PIERRE JOIGNEAUX

PIERRE JOIGNEAUX

 sa vie et ses oeuvres 

par A.-J. Devarennes

Paris, Imprimerie de la Bourse du Commerce, 1903

 

[page 23]

 II 

débuts dans la presse. – détenu politique. – a la maison de santé du faubourg poissonnière

 

« L’idée m’était déjà venue d’écrire pour le théâtre, en collaboration avec un nommé Henry, acteur du Cirque Olympique. Nous fîmes deux drames pour l’Ambigu : Héloïse et Abeilard, et Léone-Léoni, (tiré d’un roman de George Sand) ; mais nous n’en eûmes jamais de nouvelles. C’est égal, l’idée d’écrire me revint, et ce fut à l’occasion d’un article d’Alébric Second. Je me dis que j’en ferais bien autant.

« Sous le titre de : Une célébrité empaillée, je fis quelques lignes sur la mort de l’Orang-Outang du Jardin des Plantes ; je mis un pseudonyme au bas et l’envoyai par la poste, au journal le Tam-Tam, de Commerson et Clavel. On l’imprima de suite, ce bout d’article, sans modification. J’en écrivis un second, un troisième, un quatrième, sous le même pseudonyme. Ils furent accueillis comme le premier.

« Alors, j’allai me faire connaître au journal où l’on m’exprima une grande surprise. On avait soupçonné un écrivain de profession, d’une quarantaine d’années, rédacteurs du Censeur judiciaire, et on se trouvait en présence d’un tout jeune homme à son début.

« J’en ressentis de l’orgueil ; j’essayai de faire mieux [page 24] et je signai ; mais je ne réussis pas. Ce n’était plus naturel ; il était impossible d’insérer ma copie au Tam-Tam, et il me fallut des années pour me retrouver et me faire accepter. Je ne redevins acceptable qu’en redevenant naturel. »

 

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Cependant, Pierre Joigneaux ne se découragea pas. Il continua de travailler, de s’instruire en suivant les cours du Collège de France, en fréquentant le Muséum et la Bibliothèque Nationale ; et bien qu’il fut un militant d’un parti républicain, il ne cessa de se livrer à l’étude.

Sous l’impulsion qu’il avait ressentie à la lecture des Paroles d’un Croyant, il écrivit une cinquantaine de pages et envoya le manuscrit à Lamennais qui lui adressa quelques lignes encourageantes accompagnées de bons conseils.

Cela le réconforta et lui causa un vif plaisir dont il garda toujours le souvenir.

Lié avec les principaux chefs du parti démocratique avancé, il soutint le bon combat dans la presse et notamment dans le Corsaire et le Journal du Peuple ; mais le gouvernement de Louis-Philippe ne plaisantait pas avec les journalistes républicains, surtout avec les jeunes qu’il voulait dégoûter du métier. Or, il arriva que Pierre Joigneaux fut alors prié de donner un article à l’Homme Libre, journal clandestin, fondé par Bastide et Clément Thomas. Le rédacteur de ce journal était alors malade ; il fallait de la copie pour faire paraître le numéro de suite et on la demanda à Joigneaux. Il la fit, la porta lui-même dans la maison où s’imprimait le journal pour ne compromettre personne, et, tout aussitôt, il fut dénoncé, puis arrêté.

De l’avis de M. Mathias, le président de la 5e Chambre, [page 25] dont nous avons parlé plus haut, cet article devait attirer à son auteur, trois mois environ, six mois au plus de prison ; mais le Tribunal se montra beaucoup plus large. Les libéraux de cette époque, comme plus tard ceux du 16 Mai, ne ménageaient pas leurs adversaires ; ils les frappaient avec une dureté, avec un acharnement inouïs.

Pierre Joigneaux fut condamné à quatre ans de prison, et on l’envoya, non pas à Sainte-Pélagie, comme on aurait dû le faire pour un prisonnier politique, mais à la Force, aux Madelonnettes, à la Conciergerie, à la Grande Roquette ! Avec les escrocs, les voleurs, les bandits et les assassins. C’est à la suite de cette détention qu’il publia Les prisons de Paris, par un ancien détenu.

 

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Ceux qui pensaient, par ces moyens ignobles, l’éloigner de la politique, le connaissaient bien peu. Ecoutez plutôt Pierre Joigneaux : « Un matin, on m’emmena à la Force, une vieille et laide prison qui n’existe plus ; on me conduisit par la cour Sainte-Marie-l’Egyptienne, au bâtiment des secrets. J’arrive au premier étage ; un surveillant, nommé Guérin, m’ouvre une porte de cabanon tout en face de l’escalier. « – Voilà votre logement, me dit-il ; ça n’est pas beau, mais le lit est bon, la paille est fraîche ; c’est Lesage qui en fait bourrer la paillasse. »

« Ce Lesage, qui m’avait précédé au secret et dont l’instruction venait de finir, était, avec Soufflard et Micaud, l’un des assassins de la femme Renaud, marchande au Temple.

