LA RÉSISTANCE AU COUP D’ETAT A VIDAUBAN
LA RÉSISTANCE AU COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851 À VIDAUBAN
par Jean-Bastien Urfels Mémoire pour l’obtention de la maîtrise, sous la direction de Jean-Marie Guillon Année 2000-2001 TROISIÈME PARTIE LE COMBAT POUR LA RÉPUBLIQUE
CHAPITRE 9 : L’engagement dans la colonne insurrectionnelle. La participation de la commune à la colonne insurrectionnelle permet de rappeler une nouvelle fois l’importance de sa position géographique ; en effet, la place qu’elle occupe dans l’insurrection départementale est à mettre en parallèle avec la proximité des grands foyers de résistance varois que sont Le Luc et La Garde-Freinet d’une part, et d’autre part avec la préfecture. Sur un plan purement stratégique qui rejoint la logique “ toute militaire ”[1] du soulèvement, Vidauban devient le point de convergence des contingents du golfe de Grimaud, de La Garde-Freinet, mais aussi du Luc et de Brignoles. À ce titre, l’effet d’entraînement a pu favoriser l’engagement d’une part importante de la population dans l’armée des insurgés. Toutefois, ce caractère ne doit pas conduire à minimiser le républicanisme des Vidaubannais qui, malgré la tiédeur des nouvelles autorités municipales, Célestin Maillane en tête, prennent les armes et vont défendre la République jusqu’à la défaite d’Aups. Reste à déterminer la part réelle de spontanéité et d’enthousiasme que certaines sources, difficiles à interpréter[2], mettent en doute. Trop souvent occultée par l’ardeur républicaine de leurs voisins, l’attitude des démocrates de Vidauban dans la lutte armée contre le coup d’État doit donc être observée, à la lumière des événements ; ainsi, après avoir montré que dans la nuit du 6 au 7 décembre, la commune devient le quartier général et le point de départ de l’insurrection départementale, il faudra envisager les conditions de formation du contingent municipal pour, finalement, évoquer l’action de ce contingent jusqu’à la bataille d’Aups, le 10 décembre 1851.
9.1 Vidauban : quartier général de l’insurrection. Avec l’arrivée de la colonne de Luc, puis des insurgés du Luc et de La Garde-Freinet, Vidauban devient, dans la nuit du 6 au 7 décembre 1851, le quartier général de l’insurrection varoise. Le contingent lucois pénètre dans Vidauban à 17 heures. Selon son propre témoignage[3], Célestin Maillan va à la rencontre de son chef, Alix Geoffroy, non sans avoir préalablement engagé les membres de la Commission à refuser de suivre la colonne. Toutefois, le contingent arrive sur la place où les chefs de section demandent un logement pour les prisonniers et des vivres pour les hommes. Pendant que l’accueil s’organise, un service d’estafette est mis en place, en employant des chevaux de poste[4]. Deux heures après, la colonne de La Garde-Freinet et du golfe de Grimaud fait “ au son des tambours, et aux cris de “ Vive la République ” son entrée dans Vidauban ”[5]. Elle est conduite par Césarine Ferrier drapée d’un long manteau bleu et rouge, portant un bonnet phrygien ; son arrivée à Vidauban a fait l’objet de nombreuses descriptions dans l’historiographie de l’insurrection au dix-neuvième siècle, notamment celle d’Eugène Ténot : “ Lorsqu’elle entra, ainsi vêtue, à Vidauban, cette foule provençale, amoureuse de tout ce qui est excentrique, pompeux ou théâtral, applaudit à outrance la nouvelle déesse de la liberté ”[6]. Les insurgés sont accueillis chez des particuliers, certains prisonniers, notamment Blanc, huissier au Luc, sont soignés par Isaac Voltrain. Selon plusieurs sources[7], ce dernier reçoit à dîner Campdoras, les époux Ferrier, Firmin Almaric, ainsi que d’autres chefs de contingents municipaux. Or, on