Deux échos de décembre 1851 dans Le Progrès du Var, 1869

Deux échos de décembre 1851 dans Le Progrès du Var, 1869

 

Avec la relative libéralisation du régime impérial, les radicaux varois vont pouvoir enfin se doter d’un organe de presse, Le Progrès du Var publié à Toulon, dont le rédacteur en chef est Oscar Tardy. C’est l’année de la publication de l’ouvrage du Toulonnais Noël Blache, Histoire de l’insurrection du Var en décembre 1851 (Paris, Le Chevalier, 1869), et les souvenirs de 1851 refont publiquement surface, notamment dans le journal.

 

Dans son n° 78 du 15 septembre 1869, on peut lire la lettre suivante :

« CUERS. – Nous recevons la lettre suivante : Monsieur le Rédacteur, Je venais de rendre les derniers devoirs à un ami, quand une tombe placée en évidence et comme à dessein sur la principale avenue du cimetière frappa mes regards. Je m’avançais pour mieux voir ; et ayant écarté des mains les ronces, les rosiers sauvages et les plantes pariétaires qui serpentaient en tout sens sur le marbre noirci par le temps, j’aperçus cette date néfaste : 1851.

Était-ce la dernière demeure d’un malheureux insurgé victime de la répression armée ?

Est-ce encore un vaincu, me dis-je ?

Non ! c’était bien une victime de l’insurrection, mais elle était tombée dans un autre camp.

Ces mots écrits sur la pierre tumulaire en lettres majuscules me jetèrent dans une profonde stupéfaction, à laquelle succéda bientôt une indignation non moins profonde :

Ci-gît le brigadier Lambert, assassiné par les insurgés, 1851

Comment ! assassiné ! Le mot est bien gros et je pourrais ajouter bien insolent. S’il était logique encore ? mais il est loin de l’être.

En effet, du moment où le malheureux qui tombe dans les rangs des vainqueurs est assassiné, pourquoi ne le dirait-on pas aussi bien de l’insurgé qui meurt sous les balles des soldats ? [la première victime de la répression varoise fut un Cuersois abattu dans la rue par les soldats occupant Cuers] Et dès lors Baudin a été assassiné ? Quels sont ses assassins ?…

Laissez-donc ces souvenirs douloureux. Le peuple gronde assez sans que vous l’agaciez. Pour un brigadier tué, combien n’avez-vous pas dressé d’holocaustes. Vous avez enlevé au sein de leur famille 417 citoyens vigoureux et dans la force de l’âge, dont la plupart sont morts sur les rivages empoisonnés de Cayenne ou dans les casemates malsaines du fort Lamalgue [à Toulon]. Vous voyez donc que notre martyrologue est plus complet que le vôtre. Encore une fois biffez ce mot qui n’a ni logique, ni sens commun. Soyez vainqueurs, je le veux bien, mais n’insultez pas les vaincus. »

 

Le Seynois que j’ai longtemps été lit encore dans le numéro du 24 octobre, et non sans émotion, cet article consacré au principal animateur de la démocratie socialiste de la Seyne en 1849-1851, l’horloger Auguste Carvin (voir sur ce site mon article Décembre à La Seyne ).

 

« La Seyne. – Pourquoi faut-il qu’après avoir gardé quelque temps le silence sur nos affaires communales, le Progrès du Var ait à ouvrir de nouveau ses colonnes aux correspondances de La Seyne pour y enregistrer un article de nécrologie ?

Tel est pourtant le sujet de ces lignes, motivées par la perte cruelle que la démocratie vient de faire en la personne de l’un de ses membres les plus dévoués : M. Carvin.

Depuis longtemps déjà ce regrettable dénouement était prévu, car le pauvre Carvin était atteint depuis plus de quinze ans d’une maladie qu’il avait contractée dans les casemates insalubres du fort Lamalgue où, en 1851-52, il avait été jeté en compagnie de tant d’autres victimes du coup d’État, pour avoir voulu s’opposer à la violation de la Constitution républicaine.

Aucun de ceux qui vivent encore et qui, à cette époque de sombre deuil pour la France et désolation pour les familles, ont été les pensionnaires du département de la guerre à Toulon, n’a pu oublier cette sympathique figure, cet homme excellent que des haines anonymes n’avaient pas craint de livrer aux fureurs d’un pouvoir usurpateur.

Mercredi une foule nombreuse accompagnait à sa dernière demeure le digne citoyen qui, pendant une existence de 57 années, n’a pas failli un seul instant à ses principes démocratiques, à l’homme qui, durant un demi-siècle n’a cessé de consacrer à la cause qu’il avait adoptée tout ce qu’il avait de force et d’énergie et au service de laquelle il sacrifiait tous ses intérêts.

Carvin était surtout dévoué au bien de sa commune. Sorti du fort Lamalgue après une détention prolongée, il fut de là transporté en Algérie et versé dans les pénitenciers pour y être occupé aux défrichements entrepris par le gouvernement militaire. Il eut sous les yeux ce triste spectacle d’une armée formée en carré pour assister au débarquement des malheureux Français qu’une commission mixte avait condamnés arbitrairement à la déportation parce qu’ils avaient trop bien accompli leur devoir.

Nous tairons la manière dont furent reçus les premiers transportés du Var en Algérie. Les portes se fermaient sur leur passage, car on les avait représentés aux populations comme des barbares capables des plus noirs forfaits.

Ces prisonniers qui avaient pris la défense du droit, étaient reçus à leur arrivée en Algérie par des régiments d’artillerie, de cavalerie et d’infanterie et conduits dans l’intérieur du pays pour y être mis à la disposition des officiers disciplinaires, en attendant leur classement et l’indication de leur destination définitive toujours fixée dans les endroits les plus insalubres de la région.

Beaucoup sont morts de chagrin, d’autres sont devenus fous en pensant à leur famille, mais le plus grand nombre succombait aux atteintes de la fièvre. Pour quelques-uns, en petit nombre, auxquels il avait été permis de revoir leur pays, les suites des souffrances endurées n’ont jamais cessé de se faire sentir. Carvin était de ceux-là. Sa nature impressionnable fut si vivement affectée par l’absence de la famille, par le spectacle des souffrances subies à ses côtés et par le climat de l’Algérie, que les médecins militaires jugèrent nécessaire de le renvoyer en France pour qu’il put y rétablir sa santé fortement compromise.

Hélas ! une fois en France, il ne put profiter longtemps de la permission temporaire que lui avait accordée le conseil militaire de santé et après un incident survenu entre lui et l’un des membres de l’autorité locale – devant les conséquences d’une dénonciation qui pouvait lui devenir fatale, Carvin dut s’expatrier de nouveau. Grâce au concours de quelques amis dévoués, il parvint à gagner l’Italie. Cela se passait en 1855, il y a 14 ans. Si l’on n’était pas parvenu à soustraire ce brave citoyen aux poursuites nouvelles dont il était l’objet, il y a 14 ans qu’il serait mort, peut-être.

Enfin, après dix ans de misère, Carvin put profiter de l’amnistie et rentrer dans son pays. Mais, hélas, toujours souffrant, il devait, par degrés, descendre dans la tombe qui vient de se refermer sur lui.

Jusqu’à ses derniers moments, il a tenu à confesser sa foi politique et, par testament, il lègue 100 fr. à Garibaldi, 100 fr. à la veuve de Cabet [le communiste], 500 fr. à son ouvrier horloger et les outils de sa profession, etc.

En adressant notre dernier adieu à Carvin, souhaitons que son exemple soit suivi par la jeune génération de La Seyne ! »

 

 

René Merle