Décembre à La Seyne

publié dans le bulletin numéro 18, octobre/novembre 2001

Décembre 1851 à La Seyne (Var)

par René Merle

 

 

La Seyne (Var) est la ville où je suis né, où j’ai vécu, travaillé, milité : il est normal que la commémoration m’amène à étudier ce qui a pu s’y passer en 1851, d’autant que la mémoire locale est défaillante. Des rues portent pourtant les noms de résistants au coup d’État, sans que les Seynois d’aujourd’hui sachent qui ils étaient : les plaques ne spécifient pas qui ils furent, et leur mémoire ne survit que dans quelques traditions familiales.

 

Aucun travail universitaire n’a étudié cette période de l’histoire locale. N.Blache, qui pourtant cite Toulon dans sa liste des communes insurgées (Histoire de l’insurrection du Var en décembre 1851, Paris, Le Chevalier, 1869), ne mentionne pas La Seyne. Seul, un historien local (L.Baudoin, Histoire générale de La Seyne sur mer, 1965) évoque (pp.518-519) la concertation des démocrates le 4-12, la constitution d’un comité, l’envoi d’une délégation auprès du maire, républicain mais attentiste. Ce comité se dissout le 7, plusieurs démocrates sont ensuite emprisonnés.

 

La Seyne semblait donc illustrer le cas, répandu au plan national, d’une résistance urbaine velléitaire, et minoritaire. Elle contrastait en cela avec d’autres villes du département, qui elles résistèrent. En 1851, avec 6497 h., La Seyne est pour le Var une ville importante, moins que Toulon bien sûr, (45434 h.), qui lui fait face sur la rade, moins que Draguignan (8678 h.) et Hyères (9803 h.), plus que Brignoles (5365 h.). Les localités voisines, Six Fours, Ollioules, sont avec quelque 3000 h. dans la moyenne de beaucoup de localités varoises. L’insurrection rallia une majorité de Brignolais ; celle de Draguignan fut puissante mais privée d’une direction énergique ; à Hyères, une forte minorité résolue s’insurgea mais dut s’incliner devant les armes. La non-résistance seynoise, ville majoritairement à gauche, ne semblait pas comparable à celle des proches communes de l’Ouest, électoralement acquises au parti de l’Ordre. Procédait-elle des raisons qui avaient étouffé dans l’œuf la résistance toulonnaise : présence impressionnante de la force armée, divisions entre républicains, passivité de la classe ouvrière, arrestations préventives massives ? D’autant que nombre de Seynois travaillaient à Toulon…

 

Depuis 1870, et jusqu’à une date récente, La Seyne, développée autour du grand chantier naval créé sous le Second Empire, était emblématiquement pour les Varois une ville ouvrière “rouge”.

 

Mais il en allait autrement dans les années charnières 1830-1840, qui virent le passage de la construction navale traditionnelle (petits chantiers artisanaux, coques en bois, voiles) à celle de la propulsion à vapeur, puis des coques métalliques. Les premiers regroupements d’entreprises, l’apparition d’une entreprise moderne, matrice du futur chantier, font naître une petite concentration d’ouvriers maîtrisant les nouveaux métiers du fer. Le juge de paix écrit en 1851 que la population de La Seyne est “composée en majeure partie d’ouvriers travaillant à l’arsenal de Toulon ou aux chantiers de bâtiments à voile et à vapeur de la localité”. Pour autant la ville n’est pas spécifiquement une cité ouvrière.

 

En 1848, elle est serrée dans les quelques rues de ce qui est aujourd’hui le centre. Au-delà s’étend un vaste terroir agricole et forestier, où beaucoup de Seynois de la ville possèdent leurs “campagnes”. Mais La Seyne est d’abord un port, à l’importante population de gens de mer, navigateurs, pêcheurs (milieux traditionnellement d’opinions conservatrices sur le littoral varois), travailleurs liés directement ou indirectement à une construction navale encore grandement artisanale. Ouvriers et artisans côtoient une bourgeoisie enrichie par le commerce maritime, la construction navale, bourgeoisie qui fournit à la marine nationale nombre d’officiers, parfois de haut rang.

 

En 1848, le décor urbain est encore celui du siècle précédent. En croissance lente, la ville a gagné 1000 h. en une vingtaine d’années, mais l’explosion démographique est encore à venir.

 

Cependant, dans ce paysage urbain, presque inchangé depuis le début du siècle, apparaissent des signes évidents de mutation et de modernité.

