Chavannes (Drôme)
Allocution à la soirée de Chavannes (Drôme) le 26 octobre 2001
René Merle
Merci à la municipalité de Chavannes, aux associations Sports et Loisirs, et Sauvegarde patrimoine de la vallée de l’Herbasse, de m’inviter à participer à votre travail de mémoire sur Chavannes sous la Seconde République, une République née en février 1848 et mise à bas par le coup d’État du 2 décembre 1851. Quatre années seulement, mais quatre années très importantes, qui sont d’une certaine façon la matrice de notre Ve République : c’est de la constitution de 1848 que s’est inspirée celle de 1958, particulièrement dans l’élection au suffrage universel d’un Président de la République, tout puissant chef de l’Exécutif. Il est toujours stimulant de connaître le passé de sa commune. Mais en l’occurrence, votre démarche est particulièrement bienvenue. En effet, pour comprendre cet épisode mal connu, et parfois ignoré, de l’histoire de France, la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851, c’est d’abord dans le cadre communal qu’il faut nous situer.
Quand la Constitution fut violentée par celui qui avait charge de la défendre, quand dans la capitale toute velléité de résistance fut écrasée dans le sang, que restait-il aux citoyens, sinon à reprendre leurs droits dans le cadre le plus immédiat, le plus familier, de la vie administrative et politique, c’est-à-dire dans leur commune. La commune devient, ou redevient, le lieu de la prise de responsabilité citoyenne. C’est ainsi que, pour la première fois dans l’histoire de la France moderne, un grand mouvement populaire ne partait pas de la capitale, mais naissait en même temps dans des milliers de communes de province, et tout particulièrement dans des communes rurales.
Et c’est bien sûr le cas de la vôtre.
Le drame qui se noue et se dénoue dans ces quelques jours de décembre 1851 se joue d’abord, sans interventions extérieures, entre locaux, habitants de Chavannes et des communes voisines. Dans le miroir souvent déformant des interrogatoires et des jugements, dans les souvenirs postérieurs des témoins d’un bord et de l’autre, on perçoit les engagements politiques qui secouent alors la société française, les tensions sociologiques qui traversent la société rurale, mais aussi les rancœurs ou les fidélités de voisinage, l’importance des initiatives personnelles et des tempéraments individuels. Nous sommes loin de l’épopée, et pourtant ici, en ce froid décembre 1851, chacun joue son destin. Et quelques-uns le payeront chèrement.
Nous allons, J.M. Effantin et moi-même, vous proposer les éléments de connaissance objective qui sont en notre possession. Nous n’avons pas la prétention d’être exhaustifs : ce chantier est ouvert, il est le vôtre, nul doute que les chercheurs locaux et départementaux l’approfondiront, quand les A.D seront réouvertes.
On ne peut naturellement comprendre les événements de décembre 1851 sans évoquer ce qui s’était joué entre 1848 et 1851. Pour ce faire, nous avons choisi d’articuler cette soirée en trois parties, en espérant que chacune d’elles vous permettra d’intervenir, par vos questions et vos informations. La première partie traitera des débuts de la Seconde République, la seconde de la phase de tensions grandissantes qui précèdent le coup d’État, la troisième du coup d’État et de ses conséquences.
Les débuts de la Seconde République
Nous vivons en République et nous imaginons mal que nous puissions vivre dans un autre régime. Et pour les plus anciens d’entre nous, ce n’est pas le souvenir de l’État français, de 1940 à 1944, qui pourrait nous faire penser le contraire. Rien de tel en 1848. En janvier 1848, un Chavannais de 70 ans a connu 6 régimes ! Il est né en 1778, sujet d’un Roi absolu. Il a connu la Révolution et la 1ère République, il a servi dans les armées de l’Empereur Napoléon, il est redevenu sujet en 1815 de la monarchie au drapeau blanc, puis en 1830 le voilà citoyen de la monarchie constitutionnelle au drapeau tricolore. Vous imaginez les engagements, les fidélités ou les déceptions, les scepticismes et les passions que ces péripéties ont pu engendrer.
En 1847, s’il paie plus de 200 francs de cens, notre Chavannais peut voter pour les élections législatives. C’est dire qu’il n’y a qu’un électeur à Chavannes… En France, sur 8 millions d’hommes en âge de voter (plus de 25 ans) il y a en 1847 seulement 241.000 électeurs !
Notre Chavannais aura plus de chance pour les élections municipales : le conseil municipal est élu par les citoyens les plus imposés de la commune et dont le nombre est égal à 10% de la population totale. Mais le maire est nommé par le pouvoir.
