Martin Bidouré, fusillé deux fois

Bulletin de l’Association 1851-2001, n°12, oct.nov 2000

Martin Bidouré, « fusillé deux fois »

collection Gilbert Suzan

Des lecteurs, désireux de préparer au mieux le 150ème anniversaire de l’insurrection, nous interrogent sur Martin Bidouré, de Barjols, figure emblématique de la résistance varoise au coup d’Etat.

Voici donc quelques rapides indications.

Comme l’écrivait Irène Astier des insurgés, « c’est l’engagement dans l’action qui fait le héros, et ce titre ne peut être refusé à aucun de ces modestes Varois ; si le Barjolais a été désigné pour les symboliser tous, ce n’est pas pour sa jeunesse, ni pour son rôle dans cette expédition, mais plutôt à cause de sa mort tragique due à l’acharnement et à l’inhumanité de ses bourreaux ».

Louis Ferdinand MARTIN est né à Barjols le 24 août 1825. Son père François Martin est un scieur de long, originaire d’Apinac (Loire), et installé à Barjols*. Sa mère, Magdelaine Agnelly, est née à Barjols dans une famille de cultivateurs.

En 1851 Ferdinand Martin, dit « Bidauré » ou « Bidouré » est « cordier de chanvre » à Barjols. Il part avec le puissant contingent des insurgés de Barjols. Le 9 décembre, alors que le gros des insurgés est dans Aups sous le commandement de Duteil, Martin fait partie du détachement qui, sous le commandement d’Arambide, prend position sur les hauteurs de Tourtour afin de contrôler la route de Draguignan.

Le 10 au matin, les chefs républicains sont dans l’indécision.

Montant un cheval prêté par le maréchal ferrant de Tourtour, Jean Joseph Blanc (qui sera condamné à la déportation en Algérie), Martin est envoyé à Aups porter un message à Duteil : Arambide demande des ordres.

Martin repart vers Tourtour avec un billet de Duteil demandant à Arambide de rejoindre Aups.

Pendant ce temps, la colonne militaire, commandée par le colonel Trauers et le préfet Pastoureau, surprend à Tourtour le contingent insurgé, qui se débande.

Poursuivant sa route vers Aups, la troupe rencontre Martin qui galopait vers Tourtour. Blessé d’un coup de pistolet à la tête, et de plusieurs coups de sabre, Martin est laissé pour mort sur le bord de la route.

Peu après, la troupe surprenait les insurgés à Aups et les mettait en déroute.

Dans l’abondance d’informations, vraies ou fausses, sur l’insurrection, que publie la presse aux ordres du pouvoir, l’interception de Martin tient une bien mince place. Tout au plus mentionnera-t-on qu’une estafette chargée d’un ordre pour les insurgés avait été fusillée sur la route d’Aups à Tourtour.

Ce sont les républicains exilés à Nice qui feront connaître le drame dans sa totalité. Certains d’entre eux publient une feuille répandue clandestinement dans le Var, L’Echo du Peuple. Sur la foi de renseignements provenant d’Aups, dont ceux donnés par Martin lui-même avant son exécution, le journal (8 juin 1852) donne sa version de la mort de Martin.

Intercepté par les gendarmes à cheval, Martin est conduit devant le préfet Pastoureau qui l’interroge sur les raisons de sa course. Le préfet saisit un pistolet que portait Martin et le lui décharge sur le côté de la tête. Martin est ensuite sabré par les gendarmes et par un gentilhomme du Luc qui accompagnait la troupe. On avait trouvé sur Martin le message de Duteil à Arambide : réalisant que les insurgés sont à Aups, et non à Salernes comme on le croyait, les militaires pressent l’allure. Laissé pour mort, Martin est abandonné au bord de la route.

Plusieurs heures après, Martin reprend connaissance, il se traîne jusqu’au proche domaine de la Baume : le fermier le recueille, mais, apprenant la défaite des insurgés à Aups, il le dénonce le soir même auprès du maire d’Aups, qui fait transporter le blessé à l’hôpital d’Aups. Martin y est soigné par les sœurs, sous la surveillance des gendarmes. Le lendemain 14 décembre, après avoir pu parler à plusieurs personnes de sa connaissance, il est fusillé par les militaires. Les soldats doivent s’y prendre à deux fois pour l’achever.

« On a fait circuler dans le département du Var une souscription dont le montant est destiné à offrir une épée d’honneur à Mr. Pastoureau. Les souscripteurs se trompent : c’est un pistolet qu’ils doivent voter à l’ex-préfet du Var, aujourd’hui préfet du Lot, en commémoration expiatoire de l’assassinat de Martin », conclut L’Echo du Peuple.

La diffusion de ce journal clandestin était certes confidentielle. Elle eut cependant suffisamment d’impact pour que le thème de la double mort de Bidouré soit repris en 1853 par l’avocat et journaliste du parti de l’Ordre, Maquan.