sait qu’après le repas, “ plusieurs chefs se réunirent dans une maison particulière ”[8] : cette réunion a donc lieu chez Voltrain ou, moins probablement, chez Maillan. La première résolution est de faire converger tous les démocrates sur Vidauban. Le deuxième débat, beaucoup plus houleux, porte sur l’attaque de Draguignan. La majorité des chefs, menés par Campdoras, soutiennent le projet d’attaque de la préfecture. Mais Maillan fait une nouvelle fois preuve de modération extrême, manifestant son hostilité à ce projet. La discussion entre les deux hommes dégénère rapidement et tourne à l’avantage de Campdoras qui saisit un motif presque anodin pour rappeler son interlocuteur à l’ordre. Sur la nature de ce motif, les sources divergent, proposant soit “ le sceau de la mairie que Maillan refusait de livrer à la réunion ”[9], soit – et plus certainement- une querelle à propos de l’arrestation par Campdoras du docteur Décugis d’Ollioules, ami de Maillan. Le chef de la colonne de Saint-Tropez en profite pour reprocher avec véhémence à Maillan son attitude trop prudente, allant, de son propre aveu, jusqu’à demander son arrestation, et ajoutant : “ d’autres voulurent que Maillan fut fusillé ”[10]. Cette altercation a visiblement beaucoup d’effets sur le commerçant vidaubannais qui cesse, dès cet instant, d’exprimer son opposition au projet d’un assaut sur Draguignan. Malgré sa résignation, les chefs réunis ne parviennent pas à définir une stratégie commune. De plus, personne ne semble à même d’imposer son autorité sur l’ensemble des contingents. Ce trait est d’ailleurs renforcé par la tenue, au même moment, d’une réunion concurrente à l’Hôtel de ville. L’assemblée, “ populaire et tumultueuse ” selon Noël Blache, est placée sous la présidence de Célestin Sermet. Il semble que celui-ci ait tenté, comme son frère précédemment, d’instaurer un comité de salut public. Mais, faute de discipline et de dialogue véritable, aucune décision n’est prise, au moment où Camille Dutheil fait son entrée dans la salle. Arrivé de Brignoles, le journaliste marseillais rencontre d’abord les chefs insurgés, alors que “ la scène entre Campdoras et Maillan se terminait à peine ! ”[11] Faute d’avoir trouvé un accord, Campdoras et ses compagnons le nomment alors général des insurgés, espérant trouver en lui l’homme providentiel[12]. Après avoir réclamé son équipement de général, notamment des bottes “ empruntées ” au brigadier Godillot[13], il décide, en se rendant à la mairie, de passer les troupes en revue sur la place, où environ 2 000 hommes étaient massés. Puis, une nouvelle réunion a eu lieu à l’Hôtel de ville, sous la présidence du général ; le débat fait à nouveau rage sur l’attaque de Draguignan. C’est alors qu’est amené le brigadier Godillot, échappé dans l’après-midi. Ce dernier, séparé avec sa femme de ses gendarmes, était monté dans la voiture du courrier de Marseille. Arrêté par des insurgés du Luc, il est d’abord conduit, selon sa déposition[14], pour être fusillé, mais il semble échapper à ce sort, même si peu d’éléments confirment cette version, grâce à l’intervention de Vidaubannais qui le conduisent à l’Hôtel de ville. Sa vie n’y est en aucun cas menacée puisque Dutheil lui-même ordonne de l’enfermer avec les autres prisonniers, sans lui faire de mal. Outre cet épisode, la réunion qui se tient de minuit à 4 heures, finit par déboucher sur la décision de départ vers Draguignan. Nous ne reviendrons pas sur l’indécision et les atermoiements de Dutheil qui sont connus ; désormais, les républicains doivent regrouper leurs forces et se mettre en marche, Maillan se plaçant à la tête du contingent vidaubannais qui commence alors à se former.
