Blanqui, Blanquistes. 1832-1851. Documents
Blanqui, Blanquistes. 1832-1851. Documents
René Merle
Les Blanquistes ont-ils leur place sur le site 1851 pour la mémoire des Résistances républicaines ? Oui, si on l’élargit à la mémoire des luttes pour l’avènement de la République, dans lesquelles le républicanisme socialiste blanquiste a eu une part si importante. Voici donc quelques documents.
Procès de Blanqui, 1832
En janvier 1832, la Cour d’Assises juge pour délit de presse un groupe de responsables de la républicaine « Société des Amis du Peuple ». Blanqui en avait été un des initiateurs au lendemain des Trois Glorieuses parisiennes, qui renversèrent Charles X en juillet 1831.
Louis-Auguste Blanqui, étudiant en droit et carbonaro sous la Restauration, avait combattu (au sens le plus direct du mot) la Monarchie et le drapeau blanc revenus dans les fourgons de l’envahisseur en 1814-1815. Combattant à nouveau en juillet 1830, il poursuit son action républicaine au lendemain de l’avènement de Louis-Philippe : journaliste, activiste légal et illégal dans le Paris tumultueux des premières années Trente.
Voici la conclusion de la brochure Défense du citoyens Louis Auguste Blanqui devant la cour d’assisses (sic). 1832. Paris, imprimerie de Auguste Mie. Rue Joquelet, n°9. 1832.
« Les Jurés, après trois heures de délibération, déclarent à l’unanimité tous les prévenus non coupables.
M.Delapalme, avocat-général, requiert contre le prévenu Blanqui une peine correctionnelle pour différens [graphie de l’époque] passages de sa défense.
LE PRÉSIDENT. Prévenu Blanqui, avez-vous quelques observations à présenter ?
BLANQUI. – Je dis que ce réquisitoire est inconcevable. Je ne puis en parler sérieusement… Je ris… mais en vérité c’est un rire singulier. Si je voulais dire tout ce que j’ai sur le cœur, je provoquerais bien d’autres réquisitoires… Je n’ajouterai qu’un mot. Le 29 juillet, je suis entré ici à la tête du peuple en armes… [juillet 1830 – Blanqui fut combattant des Trois glorieuses] De la pointe des baïonnettes nous avons déchiré les fleurs de lys que vos yeux chercheront inutilement désormais dans cette enceinte… Croyez-vous que c’était à de vains emblèmes que s’adressaient nos baïonnettes ?… Non… C’était aux magistrats prévaricateurs qui avaient souillé 15 ans ces sièges de leur présence… [Les quinze années de la Restauration] Nous pensions avoir nettoyé le temple de la justice… Nous nous sommes trompés. En cela, comme en tout, on a fait mentir la révolution de juillet… mais le souvenir de ces journées devrait leur servir de leçon.
La Cour, après un quart d’heure de délibération, prononce contre les prévenus un arrêt dont voici l’extrait :
En ce qui touche Louis-Auguste Blanqui, considérant qu’il s’est rendu coupable d’avoir cherché à troubler la paix publique en excitant le mépris et la haine des citoyens contre plusieurs classes de personnes qu’il a désignées tour-à-tour par les noms de riches privilégiés et bourgeois dans divers passages du discours sus-énoncé, et notamment dans les passages suivans [graphie de l’époque] :
Oui, ceci est la guerre entre les riches et les pauvres ; les riches l’ont voulu, parce qu’ils ont été les agresseurs.
Les privilégiés vivent grassement de la sueur des pauvres. La chambre des Députés, machine impitoyable qui broie 15 millions de paysans et 5 millions d’ouvriers, pour en tirer la substance qui est transvasée dans les veines des privilégiés.
Les impôts, pillage des oisifs sur les classes laborieuses.
Qui aurait pu penser que les bourgeois appelleraient les ouvriers la plaie de la société. (1)
Délit prévu par l’art.1 de la loi du 17 mai 1829, 10 de la loi du 25 mars 1822,
Condamne Louis-Auguste Blanqui à un an d’emprisonnement et 200 fr. d’amende.
UN JURÉ. C’est une chose abominable ; il n’y a plus d’institution du jury, ce n’est pas la peine de nous faire venir ici.
(1) Il faut remarquer que les passages cités par l’arrêt de la Cour, sont tronqués et travestis pour la plupart.
Paris. Auguste Mie, Imprimeur, rue Joquelet, n°9. »
Pour mieux comprendre l’acharnement de l’accusation sur Blanqui (acharnement que ne partage donc pas le jury), il convient de revenir sur le discours que Blanqui avait tenu pour sa défense.
Voici donc la première partie de la déclaration de Blanqui devant la Cour d’Assises (1832). Face à l’accusation de brandir la torche de la guerre des pauvres contre les riches, de réveiller 1793 et la Terreur, sa déclaration éclaire le lien que commence à établir le jeune militant républicain entre perspectives politiques et engagement social. Première étape d’un mûrissement qui le mènera à son « communisme ».
Elle commence par la fameuse définition que donne Blanqui de sa profession : « Prolétaire » !
Mais le mot, on le verra, n’a pas le sens qu’il pouvait avoir dans les écrits saint-simoniens du temps : « producteur ». Les prolétaires sont ici les exploités. Non pas seulement les ouvriers, mais l’immense foule des Français (pour la plupart producteurs indépendants) qui doivent travailler pour vivre, sans pour autant jouir de droits politiques sous cette monarchie censitaire.
En quoi consiste cette exploitation ? Il ne s’agit pas ici d’une dénonciation du capitalisme exploiteur, mais bien de celle de l’État exploiteur. Comme l’écrira quarante et un ans plus tard Eugène Pottier dans L’Internationale, par l’impôt, l’État saigne le malheureux, au profit d’une infime minorité de privilégiés qui détiennent le droit de vote et contrôlent la vie politique.
Ce thème de la fiscalité est alors récurrent dans la propagande républicaine « avancée ». On sait le rôle qu’il jouera sous la Seconde République, de l’impôt des 45 centimes qui détournera d’elle la masse des ruraux, au programme « rouge » de 1849-1851, qui jetait les bases d’une fiscalité démocratique et d’une réforme du crédit.
Conclusion logique du propos de Blanqui : il faut supprimer cette fiscalité oppressive et réformer le système bancaire. Pour cela les prolétaires doivent conquérir les droits politiques fondamentaux. La lutte pour le suffrage universel est la condition première de la libération des énergies productrices et du progrès social.
Défense du citoyen Louis Auguste Blanqui devant la Cour d’Assisses (sic) – 1832 – Paris, Imprimerie de Auguste Mie, rue Joquelet, n°9.
» Cour d’Assises de la Seine, Audiences des 10, 11 et 12 janvier 1832, Présidence de M. Jacquinot-Godard, assisté des conseillers Grignon de Montigny et Crespin de la Rachée.
Affaire de la Société des Amis du Peuple.
Raspail, Gervais, Louis-Auguste Blanqui, Thouret, Hubert, Trélat, Bonnias, Plagniol, Juchault, Delaunay, sont au banc des accusés.
Interrogatoire et défense du citoyen Blanqui.
– Le Président à l’accusé : Quels sont vos nom, prénoms, âge, lieu de naissance et domicile.
– Blanqui : Louis-Auguste Blanqui, âgé de 26 ans, né à Nice, demeurant à Paris, rue de Montreuil, n°96, faubourg Saint-Antoine.
– Le Président : Quelle est votre profession ?
– Blanqui : prolétaire.
– Le Président : Ce n’est pas là une profession.
– Blanqui : Comment, ce n’est pas une profession ! c’est la profession de trente millions de Français qui vivent de leur travail et qui sont privés de droits politiques.
– Le Président. Eh bien ! soit. Greffier, écrivez que l’accusé est prolétaire.