Otage de la colonne républicaine, Maquan avait publié à chaud, en février 1852, un premier récit sur l’insurrection. Dans sa seconde édition, en 1853, il répond aux accusations républicaines. Selon lui, les gendarmes en avant-garde sur la route d’Aups rencontrent un cavalier lancé à toute allure. Ils se précipitent sur lui, l’abattent d’un coup de pistolet, le sabrent. On fouille la victime, sur laquelle on trouve un message de Duteil.

Abandonné par la troupe, Martin reprend ses esprits, se traîne jusqu’au domaine de la Baume, dont le fermier le livrera aux autorités en apprenant l’issue de la bataille d’Aups. Maquan met totalement hors de cause M. de la Baume, absent du domaine pendant les événements.

Maquan relate ensuite sans autres commentaires le transport de Martin : « Il est conduit à Aups pour y être fusillé le dimanche ».

Le jésuitique chroniqueur de l’Ordre conclut par un tour de force : justifier l’exécution et saluer la victime.

« De grâce, confessez-moi, s’écrie le condamné, les yeux mouillés de larmes.

Les soldats s’éloignent attendris. Martin tombe à genoux en donnant les marques du plus sincère repentir, puis, après avoir reçu la bénédiction du prêtre, il marche à la mort avec calme, fermeté et résignation.

Quel dommage qu’un pareil homme n’ait pas fait le sacrifice de sa vie pour une meilleure cause ! »

Un peu plus loin, Maquan écrit : « nous sommes heureux de signaler la résignation chrétienne de l’estafette Martin en face de la mort ».

Pour les longues années de la chape de plomb impériale, la version de Maquan sera la seule répandue dans le Var.

Mais dans les dernières années de l’empire, le fantôme de Bidouré ressurgit dans la grande offensive républicaine qui accompagne la libéralisation de l’édition et de la presse. Comme l’écrit Maurice Agulhon, « L’une des armes de cette lutte fut l’histoire : rappeler aux anciens, et apprendre aux plus jeunes, le péché originel de Napoléon III, ce coup d’état du 2 Décembre qui fut un parjure personnel et un scandale juridique accompagnés d’un déchaînement démesuré de vengeances politiques et sociales au profit du « parti de l’ordre ».

Les enquêtes historiques du journaliste républicain Tenot, de 1865 à 1868, des articles retentissants comme celui de Jules Claretie, dans Le Figaro en 1868, l’ouvrage de Noël Blache en 1869, font de la double exécution de Martin le symbole d’une répression abominable, faute initiale et impardonnable du régime.

Sous la Troisième République, transcendant les divisions entre opportunistes, radicaux ou socialistes, Martin Bidouré fera dorénavant partie de la mythologie républicaine du « Var rouge ». Cependant que de bons esprits, revisitant un Midi mis en spectacle, ironisent sur ce Bidouré « fusillé deux fois ». Ces Méridionaux exagèrent toujours…

Une souscription lancée peu après le cinquantième anniversaire de l’insurrection permettra l’érection du monument de Barjols, monument devant lequel la population manifestera contre l’occupant nazi et ses complices français, unissant l’hommage aux insurgés républicains et l’idéal patriotique de la Résistance.

 

René Merle

 

* Les scieurs de long foréziens sont nombreux dans le Var. Solange Lonjon, la « dame rouge » des Mayons, en épousera un.

 

Bibliographie :

M.AGULHON, La République au Village Paris, Plon, 1970, réed. Seuil, 1979.

Archives Départementales du Var, dossier Martin Bidouré.

Irène ASTIER, « Réflexions au sujet de Martin Bidouré, terroriste ou résistant varois ? », Annales du Sud-Est Varois, Tome V, 1980.

M.BELLENFANT, Le coup d’État du 2 décembre 1851 dans le département du Var, C.R.D.P.Nice, 1978.

N.BLACHE, Histoire de l’insurrection du Var en décembre 1851, Paris, 1869. Réed. L’insurrection du Var de 1851, Préface de C.GALFRÉ, La Table Rase, 1983.

E.CONSTANT, Le département du Var sous le Second Empire et au début de la Troisième République, Université de Provence, Aix-en-Provence, 1977.

H.MAQUAN, Trois jours au pouvoir des insurgés, Marseille. Insurrection de décembre 1851 dans le Var, Draguignan, 1853« .

C.DUPONT, Républicains et Monarchistes dans le Var en décembre 1851, Paris, 1883.

A.GARIEL, Le coup d’État de décembre 1851 dans le Var, Draguignan, 1878.

E.MASSE, « La mort de Martin Bidouré – Les responsabilités« , Bulletin de la Société d’Etudes Scientifiques et Archéologiques de Draguignan, Tome XXX, 1914-1915.

R.MERLE, « L’insurrection varoise de 1851 », Bulletin de l’Association 1851-2001, n°2, juillet 1998.

A.ROBERT, Statistique pour servir à l’histoire du 2 décembre 1851, Paris, 1869.

E.TENOT, La province en décembre 1851, Paris, 1865, réédition en 1868. Réed. La province en décembre 1851. Étude historique sur le coup d’Etat, Paris, 1877.

