Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 81]

De la Roquette à la maison de santé

 Un soir de l’été de 1840, une demi-heure après la rentrée des prisonniers de la Grand-Roquette dans leurs cellules, un des surveillants vint tirer les verroux de ma porte, donna deux tours de clef, l’ouvrit et me dit :

– Monsieur le Directeur, qui est dans la cour avec deux médecins de la préfecture de police, vous attend.

Je me levai d’assez mauvaise humeur, ne sachant pas ce qu’on me voulait.

– Monsieur, commença l’un des médecins, nous avons appris que votre santé laisse à désirer, et M. le préfet de police nous a chargés de nous en assurer.

– Je remercie M. le préfet de son attention, mais permettez-moi de vous faire observer que je n’ai pas demandé de visite.

[page 82] – C’est juste, répondit le médecin ; elle a été demandée à votre insu par M. le directeur de la prison… Quel mal ressentez-vous ?

– Aucun ; seulement, il m’est impossible de rester un quart d’heure debout ; les jambes fléchissent et je m’affaisse sans éprouver de douleur. Évidemment, vous n’êtes pas tenus de me croire sur parole.

– Combien de temps vous reste-t-il à faire ?

– Plusieurs années.

– Oh !oh ! ce qu’il vous faudrait, c’est le régime d’une maison de santé, mais plusieurs années, c’est long, et votre état ne vous empêcherait point de vous évader. Ceci nous donne à réfléchir, à cause de la responsabilité qui pèserait sur nous.

– Messieurs, j’ai l’honneur de vous dire une fois que je n’ai demandé ni visite de médecin, ni maison de santé.

– C’est moi qui ai fait cette demande, interrompit M. Becquerel, le directeur de la prison, parce que je vous vois descendre tous les jours et que je ne veux pas avoir à me reprocher votre mort. Si je faisais de l’égoïsme, j’aurais tout intérêt à vous conserver et à continuer nos causeries journalières sur la littérature et l’histoire.

– Voyons, reprit un des deux médecins de la préfecture, donnez-nous votre parole d’honneur que si on vous envoyait dans une maison de santé, vous ne chercheriez pas à fuir.

– Vous me permettrez, Messieurs, de ne prendre aucun engagement.

[page 83] – Eh bien ! moi, interrompit M. Becquerel, en me posant la main sur l’épaule, je le prends pour lui, le connaissant assez pour affirmer qu’il ne me mettra pas en défaut.

M. Becquerel était de la Nièvre ; il avait été le condisciple de l’aîné des Dupin et devint marchand de bois dans son pays. Il ne s’enrichit pas dans les affaires, et ce fut Dupin qui le sortit d’embarras en le faisant nommer directeur du vieux Bicêtre, d’où il passa à la Grande-Roquette. M. Becquerel eût été mieux à sa place dans une bibliothèque. C’était un lettré parfait, un esprit fin et original ; c’était, de plus, un caractère indépendant, trop indépendant même, pour les fonctions qu’il remplissait. Il était trop supérieur à ses collègues pour leur être sympathique ; il avait trop de fierté et pas assez de souplesse pour être bien vu de ses chefs.

Voilà comment, quelques jours après, je devins, à mes frais s’entend, le pensionnaire d’une maison de santé de la rue Faubourg-Poissonnière, tout à côté de l’usine à gaz.

Vous savez bien qu’il faut de tout un peu pour faire un monde ; eh bien ! je vous assure qu’il y avait de tout dans le personnel de la maison.

On y trouvait d’honnêtes gens et aussi des gens qui n’étaient pas honnêtes. On y voyait des fous à côté de personnes sensées, des condamnés pour faits étrangers à la politique, des idiots confondus avec des hommes d’esprit, des malades en compagnie d’individus bien portants, des hommes de lettres, des hommes de [page 84] science, des peintres, des musiciens, des pensionnaires libres, comme le vicomte de Bouchage, pair de France, et d’autres qui ne l’étaient pas, comme votre serviteur. Ajoutez à ce personnel très bigarré des visiteurs de toutes sortes, et vous aurez une idée de la maison de santé qui coûtait à chacun des pensionnaires 350 fr. par trimestre.

J’y fis de bonnes connaissances, et de mauvaises aussi, qu’il était impossible d’éviter au jardin, au salon et à la table commune. Je ne veux me souvenir que des bonnes.

