Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 189]

A la veille des élections

 La date des élections, qui eurent lieu le 23 avril, n’était pas éloignée. Les réunions publiques, les clubs, s’organisaient de toutes parts. Je fus, à diverses reprises, invité à me rendre dans quelques-unes de ces réunions ; je m’excusai et n’eus pas de peine à faire comprendre qu’il m’était absolument impossible de quitter mon poste de Châtillon.

De temps en temps, je recevais des lettres par lesquelles on me demandait ce que je pensais de tels ou tels dont les noms figuraient avec le mien sur la liste des candidats. J’évitais le plus possible de répondre à ces questions délicates et je fis bien. Une seule fois, j’exprimai mes sentiments en toute franchise à un de mes amis de Nuits en lui faisant observer que ma com- [page 190] munication était toute confidentielle. Il n’en tint pas compte et lut ma lettre en réunion publique, cette lecture fit échouer la candidature de M. Jules Chevillard. Je disais que j’avais eu beaucoup à me louer de lui pendant que je rédigeais le Courrier de la Côte-d’Or, mais que ce bon souvenir ne me permettait pas d’avoir une grande confiance dans son républicanisme. Je n’eus pas à me repentir de cette déclaration ; on se rappelle qu’après avoir été nommé préfet de la République pour le consoler de son échec électoral, il fut un de ceux qui se montrèrent impitoyables envers les instituteurs républicains du département de l’Indre, qu’il administrait. Il devint, sous la présidence de Louis-Napoléon, la terreur de ce département. Il s’y comporta comme se comportent toujours les poltrons qui éprouvent le besoin de faire du zèle à outrance pour convaincre de leur dévouement les pouvoirs qu’ils servent et se faire pardonner leurs antécédents. Comme il avait été le premier ou l’un des premiers à proclamer la République à Dijon, il croyait nécessaire de racheter cet acte en persécutant les instituteurs de l’Indre.

La seule lettre intéressante que je reçus à Châtillon au moment de la période électorale me fut écrite le 19 avril par M. Benoît, desservant de Quincy, canton de Montbard. Voici cette lettre, qu’il n’y a pas d’indiscrétion à publier aujourd’hui :

 

« Monsieur, je sais que vous étiez rédacteur du Cour- [page 191] rier de la Côte-d’Or à une époque où il me loua pour une action toute simple et répétée au moins dix fois dans ma vie, me blâma pour un fait controuvé et refusa d’admettre dans ses colonnes deux notes sur des objets d’art, parce que, prêtre, j’en étais l’auteur. J’étais alors à Longvic ; voilà, jusqu’ici, tout ce que je puis savoir de vos principes.

« Pourtant, Monsieur, je tiens à voter consciencieusement pour des hommes de la veille, malgré la sotte boutade du citoyen Maire, de Montbard, et l’espèce d’oubli volontaire qu’on semble faire des obscurs desservants comme moi. Je crois que ceux qui ont travaillé pour nous préparer les avantages de la République ont un droit aux postes d’honneur et de péril dans cette même République ; je n’ai pu jusqu’ici arriver à me convaincre qu’une recommandation, même partie de très haut, puisse remplacer ce droit acquis et incontestable.

« Permettez-moi donc, Monsieur, de vous poser franchement quelques questions auxquelles je vous serai reconnaissant de me répondre quelques mots :

« Êtes-vous socialiste ou communiste ?

« Respectez-vous tous les droits, et, en particulier, ceux de la propriété et de la conscience ?

« Croyez-vous à la possibilité de l’égalité matérielle ?

« Croyez-vous au sentiment religieux et le respecterez-vous dans tous vos frères ?

« En ce cas, feriez-vous quelque chose pour briser le joug qui pèse encore sur le bas clergé ?

[page 192] « Dans les postes ou avantages à accorder, en supposant un mérite égal, la recommandation d’une homme riche ou puissant vous ferait-elle préférer son candidat à celui des pauvres ?

« Voulez-vous l’éducation gratuite et accessible sans aucune préférence à toutes les classes ?

« Voudriez-vous le repos et au moins du pain pour les invalides du travail, de l’instruction, de la science, et du malheur ?…

« Je ne parle point de ce que je crois connaître parfaitement, sur vous, Monsieur, et sur vos amis par rapport aux droits internationaux, etc.

« Je n’ai encore jusqu’ici recommandé qu’une seule candidature, celle de l’abbé Louvot, parce que je le connais, et que son âme noble et généreuse pourrait s’appliquer, ainsi que vous, Monsieur, moi et bien d’autres, ces paroles du poète : Non ignara mali

« Si vos réponses sont conformes à mes espérances, j’accepte cordialement votre nom et même ceux de vos amis dont vous me feriez connaître les dispositions. Je ne dis point que je travaillerai ensuite dans vos intérêts, puisque, n’ayant jamais courbé le dos devant l’autorité spirituelle, je ne solliciterai jamais qui que ce soit, et n’ai pas besoin pour la suite d’un souvenir intéressé, n’ayant, Dieu merci, aucune ambition personnelle à satisfaire, si ce n’est celle de faire le bien et de rester inconnu.

