LA RÉSISTANCE AU COUP D’ETAT A VIDAUBAN

LA RÉSISTANCE AU COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851 À VIDAUBAN

 

 

par Jean-Bastien Urfels

 

Mémoire pour l’obtention de la maîtrise,

 

sous la direction de Jean-Marie Guillon

 

Année 2000-2001

DEUXIÈME PARTIE

 

L’ORGANISATION ET L’ACTION DU PARTI RÉPUBLICAIN

CHAPITRE 6 : Prosélytisme et activités séditieuses.

 

Le parti républicain qui s’organise en fonction des autorités et de leur attitude répressive, sait aussi adapter ses méthodes et ses moyens d’action. En effet, si la lutte politique à Vidauban s’inscrit d’abord dans un cadre uniquement municipal, entre les élus conservateurs et les démocrates, elle devient rapidement un combat contre le régime. Ainsi, alors que les antagonismes locaux restent aussi vivaces, les montagnards se préparent à une crise d’ampleur nationale, avec l’arrivée du scrutin de 1852. L’attitude du parti de l’ordre – et bientôt du parti de l’Élysée – qui ne cesse de restreindre les libertés politiques, laisse entrevoir une issue non démocratique aux élections présidentielles et législatives. C’est pourquoi la Montagne multiplie les réseaux de résistance, dans l’intention de contrer un éventuel coup de force, et de défendre la République démocratique et sociale qu’elle appelle de ses vœux depuis février 1848.

 

Dès lors, on peut distinguer différentes phases dans l’activité des républicains à Vidauban qui, en 1849-1850, investissent principalement les manifestations populaires traditionnelles ; puis, les enjeux s’élargissent, les opinions se durcissent avec une opposition systématique et farouche au pouvoir perceptible dans l’hostilité croissante des chambrées et la volonté de résister à toute dérive autocratique de l’État. Il est donc nécessaire, pour bien envisager le changement d’attitude des démocrates, d’évoquer en premier lieu les relations entre folklore local et sédition ; puis nous discernerons, à partir du printemps 1850, les formes de contestation des autorités. Enfin, il faudra analyser les signes de préparation et d’anticipation d’une crise, au niveau des cadres de la Montagne Vidaubannaise.

 

 

6.1 Folklore et sédition.

 

L’objet de cette section n’est pas d’étudier les voies de politisation du folklore traditionnel, mais plutôt d’envisager le folklore, dans le contexte particulier de 1849-1850, comme moyen d’expression des revendications ou des opinions politiques, à travers deux exemples : la fête de Saint Eloi, le 30 novembre 1849 et le carnaval de février 1850[1].

 

Ces eux événements revêtent une coloration particulière dans la mesure où ils constituent un “ retour à l’expressionnisme ”[2], à des formes archaïques de manifestations populaires. Cependant, cette rechute d’une population ouverte à la modernité politique s’explique moins par une résurgence des mentalités profondes, que par la réduction systématique des marges de manœuvre du parti républicain. Ce dernier, habitué depuis février 1848 à la lutte électorale et à la vie associative, doit trouver d’autres formes d’action dès le début de 1849. Dès lors, il est aisé de comprendre que les rassemblements occasionnés par les fêtes traditionnelles et religieuses offrent aux montagnards la possibilité de montrer leur force et leur détermination.

 

Ainsi, le 30 novembre 1849, lors de la fête patronale (la Saint Eloi), un grand bruit de tambours se fait entendre. Le brigadier de gendarmerie Eugène Toche se rend sur la place de la mairie où il aperçoit un grand feu et une farandole de plus de 300 personnes dansant au son de la Marseillaise[3]. À cet instant, les chambrées de Saint Eloi et La Peyrière se réunissent et parcourent ensemble les rues principales du village, poursuivant leurs chants. Ce défilé prend fin vers 21 heures ; la fête continue le premier et le deux décembre, mais cette fois sous l’unique impulsion de la société de Saint Eloi. Dans ce cas précis, la principale société républicaine s’est donc ajoutée aux festivités qui ont pris une coloration politique : de patronale, la fête est devenue partisane, la République siégeant aux côtés du saint protecteur. Alertée par la gendarmerie, la préfecture intervient, puisque le 31 décembre La Peyrière est dissoute pour la première fois, signe d’une répression attentive aux mouvements populaires.