 

En 1845, des ingénieurs anglais reprennent et développent un chantier naval local. Dès 1846 est construite la première cale en briques, et sont lancés les premiers navires en fer.

 

En 1846-47 la nouvelle Mairie est édifiée sur le port, bâtiment moderne qui remplace l’antique et exigu bâtiment du bas du Marché.

 

En 1849, le paysage rural du haut du Marché est profondément modifié par la construction du pensionnat des frères Maristes.

 

Autre novation, moins visible, mais tout aussi significative : en 1846 est ouvert sur le Marché un cabinet de lecture. Moyennant une modeste cotisation, on y lit le journal et les dernières publications historiques et poétiques. Ce cabinet est fondé par l’horloger Carvin, un homme jeune : il est né à La Seyne en 1812. Autour de lui, quelques artisans de sa génération… Le secrétaire est Laville, maître en timonerie du port en retraite.

 

Le statut social de ces artisans autorise le vote aux élections municipales mais non aux législatives. Leurs idées avancées ne sont pas pour plaire aux détenteurs des charges municipales, et au maire, le docteur Martinenq, ancien chirurgien en chef de la marine. Ces notables sont acquis à la Monarchie de Juillet ou encore, dans la tradition de la Royale, nostalgiques du drapeau blanc. Rares sont ceux qui, par conviction, et parfois par tradition familiale, seraient plutôt républicains.

 

En février 1848, l’avènement de la République effraye ces notables conservateurs, mais aussi une partie des générations populaires les plus âgées. Le trauma du siège de 1793 et de ses drames (la forte émigration seynoise de gens de mer en particulier) est encore très présent. Mais la jeunesse est acquise aux temps nouveaux. Le Juge de paix écrit de La Seyne en 1851 : “Dans cette localité la jeunesse s’est fait remarquer par sa turbulence, son esprit d’indépendance et aussi, après 48, par l’exaltation de ses principes républicains”.

 

Imaginons nous à l’angle du port, devant la mairie, en ce 2 mars 1848 où le maire sortant Martinenq doit proclamer une République qu’il souhaite toute modérée :

 

“République, que ce mot ne vous effraie pas. La République est le gouvernement de la nation par la nation, du peuple par le peuple, il dépend donc de vous qui formez la nation, vous qui formez le peuple, que la république soit honorable et honorée, calme, puissante, durable et bienfaisante pour tous. Soyons amis de l’ordre et soumis aux lois, le meilleur des souverains”.

 

Aussitôt s’impose au balcon le jeune garde national Barralier, un agent d’affaire connu sur la place de Toulon, tant professionnellement que par ses opinions avancées, qui prononce un discours enflammé, acclamé par la jeunesse.

 

La commission provisoire qui va gérer la ville et préparer les élections municipales est un savoureux mélange : notables orléanistes les moins marqués, notables républicains de la veille comme le propriétaire Berny, responsables du cercle de lecture comme Laville et Carvin, voire salariés “manuels’’ comme le charpentier Sicard.

 

Avec l’instauration du suffrage universel masculin, La Seyne compte désormais 2002 électeurs. L’opinion est encore peu politisée en profondeur et mouvante mais bientôt l’éventail politique est ouvert, marqué à gauche, avec un équilibre provisoire entre la gauche modérée et l’extrême gauche.

 

Les élections municipales portent à la mairie un panaché de républicains avancés ou modérés, et de modérés ralliés à la République du bout des lèvres. Laville, le gérant du cabinet de lecture, élu premier adjoint, représente l’aile gauche du républicanisme. Les plus rouges ont été écartés : Carvin, membre de la commission municipale provisoire, ne fait pas partie du nouveau conseil municipal.

 

Le nouveau maire, J.L.Berny, propriétaire et conseiller municipal sortant, dit dans son discours inaugural être républicain non seulement de la veille, mais depuis l’enfance, une enfance vécue sous la première République : on mesure ce que cela représente dans le contexte toulonnais.

 

À côté de cette municipalité gestionnaire s’affirme autour de Carvin un foyer politique démocrate socialiste qui soutient la municipalité, mais aussi s’en distancie. La réciproque est vraie.

 

Dès l’été 1848, le pouvoir surveille et combat les Rouges. Alors que nombre de maires sont destitués par la préfecture en 1849 et 1850, celui de la Seyne, tout en affichant ses couleurs républicaines, réussit à se maintenir jusqu’au coup d’État. Par contre, dans un climat pesant de délation, c’est sur les militants républicains que s’abat la répression.

