Sur l’insurrection bas-alpine

René Merle

Conférence donnée à l’I.U.F.M de Digne – 8 février 2001

 

publiée dans le Bulletin numéro 14, février/mars 2001  

Sur l’insurrection bas alpine

 

photo Pierre Rousset

Il y aura bientôt 150 ans se produisait dans votre département un événement à proprement parler inouï.

Le 2 décembre 1851, le président de la République Louis Napoléon Bonaparte avait étranglé la République. Le 7, 10.000 Bas Alpins investissaient Digne, neutralisaient le préfet et sa garnison, et proclamaient le pouvoir populaire. Comme le disaient les résistants, “le peuple rentre dans ses droits”. 

Alors que la majorité des Français, par conviction, lassitude ou crainte, acceptaient le coup d’État, une vingtaine de départements, méridionaux pour la plupart, défendaient la République les armes à la main. Seul celui des Basses-Alpes verra la victoire des Républicains.

10000 hommes pour 152000 habitants. Faites le compte. Si l’Est alpin n’a pas ou a peu bougé, c’est la majorité, parfois la totalité des actifs du Val de Durance, des pays de Manosque, Riez, Digne, Mézel, Forcalquier, Sisteron, qui ont pris le brassard rouge et les armes, derrière les drapeaux de leurs communes.

Événement inouï, qui interroge évidemment sur ses causes, son déroulement, ses conséquences, mais qui par là même nous renvoie aussi à une interrogation majeure, adressée aux futurs enseignants que vous êtes, et plus largement aux citoyens. Pourquoi la mémoire officielle, pourquoi l’enseignement n’ont-ils jamais vraiment pris en compte cette insurrection, à la différence de ce que fait le vicomte de Villiers en Vendée. Pourquoi les murs de l’inspection académique portent-ils une plaque honorant le député Fortoul, complice du coup d’état, ministre durement répressif, et n’honorent-ils pas la mémoire des instituteurs républicains bas-alpins déportés en Algérie à la suite du coup d’État ?

 

Sur les raisons de l’insurrection bas-alpine, son déroulement, ses conséquences, je vous renvoie à une abondante documentation, de l’ouvrage du journaliste républicain Tenot, en 1868, à la thèse magistrale de Philippe Vigier, en passant par  l’étude de Pierre Girardot, président d’honneur de notre association, résistant et combattant pour la liberté s’il en fut, jsuqu’aux publications de Maxime Amiel, Gisèle Roche Galopini, celles des archives départementales, les actes des colloques de notre association 1851-2001, son bulletin spécial Basses Alpes, etc.

Je voudrais seulement insister ce soir, rapidement, sur quelques spécificités bas-alpines.

Comme partout, la République est tombée de Paris sur une province peu préparée. Comme dans d’autres départements, la République a d’abord signifié pour la masse paysanne plus la possibilité de s’attaquer aux forêts et aux octrois que celle d’élire des représentants qui la défendraient vraiment. Ce sont des coteries bourgeoises qui s’emparent du pouvoir municipal, des notables conservateurs qui savent se faire élire députés comme républicains modérés. Et comme dans beaucoup de départements méridionaux, c’est dans l’émeute qu’on refuse l’augmentation des impôts. C’est dire combien est précoce la déception du peuple devant cette République qui n’allège pas son sort matériel. Comme dans beaucoup de départements ruraux enfn, et à la différence du Var ou des Bouches du Rhône voisins, on donnera ici la majorité à Louis Napoléon Bonaparte lors de l’élection présidentielle de décembre 1848. À l’exception du pays de Manosque et de Riez qui vote précocement à gauche.

Rien dans tout cela qui laisse présager la levée en masse pour la République de décembre 1851. Un département considéré comme (j’aligne les stéréotypes de l’époque) pauvre, isolé, archaïque, patoisant : “l’Algérie de l’intérieur”. Un département qui ignore la politique, sinon dans le respect des notables. Un peuple littéralement étranger, dont le préfet écrit alors : « comme l’arabe, dont il a la ruse, la paresse, l’intelligence et la crédulité, le Bas-Alpin ne cède qu’à la force ». Un peuple qui peut être agité de révoltes brutales et grégaires, mais aucunement porteur d’une espérance révolutionnaire.

Et pourtant, les Basses-Alpes verront en 1849 les progrès électoraux de la démocratie socialiste, (défaite du venimeux Fortoul), elles connaîtront en 1850, malgré une dure répression, l’implantation massive de sociétés républicaines, elles seront en 1851 le fer de lance de l’insurrection.