C’est la revendication du suffrage universel qui renversa la royauté en février 1848. Trois jours de révolution parisienne instituent la République.
Un des premiers actes de la République : accorder le suffrage universel, suffrage universel masculin s’entend.
Les hommes ont donc le droit de vote, mais les cadres de la vie politique ne sont pas ceux que nous connaissons aujourd’hui : dans cette France majoritairement rurale, les partis politiques n’existent pas, la presse d’opinion naît à peine, et beaucoup de ruraux, qui maîtrisent mal le français, ne sont pas à même de la comprendre. C’est dans la discussion, au village, dans les auberges et les cafés (le rôle du café est important à Chavannes), les foires et marchés, mais aussi avec les médecins, les vétérinaires, les notaires, les prêtres et les pasteurs, les instituteurs, les notables, que vont se propager et se cristalliser les grands courants de la vie politique.
Dans la majorité des régions, les Français, encore peu au fait de la vie politique, suivirent les conseils des notables conservateurs et élirent en 1848, une assemblée constituante où dominaient les républicains vraiment très modérés, et souvent très modérément républicains.
Or ce n’est pas le cas de la Drôme, où l’on constate une politisation précoce et une véritable adhésion à la République. Et ce tout particulièrement à Chavannes. Que nous montrent les événements de mars 48 ? Alors que dans la plupart des communes de France la République est saluée dans une sorte de consensus plus ou moins sincère, Chavannes connaît l’affrontement symbolique du “peuple” et du “château”.
Dès l’annonce de la proclamation de la République, l’investissement du château du Mouchet, la récupération des armes de la garde nationale, montrent qu’ici le compromis n’est pas souhaité. Le maire, homme d’ordre, conservateur, mais aussi personnage clé de par sa fonction de notaire et ses activités d’usuriers, cristallise des rancunes politiques, sociologiques et personnelles. Et on ne peut s’empêcher de penser que le propriétaire du château représente en quelque sorte, aux yeux de la collectivité villageoise, la continuation de l’ordre seigneurial abattu en 1789. Et, remarquons-le tout de suite, ce républicanisme n’est pas seulement le fait des plus humbles. Ce sont des propriétaires aisés qui mènent l’assaut et prennent ensuite le pouvoir municipal. Leur engagement est sans doute le signe d’une politisation déjà ancienne, d’un républicanisme lié au souvenir de la Grande Révolution, qui perdure autant dans le petit peuple que dans cette petite bourgeoisie rurale, toujours très liée au peuple : Boffard est maquignon.
On est donc ici républicain. Ce qui n’empêche pas de voter Louis Napoléon en décembre 1848. Voter Napoléon, c’est déjà pour beaucoup voter pour celui qui jouit de l’énorme prestige de l’oncle, du grand Napoléon, lequel représente encore, 35 ans après sa chute, la grandeur d’une France conquérante et révolutionnaire. Voter Napoléon est aussi une façon de dire que la République avait soulevé d’immenses espérances, mais qu’elle avait déçu. Elle a déçu les ouvriers, dont les revendications (le droit au travail, la sécurité d’un salaire décent, un minimum de protection sociale) avaient été noyées dans le sang à Paris, à Marseille, à Rouen dès juin 1848. Elle a déçu les paysans, qui en lieu et place des mesures souhaitées contre l’usure, pour le crédit agricole, avaient endossé une lourde augmentation des impôts, alors que la situation économique était très difficile. C’est cette déception qui explique la défaite du candidat républicain officiel Cavaignac. La France plébiscite un aventurier politique, Louis Napoléon Bonaparte. Candidat caméléon, qui se présente comme l’homme au-dessus des partis, l’homme qui ne fait pas de politique mais qui agira dans l’intérêt de tous. Il promet l’Ordre aux bourgeois effrayés par le mécontentement social, il promet la sécurité et le mieux être aux travailleurs de la ville et des champs.
Les campagnes dauphinoises votèrent massivement pour lui. Le président est élu pour 4 ans. Il n’a pas le droit de se représenter en 1852. Ce qui sera une des raisons majeures du coup d’État.
La période de tension croissante
En quelques mois, la République s’est donc pénétrée de peur sociale : depuis l’insurrection ouvrière de juin 1848, les Blancs, royalistes légitimistes, et les “honnêtes modérés”, se retrouvent dans la dénonciation du péril rouge, celui de la révolution ouvrière urbaine. Ainsi se forme le Parti dit de l’Ordre. Face à ce bloc conservateur, les différentes tendances de la gauche républicaine se réunissent sous l’appellation de démocrates-socialistes, ou encore la Montagne En 1849, les Français élisent une assemblée législative où les royalistes sont majoritaires, mais divisés. Ainsi, la principale conquête de la République, ce suffrage universel masculin, se retournait contre la République.