 

Ces militants sont d’abord les fidèles du cabinet de lecture, qui abrite le comité électoral démocratique (le commissaire lui attribue 127 adhérents), l’embryon de ce que nous appellerions aujourd’hui un parti. Sa première tâche a été de préparer les élections législatives de mai 1849 qui affirment au plan national la montée de la démocratie socialiste. Et c’est le cas aussi à La Seyne.

 

Sur 1206 votants, le démocrate socialiste Suchet obtient 753 voix contre 316 au conservateur De Clappiers.

 

Un mois après, une pétition de dénonciation, à l’orthographe maladroite, et prétendant parler au nom de 500 Seynois, parvient à la préfecture.

 

“Monsieur, les hommes de l’ordre de la ville de la Seyne ont l’honneur de vous prévenir que les sociétaires ou pour mieux dire les bonnets rouges de notre ville ont leur club rue du marché n°13 au premier étage, présidé par le citoyen Laville, adjoint de notre maire rouge, et Carvin Auguste boiteux, chargé par le comité secret de Toulon de convertir les soldats du Fort Napoléon, en les conduisant dans son club, et lui donnant des brochures et au magasin du citoyen Carvin, horloger. Dans le dit club, les murailles sont tapissées des portraits de Ledru-Rollin, Raspail, Barbès, Blanqui et tous les coquins de la Montagne, le maire et son conseil municipal délibèrent dans cette belle salle en portant des toasts à son bon ami Ledru Rollin”.

 

On pourrait sourire, mais, dans le dossier d’archives, cette lettre est jointe à la demande du procureur, transmise au commissaire de police. La lettre était du 26 juin. Le cabinet de lecture, considéré comme lieu de réunion politiqueest perquisitionné et fermé le 30. Quels sont donc ces dangereux démagogues que le préfet veut réduire au silence ?

 

Auguste Carvin, d’abord, l’horloger de rue de la Paix. Une fiche de police indique que Carvin “Est assurément un des démagogues les plus exaltés et les plus dangereux de l’arrondissement de Toulon. Il a fait depuis 1848 la propagande la plus active des doctrines socialistes et communistes. Partisan des principes de Barbès et dépositaire des écrits de ce dernier, il a cherché à les répandre avec la persévérance la plus coupable. La présence de cet individu à La Seyne a largement contribué à pervertir l’esprit public. Il a cherché à corrompre les militaires en leur distribuant les écrits anarchiques et de nature à les détourner de leur devoir militaire”.

  Armand Barbès, photographié par Nadar

Voilà l’homme que le plus borné conservatisme dénonce comme le suborneur de la Seyne. N’a-t-il pas tout pour être mis à l’index ? Un homme en marge, infirme, célibataire, coupé des plaisirs de la convivialité ordinaire, pointé du doigt donc dans sa différence physique comme dans sa différence politique. On le piste. On sait qu’il est souvent à Toulon, au café des Mille Colonnes où avec Barralier il rencontre les chefs républicains du grand port.

 

Un voisin de Carvin, le menuisier Blain, est un homme. Il joue à la perfection le rôle du délateur. Il déclare au commissaire de police : “cet homme, Carvin, fait de la propagande de toutes les manières et vis-à-vis de tout le monde, paysans, ouvriers, marins, charretiers soldats, il accostait chacun et cherchait à les amener à ses idées, il les faisait parfois entrer chez lui, ayant la plupart du temps la poche remplie de journaux appartenant à l’opinion socialiste, il les laissait tomber à terre en présence des militaires à qui il n’osait les remettre et les leur laissait ensuite”.

 

On surveille aussi deux fondateurs et animateurs du cercle littéraire, Jacques Laurent, 37 ans en 1851, maître boulanger rue Miséricorde, et Joseph Rousset, 49 ans en 1851, maître boulanger 2 rue du Marché. Deux artisans aisés et respectés, bien installés dans la vie locale, héritiers d’une lignée d’artisans boulangers, et dans la tradition républicaine de la boulangerie. Ce sont eux qui représentent la démocratie seynoise aux congrès du Luc, où sont désignés les candidats rouges aux législatives.

 

Sont repérés aussi comme responsables de ce cercle de lecture politisé, Pierre Giraud, 29 ans en 1851, potier, “exalté démagogue” et Sauveur Peter, 37 ans, charpentier. Et bien sûr Barralier, président du bureau, agent d’affaire, 36 ans.

 

Carvin ne cesse de réouvrir le cercle en jouant à cache-cache avec le commissaire. Mais la pesante surveillance du local renforce le rôle des autres lieux de sociabilité populaire, chambrées et cafés.