Après la défense de Gervais, Louis-Auguste Blanqui prend la parole, et s’exprime en ces termes :
Messieurs les Jurés,
Je suis accusé d’avoir dit à 30 millions de Français, prolétaires comme moi, qu’ils avaient le droit de vivre. Si cela est un crime, il me semble du moins que je ne devrais en répondre qu’à des hommes qui ne fussent point juges et parties dans la question. Or, Messieurs, remarquez bien que le ministère public ne s’est point adressé à votre équité et à votre raison, mais à vos passions et à vos intérêts ; il n’appelle pas votre rigueur sur un acte contraire à la morale et aux lois ; il ne cherche qu’à déchaîner votre vengeance contre ce qu’il vous représente comme une menace à votre existence et à vos propriétés. Je ne suis donc pas devant des juges, mais en présence d’ennemis : il serait bien inutile dès lors de me défendre. Aussi je me suis résigné à toutes les condamnations qui pourraient me frapper, en protestant néanmoins avec énergie contre cette substitution de la violence à la justice, et en me remettant à l’avenir du soin de rendre la force au droit. Toutefois, s’il est de mon devoir, à moi prolétaire, privé de tous les droits de la cité, de décliner la compétence d’un tribunal où ne siègent que des privilégiés qui ne sont point mes pairs, je suis convaincu que vous avez le cœur assez haut placé pour apprécier dignement le rôle que l’honneur vous impose dans une circonstance où on livre en quelque sorte à votre immolation des adversaires désarmés. Quant au nôtre, il est tracé d’avance ; le rôle d’accusateur est le seul qui convienne aux opprimés.
Car il ne faut pas imaginer que des hommes investis par surprise et par fraude d’un pouvoir d’un jour, pourront à leur gré traîner des patriotes devant leur justice, et nous contraindre, en montrant le glaive, à demander miséricorde pour notre patriotisme. Ne croyons pas que nous venons ici pour nous justifier des délits qu’on nous impute ! bien loin de là, nous nous honorons de l’imputation, et c’est de ce banc même des criminels, où on doit tenir à honneur de s’asseoir aujourd’hui, que nous lancerons nos accusations contre les malheureux qui ont ruiné et déshonoré la France, en attendant que l’ordre naturel soit rétabli dans les rôles pour lesquels sont faits les bancs opposés de cette enceinte, et qu’accusateurs et accusés soient à leur véritable place.
Ce que je vais dire expliquera pourquoi nous avons écrit les lignes incriminées par les gens du roi, et pourquoi nous en écrirons encore.
Le ministère public a, pour ainsi dire, montré en perspective à vos imaginations une révolte des esclaves, afin d’exciter votre haine par la crainte. « Vous voyez, a-t-il dit, c’est la guerre des pauvres contre les riches ; tous ceux qui possèdent sont intéressés à repousser l’invasion. Nous vous amenons vos ennemis ; frappez-les avant qu’ils ne deviennent plus redoutables. »
Oui, Messieurs, ceci est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l’ont voulu, car ils sont les agresseurs (1) [(1) Passage incriminé par la Cour.] [note du texte] ; seulement ils trouvent mauvais que les pauvres fassent de la résistance ; ils diraient volontiers, en parlant du peuple : « Cet animal est si féroce, qu’il se défend quand on l’attaque. » Toute la philippique de M. l’avocat général peut se résumer dans cette phrase.
On ne cesse de dénoncer les prolétaires comme des voleurs prêts à se jeter sur les propriétés : pourquoi ? parce qu’ils se plaignent d’être écrasés d’impôts au profit des privilégiés. Quant aux privilégiés, qui vivent grassement de la sueur du prolétaire (1) [(1) Passage incriminé par la Cour.] (note du texte) , ce sont de légitimes possesseurs menacés du pillage par une avide populace. Ce n’est pas la première fois que les bourreaux se donnent des airs de victimes. Qui sont donc ces voleurs dignes de tant d’anathèmes et de supplices ? Trente millions de Français qui paient au fisc un milliard et demi, et une somme à peu près égale aux privilégiés. Et les possesseurs que la société entière doit couvrir de sa puissance, ce sont deux ou trois cent mille oisifs qui dévorent paisiblement les milliards payés par les voleurs. Il me semble que c’est là, sous une nouvelle forme, et entre d’autres adversaires, la guerre des grands barons féodaux contre les marchands qu’ils détroussaient sur les grands chemins.
En effet, le gouvernement actuel n’a point d’autre base que cette inique répartition des charges et des bénéfices. La restauration l’a instituée en 1814 sous le bon plaisir de l’étranger, dans le but d’enrichir une imperceptible minorité des dépouilles de la nation. Cent mille bourgeois en forment ce qu’on appelle, par une ironie amère, l’élément démocratique. Qu’en sera-t-il, bon Dieu ! des autres éléments. Paul Courrier a déjà immortalisé la marmite représentative ; cette pompe aspirante et foulante qui foule la matière appelée peuple, pour en aspirer des milliards incessamment versés dans les coffres de quelques oisifs, machine impitoyable qui broie un à un vingt-cinq millions de paysans et cinq millions d’ouvriers pour extraire le plus pur de leur sang et le transfuser dans les veines des privilégiés (1). [(1) Passage incriminé par la Cour] (note du texte). Les rouages de cette machine, combinés avec un art merveilleux, atteignent le pauvre à tous les instans (graphie de l’époque) de la journée, le poursuivent dans les moindres nécessités de son humble vie, se mettent de moitié dans son plus petit gain, dans la plus misérable de ses jouissances. Et ce n’est pas assez de tant d’argent qui voyage des poches du prolétaire à celle du riche, en passant par les abîmes du fisc ; des sommes plus énormes encore sont levées directement sur les masses par les privilégiés, au moyen des lois qui régissent les transactions industrielles et commerciales, lois dont ces privilégiés possèdent la fabrication exclusive. »
Blanqui dénonce alors la misère du peuple, écrasé d’impôts au bénéfice des privilégiés qui font les lois grâce au système représentatif censitaire, l’inique répartition des charges et des bénéfices, la concentration des trois pouvoirs, législatif, judiciaire et exécutif, entre les mains d’un petit nombre de privilégiés unis par les mêmes intérêts. Solution : la République.
« Nous demandons que les trente-trois millions de Français choisissent la forme de leur gouvernement, et nomment, par le suffrage universel, les representans (graphie de l’époque) qui auront mission de faire les lois. Cette réforme accomplie, les impôts qui dépouillent le pauvre au profit du riche seront promptement supprimés et remplacés par d’autres établis sur des bases contraires. Au lieu de prendre aux prolétaires laborieux pour donner aux riches, l’impôt devra s’emparer du superflu des oisifs pour le répartir entre cette masse d’hommes indigens (graphie de l’époque) que le manque d’argent condamne à l’inaction ; frapper les consommateurs improductifs pour féconder les sources de la production ; faciliter de plus en plus la suppression du crédit public, cette plaie sanieuse du pays ; enfin substituer au funeste tripotage de la bourse un système de banques nationales où les hommes actifs trouveront des éléments de fortune. Alors, mais seulement alors, les impôts seront un bienfait.
Voilà, Messieurs, comme nous entendons la république, pas autrement. 93 est un épouvantail bon pour les portières et les joueurs de domino. »
Après avoir traité de la fiscalité oppressive, grandement responsable de la misère populaire, Blanqui aborde directement le registre politique, celui-là même qui a l’amené, lui et ses compagnons, sur les bancs de la Cour d’assises : il s’agit en effet d’un délit d’opinion (l’accusation incrimine notamment la publication : Au peuple).
Blanqui nie d’abord avec énergie que seule cette misère pousserait le peuple à s’opposer à la Monarchie de Juillet. L’opposition populaire est profondément éthique, parce que politique. Après avoir repoussé avec force l’accusation de connivence oppositionnelle des républicains avec les carlistes (partisans de Charles X, renversé en juillet 1830), Blanqui s’explique sur ce rapport du peuple à la politique, à la République, et à la Nation :
« En effet, le mot de carlistes est un non-sens ; il n’y a et ne peut y avoir en France que des royalistes et des républicains. La question se tranche chaque jour davantage entre ces deux principes ; les bonnes gens qui avaient cru à un troisième principe, espèce de genre neutre appelé juste-milieu, abandonnent petit à petit cette absurdité, et reflueront tous vers l’un ou l’autre drapeau, selon leur passion et leur intérêt. »
« Le peuple ne prendra plus longtemps le change. Il veut à la fois la liberté et le bien-être. C’est une calomnie de le représenter comme prêt à donner toutes ses libertés pour un morceau de pain : il faut renvoyer cette impudence aux athées politiques qui l’ont lancée. N’est-ce pas le peuple qui, dans toutes les crises, s’est montré prête à sacrifier son bien-être et sa vie pour des intérêts moraux ? N’est-ce pas le peuple qui demandait à mourir, en 1814, plutôt que de voir l’étranger dans Paris ? Et cependant, quel besoin matériel le poussait à cet acte de dévouement ? Il avait du pain le 1er avril aussi bien que le 30 mars.