« J’aurais mieux aimé ne pas savoir que je prenais la place de ce scélérat. Le mobilier se composait d’une chaise et d’une lanterne triangulaire, comme en ont les [page 26] entrepreneurs de travaux publics ; il n’y avait pas de table. La lanterne était accrochée au mur, à la tête du lit, en face du guichet de la porte, et, dans la nuit, on y brûlait de l’huile puante qui me remplissait les narines de noir de fumée. Il faisait sombre dans ce cabanon à peine éclairé par une double persienne en lames de métal renversées. On avait écrit derrière la porte et sur les murs, mais impossible de distinguer un traître mot.

« Au bout de trois ou quatre jours qui me parurent bien longs, je m’y retrouvai et pu lire ces mots crayonnés sur la porte : Lamieussens, 27 jours de secret.

Lamieussens était un lieutenant de Blanqui. « Ma première impression fut que, s’il me fallait faire 27 jours, je resterais en route. J’en fis pourtant 32. On se façonne au milieu dans lequel on se trouve ; la résistance augmente avec la détente des muscles et le ramolissement des facultés. Je ne comprenais plus ce que je lisais ; je ne trouvais plus les prénoms des miens, enfin, je passais une bonne partie de mon temps à tourner autour de ma pièce, comme tournent les animaux dans leurs cages. C’est instinctif.

« Deux ou trois fois par semaine, on m’appelait chez le juge d’instruction Zangiacomi, dont aucun républicain d’alors ne vous dira du bien.

« Un jour, il me joua le vilain tour de me faire donner pour compagnon, dans une des pièces souterraines du Dépôt, le jeune Micaud, l’un des assassins de la marchande du Temple, dont j’ai précédemment parlé. Nous restâmes ensemble depuis 9 heures du matin jusqu’à 4 heures de l’après-midi, nous promenant, moi dans un sens, lui dans l’autre.

« Il me demanda simplement quelle heure il pouvait être et je lui répondis que je venais d’entendre sonner [page 27] 1 heure à l’horloge du Palais. Voilà toute conversation en 7 heures de temps.

« Je ne connus le nom de mon compagnon que lorsqu’il fut appelé par l’huissier de service pour l’instruction.

« Vous pensez bien que je fus indigné d’apprendre que j’avais passé plus d’une demi-journée dans la compagnie d’un pareil individu.

« Il m’était réservé, pour combler la mesure, de rencontrer Soufflard au chauffoir de la Conciergerie quelques mois plus tard. »

Voilà les belles connaissances que les détenus politiques étaient exposés à faire, dans les prisons, sous le règne de Louis-Philippe et plus tard, sous le Second Empire ; on obligeait les honnêtes gens à vivre dans la compagnie des criminels et des voleurs.

 

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Pierre Joigneaux dut subir longtemps cette promiscuité ; enfin, en 1840, un soir d’été, comme il venait de rentrer dans sa cellule et de se coucher, à la Grande-Roquette, un surveillant vint ouvrir sa porte et lui dit que le directeur l’attendait dans la cour avec deux médecins.

« Je me levai d’assez mauvaise humeur, dit Pierre Joigneaux, ne sachant pas ce qu’on me voulait.

« – Monsieur, commença l’un des médecins, nous avons appris que votre santé laisse à désirer, et M. le Préfet de police nous a chargés de nous en assurer.

« – Je remercie M. le Préfet de son attention, mais permettez-moi de vous faire observer que je n’ai pas demandé de visite.

« – C’est juste, répondit le médecin, elle a été demandée à votre insu par M. le Directeur de la prison… quel mal ressentez-vous ?

[page 28] « – Aucun ; seulement il m’est impossible de rester un quart d’heure debout ; les jambes fléchissent et je m’affaisse sans éprouver de douleur. Evidemment, vous n’êtes pas tenu de me croire sur parole.

« – Combien de temps vous reste-t-il à faire ?

« – Plusieurs années.

« – Oh !oh ! ce qu’il vous faudrait, c’est le régime d’une maison de santé ; mais plus de deux ans c’est long et votre état ne vous empêcherait pas de vous évader. Ceci nous donne à réfléchir, à cause de la responsabilité qui pèserait sur nous.

« – Messieurs, j’ai l’honneur de vous dire encore une fois que je n’ai demandé ni visite de médecin, ni maison de santé.