 

Sont particulièrement dénoncés deux cabarets gérés par des membres actifs du cercle Carvin. L’un est tenu par Jean François Coste, scieur de long, dont le frère Prosper, scieur de long également, est aussi un militant. Les Coste sont liés au chef républicain toulonnais Ledeau. L’autre est tenu par Louis Bonacorsi, riveur à l’arsenal. Délégué ouvrier en 1848, en première ligne dans les manifestations (il a escaladé le balcon du sous-préfet), il a été licencié. Le commissaire signale que dans le cabaret de cet “enragé démagogue” “on chante des chansons très exaltées”.

 

On se méfie aussi des instituteurs de l’école Martini, Berny, Castillon, Lyons, dont le commissaire relève les “tendances subversives”, en ajoutant aimablement pour Lyons qu’il est un peu trop porté sur la boisson.

 

La situation ne cesse de se durcir avec la perspective des législatives partielles de mars 1850.

 

Le Toulonnais, 3-1-1850 “Il n’y a plus que deux camps aujourd’hui, celui des gens qui veulent posséder en sécurité ce qu’ils ont ou ce qu’ils auront un jour, et celui des misérables qui veulent le leur enlever, celui des gens honnêtes et celui des gens qui ne le sont pas”.

 

12-1-1850, lettre pastorale de l’évêque de Fréjus, contre ceux qui “font appel à toutes les passions contre tous les devoirs” et qui entraînent la société dans un abîme.

 

Le 10 mars 1850, sur 2000 inscrits, seulement 907 votent.

 

Les conservateurs Siméon (410 voix) et De Clappiers (409 voix) sont battus par les Rouges Suchet (497 voix) et Clavier (495 voix). La participation et l’influence républicaine ont reculé. La droite conservatrice gagne des voix, mais le recul de la gauche est aussi lié au fait que les ouvriers de l’arsenal ont été convoqués à part et devaient voter devant leurs chefs d’atelier (Le pouvoir espérait ainsi faire pression sur les plus craintifs).

 

En avril 1850, le Comité démocratique (Barallier, Carvin, Giraud, Laurent, Péter, Rousset) lance l’initiative d’une souscription pour le journal Le Démocrate du Var, menacé par les procès et les amendes. L’envoi de 1000 f, somme importante, est salué comme il se doit (un abonnement annuel coûte 30 f).

 

En cette fin avril, le comité reçoit C.Dupont, dirigeant départemental et, sous le pseudonyme de Cascayoun, chroniqueur provençal bien connu du Démocrate. Dupont adresse ordinairement sa chronique provençale aux agriculteurs : or, à part Hyères, où il réside, La Seyne est la seule ville que Dupont présente dans ses articles en provençal. Il souligne ainsi implicitement, dans cette zone toulonnaise dont le peuplement est ouvert aux quatre horizons de la France, l’enracinement local, endogène, de la démocratie seynoise. Il écrit le 21-4-50 dans Le Démocrate du Var :

 

“Ben de gramacis eis demoucratos de la Seyne, per l’accuilh fraterneou qu’aï agu l’hounour de reçubre d’elei dimenche passa. Mi souvendrai toujous, emé bounahur, d’aquelo hurouso journado ! Ren li manquavo : soureou d’abriou, ventour perfuma, couars republicain, bounao taouro, descento de gavaï, cansouns patrioutiquo & graciousita dé frumos, & dé damisellos”.

 

[Bien des remerciements aux démocrates de La Seyne, pour l’accueil fraternel que j’ai eu l’honneur de recevoir d’eux dimanche passé. Je me souviendrai toujours, avec bonheur, de cette heureuse journée ! Rien ne lui manquait : soleil d’avril, petit vent parfumé, cœurs républicains, bonne table, bon appétit, chansons patriotiques, grâce des dames et des demoiselles].

 

Malgré sa modération, le maire Berny est menacé de révocation par le préfet : on l’accuse d’avoir laissé les jeunes Seynois entonner les couplets de Pierre Dupont : “Les peuples sont pour nous des frères, et les tyrans des ennemis”, et d’avoir privilégié les lampions rouges à la fête patronale du 7-7-1850 ! En novembre on menace à nouveau Berny de révocation.

 

Ainsi se passeront les années 1850 et 1851, dans l’attente crispée des élections de 1852.

 

 

– La résistance au coup d’État :

 

Les archives communales, en partie détruites et pillées pendant et après la dernière guerre, offrent peu de sources. C’est donc le dossier des A.D. qui m’a permis de tirer quelques fils.

