Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 151]

Le fond de Givonne

 J’ai beau demander autour de moi si l’on connaît le fond de Givonne ; on me répond invariablement qu’on ne le connaît pas. Pourtant ce ne doit pas être un mythe, car il m’a donné du fil à retordre dans mon petit coin des Ardennes belges, autant qu’en donnent les Indes et les États-Unis aux cultivateurs du temps présent.

Ce fond de Givonne, à ce qu’on me disait, est en endroit favorisé du canton de Sedan, où la terre produit de bonne heure de beaux légumes, et c’est là, paraît-il, que s’approvisionnait pour l’exportation une revendeuse belge que nous appelions la femme de Neufchâteau. Son vrai nom était Mme Castagne. Tous les quinze jours, le vendredi matin, sauf en temps trop neigeux, elle arri- [page 152] vait à Saint-Hubert avec une voiture pleine de légumes et de choses comestibles. Et, tout aussitôt, une sorte de gavroche local annonçait l’arrivée par les rues en frappant avec une clef sur une poêle à frire, comme font nos paysans pour arrêter un essaim de mouches à miel.

Une voiture de légumes toutes les quinzaines et encore pas toujours, c’était, on en conviendra, un approvisionnement fort maigre. Mme Castagne jouissait néanmoins du monopole, mais j’ajoute qu’elle n’en abusait point ; elle tenait ses prix très bas ; les commissions dont on la chargeait lui rapportaient plus que ses légumes.

Alors la vie à Saint-Hubert atteignait les limites extrêmes du bon marché. Le veau valait de 20 à 30 centimes la livre ; il est vrai que c’était du veau de six à huit jours. Il m’arriva d’en conserver un quinze jours avant de le livrer à la boucherie, et cela fit scandale dans l’endroit. La livre de bœuf ou de vache valait au plus 40 centimes ; le mouton était délicieux, pas cher non plus, mais on n’en trouvait à acheter que pendant trois mois de l’année. Un lièvre coûtait de 1 franc 50 à 2 francs ; un chevreuil, 15 à 16 francs ; la livre de petites truites, 45 centimes ; les grives, 12 à 13 centimes pièce dans la saison des tenderies.

– Heureux pays ! va-t-on s’écrier.

En apparence, oui, en réalité, non. Il ne manquait à son bonheur que la chose essentielle, c’est-à-dire le peu d’argent nécessaire pour payer ce que l’on vendait ainsi [page 153] à vil prix. Notez que les meilleurs ouvriers ne recevaient que 60 centimes par jour, sans être nourris, et que ceux qui les employaient étaient à peu près tous marchands d’étoffes, de mercerie et d’épicerie. Aussi, le samedi de chaque semaine, au lieu de payer les hommes, on exigeait que leurs femmes ou leurs mères se rendissent à la boutique, et là, on donnait en payement des bonnets, des fichus, des tabliers, du fil, des aiguilles, du sirop de betteraves, dont souvent elles n’avaient pas besoin, et le moins d’argent possible ; c’était la carte forcée.

La position sociale des consommateurs n’était donc pas encourageante. Néanmoins, l’idée me vint de créer un grand potager et de disputer le marché aux légumes du fond de Givonne. L’entreprise n’était point commode, mais que voulez-vous, c’était la lutte pour l’existence, et, bon gré mal gré, il me fallait tirer partie de la pauvre terre en coteau que j’avais achetée à une portée de fusil de Saint-Hubert, à gauche de la route de Champlon.

Pour réussir dans le jardinage, il importe d’arriver le premier sur le marché. Ce m’était impossible ; le climat était si rude qu’il n’y avait rien à voir dans les jardins avant la fin de juin ; seulement, une fois la végétation partie, elle allait grand train.

Ne pouvant pas arriver le premier, je disposai mes batteries de façon à produire des espèces et variétés nouvelles dans les meilleures conditions imaginables. Je devais produire mieux et plus que mes voisins et à des [page 154] prix rémunérateurs quoique faibles. A cet effet, il me fallait : 1° améliorer les engrais, 2° économiser la semence et les sarclages au moyen de semis en ligne, 3° remplacer les légumes médiocres par les mêmes légumes de choix, 4° piquer la curiosité par l’introduction d’espèces inconnues.