 

Deux mois plus tard, commence le carnaval qui va stigmatiser le républicanisme de la population de Vidauban, mais plus encore la peur du “ spectre rouge ” qui terrorise le parti de l’ordre. Le 12 février 1850 vers 21 heures, environ 200 personnes forment une farandole dans la rue principale, malgré l’interdiction du maire, sous la direction des membres de La Peyrière. La gendarmerie intervient pour ramener le calme, mais les plus tenaces restent sur la place de la mairie en proférant des menaces, comme Joseph Carbonnel : “ Ah si nous avions une bonne république ! ”[4]. 50 à 60 personnes restent donc dans la rue, chantant et menaçant à nouveau les gendarmes ; enfin, ils rentrent à La Peyrière et le calme revient à 23 heures.

 

Mais les républicains décident de protester et le lendemain, “ contrairement à la défense faite par l’autorité municipale, une farandole, composée de la plupart des membres agrégés à une chambrée connue par ses opinions démagogiques a parcouru la principale rue de cette localité. Un individu portait une lanterne figurant une tête. À la suite venait un mannequin vêtu de blanc. Lorsque le cortège est arrivé sur une des places publiques du village, une sorte de tribunal a été constitué ; un homme porteur d’une hache s’est présenté et a décapité le mannequin dont la tête a été lancée au milieu de la foule qui se l’est partagé en poussant les plus odieuses vociférations ”[5].

 

Notre but n’est pas ici de revenir sur l’interprétation de l’événement, ni sur la façon dont il a été repris par les conservateurs[6] pour abattre les chefs républicains, comme Célestin Maillan ; en effet, ces éléments ont déjà fait l’objet d’une étude précise de Maurice Agulhon[7]. Notre intérêt s’est plutôt porté sur les implications politiques réelles de cette épisode dans l’évolution du parti républicain local. L’affaire, qui a déclenché de vives polémiques et l’implication personnelle d’Émile Ollivier dans la défense des époux Maillan[8], va au-delà de la question de la politisation du folklore traditionnel. Les motivations politiques, surtout à l’échelle municipale, sont certaines.

 

Mais ce sont surtout les conséquences du fait divers qu’il convient d’envisager dans le sens où il marque, plus encore que la loi électorale du 31 mai 1850, la véritable rupture entre les montagnards et les autorités. Au-delà de la démission maire Adolphe Bouisson, citée dans le chapitre trois, et la révocation du sergent de ville, Henri Truchmann[9], le durcissement du parti républicain semble découler de cet épisode mémorable, dans la mesure où il concrétise la dérive autoritaire du régime.

 

Désormais, la lutte des montagnards prend une autre dimension : elle est, tout d’abord, plus clandestine (par la force des choses) et s’attaque au pouvoir dans son intégralité, dans une opposition acharnée et croissante à ses représentants locaux. Il est donc nécessaire, pour mieux comprendre les implications de l’événement, d’observer les formes de contestation des autorités que développent les démoc-soc à partir d’avril 1850.

 

 

6.2 La contestation des autorités.

 

À partir du printemps 1850, la lutte menée par les républicains devient plus systématique, dans un climat de tension croissante. L’opposition au maire et au préfet est désormais manifeste, comme en atteste une lettre de Victor Bernard au préfet Haussmann, datée du 8 avril 1850[10] : ce dernier est informé de l’intention d’habitants aisés de la commune de créer un fonds de secours pour une société de prévoyance, avec l’appui du conseil municipal. Mais, selon le maire, les membres de La Peyrière se sont présentés comme adhérents ordinaires, menés par Maillan, avec l’intention implicite d’infiltrer la nouvelle société. C’est pourquoi Bernard expose au préfet sa stratégie :

 

“ Je serais sensé vous avoir écrit pour obtenir quelques renseignements sur la manière de procéder pour mettre notre société sous la protection de l’autorité. Nous aurions alors besoin que vous voulussiez me répondre qu’en attendant la promulgation de la loi vous nous engagez à ne rien créer de définitif et à nous en tenir à laisser la direction de notre société aux membres fondateurs, plus tard nous aviserons ”.