 

La nouvelle arrive le 3 au soir. Dès le 4, les républicains varois appliquent les consignes depuis longtemps mises en place : si le pouvoir est usurpé à Paris, c’est dans la commune, lieu premier de la vie politique, que s’incarne la légitimité citoyenne. Ils affirment donc leur pouvoir dans nombre de communes varoises. Ce n’est pas le cas dans la région toulonnaise.

 

Le 4, les démocrates de La Seyne constituent un comité de résistance, dirigé par l’horloger Carvin, les menuisiers Rousset et Laurent. Une délégation, conduite par Laville, premier adjoint, et le riveur-cafetier Bonacorsi, se rend chez le maire afin d’obtenir communication des dépêches de Paris. Le Maire est en position d’attente. Laville dénonce publiquement les dépêches comme ignobles. Au grand scandale du commissaire de police, Laville déclare que le président n’avait pas le droit de lancer un pareil décret. Laville n’est sans doute pas un foudre de guerre : alors que ses compagnons sont dénoncés comme “démagogues dangereux” ou “très dangereux”, la notice qui accompagne son arrestation indiquera seulement : “vieillard plus inepte que méchant”. Mais on comprend que, tout flanqué qu’il soit de Bonacorsi le cabaretier rouge, Laville représente aux yeux des démocrates la légalité, puisqu’il est premier adjoint, et sa présence symbolise la légitimité du refus républicain.

 

Le commissaire de police signale au procureur que le 4 la nouvelle de la dissolution de l’Assemblée nationale “a causé une vive impression sur l’esprit des démagogues”, de nombreux groupes se sont formés sur les promenades publiques, mais “petits à la vérité”. Le soir, à leur arrivée par le bateau à vapeur, les ouvriers de l’Arsenal ont chanté la Marseillaise. Carvin “l’un des plus exaspérés démagogues de cette ville” est allé les haranguer, les a invités à la société littéraire dont il est président “disant qu’il fallait s’entendre sur ce qu’il y aurait à faire dans cette circonstance”. Grande affluence le soir vers 7 h à cette société.  Des petits groupes stationnent jusque vers 11 h. La police leur demande de rentrer chez eux.

 

Le 5, Carvin s’est rendu à Toulon, sans doute pour se renseigner et informer, il dit ne pas savoir ce qui a été décidé. De fait les républicains de Toulon sont toujours dans l’indécision. Indécision fatale, ils sont arrêtés en masse dans la nuit du 5 au 6. Cependant que la résistance est brisée par la force à Cuers et à Hyères.

 

Le 6, l’état de siège est appliqué à Toulon, les chambrées sont fermées. Alors que les colonnes républicaines venues du centre et du sud-est du département convergent sur Vidauban, la région de Toulon est entièrement contrôlée par le pouvoir, et ignorante de ce qui se joue ailleurs.

 

Apparemment La Seyne est calme. Mais comme l’écrira le Juge de paix, “ce parti (le parti républicain) n’a pas levé ouvertement l’étendard de la révolte, mais il a agi dans l’ombre”.

 

En effet, alors que tout semble perdu, le comité démocratique lance une initiative presque désespérée au soir du samedi 6 décembre. Que l’on imagine cette nuit du samedi au dimanche. La ville est noire et froide, mais la jeunesse plébéienne ne dort pas : en cette approche de Noël, on joue des victuailles dans toutes les chambrées de la ville, et elles sont nombreuses (Beaussier, Calade, Prieurs, Abonnés, Senès, Prosper…)

 

C’est là que les émissaires du comité vont recruter pour un rassemblement à minuit à Brégaillon, aux portes de la ville, sur la route de Toulon, rassemblement qui doit se poursuivre par la prise de la mairie !

 

Tous les Seynois arrêtés après cette nuit seront inculpés comme “faisant partie d’une association secrète ayant pour but de renverser le gouvernement actuel et de s’emparer de l’hôtel de ville dans la nuit du 6 au 7 décembre”.

 

En fait que s’est-il passé ? Le rassemblement a bien eu lieu, il a été présidé par Carvin et Laurent, et il a mobilisé : le juge de paix parle de 150 à 200, le commissaire de 200 à 300 démagogues assemblés à Brégaillon après minuit, dans la nuit du 6 au 7. Soit des chiffres comparables à ceux d’Hyères et Draguignan, si on tient compte de la population moins importante de La Seyne, et surtout du contexte. Il fallait que les gens qui se rassemblaient cette nuit-là soient résolus…

 

Mais rien n’a suivi.