Ces privilégiés, au contraire, qu’on aurait supposé si faciles à remuer par les grandes idées de patrie et d’honneur, en raison de l’exquise sensibilité qu’ils doivent à l’opulence ; qui auraient pu du moins calculer mieux que d’autres les funestes conséquences de l’invasion étrangère ; en sont-ce pas eux qui ont arboré la cocarde blanche en présence de l’ennemi, et embrassé les bottes du cosaque ? Quoi ! des classes qui ont applaudi au déshonneur du pays, qui professent hautement un dégoûtant matérialisme, qui sacrifieraient mille ans de liberté, de prospérité et de gloire à trois jours d’un repos acheté par l’infamie, ces classes auraient en leurs mains le dépôt exclusif de la dignité nationale ! Parce que la corruption les a abruties, elles ne reconnaîtraient au peuple que des appétits de brute, afin de s’arroger le droit de lui dispenser ce qu’il fait d’alimens (graphie de l’époque) pour entretenir sa végétation animale qu’elles exploitent !
« Ce n’est pas la faim non plus qui, en juillet, a poussé les prolétaires sur la place publique ; ils obéissaient à des sentiments d’une haute moralité, le désir de se racheter de la servitude par un grand service rendu au pays, la haine des Bourbons surtout ! car le peuple n’a jamais reconnu les Bourbons ; il a couvé sa haine 15 ans, épiant en silence l’occasion de se venger ; et quand sa main puissante a brisé leur joug, elle a cru déchirer le même temps les traités de 1815. C’est que le peuple est un plus profond politique que les hommes d’état ; son instinct lui disait qu’une nation n’a point d’avenir, quand son passé est grevé d’une honte qui n’a point été lavée. La guerre donc ! non point pour recommencer d’absurdes conquêtes, mais pour relever la France d’interdiction, pour lui rendre l’honneur, condition première de prospérité ; la guerre ! afin de prouver aux nations européennes nos sœurs que, loin de leur garder rancune de l’erreur fatale pour nous et pour elles, qui les conduisait en armes au sein de la France en 1814, nous savions venger elles et nous en châtiant les rois menteurs, et en portant à nos voisins la paix et la liberté ! Voilà ce que voulaient les 30 millions de Français qui ont salué avec enthousiasme l’ère nouvelle.
Voilà ce qui devait sortir de la révolution de juillet. Elle est venue pour servir de complément à nos quarante années révolutionnaires. Sous la république, le peuple avait conquis la liberté au prix de la famine ; l’empire lui avait donné une sorte de bien-être en le dépouillant de sa liberté. Les deux régimes surent également rehausser la dignité extérieure, ce premier besoin d’une grande nation. Tout périt en 1815, et cette victoire de l’étranger dura quinze ans. Qu’était-ce donc que le combat de juillet, sinon une revanche de cette longue défaite, et la chaîne de notre nationalité renouée ? Et toute révolution étant un progrès, celle-ci ne devait-elle pas nous assurer la jouissance complète des biens que nous n’avions obtenus jusque-là que partiellement, nous rendre enfin tout ce que nous avions perdu par la restauration ?
Liberté ! bien-être ! dignité extérieure ! telle était la devise inscrite sur le drapeau plébéien de 1830. Les doctrinaires y ont lu : Maintien de tous les privilèges ! Charte de 1814 ! quasi-légitimité ! En conséquence, ils ont donné au peuple la servitude et la misère au-dedans, au-dehors l’infamie. Les prolétaires ne se sont-ils donc battus que pour un changement d’effigie sur des monnaies qu’ils voient si rarement ? C’est l’opinion d’un publiciste ministériel qui assure qu’en juillet nous avons persisté à vouloir la monarchie constitutionnelle, avec la variante de Louis-Philippe à la place de Charles X. Le peuple, selon lui, n’a pris part à la lutte que comme instrument des classes moyennes, c’est-à-dire que les prolétaires sont des gladiateurs qui tuent et se font tuer pour l’amusement et le profit des privilégiés, lesquels applaudissent des fenêtres… bien entendu la bataille finie. La brochure qui contient ces belles théories de gouvernement représentatif a paru le 20 novembre ; Lyon a répondu le 21. [novembre 1831, première insurrection des Canuts lyonnais] La réplique des Lyonnais a paru si péremptoire, que personne n’a plus dit un mot de l’œuvre du publiciste. »
On le voit, réapparaît ici avec force le thème belliciste, et nationaliste, récurrent dans la propagande républicaine avancée : la France, fidèle à l’esprit de la Révolution, doit combattre les despotes de la Sainte Alliance et apporter la liberté aux peuples !
Mais c’est pour mieux rebondir sur un épisode à peine vieux de quelques semaine, l’insurrection lyonnaise, qui a grandement divisé les républicains, y compris au sein de la Société des Amis du Peuple. Voici, toujours dans sa défense, la position de Blanqui au sujet de la révolte des Canuts.
Après son long développement sur les motivations morales et nationales de la protestation populaire, Blanqui évoque rapidement, dans ces quelques phrases, la toute récente insurrection des Canuts lyonnais (le procès de Blanqui et de ses compagnons se déroule du 10 au 12 janvier 1832, l’insurrection a débuté le 21 novembre 1831).
Les républicains avancés, et notamment les membres de la Société des Amis du Peuple, étaient divisés au sujet de cette insurrection, qui, à la différence de celle de 1834, fut exclusivement « sociale ». Certains de ces républicains l’avaient même combattue. Blanqui fait partie de ceux qui l’estiment justifiée. Mais, encore une fois, n’est pas posée la question de l’exploitation capitaliste, du rapport de l’ouvrier et de l’artisan aux maîtres et aux négociants. Blanqui voit dans la fiscalité la source de la misère, et de la révolte. Et si, à la différence des « jacobins » de la Société des Amis du Peuple, il justifie l’insurrection, il n’en regrette pas moins, comme ces « jacobins » justement, que la misère et la lutte sociale détournent les plébéiens du combat essentiel : le combat politique, la solidarité avec les peuples opprimés, jusqu’à l’engagement guerrier…
« Quel abîme les événemens (graphie de l’époque) de Lyon viennent de dévoiler sous nos yeux ! Le pays entier s’est ému de pitié à la vue de cette armée de spectres à demi consumés par la faim, courant sur la mitraille pour mourir au moins d’un seul coup.
Et ce n’est pas seulement à Lyon, c’est partout que les ouvriers meurent écrasés par l’impôt. Ces hommes, si fiers naguère d’une victoire qui liait leur avènement sur la scène politique au triomphe de la liberté ; ces hommes auxquels il fallait toute l’Europe à régénérer, ils se débattent contre la faim, qui ne leur laisse plus assez de force pour s’indigner de tant de déshonneur ajouté au déshonneur de la restauration. Le cri de la Pologne expirante n’a pu même les détourner de la contemplation de leurs propres misères, et ils ont gardé ce qui leur reste de larmes pour pleurer sur eux et sur leurs enfans (graphie de l’époque). Quelles souffrances que celles qui ont pu faire oublier si vite les Polonais exterminés ! »
ALTAROCHE, CHANSON « LE PROLÉTAIRE », 1833
Agénor Altaroche (né en 1811), étudiant en droit devenu journaliste satirique (il sera rédacteur en chef du Charivari depuis 1834) et chansonnier républicain mordant (Chansons et vers politiques, Paris, Pagnerre, 1835). Il collabore à la propagande blanquiste.