 

Ce courrier nous indique, tout d’abord, la ténacité des montagnards qui, privés de leur propre société de prévoyance, tentent de prendre le contrôle de celle créée par quelques notables, certainement proches du maire. De plus, nous pouvons mesurer une fois encore la connivence entre la mairie et la préfecture, même si Victor Bernard, en poste depuis un mois, semble peu décidé à s’opposer ouvertement aux démocrates. En effet, l’expédient qu’il utilise le décharge de toute responsabilité vis-à-vis de ses administrés et illustre son manque de détermination face à ses opposants.

 

Au-delà des tentatives d’opposition au pouvoir municipal, la lutte croissante contre les autorités s’appuie également sur la propagation des idées, notamment par le biais des journaux. Si, à partir de 1850, peu de chambrées républicaines de Vidauban sont abonnées à cause de la surveillance et de la loi sur la presse, une affaire va provoquer l’inquiétude de la gendarmerie. Le 23 février 1850, suite à l’interdiction et à la saisie du journal Le vote universel à Paris, le brigadier Godillot reçoit l’ordre de perquisitionner au café tenu par Jacques Goirand dont le nom a été trouvé dans la liste des abonnés[11].

Dessin de Cham, publié dans le Charivari

Vers une heure du matin, le brigadier exécute ses ordres : procédant à la saisie du journal précité, il trouve une cinquantaine de personnes dans le café. Celles-ci étaient certainement réunies pour écouter la lecture du journal ; cet élément conforte l’hypothèse de la gendarmerie selon laquelle le commerce de Goirand sert de lieu de réunion et de propagande aux membres de La Peyrière, dissoute un mois plus tôt. Le soupçon est à nouveau renforcé quelques jours après : les gendarmes interceptent un billet rédigé par Millot (de Draguignan), et destiné à Célestin Maillan, dans lequel est annoncée la destitution du préfet De Frossard[12]. Le voyageur porteur du message déclare avoir fait la commission à Jean Barthélémy, cafetier, qui l’a transmise à Maillan au café Goirand. Désormais, le café qui est un endroit propice à la diffusion des idées et des rumeurs politiques, va faire l’objet d’une surveillance constante de la gendarmerie. Mais, dès le début de 1851, l’action des forces de l’ordre est considérablement ralentie par un regain d’hostilité chez les républicains les plus actifs.

 

Les onze mois qui précèdent le coup d’État et la levée en masse de la populationde Vidauban sont émaillés par des confrontations plus ou moins tendues entre les autorités et la Montagne, illustrées par une série de faits divers.

 

Le 23 février 1851, les gendarmes postés sur la place pour surveiller le feu de joie des membres de la société Les Réjouis (autre nom de la Petite Montagne) aperçoivent un homme portant un chapeau blanc orné d’un ruban rouge et faisant des “ gestes d’exaltation ”[13]. Arrêté, il refuse de suivre la maréchaussée ; il est donc emmené de force devant le maire, puis mis en cellule jusqu’au lendemain. Le 18 septembre, le brigadier prévient le préfet qu’un procès-verbal a été dressé contre Victor Reynaud (de Carcès) qui chantait dans le café Barthélémy, accompagné de sept Vidaubannais :

 

“ Il y a dans Paris, quatre partis, il y en a deux d’abolis, Ledru va fleurir, vive Ledru-Rollin. ”

 

Sur l’ordre des gendarmes, le calme est revenu et les chants se sont tus. Mais le conseil municipal est inquiet et recrute en septembre un commissaire de police avec un traitement annuel de 800 francs. La création du poste avait été autorisée le 31 août 1851 par le préfet “ pour soulager le maire dans ses fonctions, afin que les arrêtés de police sur la salubrité et la sécurité publique soient exécutés avec plus de [… ?] ”[14]. Malgré cette décision, révélatrice du peu de confiance accordée au maire par le préfet, le calme ne revient pas, bien au contraire. Le 8 octobre, entendant des chants séditieux dans plusieurs chambrées, Terrasse – le nouveau commissaire – tente de les faire cesser, mais il est pris à parti devant la société de Saint Roch et insulté[15]. Ainsi, à de nombreuses reprises, les républicains membres de chambrées résistent ouvertement aux autorités, se plaçant dans une situation de rébellion constante.