 

Faut-il mettre au compte de l’intercession divine l’échec des démocrates ? Pour faire face à la menace rouge, aux cris hostiles qui leur parviennent de l’extérieur, les Pères Maristes ont organisé une procession aux flambeaux dans cette nuit, à l’intérieur de l’établissement. Ils estiment qu’elle a été dissuasive.

 

De son côté, le commissaire de police est persuadé que sa présence a suffi à tenir en échec les insurgés : il a campé toute la nuit dans la mairie, toutes fenêtres éclairées, en compagnie du garde champêtre, du garde de la marine et d’un agent !

 

Mais on se doute que c’est plutôt l’annonce de la défaite de Toulon qui a découragé les insurgés de mettre leur plan à exécution. Le signal de la lutte n’est pas venu et les émissaires du proche faubourg toulonnais du Pont du Las ont annoncé les arrestations en masse et l’impossibilité de la lutte.

 

Le lendemain, dimanche 7, le comité se dissout, Laville brûle les registres du club dans le four du boulanger Rousset. Le commissaire reçoit un renfort de gendarmerie et procède d’office aux arrestations des meneurs, Carvin en tête, ainsi que les cabaretiers Coste et Bonacorsi, qui ont entraîné leurs clients à Brégaillon. Mais les deux maîtres boulangers, Laurent et Rousset, ont disparu, ainsi que le charpentier Peter. Il s’agit là de pures et simples arrestations pour délit d’opinion : on arrête les membres de la commission provisoire “rouge” de mars 48, comme le charpentier Antoine Sicard, “démagogue exalté”. Les motifs de l’accusation viendront après.

 

Car il restait à tirer les fils du “complot de Brégaillon”, et il est tout à fait intéressant de voir comment le tissu local, dans son omerta, protège les siens. Qui étaient les mutins de Brégaillon ? Personne ne le sait. Le commissaire aligne les noms de suspects possibles, pointe sur les mutualistes : on inquiète Auguste Silvy, propagandiste incendiaire, on inquiète le maître tailleur de pierre Degrange, président de la société de secours mutuel St Joseph. Mais on ne peut rien prouver.

 

Enfin, le fil est tiré par la déposition d’un tuilier toulonnais, Hugues, un Toulonnais qui a passé la soirée à la chambrée de Beaussier, où on jouait des jambons.  Vers minuit sont arrivés deux jeunes charpentiers de l’arsenal, Auguste Daniel, et Celestin Tisot. Daniel aurait déclaré : “citoyens je vais parler à tous les citoyens, à 2 h il faut que nous nous rendions maîtres de la commune. J’ai du monde, nous sommes entendus avec le Pont du las, si vous avez des armes apportez les, je vais z-allier, au premier coup de fusil de Toulon nous partirons”. Il dit avoir parcouru toutes les chambrées et prévenu tous les sociétaires. Il sort en entraînant Joseph Décugis, calfat perceur à l’arsenal, Pierre Ettore, ouvrier boulanger, Toussaint Reynaud vannier, François Maquan maçon.

 

Les interrogatoires permettent de jeter un regard sociologique sur cette chambrée populaire de Beaussier : une trentaine d’hommes, vannier, tailleur de pierre, charpentier, calfat, maçon, scieur de long, tuilier, chaudronnier…

 

Le commissaire ne peut rien tirer d’autre des interrogatoires. Silence sur le front des chambrées. On n’y a rien vu, rien entendu, rien fait. Il faut enfin le témoignage d’un père inquiet, le charpentier Besson, qui amène son fils de 18 ans, charpentier lui aussi, à déclarer qu’a la chambrée de la Calade, il a vu le jeune Daniel, très échauffé, venir appeler au rassemblement, mais qu’en ce qu’il le concerne, prétextant un besoin naturel, il est sorti pour rentrer chez lui et ne se mêler de rien…

 

Dans le mois qui suit le coup d’état, le commissaire interroge des dizaines de personnes, il fait arrêter trente trois “démagogues exaltés”, soit parce qu’ils étaient responsables du Club, soit parce qu’ils ont été dénoncés comme racoleurs de manifestants.

 

Une colonne de 20 gendarmes bat la campagne de pour mettre la main sur les fugitifs. On perquisitionne la campagne de Gabriel Besson, désignée comme le refuge de son neveu Laurent, et comme le dépôt de poudre des insurgés. On n’y trouve rien ni personne.