 

Document :

 

En 1878, à l’occasion d’un procès en diffamation intenté par les héritiers du préfet Pastoureau à un journaliste bordelais, le capitaine Erard mettra hors de cause le préfet par cette lettre parfaitement révélatrice d’une logique répressive impitoyable, enveloppée d’un partage des responsabilités avec les soutiens locaux du parti de l’Ordre (déclaration devant le commissaire de police d’Auxerre, 31 janvier 1878). (Cf. Masse, op.cit)

 

« En décembre 1851, lorsque j’étais capitaine au 50e de ligne, je faisais partie de la colonne expéditionnaire de ce régiment qui quitta Toulon, lieu de sa garnison, pour combattre sous les ordres du colonel M.Trauers la formidable insurrection qui venait d’éclater dans le département du Var.

M.Pastoureau, le nouveau préfet du Var, arrivé la veille à Toulon, accompagnait la colonne.

Nous allâmes d’abord à Cuers où l’insurrection s’était signalée par des scènes de meurtre et de pillage.

Après y avoir rétabli l’ordre ainsi que dans plusieurs autres localités, nous entrâmes à Draguignan le 9 au soir. Le lendemain 10, de très bonne heure, nous prîmes la direction d’Aups où s’était établie l’armée insurrectionnelle forte d’environ 5000 hommes.

C’est dans la matinée de ce jour que les cavaliers d’avant-garde rencontrèrent un cavalier porteur d’un ordre du journaliste Camille Duteil, général en chef des insurgés, au prétendu colonel Arrambide qu’on disait être un ancien forçat libéré. Le cavalier frappé par les gendarmes fut laissé mort sur la route. La troupe continua sa marche, occupa la position d’Aups et mit en déroute les insurgés ».

La troupe occupe ensuite Salernes, et le capitaine Erard, avec un sous-officier et 42 hommes, est chargé d’occuper Aups par le colonel Trauers qui lui dit :

« Je vous confie une mission très dangereuse, je le sais. L’armée insurrectionnelle n’est pas tout à fait dispersée. Elle peut se reformer tout ou en partie et venir vous attaquer ; de plus vous allez vous trouver privé de tout secours, et pendant plusieurs jours de toute communication avec l’autorité militaire. Le département étant en état de siège, vous avez tout pouvoir pour rétablir l’ordre, la tranquillité et la sécurité des habitants. Vous ne devez reculer devant aucun obstacle pour atteindre ce but le plus promptement possible. Pour cela je compte sur votre énergie. J’ai appris cette nuit que l’émissaire laissé mort sur la route avait seulement été atteint de quelques blessures légères. Il m’a été signalé comme un homme de la plus dangereuse espèce ; vous devez le faire rechercher activement et prendre sur son compte de nouveaux renseignements auprès de l’autorité civile, pour décider de son sort. Je ne vois rien à dire encore, vous m’avez compris, partez ! ».

Sans autres ordres de son chef, et sans contacts avec Draguignan, Erard est prévenu dans la soirée du 12 que des habitants viennent de conduire à l’hospice un blessé : la supérieure et les malades, « reconnaissant en lui celui un de ceux qui les jours précédents avaient terrorisé la ville et le pays, refusaient de recevoir un tel pensionnaire. Je ne pus vaincre leur résistance qu’en plaçant auprès de lui un gendarme et un soldat pour le surveiller jour et nuit »*. Erard réalise qu’il s’agit bien de l’homme recherché, il décide d’attendre le rétablissement des communications avec Toulon. « Mais le 13, bien avant dans la soirée, M.X…, maire d’Aups, vint de la part des habitants me trouver à l’hôtel de ville dans la salle que j’habitais en commun avec mon sous-lieutenant, un sous-officier et une quinzaine de soldats, là il me dit que l’alarme régnait dans la ville, qu’une partie des insurgés s’était reformée, et qu’on craignait une nouvelle attaque de la ville pour délivrer le blessé, que dans ce cas on aurait à regretter des scènes peut-être plus terribles que celles des jours précédents, que cet homme était un objet d’effroi qui inquiétait gravement la population, et que dans l’intérêt général il était urgent de s’en débarrasser au plus vite.

D’après les ordres qui m’avaient été donnés et pour remplir la mission qui m’était confiée je me trouvais alors dans la pénible nécessité de remplir un devoir rigoureux. Il fut décidé d’un commun accord que cet homme serait fusillé le lendemain matin 14. Je me rendis à l’hospice où un curé confessait le blessé. Cette confession terminée le curé me dit devant toutes les personnes présentes :

– J’en ai fini avec ce malheureux, il avoue qu’il a bien mérité son sort.

Peu d’instants après il n’existait plus.

Il est absolument faux que j’ai dit que l’ordre avait été envoyé de Draguignan ».

 

* La plupart des témoignages attestent au contraire de l’humanité des Sœurs et de leur horreur devant le traitement infligé à Martin.