 

L’agitation croissante qui frappe Vidauban dès le début de 1851 découle directement de la répression vigoureuse qui, surtout depuis le carnaval de février 1850, frappe durement le parti républicain, et de l’attitude ambiguë des autorités municipales partagées entre une politique autoritaire et une prudence relative devant la force de l’opposition municipale. Cependant, il serait trop réducteur de limiter cette situation conflictuelle latente à des enjeux essentiellement locaux.

 

La fin de l’année 1850 et 1851 sont marquées à la fois par l’émergence du bonapartisme en tant que force politique autonome, et par une limitation considérable des acquis démocratiques de la République. Les républicains qui attendaient 1852 dans l’espoir d’une victoire aux différentes échéances électorales (législatives et présidentielles), voient désormais se profiler de plus en plus nettement la possibilité d’un coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. C’est pourquoi il convient de discerner dans l’activité croissante des montagnards à Vidauban, les signes de préparation d’une crise politique majeure.

 

 

6.3 Une crise politique anticipée.

 

L’anticipation et la préparation d’un éventuel coup de force du parti de l’Élysée, dont nous allons entrevoir les manifestations chez les montagnards vidaubannais, est caractéristique d’un bouleversement général de l’attitude et de l’action de la Montagne. En effet, comme nous l’avons rappelé, celle-ci sort – à partir du 31 mai 1850 – de sa phase légaliste pour entrer dans une logique de clandestinité et de conspiration. À cette période, se met en place un réseau de sociétés secrètes reliées entre elles, surtout à l’échelle locale, et organisées dans une optique de résistance à une dérive personnelle du pouvoir.

 

En août 1850, avec l’arrestation à Lyon d’Adolphe Gent, sont découverts les réseaux de sociétés du sud-est de la France, dont ceux du Var où la nouvelle Montagne avait jeté de “ profondes racines ”[16]. De nombreux dirigeants locaux furent arrêtés ou inquiétés, comme Méric et Voltrain[17] au Luc. Or, les républicains de Vidauban étaient liés aux leaders et sociétés lucois. En effet, trois membres de la société secrète rencontrée au chapitre précédent étaient affiliés également au Luc. Il s’agit, tout d’abord, d’Alexandre Dubois : chef de section de la société secrète de Vidauban, il déclare, après son arrestation en décembre 1851, faire partie de la Solidarité Républicaine du Luc où il est entré avec Baptistin Jouannet, après avoir juré de “ poignarder celui qui trahira les secrets qui lui sont confiés ”[18]. C’est le cas également de Pierre Marin, membre de la même assemblée, et qui a prêté serment “ vers le mois de mai ” 1851[19].

 

Le lien entre les sociétés secrètes des deux communes est donc manifeste, le Luc exerçant certainement son autorité sur Vidauban, dans cette hiérarchie clandestine ; par exemple, un soir de juin 1851, pendant le procès du complot de Lyon, Alexandre Dubois, François Sivade et Henri Truchmann se rendent au Luc pour prendre – selon un rapport de gendarmerie – un mot d’ordre[20]. Les Vidaubannais constituent un maillon de la chaîne démocratique qui est mise en place ; ils participent à cette entreprise de préparation idéologique et de conditionnement des affiliés à la perspective d’un coup d’État, mais aussi à la résistance contre les usurpateurs.

 

La mise en œuvre d’une telle politique est perceptible, tout d’abord, à travers  les contacts fréquents entre les montagnards de la commune et ceux des municipalités voisines ; selon le brigadier de gendarmerie Godillot, quelques membres très actifs de la société secrète se rendaient très souvent à Draguignan, au Luc, à Taradeau, au Muy[21].

 

Dès le 15 février 1851, un rapport de gendarmerie au préfet nous apprend qu’un banquet “ démagogique ” prévu la veille dans la maison de campagne de Maillan n’a pas eu lieu. L’échec de la réunion serait dû à la défection des démocrates de Salernes, Lorgues et Flayosc, provoquant selon les gendarmes, la déception profonde de Maillan[22]. Trois mois plus tard, le parti républicain reçoit Abraham Collée de Brignoles[23]. Disciple du communiste Cabet, ce peintre protestant d’origine suisse “ aime à pérorer au milieu des paysans et des ouvriers ”[24]. Ces visites d’activistes de gauche ne sont pas rares et ont même tendance à se rapprocher plus l’on avance vers 1852, comme l’indique une lettre de dénonciation reçue par le sous-préfet de Toulon, le 15 juin 1851[25] :

 

“ le nommé Terrasson a quitté La Seyne le 13 juin courant, probablement dans le but de faire une tournée pour échauffer le zèle de ses amis de la démocratie. Il a pris un passeport pour Cotignac. Il est positif qu’il doit passer au Luc, Vidauban et Draguignan ”.