La majorité des départements votent pour l’Ordre, mais la Montagne l’emporte à Paris, dans le Nord, et sur une zone continue qui va de la Bourgogne à la Méditerranée, en passant par les deux côtés du sillon Saône-Rhône. Les sept députés de la Drôme sont montagnards.
Dans ce contexte très difficile, une république ultra-conservatrice, un président démagogue, ces progrès de la démocratie socialiste dans les campagnes n’en sont que plus significatifs. Cette constatation sème l’effroi dans le parti de l’Ordre. Des ruraux, jusqu’alors considérés comme la base naturelle du conservatisme, donnant la majorité aux Rouges…
Les raisons de ce succès ? C’est la rencontre d’une philosophie et d’un programme réaliste. La philosophie est celle des idéaux de 1789, Liberté, Egalité, Fraternité. Cette tradition républicaine, vivace dans la jeunesse étudiante et dans une partie de la petite et moyenne bourgeoisie éduquée, médecins, avocats, enseignants, rencontre un généreux messianisme populaire, égalitariste, imprégné de religiosité. Le programme réaliste veut garantir au peuple le droit à la propriété, à la sécurité, à l’instruction et au bien-être. Il s’agit pour des millions de paysans et d’artisans de conserver leur propriété, voire de l’acquérir, en se dégageant de l’usurier (et Chavannes en connaissait un !), il s’agit d’alléger la fiscalité, il s’agit de reconnaître aux ouvriers le droit au travail, la sécurité devant la maladie et le chômage, la garantie de leurs vieux jours. Il s’agit de donner à tous les enfants du peuple la possibilité d’une éducation correcte, gratuite et laïque.
L’horizon d’application de ce programme est dorénavant l’année 1852. La Montagne a pu constater l’efficacité de son travail de propagande auprès des masses rurales du centre et du sud-est. Pourquoi ne le mènerait-il pas à la victoire nationale aux législatives de 52 ?
Prenant prétexte d’une manifestation parisienne de la Montagne, le parti de l’Ordre lance immédiatement une vague de répression. Lyon s’insurge, et son insurrection est réduite au canon. Dorénavant le Rhône et les départements limitrophes seront en état de siège.
Ainsi dans la Drôme, la préfecture mène une lutte systématique contre les démocrates : propagande empêchée, journaux suspendus, cafés fermés, militants emprisonnés, municipalités révoquées, et même interdiction de porter du rouge. Convaincus que le pouvoir va vers un coup de force qui renverserait définitivement le peu de libertés qui demeuraient, les plus résolus militants de la Montagne commencent alors à organiser des sociétés secrètes, dont la finalité était de mobiliser le peuple pour riposter, le jour du coup de force. Cependant, au plan légal, ses succès aux élections partielles de 1850 renforcent l’optimisme de la Montagne.
Devant la possibilité maintenue d’une victoire de la Montagne aux élections de 1852, la majorité conservatrice décide alors de modifier la loi électorale. Sont privés du droit de vote ceux qui résident depuis moins de trois ans dans la commune, et ceux qui ne sont pas inscrits au registre des contributions directes, ceux qui ne paient pas l’impôt. Les plus pauvres, les plus modestes donc. Soit 3 millions sur 9 millions d’électeurs.
Il fallait que la majorité conservatrice soit aux abois pour en venir à cette mesure extrême. Mesure renforcée par un vaste coup de filet contre les sociétés secrètes. Celles de 15 départements du grand Sud-Est avaient tenu congrès clandestin près de Valence au début de l’été 1850. Bientôt de nombreux chefs montagnards du sud-est sont arrêtés et plus que jamais la région est en état de siège. Mais loin d’affaiblir la puissance et le nombre des sociétés secrètes, la répression les renforce. Dorénavant elles s’organisent dans les moindres communes, avec un recrutement très populaire. Mais leur efficacité dépend de leur direction. Or les chefs les plus éprouvés et les plus décidés ont été arrêtés. La relève n’est pas à la hauteur, et la suite le prouvera.
Le coup d’État et ses conséquences
À l’automne 1851, la situation est extrêmement tendue. L’exaspération populaire a éclaté dans plusieurs départements du centre, comme l’Allier, ou du Sud-Est, comme l’Ardèche, où la répression est très forte. Beaucoup s’attendent à des événements graves au plan national.
Certes, les points de désaccord sont nombreux entre le Président Louis-Napoléon et la majorité conservatrice, mais ils sont d’accord sur l’essentiel : tout faire pour éviter une victoire des Rouges en 1852. Le Président y est d’autant plus enclin que 1852 sera aussi l’année des élections présidentielles, et que la constitution, nous l’avons vu, lui interdit de se représenter.