9.2 La formation de la colonne vidaubannaise. C’est en effet vers 4 heures du matin, le 7 décembre, que commence le recrutement des habitants ; Maillan reçoit notamment l’ordre d’un des chefs du Luc d’opérer une réquisition des habitants du Pommier, hameau situé à l’est de la commune. L’ordre de réquisition est d’ailleurs confirmé par la déposition d’Honoré Gay[15], ménager de 55 ans qui est réveillé dans la nuit par son fils cadet, accompagné de quatre hommes chargés de porter au Pommier un ordre de la mairie “ pour faire partir les habitants ou prendre leurs armes ”. Comme on peut le constater, la consigne émanant des cadres de l’insurrection pose un problème récurrent dans l’analyse du mouvement de décembre 1851 : celui des visites domiciliaires opérées par les insurgés. Il est vrai que de nombreuses dépositions font état de menaces et d’emploi de la force pour faire partir les habitants, dont celle de Magloire Gayol, déjà contraint par plusieurs hommes de porter son fusil à la mairie, pieds nus, vers 22 heures[16] : “ Le lendemain, vers les 4 heures du matin une nouvelle visite fut faite chez moi pour me faire partir de force. Ne m’ayant pas trouvé on monta au second étage d’où l’on traîna à moitié vêtu et sans veste le nommé Liotard Napoléon, qui s’obstinait à ne pas vouloir partir, d’après le rapport que m’en a fait ma femme. J’étais caché dans le grenier à foin de mon père, malgré cette précaution on m’y découvrit et les insurgés qui étaient déjà en marche, pénètrent dans la maison et me forcèrent à partir. ” Ce témoignage est confirmé, en ce qui concerne le dénommé Liotard, par Étienne Bérenguier, membre de la première Commission municipale, qui reconnaît avoir vu cet homme qui “ passe pour un blanc ” partir avec les insurgés, sans faire toutefois mention de violences ni de menaces. Toute la difficulté d’étudier la formation de la colonne vidaubannaise, comme pour la plupart des localités, réside dans cette ambiguïté : comment évaluer la part réelle d’habitants contraints et forcés de partir avec les insurgés, et celle de républicains utilisant un tel argument pour éviter, lors de leur jugement, de subir de trop lourdes peines ? En effet, s’il est possible d’imaginer que certaines recrues de l’armée insurrectionnelle n’étaient pas volontaires, les interrogatoires des démocrates chargés des visites domiciliaires lèvent une part de doute : ainsi, Denis Varagnol, Désiré Aicard ou Honoré Imbert, tous cités par plusieurs témoins comme participants à ces visites, déclarent avoir eux-mêmes été contraints de partir ou encore avoir simplement suivi leurs camarades, faisant “ comme les autres ”[17]. Même Célestin Maillan qui, malgré son opposition initiale, accepte de conduire la colonne de Vidauban, et Alexandre Dubois, chef de section de la société secrète, font des dépositions similaires. En fait, sur les 44 Vidaubannais du contingent municipal dont nous avons pu consulter les interrogatoires, seuls trois admettent qu’ils sont partis volontairement ; c’est le cas de François Sivade, confiseur et affilié à la société secrète, qui avoue devant le juge d’instruction être parti “ pour le maintien de la République [qu’il croyait] menacée par les complots des légitimistes ”[18]. Ces chiffres révèlent à quel point l’enrôlement de force dans la colonne de Vidauban serait surestimé si on ne mettait en doute la véracité de certaines déclarations d’insurgés. Toutefois, un élément pourrait “ expliquer que tant d’insurgés disent qu’ils sont partis contraints dans la colonne ”[19] ou qu’ils ont suivi leurs camarades : c’est ce que Maurice Agulhon appelle le “ militarisme municipal diffus ”, c’est-à-dire le rôle qu’a joué une certaine discipline militaire, inculquée aux habitants par le biais de la Garde Nationale. À Vidauban, le bataillon municipal comprend en avril 1848 deux compagnies de 165 et 168 hommes[20] ; or le contingent de Vidauban est composé, selon