 

Or, interrogé dès son arrestation après la défaite d’Aups, Alfred Truc est accusé par le juge d’instruction du tribunal de première instance de Draguignan d’avoir reçu Terrasson avec son frère Émile, membre de la société secrète.

 

Au-delà de la réception de propagandistes, la préparation politique de la Montagne se manifeste par l’organisation de banquets entre les représentants des différentes communes. Le 8 juillet a lieu une réunion à Salernes entre huit républicains de Vidauban, le maire de Salernes et trois responsables du parti démocratique salernais[26]. Elle a vraisemblablement pour but d’organiser le banquet qui a eu lieu le 21 juillet à l’hôtel de la poste de Vidauban[27], sous la présidence de Maillan et en présence d’Isaac Voltrain.

 

C’est le lendemain de cette rencontre, lors d’un repas à la maison de campagne de Maillan, que le “ mot d’ordre [aurait] été donné en vue de prochaines éventualités ”, pour reprendre la terminologie du rapport de gendarmerie. Reste qu’il est difficile de mesurer la part d’objectivité des autorités qui voient et soulignent, dans chaque mouvement des républicains, les préparatifs d’une insurrection. Au mois de juillet 1851, par exemple, l’achat de 5 kilogrammes de poudre par les frères Pécout provoque l’inquiétude des gendarmes sans qu’aucun élément ne vienne préciser leur destination ni leu emploi.

 

À l’automne 1851, les événements s’accélèrent : en effet, un rapport du préfet au ministre de l’Intérieur révèle la découverte à Toulon d’un plan d’insurrection mis à jour par un informateur du sous-préfet. Ce plan prévoit une action combinée entre le département, Lyon et Paris, énonçant les étapes de la prise du pouvoir dans chaque commune[28]. Suit un “ État nominatif des membres du comité central de résistance en correspondance du département du Var et autres lieux ”. À sa tête, sont cités les représentants et militants suivants : Michel, Laboulage, Cholet, Faure, Colfassu, Miot, Greppo et Démosthène Ollivier. Vidauban apparaît sous la désignation de sous-comité de Draguignan, et l’on y trouve mentionnés Truc (fils) et “ un cloutier qui a sa forge dans l’atelier du père Truc ”. François Truc, que nous avons rencontré au chapitre 5, est un maréchal-ferrant de 52 ans, ancien trésorier de La Peyrière. Son fils aîné, Émile (cf. page précédente), est membre de La Petite Montagne et de la société secrète. Le cadet, Alfred, est affilié à la chambrée de Saint Just. Le responsable du sous-comité de Vidauban est très certainement Émile Truc, étant donné sa placé et son rôle relativement importants dans la société secrète ; quant au cloutier, il n’a pas été possible de retrouver son identité précise[29].

 

En octobre 1851, les montagnards vidaubannais appartiennent donc au réseau clandestin de résistance mis en place depuis Paris, vraisemblablement sans aucun contact ni cohérence véritables entre le sommet et la base. Au niveau communal, les affiliés semblent se préparer pour empêcher un coup d’État que les dirigeants savent inéluctable mais que tous attendent pour 1852. Cette préparation paraît confirmée aux autorités par le rapport du commissaire Terrasse, en date du 6 novembre 1851 :

 

“ Ainsi que l’a annoncé le précédent rapport, la Montagne Vidaubanéenne a fait choix des dénommés ci-dessous comme membres du nouveau conseil municipal qui sont tous fidèles apôtres d’Émile Ollivier. ”

 

Suit dans le document la liste suivante :

 

–                      Célestin Maillan, marchand : maire ;

 

–                      Florentin Robert, propriétaire : adjoint ;

 

–                      Édouard David, bouchonnier, conseiller ;

 

–                      François Castel, ménager : conseiller ;

 

–                      Armand Pécout, maçon : conseiller ;

 

–                      Pierre Marin, tisserand : conseiller ;

 

–                      Étienne Bergier, vannier : conseiller ;

 

–                      Jacques Goirand, cafetier : conseiller ;

 

–                      Frédéric Cavalier, propriétaire : conseiller ;

 

–                      François Truc, maréchal-ferrant : conseiller.