Comment expliquer ce phénomène ? Sinon par la rencontre de conditions objectives et d’une rare efficacité des cadres de la démocratie socialiste, tant dans les objectifs fixés que dans les formes de propagande et les modes d’organisation.

Insistons d’abord sur la qualité humaine de ces cadres issus du rang. Des hommes résolus, charismatiques, d’une trempe qui a peut-être fait défaut à la tête de l’insurrection des autres départements. Ces cadres ont su se saisir des conditions objectives pour en faire la base de l’enracinement de la démocratie socialiste. Ils ont su opérer le renversement des conditions défavorables : isolement, pauvreté, langue, en conditions favorables.

Le département est pauvre, essentiellement agricole, surpeuplé (au maximum de sa population). Les cadres républicains auront l’intelligence d’élargir leur influence sociale à partir d’un noyau sociologiquement spécifique, celui des journaliers du pays de Manosque, gagnés précocement aux idées socialistes et communistes, en conflit ouvert avec les gros propriétaires. La peur des “partageux” du bas pays aurait pu tenir à l’écart les petits paysans propriétaires des pays du Verdon, de Forcalquier, Sisteron, Digne. Les démocrates socialistes sauront populariser leur programme de défense des intérêts populaires : lutte contre l’usure, mise en place d’un crédit agricole permettant d’accéder à la propriété ou de la garantir, instruction gratuite pour tous. Sans illusion sur le ralliement parfois opportuniste de bourgeois désireux de garder ou conquérir le pouvoir municipal, les cadres républicains sauront utiliser, au bon sens du mot, ou rallier, ces bourgeois des villages et petites villes nourris de l’esprit des Lumières et des idéaux de progrès, mêlés de messianisme chrétien. Ils sauront même rallier des prêtres, comme le curé Chassan, qui mènera la colonne insurrectionnelle de Ste Croix.

Leur propagande sera d’autant plus efficace qu’elle unira l’explication écrite par la presse, française, et le contact quotidien ou festif par la parole et la chanson dans la langue du peuple, le provençal. Sans s’arrêter au fait que la cause provençale était défendue par des notables légitimistes, comme Damase Arbaud à Manosque, le docteur Honnorat à Digne, le magistrat Delaplane à Sisteron.

Conscience forgée rapidement dans la lutte contre la répression, les cadres républicains comprendront très tôt que le bon usage du bulletin de vote est indissociable de la prise de responsabilité personnelle et de l’action. D’où l’aspect quasi militaire de l’insurrection, qui révèle une superbe préparation :

comités révolutionnaires nommés pratiquement par les sociétés secrètes, hommes en armes rassemblés sur place village. D’où le contenu de la prise de pouvoir du 7 décembre à Digne. On ne se borne pas à des proclamations républicaines, comme dans les autres départements, mais on décide de mesures concrètes, d’une mise en application résolue du programme montagnard. Satisfaction immédiate de la revendication populaire, les contributions directes sont abolies, on brûle leurs archives dignoises : “papiers cremats, imposts pagats”. Et, au plan politique, s’opère un bouleversement inouï. Et c’est bien ce qui a effrayé en haut lieu. Ce qui a effrayé n’était pas la violence de l’insurrection : elle fut pacifique et respectueuse des personnes et des biens. C’est la conception de la démocratie mise en œuvre, le problème de la légitimité du pouvoir. Puisque le président de la République a trahi, la démocratie locale se substitue à l’état défaillant. Une révolution municipale balaye les autorités existantes, y compris les conseils municipaux élus en 48 au suffrage universel, pour les remplacer par une véritable dictature du parti montagnard, dans la lignée des révolutionnaires de 93.

Tel est l’apport des cadres républicains bas-alpins, dont la détermination ne faiblira pas quand arrive l’armée de la répression :  c’est la bataille des Mées ; c’est, à la différence des départements voisins, l’affrontement sans débandade devant l’armée de métier. Les insurgés ne se disperseront que lorsque les nouvelles de France montreront qu’ailleurs l’insurrection était vaincue.

La répression sera à la mesure de la mobilisation. 1669 emprisonnés, 956 déportés en Algérie, 41 (le chiffre est énorme) condamnés au bagne de Cayenne.

C’est sur ce département brisé que s’abattra l’entreprise de dépolitisation de l’Empire, accompagnée d’un exode rural massif lié aux “modernisations” de l’Empire et des débuts de la 3ème République. La mémoire de l’insurrection bas-alpine en sera occultée ou gauchie, mais toujours présente. C’est de cette mémoire que va maintenant vous entretenir le professeur J.M.Guillon.

 René Merle