Maillan[21], de 358 insurgés, soit un chiffre relativement proche. On peut donc penser que les chefs montagnards ont, comme dans de nombreuses communes, utilisé les effectifs et la hiérarchie de la Garde Nationale pour soulever une large partie de la population masculine. En effet, aucune source ne fait état, hormis le commandement qui est confié à Maillan, de la nomination d’officiers ou de sous-officiers, ni de formation de compagnies. En fait, cet encadrement sera donné le lendemain à Salernes, comme nous le verrons bientôt ; en attendant, les recrues ont du suivre la hiérarchie du bataillon municipal. En revanche, le service de santé est rapidement mis en place avec Célestin Sermet, médecin, et Isaac Voltrain, pharmacien. Mais la colonne n’est pas uniquement composée d’hommes. Dès le départ de Vidauban, six femmes suivent les insurgés et leurs maris, assurant le service de cantine : il s’agit de Lucie Maillan, Marie Henry, Claire Roustan, Madame Prenon, et Madame Camaillot. Ainsi constitué et en partie armé – puisqu’on dénombre seulement 150 fusils – le contingent municipal est amalgamé à la colonne insurrectionnelle. Conduite par Camille Dutheil, elle se met en marche au son du tocsin et des tambours, peu avant le lever du jour. Mais le départ des insurgés ne signifie pas pour autant la fin des nouvelles autorités municipales. Pour prolonger leur action, les démocrates laissent un petit groupe d’hommes dans la commune et trois membres de la deuxième Commission municipale à la mairie, Frédéric Cavalier, François Truc et Léon Manon[22].
Désormais, la phase municipale du soulèvement est bel et bien terminée. L’arrivée des contingents des communes voisines, l’organisation de la colonne municipale, et le débat sur l’attaque de Draguignan ont eu finalement raison des enjeux purement locaux. En devenant le quartier général de l’insurrection, Vidauban a cessé de voir s’opposer républicains modérés et exaltés, unis à présent dans une logique militaire de lutte contre le coup d’État, du moins en apparence. Cette même logique a également masqué l’influence de la société secrète et des chambrées républicaines, puisque la défense de la commune et le bataillon insurrectionnel sont essentiellement organisés autour des structures de la Garde Nationale, sous la conduite de Célestin Maillan. Ce dernier, bien qu’opposé à une tentative de résistance armée, va assumer son commandement jusqu’à la défaite d’Aups.
9.3 La marche vers Aups. Notre but n’est pas de relater ici la marche de la colonne insurrectionnelle vers Draguignan, puis vers les Basses-Alpes, mais d’analyser, d’après les sources disponibles, l’attitude et l’action du contingent de Vidauban dans la lutte contre le coup d’État jusqu’à la défaite d’Aups. Il apparaît très rapidement que les dissensions entre les républicains modérés et intransigeants du contingent vidaubannais n’ont pas entièrement disparu. Partie vers six heures du matin de Vidauban, la colonne des insurgés s’arrête à Taradeau, sur la route de Draguignan, environ une heure plus tard. Immédiatement, Isaac Voltrain donne l’ordre d’arrêter Édouard Reynier, le maire de Taradeau[23]. Refusant cette arrestation, Célestin Maillan demande à Camille Dutheil de le faire relâcher ; celui-ci accepte, mais pour une raison qui nous est inconnue, le maire est à nouveau arrêté quand les insurgés arrivant aux Arcs[24], vers 9 heures. Sur place, un groupe de Vidaubannais, conduit notamment par Baptistin Jouannet, force la porte du percepteur pour y confisquer des registres et des armes. Parmi eux se trouve Marius Fenouil, chapelier au Luc, d’assurer le service de courrier des insurgés[25] ; c’est le signe que les deux hommes, qui exercent la même profession, se connaissent bien. Les relations de sociétés secrètes, bien qu’adaptées à l’organisation de la colonne, subsistent donc. Aux Arcs, Camille Dutheil décide de changer ses plans initiaux ; il