PIERRE JOIGNEAUX

PIERRE JOIGNEAUX

 sa vie et ses oeuvres 

par A.-J. Devarennes

Paris, Imprimerie de la Bourse du Commerce, 1903

 

[page 32]

III

a beaune et a dijon. – les « chroniques de bourgogne ». – « la revue agricole et industrielle ». – « le vigneron des deux bourgognes ». – « le courrier ». – la ferme des « quatre bornes ». – un rêve qui ne se réalise pas. – le 24 février.

 

A l’expiration de sa peine, Pierre Joigneaux quitta la maison de santé pour se rendre dans son pays, à Beaune. La prison et les vilenies qu’on lui avait fait subir, n’avaient pas peu contribué à augmenter le mépris que lui inspirait la monarchie de Juillet, aussi, son premier soin fut-il de continuer, dans la presse départementale, la propagande républicaine commencée dans les journaux de Paris ; seulement, au lieu de s’adresser à la bourgeoisie et aux ouvriers des villes, il écrivit surtout pour les cultivateurs, et comme les monarchistes avaient de solides points d’appui dans les villages où l’ignorance des habitants permettait à la réaction de propager les bruits les plus stupides, les plus mensongers, les plus odieux contre les républicains, il entreprit, lui, fils de paysan, d’instruire les campagnards, de leur ouvrir les yeux et de les amener à cette République dont on leur disait pis que pendre, depuis si longtemps.

La tâche n’était pas facile. Il fallait, pour la mener [page 33] à bien, énormément de tact et plus de patience encore, ce qu’on trouve rarement chez les jeunes ; mais Pierre Joigneaux était tenace.

Mieux que personne, il connaissait la campagne, le langage, les habitudes des paysans ; il avait observé de près le public auquel il allait presque exclusivement s’adresser et il avait la conviction qu’avec le temps, il l’amènerait à ses idées. Ce fut moins long qu’on aurait pu le supposer.

 

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A peine arrivé à Beaune, il s’occupa d’agriculture, d’engrais chimiques et il entreprit diverses publications : d’abord, les Chroniques de Bourgogne, puis la Revue agricole et industrielle de la Côte-d’Or, et le Vigneron des deux Bourgognes qu’il dirigeait avec le concours d’hommes spéciaux.

Ses écrits ne tardèrent pas à se répandre dans la Côte-d’Or et, bientôt, les administrateurs du Courrier, qui se publiait à Dijon, lui offrirent la rédaction où chef de ce journal qu’il prit en 1846.

C’était une rude besogne ; mais elle ne l’effraya pas, et, pendant dix-huit mois, il fit de la copie pour Beaune et pour Dijon.

Vous pensez bien que si Pierre Joigneaux avait accepté l’offre des actionnaires du Courrier, c’était surtout pour propager les idées républicaines dans les villages de la Bourgogne ; mais les propriétaires du journal, à part deux ou trois démocrates étaient des libéraux voltairiens.

« Ils ne tardèrent pas à constater, écrivait plus tard Pierre Joigneaux, que je construisais, brin à brin, le nid de la République dans leur propre maison, et furent effrayés du succès que j’obtenais.

            « Les meneurs du parti démocratique, ne me trouvaient pas assez avancé, parce que je faisais peu de cas [page 34] du bruit des mots ; les actionnaires du journal me trouvaient, au contraire, trop avancé. Les premiers avaient tout à fait tort ; les seconds n’avaient pas tout à fait raison.

« Je pensais alors, comme aujourd’hui (1891), que les bonnes raisons exposées simplement, sont plus favorables au progrès que le tapage d’une polémique sans idées.

« Je ne voyais pas d’utilité d’effrayer, j’aimais mieux rassurer. Je ne perdais pas mon temps à prêcher les convertis, je prêchais, au contraire, afin de convertir ceux qui ne marchaient pas avec nous et j’y avais assez bien réussi, puisqu’en moins de 18 mois, le chiffre des abonnées du Courrier, s’était élevé de 1.100 à 2.000, chiffre considérable pour ce temps-là. »

 

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Cependant, un beau matin, les actionnaires tinrent conseil et décidèrent qu’un comité de rédaction serait adjoint au rédacteur en chef.

Pierre Joigneaux refusa net de se soumettre au comité de rédaction ; il donna sa démission et quelques semaines plus tard, un maître de forges, de Châtillon-sur-Seine, M. Edouard Bougueret, le chargeait de la direction de son exploitation agricole des Quatre-Bornes.
            Cette nouvelle situation était de nature à réjouir Joigneaux qui aimait, par-dessus tout, l’agriculture et qui venait de publier la Chimie de Cultivateur.

« Les conditions qui m’étaient faites, dit-il, dans ses Souvenirs Historiques, étaient avantageuses et on me laissait carte blanche.