Le coup d’État de décembre 1851 ne peut se comprendre que dans ce climat de guerre civile larvée.
D’un côté les conservateurs de tout poil, de l’autre des masses populaires de plus en plus désireuses de la vraie République, la Bonne, la Sainte, qui verra le règne de l’égalité : c’était, comme ils disaient avec le chansonnier Pierre Dupont, la République des paysans.
Du côté des sociétés secrètes, le mot d’ordre d’action était depuis longtemps connu. Dès 1850, quand on craignait déjà un coup de force des Blancs, la riposte devait être le rétablissement de la légalité républicaine dans la commune, puis la marche sur la préfecture. Pour les Ardéchois et les Drômois, la consigne était de couper la vallée du Rhône, afin d’empêcher tout mouvement de troupe, et de permettre à Lyon comme à Marseille de s’insurger.
C’est donc très habilement, à l’automne 1851, que le président et son entourage manœuvrent pour chloroformer le peuple avant un coup de force soigneusement préparé avec le concours de l’armée, et particulièrement des hommes formés à la cruelle guerre d’Algérie.
En novembre, le président propose à l’assemblée le rétablissement du suffrage universel, rétablissement que l’assemblée refuse.
Et le 2 décembre, date symbolique, le Président s’arroge tous les pouvoirs, au nom de la défense de la paix civile, de la défense de la démocratie et de la constitution… Et pour ce faire, première mesure, il rétablissait le suffrage universel masculin dans son intégralité. De quoi troubler bien des hommes du peuple.
Cependant, alors que, sans état d’âme, basculent du côté du coup d’État le haut clergé et tout l’appareil d’état (police, armée, justice, administrations préfectorales), dans une trentaine de départements le peuple refusa l’injustice. La déception ouvrière devant le bilan de la République, et la forte concentration de troupes en ville, expliquent que les grandes cités bougèrent peu. La résistance fut essentiellement rurale.
Le pouvoir présenta à chaud une vision apocalyptique de l’insurrection : une jacquerie pillant, violant, massacrant, une canaille déferlant contre les gens de bien et les propriétaires. À la vérité, ceux qui se levèrent pour défendre la République violentée par son président étaient de simples gens. Des paysans, des artisans, des enseignants, des petits-bourgeois. L’originalité de ce mouvement, dont la base populaire et paysanne est évidente, était dans sa composition sociale large et ouverte. Ce que vous allez entendre sur votre localité en témoignera. Et bien sûr, nous l’avons vu, la république qu’ils souhaitaient n’était pas celle des conservateurs.
Mais la prise d’arme contraste par sa retenue et l’absence presque totale de victimes avec la violence de la répression.
Les historiens ont beaucoup discuté sur le sens de l’engagement des masses populaires. Certains ne voient dans le ralliement massif à l’insurrection que comportement grégaire des hommes de la localité. Ils nient la profondeur, voire la réalité de leur politisation. Nous pensons au contraire que l’engagement des insurgés procédait de la rencontre des idéaux républicains, propagés par la petite bourgeoisie cultivée, et les aspirations populaires au mieux-vivre et à la dignité. Alors que dans nombre de départements, l’insurrection commençait dès le 4 ou le 5, l’indécision des chefs des sociétés secrètes drômoises fit qu’ici elle ne commença que le 6 ou le 7. Sous la pression populaire, les sociétés secrètes soulèvent le centre et le sud du département.
6-12, marche sur Crest, cantons nord et Grâne, et sur Montélimar
7-12, les colonnes de Dieulefit, Bourdeaux et Saoû descendent sur Crest
8-12, soulèvement du canton de Loriol, mouvements dans le Haut-Diois
Le Nord de la Drôme demeure dans l’expectative. L’insurrection de Chavannes s’inscrit dans cette offensive qui devait couper la vallée du Rhône le 7 et le 8. Elle illustre parfaitement cette situation d’indécision. On attend un ordre, qui vient bien tard, et qui est immédiatement annulé par un contre-ordre.
Viendra ensuite, dans cet hiver très froid, le temps d’une terrible répression, avec de véritables ratissages militaires, et l’application d’une justice expéditive. Nous en dresserons le bilan sur votre localité.
Certes, l’insurrection fut une défaite. Mais cette défaite était porteuse d’avenir. En saluant ces hommes et ces femmes qui se levèrent pour la République, et furent écrasés, ce n’est pas le désordre ou l’anarchie que nous saluons, mais essentiellement la prise de responsabilité citoyenne.