Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or TOME PREMIER
[page 91] La loi sur les aliénés Je suis de ceux qui pensent que la loi de 1838 sur les aliénés n’est pas parfaite et qu’il importe de la modifier au plus tôt. Vous ne me désapprouverez pas quand vous aurez lu l’histoire qui va suivre et dont je vous garantis la véracité. C’est de mon ancien camarade Daunas qu’il s’agit. Pour les gens de ce temps-ci, Daunas est un inconnu ; cependant il pourrait se faire qu’on se souvînt de lui dans le département du Doubs et dans celui de la Marne, puisqu’il fut professeur de philosophie à Besançon et à Reims sous Louis-Philippe et qu’il eut l’audace de malmener l’archevêque de Reims dans une série d’articles qui parurent dans le National. A cette époque, Daunas vint me voir à Paris et me [page 92] dit qu’il était résolu à ne pas capituler devant son puissant adversaire. Il savait bien qu’il jouait gros jeu dans sa querelle philosophique, que l’Université le mettrait à pied certainement, afin de faire une gracieuseté au clergé, et, en homme prévoyant qu’il était, il lui semblait prudent de s’ouvrir une nouvelle carrière. A cet effet, il me déclara que son intention était de se livrer à l’étude du droit avant de perdre sa situation. Il ajouta que tous les mois, il viendrait de Reims à Paris dans la nuit, afin de prendre son inscription à l’école, et que je l’obligerais d’aller chaque fois le lendemain répondre pour lui à l’appel nominal. C’est ce que je fis. Daunas put donc étudier le droit dans sa chambre sans que l’on s’en doutât ; et il l’étudia si bien qu’il était en état d’être reçu docteur quand il perdit sa position de professeur de philosophie à Reims. Ses nouvelles connaissances ne lui servirent à rien, car il trouva de suite à donner des leçons dans une maison particulière de Paris, au n° 4 de la place de l’École de Médecine, et à gagner de quoi vivre honorablement. Après la révolution de 1848, il pensa que la République lui tiendrait compte de ses antécédents et qu’on l’indemniserait des misères qu’il avait subies en lui offrant une chaire de premier ordre soit à Paris, soit dans un rayon rapproché. Les choses ne se passèrent pas aussi aisément qu’il l’avait cru, mais enfin on lui fit d’abord assez bonne figure pour autoriser les [page 93] illusions dont il se berçait. Le 22 juillet 1848, Daunas m’écrivait :
« La montagne ne venant pas à moi, il faudra bien que j’aille à elle. « Si je n’étais pas si occupé, tu m’aurais déjà vu forçant la consigne du n° 6 de la rue Vital. Mais ce qui est différé n’est pas perdu. « Au train dont les choses reculent depuis les malheureuses journées de Juin, j’avais à craindre d’être oublié par les bureaux de mon ministère ; cela était d’autant plus probable que, depuis la chute de Carnot, qui me voulait quelque bien, je ne m’étais pas remué d’une semelle pour me rappeler au souvenir des administrateurs. « Mais voilà que tout d’un coup un arrêté ministériel, daté d’hier, me nomme l’un des cinq juges pour l’agrégation de philosophie de cette année. Grand honneur, sans doute, mais qui ne laisse pas d’être quelque peu embarrassant pour moi. Imagine qu’avant d’être examinateur, je vais être examiné moi-même. Je suis assigné pour le doctorat aux premiers jours d’août, et je suis appelé d’autre part le 21 du même mois à siéger avec mes juges. Si mon propre examen est faible, comme il pourrait bien l’être, que penseront de moi les normaliens présents et autres candidats sur le mérite desquels je devrai statuer ? Que leur nouveau juge n’est qu’une ganache, évidemment. « Voilà, mon cher ami, ce que je me dis et qui est [page 94] fort peu propre à rassurer un révassier comme moi à qui la langue fait souvent défaut en public. « En tout cas, cette nomination honorifique me prouve de nouveau que mon dossier est excellent et me fait bien augurer de mon nouveau placement. « Excuse ce bavardage sur mon propre compte. C’est qu’en effet je n’ai rien à te dire hors de là. J’ai abandonné, pour le moment du moins, les questions politiques et sociales. J’ai peu envie de m’exposer encore une fois aux misères de la demi-solde. Encore quelques mois de réaction, et le pauvre universitaire qui voudra mettre dans son enseignement quelques-unes des inspirations et des idées de l’esprit moderne sera traqué de nouveau. Avec les mauvais et absurdes préjugés de la province, avec les instincts et les tendances de la bourgeoisie de Paris, enfin avec votre étonnante Assemblée nationale, que peut-on faire ? Moins que rien. J’admire la longanimité avec laquelle vous laissez X…, ce renégat de l’Université, et son immense parti reprendre racine. Quand le moment sera venu, ce monsieur saura bien vous donner le coup de pied de l’âne, et d’autres viendront au nom du Seigneur vous défendre d’établir en ce bas monde le règne de la justice. On reprendra publiquement le marmottage de l’adveniat regnum, mais pour l’autre monde, éternellement ajourné. « Dieu veuille que ces sinistres prédictions ne s’accomplissent pas ! « A tout hasard je t’envoie l’adresse de ma nouvelle [page 95] demeure, rue du Petit-Lion-Saint-Sulpice, 4, hôtel du Grand-Condé, derrière la rue de l’Odéon. « Ton vieil ami, « Daunas. »