Ses sympathies pour la Société des Droits de l’Homme, si active à Lyon, expliquent ses contacts avec la ville des Canuts. Peu avant la grande insurrection lyonnaise d’avril 1834, le journal des Canuts, L’Écho de la Fabrique (17 octobre 1833, n°43) avait publié sa chanson Le Prolétaire.
Malgré l’écrasement de l’insurrection, le texte ne sera pas oublié. On le retrouve réédité à la veille de la révolution de 1848. Ainsi dans Le Prolétaire, Journal politique, social et littéraire, Poitiers, n°1, 3 mars 1847.
La tonalité de la chanson, en effet, annonce les événements de 1848.
Ce n’est pas l’exploitation de classe qui est ici dénoncée, mais, de façon véhémente, l’injustice d’une société où les producteurs s’échinent et se sacrifient au profit des oisifs, seuls détenteurs du droit de vote, et récupérateurs de révolutions (cf. au dernier couplet, l’allusion aux Trois glorieuses de 1830, où le peuple insurgé avait tiré les marrons du feu pour la bourgeoisie orléaniste).
On comparera l’impact de cette protestation reprise en 1847, avec la protestation, mais protestation résignée, que donne Pierre Dupont en cette même année 1847. Pierre Dupont, « Le chant des Ouvriers »
Le Prolétaire, air : Verse, verse le vin de France, etc.
Prolétaire ! voici le jour !
C’est assez dormir : le temps presse ;
Le travail doit avoir son tour.
Pour toi le repos c’est paresse,
C’est paresse !
Quand le riche sommeillera
Pendant la matinée entière,
Ton bras endurci gagnera
Tout juste le pain nécessaire
Pour alimenter ta misère !
Allons, sème bon, prolétaire,
C’est l’oisif qui récoltera.
Au milieu de rudes travaux,
Le vin serait d’utile usage :
Il procure l’oubli des maux :
Il rend la force et le courage,
Force et courage.
Quand le riche à sa table aura
Le bordeaux, l’aï, le madère,
Ta lèvre ne s’humectera
Que d’aigre piquette ou de bière
Qui paie autant à la barrière !
Allons, sème bon, prolétaire,
C’est l’oisif qui récoltera !
Lorsque la loi te fait majeur,
Surgit une dette nouvelle,
Le capitaine recruteur
Sous les drapeaux déjà t’appelle,
Il t’appelle.
Quand le riche s’affranchira
A prix d’or, de ce joug sévère,
C’est ton corps qui le subira,
Et tu quitteras ton vieux père
Pour marcher le pas militaire !
Allons, sème bon, prolétaire,
C’est l’oisif qui récoltera !
Epoux et père, un jour tu veux,
Dans ta sage sollicitude,
Voir tes enfans* (graphie de l’époque) laborieux
Vouer leur jeunesse à l’étude,
A l’étude.
Du riche quand le fils sera
D’un collège pensionnaire,
Bien heureux le tien se croira
Si, dans une école primaire,
Il trouve alphabet et grammaire !
Allons, sème bon, prolétaire,
C’est l’oisif qui récoltera !
Quand le premier du mois paraît,
Survient un percepteur avide ;
Et le recors est là tout prêt,
Si par malheur ta bourse est vide,
Ta bourse est vide.
Cet impôt, que ta main paîra
Aux dépens de ton nécessaire,
Le riche seul le votera ;
Car tu n’as qualité pour faire
Ni ton député, ni ton maire…
Allons, sème bon, prolétaire,
C’est l’oisif qui récoltera !
Quand la mort, unique pouvoir
Devant qui l’égalité règne,
A vos portes viendra le soir
Apposer sa lugubre enseigne,
Sa noire enseigne,
Un cortège nombreux suivra
Du riche le char funéraire ;
Mais ton chien seul te conduira,
Sur ton humble et triste civière,
Jusqu’à ta demeure dernière !
Allons, sème bon, prolétaire,
C’est l’oisif qui récoltera !
Au nom du plus saint des devoirs,
Tonne un jour le canon d’alarme !
Tes bras velus et les doigts noirs
Sauront seuls soulever une arme,
Brandir une arme.
Puis, quand bientôt s’amortira
L’éclat de foudre populaire,
Alors le riche sortira
De sa retraite salutaire
Gueusant un effronté salaire !
Allons, sème bon, prolétaire,
C’est l’oisif qui récoltera !
ALTAROCHE
1834, BLANQUI « COMMUNISTE »
En février 1834, la Monarchie de Juillet va sur ses quatre ans, et Blanqui sur ses vingt-neuf ans. Depuis les journées de Juillet, l’ancien Carbonaro, l’étudiant en droit militant républicain, est devenu « révolutionnaire professionnel ». Il fréquente les néo-babouvistes et s’imprègne de leurs idées. Il vient de créer Le Libérateur, journal des opprimés, qui se propose d’œuvrer « pour la réforme sociale par la République ». Le premier numéro est publié le 2 février 1834. Le texte que vous pouvez lire ci-dessous aurait dû paraître dans un numéro ultérieur. Il ne paraîtra pas, et pour cause : le prospectus de lancement du journal a été saisi, le gérant mis en prison. Et le n°1 demeurera unique. Ce texte a été largement popularisé par la suite. (Sur Blanqui, cf. Alphonse Blanqui, Textes choisis. Préface et notes par V.P.Volguine, Éditions sociales, 1971).
On mesurera le chemin parcouru par Blanqui depuis ses déclarations de 1832, et particulièrement celle sur la première insurrection des Canuts : dorénavant l’antagonisme de classe entre les fabricants et les canuts est clairement posé.
Le 9 avril 1834 éclatera la seconde insurrection des Canuts, soutenue dans la capitale par une insurrection républicaine, brisée dans le sang (massacre de la rue Transnonain).
« Qui fait la soupe doit la manger
La richesse naît de l’intelligence et du travail, l’âme et la vie de l’humanité. Mais ces deux forces ne peuvent agir qu’à l’aide d’un élément passif, le sol, qu’elles mettent en œuvre par leurs efforts combinés. Il semble donc que cet instrument indispensable devrait appartenir à tous les hommes. Il n’en est rien. Des individus se sont emparés par ruse ou par violence de la terre commune, et, s’en déclarant les possesseurs, ils ont établi par des lois qu’elle serait à jamais leur propriété, et que ce droit de propriété deviendrait la base de la constitution sociale, c’est-à-dire qu’il primerait et au besoin pourrait absorber tous les droits humains, même celui de vivre, s’il avait le malheur de se trouver en conflit avec le privilège du petit nombre. Ce droit de propriété s’est étendu, par déduction logique, du sol à d’autres instruments, produits accumulés du travail, désignés par le nom générique de capitaux. Or, comme les capitaux, stériles d’eux-mêmes, ne fructifient que par la main-d’œuvre, et que, d’un autre côté, ils sont nécessairement la matière première ouvrée par les forces sociales, la majorité, exclue de leur possession, se trouve condamnée aux travaux forcés, au profit de la minorité possédante. Les instruments ni les fruits du travail n’appartiennent pas aux travailleurs, mais aux oisifs. Les branches gourmandes absorbent la sève de l’arbre, au détriment des rameaux fertiles. Les frelons dévorent le miel créé par les abeilles. Tel est notre ordre social, fondé par la conquête, qui a divisé les populations en vainqueurs et en vaincus. [c’était la thèse de l’historiographie libérale : la noblesse descend des conquérants germaniques abattus sur le peuple gallo-romain]
Oui ! le droit de propriété décline. Les esprits généreux prophétisent et appellent sa chute. Le principe essénien de l’égalité le mine lentement depuis dix-huit siècles par l’abolition successive des servitudes qui formaient les assises de sa puissance. Il disparaîtra un jour avec les derniers privilèges qui lui servent de refuge et de réduit. Le présent et le passé nous garantissent ce dénouement. Car l’humanité n’est jamais stationnaire. Elle avance ou recule. Sa marche progressive la conduit à l’égalité. Sa marche rétrograde remonte, par tous les degrés du privilège. Jusqu’à l’esclavage personnel, dernier mot du droit de la propriété. Avant d’en retourner là, certes, la civilisation européenne aurait péri. Mais par quel cataclysme ? Une invasion russe ? C’est le Nord, au contraire, qui sera lui-même envahi par le principe d’égalité que les Français mènent à la conquête des nations. L’avenir n’est pas douteux. Disons tout de suite que l’égalité n’est pas le partage agraire. Le morcellement infini du sol ne changerait rien, dans le fond, au droit de propriété. La richesse provenant de la possession des instruments de travail plutôt que du travail lui-même, le génie de l’exploitation, resté debout, saurait bientôt, par la reconstruction des grandes fortunes, restaurer l’inégalité sociale. L’association, substituée à la propriété individuelle, fondera seule le règne de la justice par l’égalité. De là cette ardeur croissante des hommes d’avenir à dégager et mettre en lumière les éléments de l’association. Peut-être apporterons-nous aussi notre contingent à l’œuvre commune. »
BLANQUI 1835 – PROPAGANDE DÉMOCRATIQUE
Le texte que l’on lira ci-dessous date de 1835. Blanqui a trente cinq ans, et déjà un long passé de luttes : carbonaro et républicain révolutionnaire très actif sous la Restauration (il fut plusieurs fois blessé dans des manifestations), où il fut étudiant en droit, enseignant, puis journaliste au Globe du Saint-Simonien Pierre Leroux ; insurgé des Trois Glorieuses de 1830, cruellement déçu par le tour de passe passe des bourgeois orléanistes qui tirent les marrons du feu de l’insurrection populaire ; militant dorénavant de la républicaine Société des Amis du Peuple, lié à Buonarroti et à ses disciples néo-babouvistes, et le payant de deux emprisonnements entre 1831 et 1834. En 1834, il participe à l’insurrection durement réprimée (massacre de la rue Transnonain), et il adhère bientôt à la Société secrète dite des Familles (structurée en groupes de cinq : les « familles ») que vient de fonder le propagandiste républicain Hadot-Desages. Mais constamment il essaie de populariser ses idées par la publication, et notamment celle du journal.