renonce à marcher sur Draguignan et conduit ses troupes sur la route des Basses-Alpes pour y rejoindre les insurgés. Nos sources ne nous permettent pas de connaître l’implication du contingent de Vidauban de Lorgues, où la colonne entre vers 9 heures, jusqu’à Salernes. Les républicains restent dans cette localité pendant deux jours pour y organiser leurs troupes et y attendre les démocrates des communes environnantes, avant de gagner le haut-Var. Durant cette période, le “ bureau de guerre ” décide de structurer et d’équiper, notamment par la fabrication de lances, les effectifs. L’État-major de Dutheil est composé d’Arambide, Campdoras, Martel, Friolet “ et de commerçants comme Maillan […] et Clérian […], du chapelier Nicolas, du cordonnier Paulin David, du bouchonnier Firmin Almaric ”[26]. Maillan semble avoir nommé “ capitaine ” du bataillon de Vidauban. Le 8 décembre, il reçoit l’ordre de “ former des cadres ”[27]. Il divise le contingent en trois compagnies commandées respectivement par Jean-Baptiste Maurel, Auguste Liotard et Sylvain Arnaud. On retrouve parmi les sous-officiers de ces compagnies certains membres de la société secrète, comme Marius et Joseph Sauvaire, mais aussi quelques non-affiliés, tel que l’instituteur Antoine Bernard. Ainsi, la nouvelle organisation de la colonne municipale semble essentiellement obéir à une logique de cohésion et de discipline : on choisit des personnalités influentes par leur appartenance à la société montagnarde ou leur position sociale, et certainement – mais nous n’avons guère pu le vérifier – plus compétentes en matière militaire. En effet, le choix comme chefs de section d’Auguste Liotard et Sylvain Arnaud, respectivement capitaine et sergent du bataillon de Garde Nationale de la commune[28], est révélateur de la volonté d’encadrer les villageois dans une structure militaire. Ce choix semble efficace, puisque seulement huit personnes désertent la colonne de son départ jusqu’à Aups. Parmi les fuyards, Alexandre Martin qui s’enfuit de Salernes le 9 décembre avec Armand et Léon Pécout[29]. Une fois organisée et armée, la colonne insurrectionnelle se met en route pour Aups le 9 décembre vers 16 heures, atteignant cette localité du haut-Var à 18 heures. Les contingents de Vidauban et de La Garde-Freinet marchent ensemble. La progression des troupes est marquée par un incident qui révèle le climat de tension qui s’est peu à peu installé parmi les insurgés, la victoire semblant incertaine, voire compromise, et qui attise l’exaltation extrême de certains. Sur la route d’Aups, Auguste Pons, nommé geôlier au Luc et particulièrement chargé des prisonniers du Luc et du Cannet-du-Luc, escorte la voiture où ces derniers sont emmenés[30]. Un groupe d’individus armés intercepte le convoi et tente alors de la faire dériver sur Barjols. Devant la résistance de Pons, le chef de ce groupe le menace de son sabre. Mais le Lucois réplique en braquant son agresseur avec son pistolet ; rapidement, le calme revient. Devant le juge de paix du Luc, le 29 décembre, Pons déclare que son agresseur est de Vidauban, sans pouvoir le nommer. Cependant, les juges de la répression bonapartiste sont convaincus qu’il ne peut s’agir que de Joseph Sauvaire, sous-lieutenant de la colonne, qu’un détail a trahi[31]. Même si nous ignorons les véritables raisons qui ont poussé le Vidaubannais et ses compagnons à vouloir détourner la voiture des prisonniers, il apparaît que tous ont craint le pire, surtout les prisonniers qui, une fois arrivés à Aups, ne manquèrent pas de remercier leur protecteur. En début de soirée, les deux colonnes de l’avant-garde sont sur la place d’Aups. Les prisonniers sont emmenés à l’hôtel Crouzet. Ils y reçoivent la visite de Dutheil, mais aussi de Sermet et de Voltrain pour un examen médical[32], et enfin Maillan. Pendant la nuit, les troupes fatiguées prennent un peu de repos pendant que les chefs se réunissent. Pour