J’avais mis en rapport Daunas avec M. de Vaulabelle, ministre de l’instruction publique, qui, avant de tomber du ministère nomme mon ami professeur de philosophie à Marseille. Ceci ne faisait pas le compte de Daunas. Le 23 septembre 1848, il adresse au ministre une demande de congé d’une année qu’il motiva de son mieux. Il ajoutait qu’il était prêt à fournir à cet égard toutes les preuves désirables. Dans une lettre particulière à M. Lesieur, il lui fit entendre que le succès de sa pétition ne dépendait pas de lui, au dire du ministre lui-même. Or, me disait Daunas, Lesieur s’est piqué jusqu’ici de m’être très favorable, c’est le moment de le prouver. Daunas ne reçut pas de réponse. C’est pourquoi il me pria de faire une visite à M. Lesieur le jeudi 28, avec deux ou trois de mes collègues. Il ajoutait que l’affaire serait probablement décidée le vendredi 29, au matin. Il me recommandait surtout de dire qu’il ne pouvait pas partir. La démarche fut vaine et Daunas dut aller à Marseille qu’il appelait son exil à deux cents lieues de Paris. Il s’était résigné parce qu’on lui avait laissé entendre qu’il n’obtiendrait son congé d’un an qu’à des conditions désavantageuses. [page 96] « D’autre part, m’écrivait-il le 28 octobre, les affaires prennent un si mauvais tour que j’ai cru qu’il était prudent de rentrer au service. Point de vacances pour cette année à Paris, à moins d’événements inattendus. Une seule chaire de premier ordre était vacante en province ; j’ai cru devoir l’accepter, surtout après la promesse qui m’a été faite de me rappeler à la première occasion. » Dans sa lettre, il me parla longuement de Marseille. « Que suis-je venu faire, moi libre et ardent penseur, au sein de cette barbarie ! me disait Daunas. Ce que je craignais ne s’est que trop bien vérifié. Les prêtres, les moines, les jésuites, toute cette noire population qui naît et prospère dans les pays superstitieux et arriérés, règne ici sans conteste et sans contrôle. Le peuple et surtout les marins subissent le joug de la dévotion la plus étroite qu’ils associent du reste aux habitudes les plus licencieuses. Lyon est certainement moins fanatisé que Marseille. Nous avons ici une Notre-Dame-de-la-Garde qui rendrait des points à celle de Fourvières, vu qu’elle fait régulièrement ses trois à quatre miracles par jour.
« L’autre jour, à ma pension, entendant exprimer cette pensée qu’on aurait dû noyer tous les transportés, je hasarde quelques mots en faveur de ces malheureux. Je vis le moment où toute la table allait tomber sur moi. Un autre trait te fera juger de la naïveté de ces [page 97] braves Marseillais. Sur trente fonctionnaires que nous sommes au lycée, nous sommes deux qui recevons le National et la Réforme. Cela fit scandale dès le premier jour, et aujourd’hui les papas et les mamans de nos sept cents morveux se répètent avec effroi qu’il y a au collège deux républicains… » Après cette lettre, je restai longtemps sans recevoir de nouvelles de Daunas. Le bruit courut qu’il avait quitté Marseille, qu’il était allé s’enfermer dans Rome avec Mazzini. C’était une fausse nouvelle. Daunas n’avait pas quitté Marseille ; il y était encore en 1850. Je reçus de lui une lettre par laquelle il me disait que les jésuites machinaient contre lui quelques mauvais tours ; il m’annonçait en même temps qu’il viendrait à Paris aux prochaine vacances et que je pouvais compter sur sa bonne visite. J’attendis, mais Daunas ne vint pas. Plusieurs mois se passèrent, toujours rien. Je questionnai l’un, je questionnai l’autre, aucune réponse satisfaisante ne me fut donnée. Du moment où je n’avais pas reçu sa visite, je ne savais plus où il pouvait être. On me conseilla d’aller aux informations près de M. Jules Simon, notre collègue à la Législative. J’y allai, et M. Jules Simon me dit sur un ton dégagé que Daunas était à Charenton. Je ne m’attendais guère à cette triste nouvelle et j’en fus accablé. Dès le lendemain, je me rendis à Charenton et demandai au directeur de la maison les renseignements dont j’avais besoin. Il me les donna de la meilleure grâce et me communiqua même la partie du [page 98] dossier où se trouvait le procès verbal de l’arrestation de mon pauvre ancien camarade. Je me souviens comme si c’était hier de la substance de ce procès-verbal. Un soir, vers onze heures, un homme était appuyé contre une des hautes bornes qui se trouvaient contre un mur de l’un des côtés de la rue Vendôme, aujourd’hui rue Béranger, non loin de la rue Charlot. En ce moment, la première patrouille de gardes nationaux se dirigea vers l’homme dont je viens de parler, à qui l’on demanda ce qu’il faisait là à pareille heure et quel