C’est donc un homme totalement impliqué à la fois dans l’action clandestine, dans l’action insurrectionnelle, et dans l’action de propagande, qui signe avec Hadot-Desages cet appel à l’éducation politique et citoyenne d’un peuple aliéné.
On me dit souvent : tu vis dans le passé, et ton blog ne parle que du passé… Peut-être. Mais il s’agit d’un passé dont les échos actuels sont évidents : la liberté d’expression, durement conquise, existe désormais depuis longtemps, mais si les formes de l’aliénation que dénonce Blanqui sont différentes, l’aliénation, (due à la pression médiatique, au conformisme, quand ce n’est pas au sauvage individualisme, inhérents au système économique et social actuel) est plus que jamais présente ; et donc, en réponse indispensable, ces évocations du passé participent du travail tous terrains de désaliénation…
Propagande démocratique. Imprimerie de L.-E.Herhan, rue Saint Denis, 380. [1835]
« Citoyen,
Les sympathies des masses, retrempées par un système de terreur, se réveillent plus vives ; c’est un ressort rendu plus énergique par la compression et qui ne demande qu’à se détendre. C’est à nous de favoriser le mouvement d’expansion. Si les doctrinaires ont pu se flatter d’écraser la démocratie sans retour, c’est que la dernière catastrophe leur a permis d’arrêter la propagande. [La terrible répression qui suivit l’insurrection de 1834 et les lois sur la presse de 1835]
Rétablissons-là et marchons en avant.
Car l’aristocratie est impuissante à lutter contre les Républicains par les principes. Si la presse est encore une arme entre ses mains, c’est qu’elle s’en sert pour calomnier ; tandis que nous, par le seule force de nos doctrines d’égalité et de fraternité, nous sommes sûrs d’entraîner les masses.
Mais il faut que notre voix parvienne jusqu’à elles.
Unissons donc nos efforts, citoyen, pour détruire le plus odieux des monopoles, le monopole des lumières. Prouvons aux prolétaires qu’ils ont droit à l’aisance avec la liberté, à l’éducation gratuite commune et égale, à l’intervention dans le gouvernement, toutes choses qui leur sont interdites. [« prolétaires » : le mot n’a pas l’acception qui sera celles des marxistes ; il désigne ici l’ensemble des travailleurs]
Comme vous le voyez, citoyen, nous avons bien moins en vue un changement politique qu’une réforme sociale [et c’est bien ce qui différencie Blanqui et ses amis des républicains petits-bourgeois]. L’extension des droits politiques, la réforme électorale, le suffrage universel peuvent être d’excellents choses, mais comme moyens seulement, et non comme but ; ce qui est notre but, à nous, c’est la répartition égale des charges et des bénéfices de la société ; c’est l’établissement complet du règne de l’égalité. Sans cette réorganisation radicale, toutes les modifications de forme dans le gouvernement ne seraient que mensonges, toutes les révolutions que comédie jouée au profit de quelques ambitieux.
Mais il ne suffit pas de déclarer vaguement les hommes égaux ; il ne suffit pas de combattre les calomnies des méchans [1], de détruire les préjugés, les habitudes de servilité soigneusement entretenues dans le peuple ; il faut remplacer dans son cœur ces préjugés par des principes ; il faut convaincre les prolétaires que l’égalité est possible, qu’elle est nécessaire ; il faut les pénétrer du sentiment de leur divinité et leur montrer clairement quels sont leurs droits et leurs devoirs.
Telle doit être la direction de nos efforts ; ils ne seront efficaces qu’avec le concours de tous les républicains : nous venons faire appel à leur dévouement et leur demander une coopération active et désintéressée.
Comme il est évident que des écrits nouveaux rédigés par une plume républicaine, dans le but que nous venons d’indiquer, seraient l’objet de perpétuelles tracasseries, quelle que fût leur modération, nous avons résolu de mettre en défaut l’acharnement de la police. Ce qui nous importe d’abord, c’est d’éclairer les masses. Or, les poursuites, l’emprisonnement, les amendes auraient bien vite brisé nos efforts, malgré tout ce que le patriotisme peut nous inspirer de persévérance. [Blanqui ne put publier qu’un numéro du journal Le Libérateur, lancé en février 1834]
Nous nous bornerons simplement à propager par la réimpression des fragmens [1] des meilleurs ouvrages publiés dans l’intérêt du peuple, ouvrages qui circulent librement depuis long-temps [1].
Nous choisirons ceux qui traitent avec le plus de clarté les grandes questions d’ÉGALITÉ et de LIBERTÉ ; ceux qui tendent à établir comme seule base des institutions sociales le principe de la FRATERNITÉ des hommes, et comme seule garantie de leur durée la responsabilité du pouvoir. [Seront ainsi publiés dans les trois premières livraisons (imp.Herhan, puis Heran) Mercier (Tableau de Paris), des hommes des Lumières, Raynal, Volney, des révolutionnaires : Marat, Robespierre, Saint Just… ainsi que le Tribun Tiberius Gracchus, et un violent poème contemporains du journaliste et chansonnier Agénor Altaroche, « Le peuple a faim »]
Si les idées développées par ces divers écrits ne sont pas toujours empreintes d’actualité, autant que le pourraient désirer les esprits les plus avancés dans les questions d’avenir, on réfléchira que nous réimprimons et que l’instruction populaire est tellement en souffrance, que des vérités vieilles pour l’homme éclairé sont toutes neuves pour le prolétaire.
Les écrits que nous publierons auront 4 pages in-12, ils paraîtront irrégulièrement, de manière à former au bout de l’année une brochure de 96 pages.
Pour 1 fr.25 c., l’on recevra 100 exemplaires à domicile.
On peut souscrire pour un nombre moindre.
Les citoyens, de Paris et des départemens [1], qui voudront nous seconder dans cette œuvre, sont priés d’envoyer franco leurs nom et adresse très exacts, à la librairie de ROUANET, rue Verdelet, n. §.
L.-Auguste BLANQUI, HADOT-DESAGES.
Nos publications paraîtront deux fois par mois, irrégulièrement.
