Verhaegen me le promit et m’engagea à patienter trois semaines. J’attendis vainement ; on m’interna dans le Luxembourg où se trouvaient, me dit-on en souriant, des milliers d’hectares incultes, qui devaient m’intéresser et qui me permettraient d’exercer mon activité. Ce ne fut que plusieurs années après qu’il me fut possible de bien visiter le pays flamand.

J’aurais tort de me plaindre. Dans le principe, je me serais trouvé dans la situation de ces visiteurs anglais chargés d’étudier l’agriculture des Pays-Bas, et qui n’arrivèrent point à réunir les éléments d’un rapport, faute de comprendre un traître mot de flamand. Quand je pus aller dans les Flandres, j’étais sûr au moins de ne pas faire une excursion blanche. J’avais eu le temps de jalonner mon itinéraire et de me créer des amis d’étape en étape. Je savais à qui m’adresser à Saint-Nicolas, à Gand, à Termonde, etc. ; à Gand je voyais M. Tydgast, l’aimable et savant directeur du Jardin zoologique.

[page 169] C’est chez lui que je vis fonctionner pour la première fois un grand incubateur artificiel, et c’est de là que j’emportai un œuf d’autruche pondu sous un climat qui ne ressemble guère à celui de l’Égypte. Il va sans dire que je fis une belle omelette avec le contenu. Pas assez de jaune et beaucoup trop de blanc. Ce n’est pas à comparer avec nos œufs de poules et de pintades.

A Termonde, j’avais un bon camarade, le docteur Charles Gambon. Je l’avais connu à l’Assemblée nationale et surtout au Jardin du Luxembourg, où nous suivions ensemble, avec beaucoup d’autres, les excellentes leçons de taille des arbres fruitiers professées par M. Hardy père. Charles Gambon, qui me savait gré d’avoir résumé les leçons du maître jardinier dans la Feuille du Village, m’avait dit à la fin du cours : « Je suis content de toi, tu as mérité une serpette d’honneur et je te la donne. » Je vous prie de croire que je la conserve précieusement.

Après notre expulsion de France, le docteur Gambon reçut son permis de séjour pour Termonde. Il avait heureusement des ressources ; car, sans cela, il eût été fort à plaindre, dans un pays où les populations n’entendaient pas un mot de français et où il ne lui était pas permis d’exercer sa profession de médecin. Mais on sut bientôt à Termonde qu’il s’y trouvait un étranger, docteur de la Faculté de Paris. Sur ces entrefaites, un cas de chirurgie assez grave se présenta et mit dans l’embarras le médecin le plus en vue de la ville flamande. Il y perdit son latin, et la famille du malade s’adressa à [page 170] tout hasard à Charles Gambon, qui sortit le patient d’affaire.

La cure fit du bruit. Les bourgeois et même les nobles de l’endroit n’avaient confiance que dans l’exilé.

Charles Gambon, sur des invitations pressantes, risqua deux ou trois consultations.

Les médecins de Termonde le dénoncèrent nécessairement ; il fut appelé devant la justice et condamné à une amende d’une quinzaine de francs. Aussitôt sorti du tribunal, il courut s’acquitter, mais l’amende avait été payée.

Le président qui venait de prononcer la condamnation appela Gambon chez lui pour une consultation. Il y alla. Dénoncé une seconde fois et condamné de nouveau, le président du tribunal lui fit payer l’amende.

– C’est fort bien, lui dit le proscrit, mais la loi est la loi, et à force de récidives, j’attraperais de la prison, que personne ne pourrait faire à ma place.

Charles Gambon se montra prudent et n’en conserva pas moins la clientèle de quelques grandes maisons en se couvrant de la responsabilité d’un médecin belge, qui devint son complice et y trouva son compte.

Charles Gambon donnait les consultations et le médecin belge signait les ordonnances.