était son domicile. Il répondit que l’heure n’était pas indue, qu’il ne faisait rien et qu’il n’avait pas de domicile. Le chef de la patrouille lui fit alors observer qu’il était en état de vagabondage, qu’il l’arrêtait et allait le faire conduire chez le commissaire de police du quartier. Le pauvre prisonnier s’indigna et protesta. « – Je ne suis pas, dit-il, un vagabond ; je me nomme Daunas ; je suis arrivé aujourd’hui de Marseille, où je professe la philosophie ; je suis si peu un vagabond que j’ai dans ma poche une somme de 900 francs. » Il est probable que le chef de la patrouille crut avoir affaire à un voleur ; il ne continua pas la conversation ; il dit simplement à Daunas de le suivre et de réserver ses explications pour le commissaire. Daunas le suivit en effet et fut conduit du commissariat au dépôt de la préfecture de police, probablement dans l’affreuse salle Saint-Martin, d’où il ne sortit que pour être enfermé dans la maison d’aliénés de Charenton. [page 99] Rien, absolument rien, cependant, dans les détails qui précèdent, n’indiquait chez Daunas le moindre dérangement mental. Il était d’un naturel rêveur, et les gardes nationaux s’étonnèrent de voir à onze heures du soir cet homme appuyé contre une borne, la main au front et déclarant qu’il était sans domicile. S’ils avaient su ce que je sais, ils n’eussent pas été surpris de cette attitude et de cette déclaration. A son arrivée de Marseille, Daunas venait d’éprouver une déception cruelle dont je n’ai pas à entretenir le public. Il était allé d’abord dans une maison du quartier de la place Maubert, où il avait appris une nouvelle désagréable ; de là, sur l’indication du concierge de cette maison, il s’était rendu rue Montmartre, hôtel de France et de Champagne, à la recherche de trois personnes de Reims qui pouvaient y être encore. Elles n’y étaient malheureusement plus, et il devint impossible à Daunas d’en découvrir les traces. Il dut laisser sa malle dans la maison du quartier Maubert et battre ensuite le pavé pour chasser le chagrin qu’il avait certainement. C’est alors qu’il fut arrêté. Un homme qui ne dit rien, qui a l’air triste, qui ne sait pas encore dans quel hôtel il descendra, était bien fait pour éveiller les soupçons ; enfin, un homme sans domicile qui a 900 fr. dans sa poche ressemble plus à un gredin qu’à un honnête homme. Je m’explique donc l’arrestation et l’emprisonnement au Dépôt ; ce qui est plus difficile à expliquer, c’est qu’on ne l’ait pas relâché le lendemain matin. [page 100] Cette fois, on est bien forcé de se rappeler qu’il avait été en lutte avec l’archevêque de Reims, qu’il était détesté des jésuites de Marseille et que l’on avait intérêt à s’en débarrasser. Je suis bien forcé de me rappeler que dans sa dernière lettre, écrite un mois seulement jour pour jour avant son arrestation rue Vendôme, il ne se trouvait aucun signe de folie. Daunas se contentait de me dire que les jésuites avaient l’air de méditer contre lui quelques mauvais coup. Or, l’occasion aidant, ils ont eu la partie belle. Quelques heures de chagrin et peut-être un peu de congestion, c’était autant qu’il en fallait pour autoriser son envoi à Charenton. Et, une fois là, quelques transports de colère auront achevé sa perte. Daunas, qui était fou furieux, au moment de son arrivée à l’hospice des aliénés, avait fini par tomber dans l’idiotisme ; il ne restait rien, absolument rien, du Daunas que j’avais connu. En 1870, il vivait encore. Quelques jours après le 4 septembre, j’eus le désir de revoir la tête reposée le dossier de Daunas et de prendre copie exacte du procès-verbal de son arrestation. M. Eugène Maire, attaché au ministère du commerce et de l’agriculture sous M. Magnin, voulut bien se charger de l’affaire et se fit apporter à Paris le dossier en question, que je pus examiner avec soin. Il n’y manquait qu’une pièce, et c’est justement celle que j’avais intérêt à retrouver. Je me suis toujours demandé, et je me demande encore pourquoi cette pièce [page 101] a été enlevée. Je sais bien qu’elle ne témoignait d’aucun dérangement des facultés intellectuelles de Daunas au moment de son arrestation rue Vendôme, et c’est justement à cause de cela que je tenais si fort à en prendre copie. Ce doit être pour la même raison qu’on a jugé utile de la supprimer. Si ç’a été de l’habilité aux yeux de quelques-uns, ç’a été une grande maladresse en ce qui me regarde, puisque je connaissais le procès-verbal et que je l’avais déjà signalé au public. La suppression de la pièce accusatrice a laissé dans mon esprit des doutes dont je ne saurais me débarrasser. Daunas avait tout son bon sens quand on l’arrêta, et le procès-verbal en fournissait la preuve. Combien de jours resta-t-il au dépôt de la préfecture ? Je l’ignore, mais ce qui paraît certain, c’est qu’il était absolument fou quand on l’en sortit pour le transférer à Charenton.
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