« Comme il y a peu de prêtres dans le diocèse qui écrivent aussi franchement, mon nom serait trop faci- [page 193] lement deviné si ma lettre était publiée ; je compte donc, Monsieur, sur votre discrétion pour cette démarche toute consciencieuse et à laquelle j’ai été porté par quelques mots de M. Bienaimé de Moutiers, auquel je suis lié d’affection. »

 

Je dus nécessairement répondre aux questions que me posait ce prêtre indépendant, mais je ne gardai point le double de ma réponse.

A propos de prêtres, c’est ici le cas de vous entretenir d’une lettre que je reçus le 19 avril de M. Logerot, curé d’Ampilly-le-Sec, et proche voisin, par conséquent, de la Ferme des Quatre-Bornes.

Un mot d’explication, d’abord : une personne digne de confiance était venue m’annoncer que le curé d’Ampilly-le-Sec avait dit en chaire que je me proposais d’empêcher les prêtres de l’arrondissement de prendre part aux élections du 23. Je déclarai la nouvelle mensongère et tout aussitôt je fis porter au curé d’Ampilly, par un gendarme, une lettre par laquelle je me plaignais vivement de l’attaque dont j’avais été l’objet. Je l’invitais à s’expliquer là-dessus et à m’envoyer la réponse par le gendarme qui lui portait ma lettre. M. Logerot me répondit :

 

– « Monsieur, je m’empresse de répondre à votre honorée de ce jour et je viens vous certifier sur l’honneur que je n’ai jamais dit à personne avoir reçu une lettre de votre part ou écrite en votre nom, par laquelle [page 194] vous m’interdiriez le droit de déposer mon vote. Je n’ai jamais craint une pareille monstruosité de votre part, parce que je vous crois juste et bon et que je vois avec plaisir que depuis six semaines que vous êtes le chef de l’administration de notre arrondissement, aucun de vos actes ne mérite le blâme des citoyens, vos administrés. Mais voici ce qui a pu donner lieu au bruit ou à l’erreur que vous me signalez : c’est que dimanche dernier, au club à Ampilly, j’ai dit à M. Lenormand que je venais de recevoir du citoyen commissaire du département, et non de l’arrondissement, une circulaire adressée à MM. les curés, par laquelle ce fonctionnaire se plaint de ce qu’ils prennent au mouvement électoral une part trop active. J’ai ajouté que je trouvais cet avertissement outrageant pour la liberté des citoyens curés, et que notre état social ne comportait ce langage dans la bouche de personne, puisqu’aujourd’hui tout le monde peut s’occuper d’élections selon sa conscience et sa conviction, en se renfermant toutefois dans ce que prescrivent les hautes convenances, pour les personnes, pour les opinions et pour le respect dus à la liberté de chaque citoyen. D’ailleurs j’avais prié M. Lenormand de passer chez moi pour prendre connaissance de la circulaire. S’il l’eût fait, une pareille erreur, que je déplore sincèrement à cause de vous, n’aurait pas été commise.

« Salut et fraternité à jamais.

« Logerot, curé d’Ampilly. »

 

[page 195] Cette explication me parut très satisfaisante, et je regrettai de n’avoir pas eu connaissance de la circulaire que James Demontry avait adressée aux curés de l’arrondissement. A mon avis, elle n’était pas heureuse et ne pouvait amener que des résultats contraires à ceux que nous désirions. Était-elle due à l’initiative du commissaire général, qui était un homme avisé et de bons conseils, comme on peut en juger par la lettre suivante qu’il nous adressait de Dijon le 23 avril ?

 

« Au citoyen commissaire du gouvernement à Châtillon.

 

« Citoyen collègue, j’ai reçu votre lettre du 19 me signalant deux communes, celles de Verdonnet et de Noirou, qui demandent le renvoi de leurs instituteurs. Voici ma réponse à ce sujet :

« Si les plaintes sont formulées par une protestation revêtue de signatures nombreuses et respectables, vous pouvez arrêter votre opinion d’une manière positive ; si, au contraire, la plainte est douteuse par le peu de signatures ou par la valeur morale des signataires, faites la contre-épreuve. Très souvent, dans les moments d’agitation où nous sommes, les inimitiés personnelles se font jour, et nous devons éviter de les servir. Consultez aussi l’opinion politique des personnes qui réclament et celle du citoyen dont on se plaint. Peut-être les instituteurs dont il est question ont-ils des [page 196] opinions hardies, et si les communes qui se plaignent sont encore inféodées aux idées monarchistes, il n’est pas surprenant que des plaintes soient articulées contre les instituteurs. Toutes ces appréciations sont uniquement de votre ressort, et vous avez toute la prudence nécessaire pour les faire entrer en ligne de compte. Veuillez donc examiner de nouveau les plaintes en question, et sur votre affirmation, je prendrai immédiatement les mesures pour suppléer les deux instituteurs.