Gambon ne s’en tint pas là ; il multiplia ses services gratuits ; il se fit le médecin des ouvriers, des jardiniers, des petites gens de Termonde, et peu à peu des officiers de la garnison. Il avait le droit de donner de la viande de boucherie aux malades nécessiteux et aux [page 171] femmes en couches ; il n’y manqua point : il s’entendit à cet effet avec plusieurs bouchers de la ville qui, sur un bon signé de lui, délivraient toutes sortes de viandes. Jamais client ne fit aller le commerce de la boucherie à Termonde comme Charles Gambon, l’homme le plus sobre de la terre, qui déjeunait avec un œuf à la coque et dînait avec une jatte de bouillon.

J’eus de la chance, convenez-en, d’avoir, sur un point des Flandres, un ami aussi influent que celui-là. Partout, nous étions sûrs d’une bonne réception. Il me fit voir d’abord une curiosité de l’endroit, le marché aux lapins, qui se tenait à six heures du matin et finissait vite. Les lapins étaient dans des sacs, les vendeurs les tiraient un à un de la main droite, les couchaient sur le bras gauche et leur soufflaient sur le dos pour écarter les poils et montrer aux connaisseurs qu’ils étaient sains.

Un jour, j’exprimai le désir de voir les cultures potagères de Termonde où je ne devais rien apprendre.

– C’est fort aisé, me dit Gambon, je vais te conduire dans le quartier des jardiniers.

Il m’y conduisit en effet. Les marmots en le voyant venir, sautaient et jubilaient.

– Tout ce petit monde-là me connaît, me dit le docteur.

Les parents étaient au jardin ; il n’y avait personne dans les maisons. Gambon ouvrait les portes pour me faire voir l’intérieur, et il entrait là comme chez lui :

[page 172] – Sois tranquille, on ne nous prendra pas pour des voleurs.

Les marmots avaient donné l’éveil. Jardiniers et jardinières, les hommes serraient affectueusement la main de Gambon, les femmes étaient souriantes.

– Voilà du brave monde, me disait Gambon ; ils n’oublient pas les petits services ; il est malheureux que je ne sache pas un mot de flamand et qu’ils ne sachent pas un mot de français. Nous nous expliquons et nous comprenons par signes, à la manière des sourds-muets. Nos oreilles ne nous servent à rien et nos langues, pas davantage. Au bout du compte, peut-être que si nous nous comprenions mieux, nous nous accorderions moins, à cause du fanatisme catholique qu’ils ont et que je n’ai pas. Leur grand étonnement est de ne me voir ni aux messes ni aux processions.

Gambon ne touchait pas aux croyances des Flamands, mais il ne permettait point que l’on touchât aux siennes.

A quelques temps de là, je me rendais à Ostende, la blouse et la boîte du botaniste sur le dos. Comme toujours, je m’arrêtai à Termonde. Je trouvai mon excellent camarade en compagnie d’un jeune peintre anversois au café de l’hôtel où j’étais. Pendant que nous causions, la nouvelle de la prise de Malakoff par les Français nous arriva. Nous en ressentîmes une vive émotion, et Gambon me tendit la main, que je lui serrait fortement.

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– Il y a six mois que ce serait fini, dit le peintre flamand si vous aviez eu là-bas nos carabiniers belges.

– Ne fais pas attention, objecta Gambon en me fixant, ils sont aux trois quarts toqués, dans ce pays de marais.

Le jeune peintre ne prit pas la sortie en mauvaise part.

– C’est un charmant garçon, reprit Gambon, il est convaincu de ce qu’il nous dit. Si je le traite de fou ce [n]’est pas avec l’intention de lui faire de la peine. Personne ici ne s’afflige et ne s’offense d’un mot ; c’est la maladie régnante et contagieuse, et quand une famille est atteinte dans l’un de ses membres, elle ne s’en cache pas.

– Mais parlons d’autre chose, continua-t-il. J’ai, à quelques lieues d’ici, une cliente qui m’a fait promettre de te conduire à son château aussitôt que j’en trouverais l’occasion. C’est Mme la baronne de Gyseghem, une maîtresse fermière s’il en fut, et qui n’a point sa pareille, parmi les paysannes de souche, pour l’activité et les connaissances théoriques et pratiques. Elle a lu ce que tu as écrit sur un livre de Léonce de Lavergne ; elle a des conseils à te demander.