lutter contre le froid et le manque d’équipement, tous les tailleurs de la colonne sont convoqués, selon Jean-Baptiste Maurel[33], devant Camille Dutheil. Celui-ci leur ordonne de se fournir chez les commerçants d’Aups pour confectionner des vêtements pour la troupe. Maurel reconnaît donc être allé chercher des tissus, mais précise, comme tous ses confrères, qu’il signait toujours un bon de réquisition ; il ne s’agit en aucun cas de vol ou de pillage. Puis les tailleurs se rendent à l’hospice où, aidés des femmes de la colonne, ils confectionnent des blouses qui sont distribuées aux insurgés pour lutter contre les rigueurs de l’hiver. Entre-temps, les hommes ont été logés dans des maisons particulières. Certains, tel que Célestin Maillan, se réchauffent au café. Sylvain Arnaud, chef de compagnie du bataillon de Vidauban, reçoit l’ordre de prendre quelques hommes et de se rendre à Vérignon, au château de Blacas, pour y saisir des armes. Dans ce groupe se trouvent les frères Poussel qui déclarent n’avoir ramené du château que “ trois fusils et un carnier ”[34]. Ils ne rejoindront jamais la colonne ; de retour le lendemain matin, ils apprennent l’issue de la bataille et décident immédiatement de s’enfuir. Vers 23 heures, dans la soirée du 9 décembre, Célestin Maillan discute dans le café sur la place avec un membre de la Commission de guerre[35], lorsque Camille Dutheil le fait appeler. Il lui donne l’ordre de rassembler ses hommes et de partir à 6 heures du matin pour aller à la rencontre d’Arambide qui doit remonter de Tourtour. Cependant, le regroupement doit s’effectuer dans la discrétion, sans trompettes ni tambours ; or les hommes sont tous dispersés et Maillan peine à les réunir. À six heures, on compte selon lui à peine 50 Vidaubannais sur la place. Presque une heure plus tard, ils ne sont que 100, soit le tiers de l’effectif. Le capitaine demande alors à Dutheil de faire battre le rappel, seul moyen pour réunir toutes ses recrues. Mais Dutheil lui apprend que les ordres ont changé – nouvelle preuve des hésitations et des incertitudes du chef de la colonne – et demande à Maillan de faire déjeuner ses hommes. Une heure plus tard, tous entendent le son du tambour qui bat le rappel sur la place d’Aups. Les différents contingents forment le carré afin de procéder à l’inspection générale. À peine la revue de troupes terminée, le bruit se répand que la colonne arrive. Partie de Toulon, la troupe commandée par Pastoureau et Trauers avait surpris Arambide à Tourtour et s’était ainsi approchée d’Aups sans que l’alerte ne soit donnée. La bataille, devenue inévitable, éclate. Dutheil rassemble le bataillon de La Garde-Freinet et le fait sortir de la localité pour s’installer sur une hauteur couverte d’oliviers, autour d’une chapelle, et couvrir la retraite des troupes vers les Basses-Alpes. Pendant ce temps, le bataillon du Luc est contourné par la gendarmerie à cheval et sabré. Nous ne disposons, en ce qui concerne le contingent de Vidauban, que d’une lettre de Célestin Maillan[36]. Celui-ci déclare avoir ordonné le sauve-qui-peut à ses hommes en les dirigeant, au pas de charge, vers la porte nord. Il justifie son attitude par sa volonté “ de ne pas entrer en conflit avec la troupe ” et d’éviter toute effusion de sang : “ Sur les 358 hommes que j’avais autour de moi, nous avions à peine 150 fusil dont la plupart ne ferait pas feu huit jours tellement ils étaient en mauvais état. Voilà ma confession, on voulait établir que j’étais le chef d’une bande armée, c’est vrai, je ne l’ai été que pour empêcher qu’un seul de mes hommes se compromit, qu’un seul coup de fusil ne soit tiré sur la troupe, ce qui a réellement eu lieu. ” Ainsi, la plupart des Vidaubannais, sur ordre de leur chef, prennent la fuite dans la même direction que Dutheil, vers les Basses-Alpes, puis certains vers le Pémont. C’est le cas, par exemple, de Jean-Marie Damas[37], chapelier