 

Enfin, aux abois, les fugitifs se risquent à revenir dans leur domicile ou leur propriété de campagne. Dans la nuit, Rousset est arrêté dans le pigeonnier, Coste sur son toit, délogé sabre en main dit fièrement le rapport, car cet individu est très dangereux, comme Peter, cerné chez lui. Par Laurent saute du premier étage dans un jardin voisin et fuit à nouveau.

 

Le 16-12-1851, “considérant que l’administration municipale de la Seyne a, par sa faiblesse, laissé se développer dans cette commune un foyer de démagogie de nature à compromettre l’ordre et les intérêts publics de cette localité”, et compte tenu de l’arrestation de l’adjoint Laville, “sous l’influence duquel l’administration municipale a compromis sa dignité”, le sous-préfet institue une commission municipale provisoire formée d’officiers en retraite, de propriétaires, d’un maître cordier, et d’un constructeur de navires

 

Barry, lieutenant de vaisseau en retraite, conseiller général, est ensuite nommé maire. Le 3-1-1852, il adresse au président “son adhésion à l’acte énergique par lequel vous avez préservé la France de l’anarchie qui s’apprêtait à la plonger dans l’abyme”. Le 11.1.1852, il organise un te deum dans l’église paroissiale, et 700 personnes, selon le complaisant Toulonnais, défilent ensuite jusqu’à la mairie derrière les bannières de la société Saint Roch et de la société Saint Joseph. Du balcon de la mairie, Barry s’écrie : “Vive le Président de la République !” (et non “Vive la République”). Il ajoute “Vive le Sauveur de la France”, formule qui nous rappelle une chanson que nous devions chanter dans la cour de l’école…

 

Barry saluera Napoléon en septembre, quand le prince président visitera Toulon et La Seyne. Mais sans musique : La société musicale locale, la Seynoise, est en sommeil pour cause d’arrestations.

 

Sont condamnés à la déportation en Algérie Barralier, Bonacorsi, “très dangereux, propos violents dans sa prison”, Carvin “très dangereux, énergumène, influent sur le peuple”, Coste JF, Coste Prosper, Daniel, Décugis, Ettore, Giraud, Laurent, Peter, Tisot.

 

Les autres sont internés, ou mis en surveillance.

 

De ces journées de tension, et de la période de conscientisation qui les a précédées, nous pouvons tirer quelques réflexions sur cette maturation de la conscience politique de gauche à La Seyne. La première étant évidemment que s’il n’y a pas eu prise d’armes, il y a bel et bien eu résistance, mobilisation, et que faute de consignes et de perspectives, faute aussi de dépasser les rangs des Rouges convaincus, cette mobilisation n’a pas abouti.

 

La Montagne rouge ne recrute pas ici d’adeptes avérés, encore moins de dirigeants, dans cette moyenne bourgeoisie qui fournit tant de cadres au mouvement du Var intérieur. Ici, pas de notaires, de médecins, de pharmaciens, de vétérinaires, d’avocats, de rentiers, à la tête de troupes populaires.

 

Pour autant, le mouvement n’a rien d’artificiel. Il naît véritablement d’une maturation politique dans le terreau populaire local. Alors qu’à Toulon beaucoup d’inculpés ne sont pas nés à Toulon et viennent des quatre coins de France, à La Seyne le militantisme est endogène et non exogène. Tous les militants cités sont nés à La Seyne, sauf Ettore, né à Bastia, et Barallier, Bonacorsi, Laville nés à Toulon. Aucun neo-résident amené à La Seyne par l’apparition de la construction navale moderne dans les inculpés.

 

Le noyau de la conscientisation a été un cercle d’artisans, jeunes adultes amateurs de lectures et de discussions. On ne s’étonnera pas du poids des boulangers, vivier traditionnel de républicanisme : maîtres boulangers établis, et jeunes ouvriers boulangers qu’ils entraînent, comme Ettore (28 ans).

 

Ce cercle a un relais plus plébéien avec de jeunes ouvriers, qui ont un pied dans l’entreprise individuelle, à leur compte à leurs heures quand ils ne sont pas salariés, et par ailleurs cabaretiers. J.F.Coste a 33 ans, son frère 29. Bonacorsi a 35 ans. Il s’agit d’hommes des métiers de force : métiers traditionnels du bois avec les Coste, scieurs de long ; métier du fer avec Bonacorsi le riveur : métier nouveau certes, mais métier extrêmement fatigant et sans véritable qualification technique.