– Mon cher camarade, ce n’est pas en blouse de charretier et en souliers ferrés que je peux me présenter au château de Gyseghem. Tu te chargeras de m’excuser.

– J’ai prévu ton observation, mais la châtelaine m’a répondu qu’elle portait journellement des souliers aussi [page 174] ferrés que les tiens et que ses jupes de toile n’humilieraient pas ta blouse. Elle a ajouté que tu ne lui feras pas l’injure de la prendre pour une vulgaire imbécile. Et là-dessus, j’ai promis de t’emmener à Gyseghem.

– Tant pis. J’aime mes aises, et je ne les aurai point avec les mœurs des Flandres ; il faut s’attendre à des cérémonies gênantes.

– Pas du tout ; sois tranquille, je lui ai fait mes conditions avant d’aller au château comme médecin ; il est bien entendu que nous respectons les usages religieux d’autrui, mais que nous ne nous y associons point.

Nous partîmes donc le lendemain. Un jésuite espagnol nous attendait à la gare. Il prit nos sacs de nuit de chaque main et nous dit que la baronne avait été très contente d’être avisée de notre visite la veille de notre départ.

Gambon connaissait le jésuite et ne se gênait point avec lui. Celui-ci, d’ailleurs, n’était pas désagréable. Il avait toutes sortes de fonctions ; il allait au-devant des visiteurs ; il soignait la cave ; il disait une messe basse tous les matins : il récitait le benedicite à haute voix quand il n’y avait pas de suspect à table ; il le récitait mentalement dans le cas contraire. Il se trouvait à table entre le docteur et moi. Je ne m’aperçus pas de la cérémonie, mais je devinai que la prière était dite à un tour de mains exécuté par le père jésuite sur les deux assiettes de ses voisins.

C’était évidemment une double bénédiction que nous [page 175] venions de recevoir ; on avait travaillé à notre salut sans avoir pris notre consentement.

Vous pensez bien que, tout en arrivant, je m’étais excusé de me présenter dans un costume incorrect. La dame de la maison, qui avait de l’esprit, s’excusa de son côté d’avoir eu la faiblesse de changer ses habitudes rurales et d’avoir mis une robe de soie pour me recevoir.

Le déjeuner se passa bien. L’après-midi fut employée à des visites dans les étables, à des excursions dans les champs, à des causeries sur l’ouvrage de Léonce de Lavergne relatif à la Grande-Bretagne. Mme de Gyseghem me dit qu’elle se proposait d’imiter les Anglais, d’établir une série d’appareils dans un de ses domaines et de laisser à la vapeur et aux courroies de transmission le soin de mettre tout cela en mouvement. Je l’y encourageai.

Nous quittâmes Gyseghem vers le soir, assez contents les uns des autres. Il fut convenu que l’année suivante j’y retournerais et y ferais un plus long séjour.

A quelques années de là, Charles Gambon se trouva atteint d’une maladie du cœur, et quelques-uns ajoutent, de la maladie du pays.

Il ne voulut pas cependant profiter de l’amnistie, puisqu’il mourut en septembre 1864. La plupart de ses anciens amis apprirent sa mort en même temps que la gravité du mal dont il souffrait. Vous ne sauriez vous imaginer la douloureuse impression que causa dans Termonde la fin de cet homme de bien. Elle donna la [page 176] mesure des sympathies ardentes qu’il avait éveillées autour de lui et des services qu’il avait rendus.

Les préjugés religieux, si tenaces et impitoyables chez les Flamands, firent silence au convoi du libre-penseur ; les officiers de la garnison l’accompagnèrent au champ du repos et ouvrirent tout aussitôt une souscription entre eux pour lui élever un petit monument. Des Français demandèrent à s’y associer. Les officiers de la garnison ne le voulurent point ; ils prétendirent que Charles Gambon leur appartenait en raison des services qu’ils en avaient reçus, et ils se réservèrent l’honneur exclusif d’en fournir le témoignage.

Les manifestations de cette nature ne se produisent pas deux fois dans un siècle. Elles honorent grandement ceux qui les font et celui qui a su les inspirer.