La plupart des écrits ne pouvant arriver jusqu’au peuple, qui n’a pas de quoi les payer, le but particulier que nous nous sommes proposé est précisément de remédier à cet inconvénient par une distribution gratuite faite aux prolétaires. Ainsi les citoyens qui désirent nous seconder dans cette œuvre devront répandre parmi le peuple, en les donnant, les exemplaires auxquels ils auront souscrit. »
La première des brochures de propagande annoncées par le prospectus de Blanqui et Hadot-Desages paraît effectivement peu après :
Propagande démocratique. (première livraison). Imprimerie de L.-E.Herhan, rue Saint Denis, 380. [Paris, 1835].
Cette modeste brochure de 8 pages s’ouvre par un texte superbe de Robespierre que l’on peut lire ci-dessous.
Il est suivi par un texte du Tribun Tiberius Gracchus, « Le sort du peuple dans les états constitués aristocratiquement », d’un court texte de Saint-Just et d’un court texte de Marat.
En cette année 1835 où le seul mot de « républicain » fait dorénavant encourir les foudres de la loi, il s’agit, on le voit, de raviver et dignifier la mémoire montagnarde de la grande Révolution, de montrer de quel côté furent la morale et la vertu, et de quels côtés ils demeurent.
Et avaliser cette mémoire, en un temps aussi où seule celle des Girondins trouve grâce chez la plupart des libéraux, relie la tradition révolutionnaire démocratique, réalisation pratique de la pensée des Lumières, à l’aspiration à la justice sociale. Ce sera une constante, sur le long terme, du socialisme et du communisme français à venir
Certes, la revendication sociale, encore en gestation, ne point pas clairement à travers cette première publication, autocensure oblige (le prospectus s’en expliquait), mais elle attend son heure.
« Ce que veulent les Républicains.
Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions généreuses et bienfaisantes éveillées par les lois ; où l’ambition suit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie ; où les distinctions naissent de l’égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple et la peuple à la justice ; où la patrie assure à chaque individu le bien-être et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie ; où toutes les âmes s’agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains et par le besoin de mériter l’estime d’une grande nation ; où les arts soient les décorations de la liberté qui les ennoblit, le commerce la source de la richesse publique et non pas seulement de l’opulence monstrueuse de quelques uns.
Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur ; les principes aux usages, les devoirs aux convenances ; l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur ; la fierté à l’insolence ; la grandeur d’âme à la vanité ; l’amour de la gloire à l’amour de l’argent ; les bonnes gens à la bonne compagnie ; le mérite à l’intrigue ; le génie au bel esprit ; les charmes du bonheur aux ennuis de la volupté ; la grandeur de l’homme à la petitesse des grands ; un peuple magnanime, puissant, heureux à un peuple aimable, frivole et misérable ; c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république, à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie.
Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la providence du long règne du crime et de la tyrannie. Que cette France, jadis illustre parmi les pays esclaves, éclipsant la gloire de tous les peuples libres qui ont existé, devienne le modèle des nations, l’effroi des oppresseurs, la consolation des opprimés, l’ornement de l’Univers, et que, scellant enfin notre ouvrage de notre sang, nous puissions voir au moins l’aurore de la félicité universelle.
Max. Robespierre »
Propagande démocratique. (Troisième livraison), Imprimerie d’Héran, rue St-Denis, 380. [Paris, 1835]
Cette troisième livraison a pour sous-titre « Prolétariat ». Elle contient un texte de Robespierre, « Privation des droits politiques », un texte de Raynal, « Pauvreté », et une chanson d’Altaroche.
Le jeune Agénor Altaroche (né en 1811) est alors un étudiant en droit devenu journaliste satirique (rédacteur en chef du Charivari depuis 1834) et chansonnier républicain mordant (Chansons et vers politiques, Paris, Pagnerre, 1835)
Le Peuple a faim
Air : Eugène est mort
Heureux du jour, sur vos tables splendides
Quand l’art conduit de cent climats divers,
Pour assouvir vos estomacs avides,
Les meilleurs vins et les mets les plus chers,
Sur les coussins où votre corps digère,
Sentez-vous pas, comme un remords soudain,
Poindre en vos cœurs cette pensée amère ?
Le peuple a faim !
Sur vos tréteaux où se vautre l’orgie,
Le luxe dresse un autel fastueux.
Pour vous l’argent, le vermeil, la bougie,
Et le cristal reflétant mille feux !
Mais pour le pauvre, au lieu de porcelaine,
L’écuelle de terre et le [1] cuiller d’étain !
Heureux encor, quand cette écuelle est pleine !
Le peuple a faim !
Pour vous la vie avec ces jouissances,
En été l’ombre, en hiver le soleil !
Pour vous la mode, et la scène, et la danse,
Les nuits aux jeux et les jours de sommeil !
Mais pour les pauvres, abstinence, détresse,
Et l’eau du ciel pour détremper son pain ;
Puis l’hôpital quand blanchit la vieillesse !
Le peuple a faim !
D’un faux éclat que la trompeuse amorce,
Riche insolent, ne t’éblouisse pas !
Le peuple sait aujourd’hui que la force
N’est plus dans l’or, mais qu’elle est dans les bras.
Cet or impur dont se gonfle ta bourse,
S’est goutte à goutte échappé de sa main,
Prends garde ! il peut remonter vers sa source…
Le peuple a faim !
Assez long-temps [2] gorgés de privilèges,
De notre force on vous a rendus forts.
Les députés sortis de vos collèges
Ont disposé de nos biens, de nos corps.
A cette lice où l’on vole sa place,
Le pauvre encore frappera-t-il en vain ?
Il veut entrer par droit et non par grâce !
Le peuple a faim !
L’instruction, cette manne féconde,
Pour le puissant monopole nouveau,
Le pauvre aussi doit l’avoir, en ce monde
Où riche et pauvre ont le même cerveau.
Attendra-t-il qu’une pitié tardive
Jette à ses pieds un os avec dédain ?
Non ! du banquet il veut être convive,
Le peuple a faim !
Lorsque le peuple a, de sa main puissante
Brisé d’un roi le sceptre et les faisceaux,
Il voit sortir de sa cave prudente
L’heureux qui vient butiner les morceaux,
Mais sonne encore l’heure trop différée,
La grande voix vibrera dans son sein :
« Faquins, arrière ! et place à la curée !
Le peuple a faim ! »
A.Altaroche
[1] « Le cuiller » : plus qu’à une coquille, je pense à la forme masculine du mot en occitan, (où le féminin « cuillère » est au augmentatif), passé en français populaire méridional, et souvent en français populaire tout court (Altaroche était d’origine auvergnate). [2] Graphie de l’époque.
BLANQUI. LE PROCÈS DE 1839
[Je donne entre crochets quelques précisions]
En Juin 1839 commence devant la Cour des Pairs le premier procès des inculpés de l’insurrection des 12 et 13 mai.
[La Chambre des Pairs se constituait en Cour des Pairs, Haute Cour de justice pour juger des crimes d’État]Cour des pairs. Attentat des 12 et 13 mai 1839. Procès-Verbal des séances relatives au jugement de cette affaire. A Paris, de l’Imprimerie de Crapelet, 1839-1840. Réquisitoire de M. le Procureur Général.
[Le premier procès se déroule du 11 juin au 12 juillet 1839. Un second procès, où figure Blanqui, a lieu du 13 au 31 janvier 1840. Blanqui est condamné à mort, et la peine est commuée en détention perpétuelle.]
A Messieurs de la Chambre des Pairs constituée en Cour des Pairs en vertu de l’article 28 de la Charte Constitutionnelle. Messieurs, l’information que vous avez prescrite par cotre arrêt du 15 mai dernier a déjà reçu d’importants développements. Sur plusieurs points, et en ce qui concerne un certain nombre des inculpés, elle est complètement achevée.
Vous savez maintenant quels étaient l’origine et le but des attentats des 12 et 13 mai ; dans quelles mystérieuses associations la conspiration a été ourdie, et par quelles sanglantes attaques elle a fait soudainement explosion. Convoqués à heure fixe dans le lieu de leurs réunions habituelles les affiliés attendaient le signal de leurs chefs ; des dépôts de munitions avaient été préparés ; le pillage devait donner des armes.