« Un millier d’hectares à mettre en culture, un personnel permanent de 20 à 25 personnes à diriger, des innovations en perspective, un enseignement de chaque [page 35] jour à donner à mon personnel, quoi de plus séduisant ! Le rêve le plus beau de ma vie allait se réaliser. Plus de misères, plus d’inquiétudes, plus de haines, de colères à soulever, plus d’actionnaires sur les épaules, plus de candidats à enguirlander pour les rendre propres à je ne sais quelles fonctions ; plus rien de tout cela ! quel bonheur et quelle joie !

 

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« Alors, nous étions en plein hiver ; la neige couvrait les champs, la glace miroitait de loin en loin et le vent sifflait sur les montagnes. Il n’y avait par conséquent rien à faire à la ferme.

« Je mis à profit le temps qui me séparait de la saison des semailles d’avoine, pour prendre mes renseignements, combiner mes projets et m’arranger avec mon imprimeur de Beaune, pour poursuivre, à distance, la publication de deux Revues commencées. Je passais des jours et des nuits à rédiger plusieurs numéros d’avance, et il fut convenu que la menue besogne se ferait par l’intermédiaire de la poste.

« Cela se passait, à Beaune, vers le 15 ou le 16 février 1848. La neige s’en allait et le froid aussi ; il me fallut faire comme le froid et la neige. »

Pierre Joigneaux retourna bien vite à la ferme des Quatre-Bornes.

Le 24 février, il était à Châtillon, le 25, il apprenait que la République venait d’être proclamée à Paris et, de suite, avec un républicain de la localité, le docteur Buzenel, il prenait la direction du journal Le Châtillonnais, pour faire de la propagande dans l’arrondissement le plus réactionnaire de la Côte-d’Or.

 

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« Je ne pouvais pas, écrit-il, donner tout mon temps à la politique ; le moment de semer les avoines était [page 36] venu ; j’avais des devoirs à remplir envers M. Bougueret ; j’avais dû quitter mon auberge de Châtillon et m’installer définitivement à la ferme des Quatre-Bornes. Là, dans ce désert, les bruits de la Révolution n’arrivaient plus et j’y trouvais un repos si agréable que j’espérais bien, malgré la République, m’y cantonner pour le reste de mes jours. Mais, à compter sans son hôte, on s’expose à compter deux fois.

« Tandis que je m’occupais des détails de la ferme, que je recueillais des observations météorologiques, que j’ouvrais un chemin de desserte conduisant à la ville, que je combinais dans mon esprit des assolements nouveaux, que je taillais ma besogne le soir et que je surveillais le départ des travailleurs, au coup de cloche de l’aube, il était rare qu’il ne m’arrivât point quelques lettres ou quelques visites.

« La politique conspirait contre moi et me harcelait. J’avais beau me défendre, elle revenait sans cesse à la charge.

« – Pourquoi n’allez-vous pas à Paris ? disaient ceux-ci.

« – Pourquoi ne demandez-vous pas les fonctions de sous-commissaire à Châtillon, à Beaune, où l’on parle de votre candidature à l’Assemblée nationale ? disaient les autres.

« Je répondais que je n’avais rien à solliciter à Paris, que je ne voulais d’aucune candidature, que j’avais besoin de repos et qu’il me fallait tenir les engagements que j’avais pris. Il n’y avait, d’ailleurs, pas de fausse modestie dans cette résistance ; c’était surtout la raison qui me la conseillait. Je ne me sentais apte à remplir aucune fonction publique.

 

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« Ma résolution était bien arrêtée. J’écrivis au rédacteur de la Tribune de Beaune, qui annonçait le bruit de ma can- [page 36] didature aux prochaines élections, que je refusais net cet honneur et je n’eus plus à m’occuper que de mon journal hebdomadaire et de mes avoines.

« De ce côté, des pluies continuelles me créaient des loisirs. Le temps que je ne pouvais donner aux champs, je le donnais à la propagande écrite. »

Le désir qu’avait Pierre Joigneaux de prendre un peu de repos, était d’autant plus naturel que depuis le 24 février, il n’avait cessé de lutter contre les réactionnaires du Châtillonnais ; il avait insisté pour qu’on envoyât au plus vite à Châtillon, un sous-commissaire actif, énergique et connaissant l’administration ; malheureusement, personne ne se souciait d’occuper un tel poste dans l’arrondissement le plus clérical et le plus royaliste du département ; c’est pourquoi le gouvernement ou, du moins, le commissaire de la République dans la Côte-d’Or, trouva tout naturel de désigner, pour cet emploi, Joigneaux, qui habitait le pays depuis quelques mois à peine.

Il refusa, tout d’abord, d’exercer les fonctions de sous-préfet ; mais devant l’insistance de l’administration qui faisait appel à son patriotisme, il finit par céder, bien qu’à regret. Il quitta donc la ferme des Quatre-Bornes pour s’installer à la sous-préfecture où les cléricaux et les monarchistes lui donnèrent du fil à retordre jusqu’au 26 avril, époque à laquelle il quitta Châtillon pour se rendre à Beaune et, de là, à Paris.

Il venait d’être nommé député à l’Assemblée Nationale par les électeurs de la Côte-d’Or, sans avoir mis les pieds dans une réunion électorale, sans même avoir accepté la candidature.