« La mission que le gouvernement m’avait donnée pour Besançon m’a naturellement empêché de correspondre avec vous. Je le regrette autant sous le point de vue des affaires publiques que sous le rapport de nos fraternels sentiments.

« Salut et fraternité.

« James Demontry. »

 

Ce même jour 23 avril, les élections générales avaient lieu partout. Des troubles étaient à craindre dans le Châtillonnais, et il y en eut, en effet, mais de peu de gravité, si ce n’est à Recey-sur-Ource. Partout, les électeurs se rendaient de leur commune au chef-lieu de canton avec des tambours et des drapeaux. Or, le drapeau de la commune de Leuglay portait d’un côté pour inscription : Confiance, et de l’autre côté : Vive Ledru-Rollin. Plusieurs individus se mirent à crier : A bas Ledru-Rollin, à bas le drapeau. On se jeta sur le drapeau, on le mit en pièces et l’on cassa la hampe. [page 197] Je reçus le même jour procès-verbal de ces faits, rédigé par le maire de Recey-sur-Ource et signé par six témoins.

Je ne sais quelles suites eut cette affaire, parce que, le 26 avril, je quittai Châtillon pour me rendre à Beaune, où j’avais à terminer des affaires de famille avant de me rendre à Paris pour l’ouverture de l’Assemblée nationale, qui eut lieu le 4 mai.

Je vous fais grâce des ovations dont je fus l’objet en quittant Bligny-sur-Ouche pour aller à Savigny, où je fus reçu par la compagnie des pompiers, puis à Serrigny, où le curé fit sonner les cloches, et enfin à Varennes, où m’attendaient les gardes nationaux de la commune de Ruffey. Inutile d’ajouter qu’on mit une pièce de vin en perce dans la cour de la maison paternelle et que la fête fut complète. Mêmes ovations à Beaune le lendemain ou surlendemain, jour du départ. Une collation me fut offerte dans la cour de l’hôtel de l’Arbre d’Or et j’appris que mon collègue M. Maréchal, qui se trouvait à l’hôtel, partirait en même temps que moi par la diligence Lecomte. Maréchal, qui avait été nommé par l’influence du clergé et des instituteurs, n’avait pas été invité à la collation. J’en fus contrarié et fis observer qu’il me serait agréable de l’avoir à table à côté de moi, qu’on aurait tort de le considérer comme adversaire de la République avant de l’avoir vu à l’œuvre et de connaître ses votes. J’ajoutai que je serais blâmable si j’acceptais dans la cour de l’hôtel des témoignages de sympathies, pendant que [page 198] mon collègue serait tenu à l’écart et comme frappé de suspicion dans une pièce de ce même hôtel. Enfin je fis tant d’insistance que mes amis, bon gré mal gré, se rendirent à mes désirs et amenèrent Maréchal à la table où j’étais.

Il faisait nuit quand la diligence arriva. J’avais eu la précaution de retenir à Lyon une place de coupé ; Maréchal, qui n’avait pas eu la même idée, fut obligé de se placer sous la bâche. Au moment de partir, les républicains Beaunois descendirent de l’arbre de la liberté qui se trouvait à la porte Bretonnière un drapeau tricolore surmonté d’un bonnet phrygien en fer-blanc qui avait été retrouvé dans les combles de l’hospice de la Charité et qui n’avait pas vu le jour depuis la première Révolution. On attacha soigneusement ce drapeau à côté du conducteur de la voiture, les neufs chevaux blancs de la diligence partirent au galop dans la direction de la Balance.

Tant que dura la nuit, personne ne s’occupa du drapeau ; cependant, à notre passage à Semur, les curieux en causèrent ; mais aussitôt arrivés dans le département de l’Yonne, le drapeau beaunois fit scandale. Les paysans qui travaillaient aux champs ou aux vignes montraient le poing à distance. Une fois dans la Brie, aucune manifestation n’eut lieu ; la diligence traversa Paris, et arriva rue Croix-des-Petits-Champs sans être remarquée.

Me voilà donc député malgré moi et sans avoir mis les pieds dans une réunion électorale. On ne me vit pas [page 199] davantage dans le département de la Côte-d’Or pendant les élections de la Législative de 1849, où nous eussions certainement sombré, James Demontry et moi, si M. de Saint-Seine n’avait jeté la division chez les réactionnaires en arborant carrément son drapeau légitimiste. C’est cette division qui assura notre élection en queue de la liste.