Dans la localité, on ne trouvait à acheter que du fumier fait avec de la litière de genêt qui ne me convenait point ; je me procurai des pailles pour liter deux vaches mises en stabulation permanente. A côté du fumier d’étable, qui n’en menait pas large, j’établis un compost formé de couches alternatives de terre, de tannée, de suie, de cendres de bois, de feuilles pourries, de mauvaises herbes, de chiffons de laine, d’os brûlés et broyés, de matières fécales désinfectées, et à mesure que le tas s’élevait, je le faisais arroser avec le purin à l’étable recueilli dans un vieux fût enterré derrière les vaches, avec des urines, de l’eau de chaux, de l’eau de lessive, et j’obtins ainsi, sans bourse délier, une quantité considérable d’engrais énergique.

Pour économiser la semence, que je devais acheter dans le principe, je songeai à semer clair et en lignes.

– Ne vous y fiez pas, m’affirma un praticien de l’endroit très expérimenté ; la levée sera irrégulière et insuffisante.

Je m’en rapportai à mon Ardennais, et la première année je semai à la volée. Mais il me fallut pendant trois mois recourir à la main d’œuvre de trois habiles sarcleuses. La dépense me parut lourde. Cependant [page 155] mon patricien ne m’avait pas trompé en m’assurant que l’on ne pouvait point se fier à un semis en lignes dans les terres légères. Il me l’avait même démontré en ouvrant, avec un morceau de bois pointu (rayonneur), une ou deux rigoles où il avait jeté diverses graines.

L’insuccès m’avait contrarié, mais il ne m’avait pas convaincu. Après un moment de réflexion, je me dis que la faute en était au morceau de bois pointu, qui avait l’inconvénient de trop ameublir le sol, d’en trop favoriser le dessèchement et d’empêcher par cela même la germination des graines.

La seconde année, je dis à mon homme que nous allions tout cultiver en lignes, en nous y prenant de la bonne manière, et j’ajoutai : Tendez votre cordeau fortement et ouvrez une rigole à côté avec la roue de la brouette ; quand notre première planche sera ainsi rayonnée, nous répandrons la graine et nous recouvrirons faiblement en promenant le dos du râteau en travers des lignes. Après cela, nous entreprendrons une seconde planche ; vous tendrez votre cordeau comme la première fois, vous coucherez un manche à balai ou une petite perche sur la terre ameublie, vous marcherez sur le manche à balai ou la perchette que vous lèverez ensuite par un des bouts et vous aurez, par ce moyen, une rigole tassée au fond et sur les côtés. Il ne restera plus qu’à semer et à recouvrir.

Mon Ardennais, toujours incrédule, se mit à sourire malicieusement ; mais j’eus mon tour le mois d’après, [page 156] La levée fut parfaite et je n’eus plus besoin de sarcleuses pendant trois mois. Tous les matins et tous les soirs, je m’armais pendant deux heures d’une ratissoire à pousser, et dès que les mauvaises herbes se montraient entre les lignes, je les enlevais lestement et sans fatigue. Quant à l’éclaircissage du plant et au nettoyage sur les lignes, cela se faisait vite et à la main. Je n’avais besoin d’aucune aide ; je suffisais à la besogne.

Me voilà donc avec des masses de composts qui ne me coûtaient rien, une économie de semences réalisée et les sarcleuses supprimées. Le fond de Givonne ne m’effrayait plus avec sa concurrence.