de 32 ans qui décrit sa fuite avec Dutheil sur la route de Digne, jusqu’à l’abandon des armes et la dispersion du groupe de 350 personnes environ qui accompagnait le général. D’autres, comme Pierre Perrimond[38], cultivateur de 40 ans, se dirigent directement vers Vidauban ; beaucoup sont arrêtés à Lorgues par la Garde Nationale de cette localité légitimiste, restée fidèle au coup d’État. Enfin, quelques-uns tentent de résister désespérément, à l’image d’Eugène Marin qui a fait feu sur la troupe à plusieurs reprises, alors qu’il était caché derrière une vieille chapelle[39]. L’affrontement a fait un mort et deux blessés chez les militaires, et, selon les sources, entre 28 et 110 morts dans les rangs des insurgés[40], le plus lourd tribut étant versé par le contingent du Luc ; les Vidaubannais déplorent un mort, Ambroise Motus, épicier père de quatre enfants. Le nombre de blessés est inconnu. À l’image de la plupart des chefs insurgés, hormis ceux du bataillon du Luc qui luttèrent jusqu’à la fin, Maillan a donc voulu éviter un affrontement direct avec la troupe ; on peut y voir une ultime manifestation de sa faible implication dans le soulèvement, mais il faut également rappeler l’atteinte portée au moral des insurgés par l’attitude de Dutheil. La défaite est avant tout le fruit des carences d’un encadrement hésitant et peu compétent qui n’a pas su trouver les ressources pour opposer une résistance efficace aux troupes gouvernementales. Pendant la dernière phase de l’insurrection, l’histoire particulière de la commune s’est donc mêlée à la destinée du mouvement varois. Moins combative que celle du Luc, moins emblématique que celle de La Garde-Freinet, la colonne de Vidauban ne se distingue pas vraiment, pendant la marche vers Aups, de la plupart des contingents municipaux. Composée de quelques farouches opposants au coup d’État, elle est menée par un républicain fidèle à ses idées, mais persuadé de l’impossibilité de toute résistance. Ainsi, la distinction entre modérés et exaltés semble perdurer. Cependant, le faible nombre de désertions et la relative cohésion du bataillon pendant la bataille laissent entrevoir, outre un certain suivisme favorisé par l’encadrement paramilitaire calqué sur le modèle de la Garde Nationale, une volonté commune de défendre la “ Belle ”, la République démocratique et sociale.
En conclusion, le soulèvement de décembre 1851 à Vidauban confirme plusieurs impressions dégagées dans la seconde partie de notre étude. Tout d’abord, il apparaît nettement que le coup d’État était préparé par les montagnards, notamment les membres de la société secrète. Ces derniers – qui ne sont pas les seuls cadres de l’insurrection – ne semblent ni surpris, ni désemparés par la nouvelle. Il s font preuve d’une capacité de réaction qui découle de stratégies en grande partie préétablies. En outre, le légalisme manifeste et permanent des insurgés est le signe d’une politisation et d’une organisation réelles ; le mouvement populaire n’est pas le fruit d’une réaction sociale brutale, mais d’une volonté civique de maintenir et de défendre les principes républicains. Cependant ce républicanisme affirmé est soumis à l’événement : devant la faible résistance opposée, sur le plan national, à Louis-Napoléon Bonaparte, les démocrates modérés s’opposent à une lutte armée jugée irréaliste. C’est pourquoi on assiste à une division des républicains, y compris au sein de la société secrète. Seule la logique combattante et militaire de la colonne insurrectionnelle va permettre aux plus exaltés d’entraîner une part importante de la population jusqu’à Aups, où les espoirs vont s’effondrer. Mais si la défaite du 10 décembre met un terme à la résistance montagnarde, il semble qu’elle ne marque pas pour autant la fin du parti et des idées républicains à Vidauban. Nous pourrons le constater en envisageant la place et l’action des insurgés après le coup d’État.