Rêvant la ruine non-seulement des institutions politiques de leur pays, mais encore des principes éternels sur lesquels les sociétés humaines ont toujours été appuyées, quelques centaines d’hommes, conduits par les conspirateurs obscurs qui les avaient ameutés, se tenaient prêts à promener dans la cité paisible la désolation et la mort.
Bientôt l’ordre est donné ; les bandes éparses se réunissent ; les magasins d’un armurier sont envahis. On distribue des cartouches ; une proclamation imprimée d’avance provoque ouvertement le peuple à la sédition, s’efforce, par les plus menteuses accusations, d’exciter sa haine et sa fureur contre la royauté, et ramène encore ces mots d’aristocratie et d’exploitation si souvent répétés par les fauteurs d’anarchie. Au bas de cette pièce, dans laquelle sont désignés les chefs sous lesquels l’armée républicaine va marcher, on mêle, par une imposture, aux noms inconnus des conspirateurs, des noms auxquels on suppose quelque popularité [Lamenais, par exemple].
Bientôt nos soldats, confiants comme en un jour de paix, au milieu d’une population amie, voient éclater autour d’eux une guerre imprévue ; et, sommés de rendre leurs armes, qu’ils n’ont point eu le temps de charger, ils refusent, et tombent assassinés au poste du devoir et de l’honneur. L’Hôtel-de-Ville, la Préfecture de police, sont les deux points sur lesquels se dirigent d’abord les efforts des factieux.
Ils espèrent que, s’ils parviennent à s’emparer de ces deux principaux sièges de l’administration départementale, ils ébranleront la confiance publique, et donneront à un guet-apens sans portée l’apparence d’un mouvement populaire. Les gardes nationaux qui se trouvaient à l’Hôte-de-Ville étaient en trop petit nombre pour tenter une résistance inutile ; mais à la Préfecture de police les assaillants furent en quelques minutes repoussés et dispersés. La reprise du poste de l’Hôte-de-Ville et l’enlèvement d’une barricade élevée à l’entrée de la rue Planche-Mibray acheva de les forcer à chercher un refuge dans ces quartiers de la ville qui avoisinent les rues Saint-Denis et Saint-Martin, et que les factieux ont coutume de choisir pour champ de bataille. Le désordre s’est étendu, d’une part, jusqu’au marché du Temple, et, de l’autre, jusqu’aux environs des halles et jusqu’aux rues Montorgueil et Tiquetonne. Quelques agressions ont même eu lieu, soit le 12, soit le 13 mai, dans quelques parties reculées du quartier du Marais, sur la place de la Bourse et dans les rues qui se croisent autour du théâtre italien ; c’est dans la rue d’Amboise qu’un coup de feu a grièvement blessé un officier supérieur, aide de camp de M. le Ministre de la guerre.
Partout la répression a été prompte, mais partout elle a été achetée par des pertes regrettables. Dans les rangs de la garde nationale [milice bourgeoise institutionnelle], de la troupe de ligne [l’armée], de la garde municipale [police], plusieurs des défenseurs de l’ordre public et des lois ont trouvé une mort digne d’eux, sans doute, et de l’uniforme qu’ils portaient, mais qui leur a été donnée par le crime, et que la justice doit venger. D’autres deuils non moins déplorables ont été la conséquence de ces combats allumés tout à coup au sein d’une cité paisible et au milieu d’une immense population. Des citoyens étrangers à l’attaque et à la défense, des femmes, des jeunes filles, ont été mortellement frappés jusque dans leurs foyers, et leur sang doit aussi retomber sur les promoteurs de ces coupables désordres. [défaussement commode de dédouaner l’armée de la réalité de sa répression] […]
La gravité des faits qui vous ont été signalés comme résultant de l’instruction n’a pu manquer de frapper vivement vos esprits. Vous avez vu, Messieurs, jusqu’à quels excès pouvaient être emportées ces associations secrètes, qui ne sont pas seulement conjurées pour le renversement des institutions établies, mais qui, considérant comme secondaires les questions de politique gouvernementale, s’attachent à saper la société dans ses bases, excitent contre le riche toutes les passions du pauvre, renouvellent ces doctrines extravagantes d’un nivellement absolu fondé sur le partage égal de tous les produits de la terre et de l’industrie, et recrutent des bandes armées pour marcher par des voies sanglantes à une conquête impossible. Elles ne se laissent vaincre ni par la surveillance active qui les poursuit sans relâche, ni par les arrêts qui les condamnent, ni même par la générosité qui leur pardonne. Elles engagent une lutte obstinée avec les lois dont la société s’est armée contre elles. Elles méprisent et défient tous les pouvoirs publics, et leurs chefs osent dire qu’ils ne relèvent plus de la justice sociale, comme s’il suffisait à un citoyen de nier son devoir pour s’en affranchir, et de se vanter d’un crime pour s’en absoudre.
Cette propagande, quelque active qu’elle pût être, a échoué en général contre la raison du peuple ; mais quelques jeunes imaginations se laissent séduire, des ambitions s’allument, de fausses lumières égarent, et, de l’autre côté, la promesse d’un bouleversement social ne peut manquer de rallier tous ces hommes pervers, qui, sans aucun scrupule de morale ni d’humanité, acceptent toujours le combat en vue du butin. Pour ceux-ci la seule question est de savoir à quels moments les dangers de la lutte sont rachetés par les chances du succès. Il y a donc toujours un grave péril, non sans doute pour la stabilité du Gouvernement, mais pour la sûreté publique, et pour les intérêts précieux de cette grande cité, dans ces conspirations armées, dans ces agressions violentes, dont les citoyens ne peuvent d’abord comprendre ni l’origine, ni le but, où l’audace revêt l’apparence de la force, et que toutes les factions observent en se tenant prêtes à en profiter. »
BLANQUI, 1848
Blanqui quitte Blois où il était en résidence surveillée après son emprisonnement de 1839 à 1847, et gagne aussitôt Paris. Il va retrouver deux compagnons de lutte précieux, (et deux Méridionaux d’origine), Benjamin Flotte le cuisinier, condamné en 1847 (après un emprisonnement très dur de 1839 à 1842), et libéré par l’insurrection du 24, et le docteur Louis Antoine Lacambre, actif militant communiste.
Blanqui, Flotte et Lacambre s’empressent immédiatement de créer le Club de la Société Républicaine Centrale, désigné par la presse bien pensante comme « club communiste ».
On lit dans le très renseigné, très réactionnaire et très délateur ouvrage d’Alphonse Lucas, bon serviteur de la république de l’Ordre de triste mémoire, Les clubs et les clubistes : histoire complète critique et anecdotique des comités électoraux fondés à Paris depuis la révolution de 1848, Paris, Dentu, 1851 :
« Fondé le 26 février lorsque les barricades étaient encore debout, le club du citoyen Blanqui, composé en partie de la plupart des vétérans des sociétés secrètes, des socialistes les plus avancés, des hommes les plus gravement compromis dans nos troubles civils… »
Lucas évoque la première réunion de la Société Républicaine Centrale le 26 février, à laquelle il a assisté :
« L’assemblée était nombreuse dans la Salle du Prado [salle bien connue alors du Bal du Prado]. Chacun des individus que nous venons de nommer avait amené avec lui tous ceux de ses amis sur lesquels il croyait pouvoir compter ; d’étranges rumeurs couraient dans la foule, dominée à chaque instant par des acclamations sauvages. Les yeux menaçaient, les poings s’agitaient convulsivement ; tous ces hommes paraissaient en proie à une violente colère ; le drapeau rouge, qu’une ignoble bande de chenapans voulait imposer à la France, venait d’être renversé grâce aux efforts de M. de Lamartine.