Mme Schunck, la veuve d’un grand pianiste, fut la première personne de ce monde inconnu qui eut la délicate attention de m’aborder et de me souhaiter la bienvenue. Elle me savait prisonnier politique, elle se montra curieuse d’apprendre ce que j’avais vu au Dépôt de la préfecture, à la Force, aux Madelonnettes, à la Conciergerie, à la Grande-Roquette.

Elle me savait républicain ; elle s’empressa de me prévenir que ses sympathies en politique étaient pour les d’Orléans, afin de m’éviter, sans doute, le désagrément de la désobliger par des sorties un peu vives contre la famille régnante. Les liens qui l’attachaient à cette famille étaient d’une nature particulière et intime ; j’ai su cela plus tard. En somme, ils étaient respectables et je me gardai bien de la froisser dans ses sentiments.

Mme Schunck réunissait chez elle, une fois par semaine, des artistes et des gens de lettres. On y rencontrait Félicien David ; Franck Sain, qui fut plus tard [page 85] député et gendre et Jules Favre, son compatriote ; Urbain, le charmant conteur de légendes arabes, mort depuis peu d’années, et l’éditeur de musique Schlesinger et d’autres moins connus dont les noms ne me reviennent pas à la mémoire. Ces réunions hebdomadaires n’étaient pas gaies, mais elles avaient néanmoins de l’intérêt. On n’y riait point, on y causait peu ; en retour, on écoutait beaucoup et on battait souvent des mains, surtout quand Félicien David tenait le piano.

Les biographes m’ont appris que le célèbre compositeur était originaire de Cadenet (Vaucluse), qu’il naquit en 1810 et que son père était musicien. Le jeune garçon fit de médiocres études et quitta le collège des jésuites à dix-huit ans pour devenir chef d’orchestre au théâtre d’Aix et maître de chapelle dans une église de cette ville. Il n’y séjourna guère ; en 1830, il était à Paris, au Conservatoire d’abord, puis avec les Saint-Simoniens, et il composa la musique des cantiques de Ménilmontant. Plus tard, il parcourut la Turquie et l’Egypte avec Émile Barrault, et en 1835 il était de retour.

Chez Mme Schunck, Félicien David nous faisait entendre de délicieux morceaux de sa composition. C’étaient la Réponse au Rhin allemand, la Promenade sur le Nil, les Gouttes d’eau et quantité de compositions ravissantes dont je n’ai plus les titres, et qui servirent plus tard à faire le Désert. Comme nous applaudissions de bon cœur ces douces rêveries si pleines de vérité, de tendresse, d’originalité et de mélancolie ! comme on [page 86] retrouvait l’homme dans son style musical qui allait à l’âme et mouillait par moments les yeux !

Ce pauvre Félicien David était bien là, tout entier avec ses tristesses, ses soupirs étouffés, ses sombres appréhensions. Quand il nous arrivait de jeter des fleurs sur sa route, il les recouvrait du crêpe. Il était toujours occupé à broyer du noir et à descendre la rampe qui mène à la tombe. A l’entendre, sa carrière allait finir ; il n’en avait plus que pour trois mois, peut-être seulement pour trois semaines ; il allait être emporté par une maladie de poitrine, lorsqu’en réalité il n’avait de malade que l’imagination, les nerfs et la bourse.

C’était inquiétant, sans doute, mais pas mortel.

Cependant, aucun de nous n’en eût juré ses grands dieux, tant Félicien paraissait convaincu. Au fond, nous partagions bien un peu sa conviction, ce qui ne nous empêchait point de nous moquer de ses craintes et de le réconforter de notre mieux.

Un jour, Mme Schunck me prit à part au jardin et me dit :

– Vous se sauriez point imaginer l’état de profonde misère dans lequel est ce pauvre jeune homme ; je tiens de source sûre qu’il ne mange pas tous les jours. Je voudrais bien l’inviter souvent à s’asseoir à notre table d’hôte, mais il est d’une délicatesse, d’une susceptibilité dont rien n’approche. J’ai pensé qu’en nous concertant entre plusieurs, il pourrait être des nôtres trois fois par semaine. Ainsi, par exemple, je l’inviterais pour le lundi, qui est mon jour de réception ; vous l’inviteriez de [page 87] votre côté pour le jeudi et un autre pensionnaire pour le samedi. Je n’ai pas besoin d’ajouter que la carte à payer me regarderait.