 

La jeune garde plébéienne que ces hommes entraînent a pour fers de lance des ouvriers de l’arsenal, eux aussi recrutés dans les métiers traditionnels de la marine en bois, et non, comme à Toulon, dans ceux du fer et de la modernité. Les charpentiers Tisot et Daniel ont 24 ans, le perceur calfat Décugis 30 ans. Ils participent de la conscientisation républicaine des travailleurs de la grande entreprise toulonnaise, conscientisation bien marquée par l’attitude des ouvriers revenant de l’Arsenal le 4 et le 5.

 

Quid des ouvriers de la modernité, ceux du chantier naval Taylor en particulier ? Aucun n’est inculpé, et semble-t-il aucun même n’est interrogé. Blain le corbeau parle bien d’un ouvrier de Taylor qui recrutait à la chambrée rue des Prieurs pour un mouvement qui devait se faire dans la nuit, et il avait repéré deux individus “paraissant appartenir à la classe ouvrière” sur le chemin de Toulon le 6, qu’il avait vus ensuite chez Carvin.

 

En fait le personnel “exogène” de Taylor, la matrice du prolétariat moderne, n’apparaît pas vraiment.

 

C’est donc plutôt dans La Seyne traditionnelle que le noyau démocrate arrive à mobiliser une phalange convaincue (127 inscrits au cercle démocratique socialiste en 1849 selon la police) qui ne se laissera pas abattre par les menaces : les interrogatoires le montrent. Un seul inculpé, le jeune tuilier Moquant (23 ans) dit avoir agi par force : le vannier Reynaud lui aurait dit que “ si je n’allais pas avec les autres je serais le premier trouca”. Une phalange qui ne se laisse pas totalement abattre par la défaite : à la différence de bien des localités, au référendum de décembre 1852, 975 Seynois votent oui, mais 127 votent non.

 

Les suites ?

 

Beaucoup de déportés sont graciés en fin 1852 et en 1853. Ils reviennent à La Seyne où ils sont étroitement surveillés. Mais Décugis le calfat s’est enfui et meurt en Turquie. On n’a pas d’indulgence pour Carvin qui reste en Algérie jusqu’en juillet 1855. Il obtient une permission pour raison de santé et de famille, et disparaît : les maires du Var reçoivent son signalement : il est recherché pour avoir “quitté furtivement cette localité après la notification à lui faite de retourner en Algérie à l’expiration d’un congé de convalescence qui lui avait été accordé”. Il fuit à Nice, sera gracié en 1856, revient s’installer à La Seyne comme horloger, il meurt en 1869, toujours célibataire.

 

Mais la ville qu’il a retrouvée n’est plus la même. La population a doublé. Les familles italiennes attirées par le développement des FCM, 2000 ouvriers dès la naissance, s’entassent autour de la place de la Lune, et du foyer d’infection du Gros Vallat. Dans l’été 1865, le choléra éclate, et le boulanger républicain Joseph Rousset meurt victime de son dévouement. Aux élections municipales apparaît Cyrus Hugues venu de Collobrières, lui aussi ancien déporté en Algérie, qui tient la pharmacie de la rue de la Paix et devient la tête de la faction républicaine locale, où le boulanger Laurent est toujours présent. Tous deux seront évidemment membres de la commission municipale installée dès la chute de l’Empire, le 4 septembre, commission qui baptise aussitôt boulevard du 4 septembre le boulevard Fleury, boulevard résidentiel qui venait de marquer la rupture avec l’habitat urbain traditionnel.

 

Lorsqu’en 1882 la République se décidera à honorer les victimes de la répression de 1851, en attribuant une pension aux survivants ou à leur famille, ce sont les enfants de Décugis, Laville, Rousset qui touchent la pension. Pierre Daniel, 54 ans, est toujours ouvrier charpentier. Pierre Giraud, 59 ans, fabrique toujours des poteries. Célestin Tisot, 53 ans, toujours ouvrier charpentier. Le scieur de long Coste Jean-François, 63 ans, est devenu cantonnier de la mairie républicaine. Jacques Laurent, 68 ans, est toujours boulanger.

 

Le nom de plusieurs d’entre eux sera plus tard donné à des rues du centre ville, et, dans le virus ancestral des divisions de la gauche seynoise, avant comme après la guerre de 1914, divisions qui feront à plusieurs reprises le jeu de la droite nationaliste ou de l’opportunisme gestionnaire “non politique”, ils symboliseront aux yeux des plus anciens, bien souvent affrontés, une sorte d’Acadie républicaine, une Arcadie où les républicains avancés étaient unis, désintéressés, indifférents aux profils de carrière et aux compromissions.

 

 

René MERLE