La chute du drapeau rouge avait été immédiatement suivie de l’apparition sur les murs de Paris de l’affiche suivante : « AU GOUVERNEMENT PROVISOIRE Les combattants républicains ont lu avec une douleur profonde la proclamation du Gouvernement provisoire qui rétablit le coq gaulois et le drapeau tricolore. Le drapeau tricolore, inauguré par Louis XVI, a été illustré par la première République et par l’Empire : il a été déshonoré par Louis-Philippe. Nous ne sommes plus d’ailleurs ni de l’Empire ni de la première République. Le peuple a arboré la couleur rouge sur les barricades de 1848. Qu’on ne cherche pas à le flétrir. Elle n’est rouge que du sang généreux versé par le peuple et la garde nationale. Elle flotte étincelante sur Paris, elle doit être maintenue. Le peuple victorieux n’amènera pas son pavillon. » Cette affiche, qui en portait pas de nom d’imprimeur, avait été rédigée par le docteur Lacambre [le texte est attribué à Blanqui par nombre d’ouvrages] ; elle explique la sombre colère à laquelle étaient en proie les séides du citoyen Blanqui : ils venaient de subir un premier échec. »
Le lendemain était publiée une autre protestation (cf. Auguste Blanqui. Textes choisis, Éditions sociales, 1971)
« Nous ne sommes plus en 93. Nous sommes en 1848 ! Le drapeau tricolore n’est pas le drapeau de la République ; il est celui de Louis-Philippe et de la monarchie. C’est le drapeau tricolore qui présidait aux massacres de la rue Transnonain [insurrection parisienne, 14 avril, massacre des habitants d’une maison de cette rue par les soldats de Bugeaud], du faubourg de Vaise [insurrection de Lyon, 14 avril, massacre de civils par les soldats de la répression], de Saint-Étienne [insurrection du 11 avril 1834). Il s’est baigné vingt fois dans le sang des ouvriers. Le peuple a arboré les couleurs rouges sur les barricades de 1848, comme il les avait arborées sur celles de juin 1832, d’avril 1834, de mai 1839. Elles ont reçu la double consécration de la défaite et de la victoire. Ce sont désormais les siennes. Hier encore, elles flottaient glorieusement au front de nos édifices. Aujourd’hui la réaction les renverse ignominieusement dans la boue et ose les flétrir de ses calomnies. On dit que c’est un drapeau de sang. Il n’est rouge que du sang des martyrs qui l’a fait l’étendard de la République. Sa chute est un outrage au peuple, une profanation de ses morts. Le drapeau de la garde municipale ombragera leurs tombes. Déjà la réaction se déchaîne. On la reconnaît à ses violences. Les hommes de la faction royaliste parcourent les rues, l’insulte et la menace à la bouche, arrachant les couleurs routes de la boutonnière des citoyens. Ouvriers ! c’est votre drapeau qui tombe. Écoutez bien ! La République ne tardera pas à le suivre. » [conclusion prémonitoire !]
Comme on peut le constater, le drapeau rouge a été un enjeu politique immédiat. Il signait la séparation entre les républicains bourgeois du National, les républicains petits bourgeois radicaux de la Réforme, tous partisans de la République plus ou moins démocratique, et les partisans de la République démocratique et sociale, que Blanqui appelait « République égalitaire ». Il n’est pas étonnant de trouver parmi ceux qui proposent le drapeau rouge en drapeau national ces 24 et 25 février le publiciste communiste Théodore Dezamy, membre actif de la Société Républicaine Centrale.
Mais si le drapeau rouge fut effectivement quatre mois après le drapeau des insurgés ouvriers parisiens, il sera dans les années 1849-1851 l’emblème des « démocrates socialistes », ces « Montagnards » au recrutement interclassiste (petits-bourgeois, artisans, paysans, ouvriers), et il flottera sur les colonnes des insurgés républicains de décembre 1851.
Dans mon Midi natal, dans mon « Var rouge », et particulièrement en milieu rural, il a longtemps été d’usage, et jusqu’au XXème siècle, de diviser les citoyens politisés entre « rouges » et « blancs », le « bleu » modéré n’ayant guère droit au chapitre.
BLANQUI VU PAR TOCQUEVILLE
Dans ses Souvenirs, Gallimard 1942, Tocqueville, alors député, rend compte de la séance de l’Assemblée, le 15 mai 1848, alors que le peuple montagnard a envahi l’hémicycle, au nom de la défense de la cause polonaise. Tout le long compte-rendu vaut vraiment la peine d’être lu. J’en extrais ce passage relatif à Blanqui où le modéré, l’intelligent, le subtil, l’équilibré Tocqueville laisse éclater sa haine viscérale de classe devant le lutteur marqué par ses longues années de détention.
Dans le tumulte, le président Buchez essaie en vain d’obtenir le silence.
« C’est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir : on me dit que c’était Blanqui. »
Blanqui sera arrêté au lendemain de l’invasion de l’Assemblée. Condamné en 1849, il passera encore de très longues années en prison, dans de très dures conditions.
TOAST DE BLANQUI, 1851
Le 25 février 1851, les démocrates socialistes français exilés à Londres tenaient banquet pour fêter l’anniversaire de la révolution de 1848. L’un d’eux, un blanquiste, avait demandé à Blanqui, emprisonné à Belle-Île, de leur faire parvenir un toast. (Blanqui avait été condamné à 10 ans de réclusion après la manifestation du 15 mai 1848). Les démocrates socialistes, amis de Ledru-Rollin, et amis de Louis Blanc (ce n’était pas la même chose, et il y eut même duel et mort d’homme entre eux) s’accordèrent pour ne pas divulguer ce brûlot qui les dénonçait. Des journaux le firent cependant connaître, dont L’Égalité ; Engels et Marx le traduisirent à leurs camarades allemands immigrés comme eux en Angleterre. On peut lire dans la Correspondance Marx Engels, T.II, 1849-1851, Éditions sociales, 1971, de nombreux échanges au sujet de ce banquet et du message de Blanqui (lettres de février – mars 1851).
« Quel écueil menace la révolution de demain ?
L’écueil où s’est brisée celle d’hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l’Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast ! Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l’Europe démocratique.
C’est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C’est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.
La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie.
Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l’ont livré à la réaction.
Misérable gouvernement ! Malgré les cris et les prières, il lance l’impôt des 45 centimes qui soulève les campagnes désespérées, il maintient les états-majors royalistes, la magistrature royaliste, les lois royalistes. Trahison !
Il court sus aux ouvriers de Paris ; le 15 avril, il emprisonne ceux de Limoges, il mitraille ceux de Rouen le 27 ; il déchaîne tous leurs bourreaux, il berne et traque tous les sincères républicains. Trahison ! Trahison !
A lui seul, le fardeau terrible de toutes les calamités qui ont presque anéanti la Révolution.
Oh ! Ce sont là de grands coupables et entre tous les plus coupables, ceux en qui le peuple trompé par des phrases de tribun voyait son épée et son bouclier ; ceux qu’il proclamait avec enthousiasme, arbitres de son avenir.
Malheur à nous, si, au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait fait de la Révolution.
Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits ! Et si un seul apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tous, d’une voix : trahison !
Discours, sermons, programmes ne seraient encore que piperies et mensonges ; les mêmes jongleurs ne reviendraient que pour exécuter le même tour, avec la même gibecière ; ils formeraient le premier anneau d’une chaîne nouvelle de réaction plus furieuse !
Sur eux, anathème, s’ils osaient jamais reparaître !
Honte et pitié sur la foule imbécile qui retomberait encore dans leurs filets !
Ce n’est pas assez que les escamoteurs de Février soient à jamais repoussés de l’Hôtel de Ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres.
Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l’instant même :
1° – Le désarmement des gardes bourgeoises.
2° – L’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers.
Sans doute, il est bien d’autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de ce premier acte qui est la garantie préalable, l’unique gage de sécurité pour le peuple.
Il ne doit pas rester un fusil aux mains de la bourgeoisie. Hors de là, point de salut.
Les doctrines diverses qui se disputent aujourd’hui les sympathies des masses, pourront un jour réaliser leurs promesses d’amélioration et de bien-être, mais à la condition de ne pas abandonner la proie pour l’ombre.
Les armes et l’organisation, voilà l’élément décisif de progrès, le moyen sérieux d’en finir avec la misère.
Qui a du fer, a du pain.
On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées. La France hérissée de travailleurs en armes, c’est l’avènement du socialisme.
En présence des prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra.
Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours.
Que le peuple choisisse ! »