Les choses se passèrent comme il avait été convenu, et la susceptibilité ombrageuse de Félicien David n’en souffrit point. Il trouvait tout naturel qu’on le recherchât et qu’on l’invitât, à cause du plaisir que nous avions à l’entendre et de la bonne grâce qu’il mettait à s’exécuter. En définitive, il avait droit de se dire, sans présomption déplacée, que le plus obligé et le plus honoré n’était point celui qui recevait les invitations.

Quelques mois plus tard, Mme Schunck acheva dignement l’œuvre qu’elle avait commencée. Maintenant que cette excellente femme n’est plus et que je ne crains pas de contrarier sa modestie, laissez-moi vous conter une anecdote que le public ignore très probablement. C’était un lundi ; Mme Schunck nous dit, à Franck Sain et à moi, que nous l’obligerions en ne nous retirant pas en même temps que les autres invités, vers dix heures du soir. Cela nous était facile, puisque nous étions de la maison. Lorsque Schlesinger vint, elle lui fit à voix basse la même recommandation. Nous savions parfaitement, Sain et votre serviteur, de quoi il retournait, mais l’éditeur de musique ne soupçonnait rien.

A dix heures, selon l’habitude, les invités du dehors se retirèrent après avoir pris une tasse de thé et la tartine obligée de pain de seigle beurré. Nous les laissâmes aller et nous fîmes mine de les suivre. [page 88] Mme Schunck, de son côté, fit semblant de nous retenir par le bras.

– J’ai, dit-elle, à entretenir M. Schlesinger d’une affaire ; restez, Messieurs, avec nous, je vous en prie.

– Monsieur Schlesinger, continua-t-elle, vous avez pu apprécier le mérite des compositions de M. Félicien David ; vous l’avez applaudi comme nous tous. Il ne lui manque qu’un écrivain connu pour les paroles à mettre en musique et qu’un éditeur en réputation qui l’aide à faire son chemin. Notre ami Hanappier a promis de découvrir l’écrivain ; j’ai pensé que vous ne refuseriez pas d’être l’éditeur.

– Chère madame, il m’est impossible de vous faire cette promesse. M. David a certainement du talent, mais il n’a pas encore de nom ; plus tard, nous reparlerons de cela.

– Non, non, fit Mme Schunck, c’est tout de suite qu’il faut en parler. Je suis censée vous devoir neuf cents francs, une dette de jeu contractée par mon mari. J’ai été, vous le savez, une souffre-douleur. Je pleurais toutes les fois qu’il me fallait ouvrir le secrétaire et payer, mais j’ai payé tant que j’ai pu. L’argent s’en est allé du tiroir ; le jeu a continué et quand la mort a enlevé M. Schunck, vous m’avez réclamé neuf cents francs. Je ne reconnaissais pas cette maudite dette, qui m’a valu trop de chagrin, et je vous déclare en présence de ces messieurs que vous ne les aurez jamais de ma main, à moins, cependant, que vous ne consentiez à éditer les compositions de M. Félicien David.

[page 89] L’éditeur fit quelques cérémonies, puis il se recueillit un moment et l’arrangement fut accepté.

Félicien David allait donc sortir de l’obscurité. Quatre ans plus tard, le Désert faisait courir le grand monde à l’Opéra et rapportait au jeune compositeur une cinquantaine de mille francs. Il en fut étourdi ; c’était presque une fortune sur un coup de dé, et une fortune qui arrive ainsi est lourde, parce qu’on n’y est point accoutumé.

Il se trouva, au dire des journaux du temps, quelqu’un pour soulager David. Ne me demandez pas comment cela se fit ; j’en ai su les détails, mais ils se sont perdus dans mes souvenirs.

J’invitai David, en 1848, à venir passer une soirée à la maison, et il y vint en effet par une pluie diluvienne qui dut le mettre un peu de mauvaise humeur. Je ne le revis plus depuis.

Félicien David est mort dans sa vieille foi saint-simonienne et a été enterré à Saint-Germain, au grand scandale de ses admirateurs catholiques.