Le défaut capital d’un légume vert, ne l’oublions pas, c’est le manque de fraîcheur. Aussitôt récolté, aussitôt épluché ; s’il vient de loin, il n’a pas le mérite de celui qui vient de près ; entre une laitue fanée et celle qu’on vient de cueillir, entre des asperges du matin et des asperges d’une semaine, il y a une différence de qualité très frappante. Je ne trouve qu’une exception à la règle ; elle est en faveur de la pomme de terre, qui vaut certainement mieux après un mois de cave que de suite après l’arrachage. J’avais donc sur la femme de Neufchâteau, l’avantage de la fraîcheur des légumes. Sans doute, il y en avait de frais dans le pays même, mais c’étaient des variétés mâtinées et médiocres, des métis de hasard. Il me fallait montrer quelque chose de mieux et prendre conseil en cette affaire des aptitudes de ma terre et des convenances du climat.

[page 157] Je fis venir de Paris, par collections complètes, toutes les sortes de graines potagères cultivables, je ne sais plus au juste combien de choux, de laitues, de chicorées, de navets, d’oignons, de pois, de haricots, de carottes, etc. Je semai une ligne de l’un, une ligne de l’autre, quelquefois une demi-ligne seulement. Mes quatre cents planches du potager devinrent autant de planches d’expérimentations, figurées et étiquetées à la main sur un grand carton.

Au cours de la végétation, je surveillai mes plantes, j’étudiai les variétés, je pris note de la précocité et la tardivité, enfin je soumis tout cela à la dégustation et je m’attachai aux variétés méritantes à tous égards, tandis que je rebutai les autres.

La troisième année, j’étais fixé et me moquais de la concurrence. Je ne m’en tins pas uniquement aux légumes de choix ; je risquai l’introduction d’espèces inconnues. Les rhubarbes comestibles, le crambé, la tétragone, le chou rave, le cardon et le brocoli eurent un beau succès ; mais le scolysme d’Espagne, la valériane d’Alger, la capucine tubéreuse n’en eurent pas du tout.

L’asperge était peut-être la plante qui aurait pu mieux me tirer d’affaire, et ce fut précisément celle-là que je laissai de côté. On ne songe pas à tout, ou plutôt quand on ne connaît pas un pays, on a tort de croire sur parole les gens qui vous renseignent. On m’avait assuré que l’asperge ne résisterait pas aux rigueurs de l’hiver et j’eus la bonhomie de le croire.

[page 158] Les premiers qui en firent l’essai avaient acheté du plant de deux et trois ans qui arriva en Ardenne pendant que la terre était gelée. Impossible donc de s’en servir. On attendit l’automne pour acheter d’autres pattes, on les mit en fosse profonde et on chargea la fosse de fumier long, sous prétexte qu’on devait tenir la plante chaudement. Les racines ne pouvaient manquer de pourrir et c’est ce qui eut lieu. Le moyen de réussir eût été de semer de la graine d’asperge en pépinière vers la fin d’avril ou en mai, et de se servir l’année suivante des griffes de cette pépinière d’un an pour établir une aspergerie et la cultiver selon la méthode d’Argenteuil.

Vous voyez que c’était simple comme bonjour et que je dois enrager de n’y avoir point songé. Je ne souhaite pourtant pas que ce soit à refaire.

La difficile de l’entreprise n’était pas de produire, c’était d’amener le public à consommer les produits. Une vendeuse expérimentée de l’endroit s’en chargea, reçut des instructions particulières à cet effet et offrit les nouveaux légumes de maison en maison. Vous pensez bien qu’elle s’employait à les faire valoir et même à les surfaire. La curiosité des gens était piquée au vif, et, le bon marché aidant, il suffisait pour écouler les légumes inconnus, d’indiquer les moyens de les apprêter. Et quand on eut tâté des tartes à la rhubarbe, des crambés, de la tétragone en guise d’épinards, des brocolis et des cardons à prix réduit, la vente alla bien. Le fond de Givonne n’en produisait pas.

[page 159] Dans les opérations horticoles, on se contente trop facilement des débouchés ouverts ; on ferait bien d’en ouvrir à côté de ceux-là, c’est-à-dire de solliciter l’attention des consommateurs et de leur enseigner l’art d’utiliser les bonnes plantes qu’ils voient pour la première fois.