« – C’est moi qui ai fait cette demande, interrompit M. Becquerel, le directeur de la prison, parce que je vous vois descendre tous les jours et que je ne veux pas avoir à me reprocher votre mort. Si je faisais de l’égoïsme, j’aurais tout intérêt à vous conserver et à continuer nos causeries journalières sur la littérature et l’histoire.

« – Voyons, reprit un des deux médecins, donnez-nous votre parole d’honneur que si l’on vous envoie dans une maison de santé, vous ne chercherez pas à fuir.

« – Vous me permettrez, Messieurs, de ne prendre aucun engagement.

« – Eh bien ! moi, interrompit M. Becquerel en me posant la main sur l’épaule, je prends l’engagement pour lui, le connaissant assez pour affirmer qu’il ne me mettra pas en défaut.

« M. Becquerel était un lettré, un esprit fin et original. C’était de plus, un caractère indépendant, trop indépendant même pour les fonctions qu’il remplissait. [page 29] Il eût été mieux à sa place dans une bibliothèque que dans une prison.

« Et voilà comment, quelques jours après cette visite, je devins, à mes frais, le pensionnaire d’une maison de santé de la rue Faubourg-Poissonnière, tout à côté de l’usine à gaz.

 

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« Vous savez qu’il faut de tout un peu pour faire un monde ; eh bien ! je vous assure qu’il y avait de tout dans le personnel de la maison.

« On y trouvait d’honnêtes gens et aussi des gens qui n’étaient pas honnêtes. On y voyait des fous à côté de personnes sensées, des condamnés pour faits étrangers à la politique, des idiots confondus avec des hommes d’esprit, des malades en compagnie d’individus bien portants, des hommes de lettres, des hommes de sciences, des peintres, des musiciens, des pensionnaires libres, comme le vicomte de Bouchage, pair de France, et d’autres qui ne l’étaient pas, comme votre serviteur. Ajoutez à ce personnel très bigarré, des visiteurs de toute sorte, et vous aurez une idée de la maison de santé.

« Je fis de bonnes connaissances et de mauvaises aussi qu’il était impossible d’éviter au jardin, au salon et à la table commune. Je ne veux me souvenir que des bonnes.

« Mme Schumeck, la veuve d’un grand pianiste, fut la première personne de ce monde inconnu qui eut la délicate attention de m’aborder et de me souhaiter la bienvenue. Elle me savait prisonnier politique ; elle se montra curieuse d’apprendre ce que j’avais vu au Dépôt de la Préfecture, à la Force, aux Madelonnettes, à la Conciergerie, à la Grande-Roquette. Elle me savait répu- [page 30] blicain ; elle s’empressa de me prévenir que ses sympathies en politique, étaient pour les d’Orléans, afin de m’éviter, sans doute, le désagrément de la désobliger par des sorties un peu vives contre la famille régnante. Les liens qui l’attachaient à cette famille, étaient d’une nature particulière et intime ; j’ai su cela plus tard. En somme, ils étaient respectables et je me gardai bien de la froisser dans ses sentiments.

« Mme Schumeck réunissait chez elle, une fois par semaine, des artistes et des gens de lettres. On y rencontrait Félicien David, Franck Sain, qui fut plus tard, député et gendre et Jules Favre, son compatriote ; Urbain, le charmant conteur de légendes arabes ; l’éditeur de musique Schlésinger et d’autres moins connus dont les noms ne me reviennent pas à la mémoire.

« Ces réunions hebdomadaires n’étaient pas gaies, mais elles avaient, néanmoins, de l’intérêt. On n’y riait guère, on y causait peu, mais, en retour, on écoutait beaucoup et on applaudissait souvent, surtout quand Félicien David tenait le piano.

 

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« Chez Mme Schumeck, Félicien David nous faisait entendre de délicieux morceaux de sa composition, qui servirent, plus tard, à faire le Désert. Comme nous applaudissions de bon cœur, ces douces rêveries si pleines de vérité, de tendresse, d’originalité, de mélancolie ! Comme on retrouvait l’homme dans son style musical qui allait à l’âme et mouillait par moments les yeux ! Ce pauvre David était bien là, tout entier, avec ses tristesses, ses soupirs étouffés, ses sombres appréhensions. Quand il nous arrivait de jeter des fleurs sur sa route, il les recouvrait d’un crêpe. A l’entendre, sa carrière allait finir ; il allait être emporté [page 31] par une maladie de poitrine, lorsqu’en réalité, il n’avait de malade que l’imagination, les nerfs et la bourse. »

Mme Schumeck, qui savait dans quel état de misère se trouvait alors le jeune et distingué compositeur, l’invitait souvent à dîner et à passer la soirée chez elle, et c’est cette excellente femme qui fit éditer, par Schlésinger, les premières compositions de Félicien David.