[1] M. Agulhon, La République au village, op. cit., p. 396. [2] Il s’agit des dépositions d’insurgés arrêtés après la défaite d’Aups. [3] A.D.V., 4 M20 6, lettre de Célestin Maillan au premier suppléant du juge de paix du canton du Luc, le 25 décembre 1851. [4] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition de Barry, maître de poste à Vidauban, le 27 décembre 1851. [5] Noël Blache, Histoire de l’insurrection du Var en décembre 1851, Paris, Le Chevallier, 1869, p. 82. [6] Eugène Ténot, La province en décembre 1851. Étude historique sur le coup d’État, Armand Le Chevallier, Paris, 1868, p. 135-136. [7] A.D.V., 4 M20 6, lettres de Blanc et Léon Pérout, le 24 février 1852. [8] Dupont, Les républicains et les monarchistes dans le Var en décembre 1851, Paris, Germer Baillière, 1883, p. 24. [9] Ibid., p. 30. [10] Lettre de Campdoras, citée in Noël Blache, Histoire de l’insurrection, op. cit., p. 84. [11] Noël Blache, op. cit., p. 108. [12] Nous ne développerons pas ces éléments largement étudiés, dès le dix-neuvième siècle, par les historiens républicains, tels que Ténot, Blache ou Dupont. [13] En effet, lors d’une visite de Dutheil aux prisonniers à Aups, le brigadier reconnaît ses bottes aux pieds du général. [14] A.D.V., 4 M20 6, justice de paix du canton du Luc, déposition de Jean Godillot, le 3 février 1852. [15] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition d’Honoré Gay, le 29 janvier 1852. [16] Ibid., justice de paix du canton du Luc, déposition de Magloire Gayol, le 6 janvier 1852. [17] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition de François Crotte, le 28 janvier 1852. [18] Ibid., déposition de François Sivade, le 19 janvier 1852. [19] M. Agulhon, La République au village, op. cit., p. 453. [20] A.D.V., 4 R50. [21] A.D.V., 4 M20 6, lettre de Célestin Maillan au premier suppléant du juge de paix du canton du Luc, le 25 février 1852. [22] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition de Frédéric Cavalier, le 24 décembre 1851. [23] A.D.V., 4 M20 6, lettre d’Édouard Reynier au général Levaillant, commandant militaire du département du Var. Curieusement, le maire de Taradeau plaide en faveur d’Isaac Voltrain. [24] A.D.V., 4 M20 6, lettre de Célestin Maillan au suppléant du juge de paix du Luc, le 25 février 1852. [25] A.D.V., 4 M20 6, justice de paix du canon du Luc, déposition de Marius Fenouil, le 3 février 1852. [26] M. Agulhon, La République au village, op. cit., p. 449. [27] A.D.V., 4 M20 6, lettre de Maillan au suppléant du juge de paix du Luc, le 25 février 1852. [28] A.D.V., 4 R50, élection des officiers et sous-officiers du bataillon de Garde Nationale, le 23 avril 1848. [29] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition d’Alexandre Martin, le 28 janvier 1852. [30] A.D.V., 4 M20 6, justice de paix du canton du Luc, déposition d’Auguste Pons, le 29 décembre 1851. [31] Il s’agit d’un strabisme assez prononcé. [32] A.D.V., 4 M20 6, justice de paix du canton du Luc, déposition de Jean Godillot, le 3 février 1852. [33] Ibid., tribunal de première instance de Draguignan, déposition de Jean-Baptiste Maurel, le 24 décembre 1851. [34] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition de Jean-Baptiste Poussel, le 26 décembre 1851. [35] L’identité de cet homme que Maillan ne fait évoquer nous est inconnue. [36] A.D.V., 4 M20 6, lettre de Maillan au suppléant du juge de paix du canton du Luc, le 25 février 1852. [37] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition de Jean-Marie Dama, le 24 décembre 1851. [38] Ibid., déposition de Pierre Perrimond, le 25 décembre 1851. [39] A.D.V., 4 M20 6, commission militaire de Draguignan, état nominatif des contumax de Vidauban. [40] Le dernier chiffre est basé sur une estimation de J.-J. Letrait, op. cit.
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