 

Les personnes désignées dans ce conseil municipal sont toutes d’anciens membres ou cadres de La Peyrière, deux sont affiliés à la société secrète[30]. Le rapport du commissaire est conclu avec la mention :

 

“ Les montagnards attendent avec impatience 1852. Ils sont tous forts de leurs convictions mais le gouvernement vigilant et l’aplomb du président pourront bien déjouer les trames funestes que visent les démagogues. Si l’esprit public à Vidauban est peu rassurant, néanmoins l’ordre y règne actuellement. ”

 

Il semble donc que dans l’hypothèse d’un coup d’État, les montagnards aient pu prévoir de remplacer les autorités municipales par un conseil préalablement désigné, à la tête duquel on trouve Célestin Maillan. Mais il peut également s’agir d’une liste de candidats désignés par la Montagne pour les prochaines élections municipales prévues pour l’été 1851. La composition de la Commission municipale mise en place – comme nous le développerons ultérieurement – le 4 décembre 1851, ne permet pas de trancher[31]. En outre, le caractère approximatif et certainement orienté du rapport de police, qui n’est étayé par aucun élément, peut laisser quelques doutes. L’essentiel est de constater qu’à cette veille de bouleversement politique, les deux camps s’observent et s’organisent sans s’affronter directement.

 

Cependant les montagnards sont soumis à une surveillance étroite des forces de l’ordre qui s’attendent à une résistance au coup d’État et qui en connaissent le mode opératoire. C’est pourquoi elles épient les moindres faits et gestes des responsables républicains, transmettant à la préfecture les renseignements les plus importants. C’est le cas, par exemple, d’un rapport du capitaine commandant la gendarmerie du Var, daté du 28 novembre 1851[32]. Il indique que le 26 novembre, Célestin Maillan et François Truc sont partis pour Toulon et qu’ils doivent s’arrêter à La Valette pour emmener un certain Fabre avec eux. La raison de ce voyage n’est pas connue, mais on peut supposer, sans trop interpréter, qu’elle est liée à la situation politique orageuse et que les deux hommes vont s’informer auprès de leurs contacts toulonnais des nouvelles de la capitale et de l’attitude du pouvoir.

 

Tout semble donc indiquer, dès la fin de 1850, que la crise politique ouverte en 1851 était prévue et préparée au niveau local par les républicains de Vidauban. Ceux-ci se sont structurés et intégrés au réseau de sociétés secrètes tissé par la nouvelle Montagne au printemps 1850. Dès lors, ils n’ont cessé d’entretenir des rapports avec les démocrates des communes voisines, notamment du Luc, en poursuivant leur œuvre de propagande et d’éducation politique. Ainsi, à la fin de 1851, la société secrète de Vidauban est en liaison avec les principaux centres de l’organisation clandestine de son arrondissement, placée sous les ordres de la cellule de Draguignan[33], mais surveillée par les autorités.

 

 

De 1848 à 1851, les idées républicaines ont pu non seulement progresser au cœur de la population, mais aussi trouver un cadre d’organisation et de lutte. La structuration du parti républicain de Vidauban s’est opérée dans un contexte d’affrontement : dans un premier temps, contre les autorités locales conservatrices puis, à partir de 1849, contre le régime et le parti de l’ordre. D’abord privés de leur liberté d’association, les démocrates poursuivent leurs activités dans le cadre des chambrées qu’ils modernisent par la création d’une société de prévoyance.

 

Mais l’incessante répression, l’amputation du suffrage universel et l’affaire du carnaval de 1850 poussent les plus politisés, pour la plupart artisans et commerçants, à fonder une société secrète reliée au réseau montagnard, et à préparer la résistance au coup d’État. Toutefois, on peut se demander si cette mobilisation et cette préparation surtout idéologiques autour d’un “ noyau dur ” de démocrates-socialistes déterminés, va seule permettre, malgré le déclenchement inattendu de l’opération “ Rubicon ”, de soulever une partie de la population et de combattre pour la République. Une telle analyse priverait le soulèvement républicain d’une grande part de spontanéité, le limitant à un réflexe de parti – au sens structurel –. Pour autant, est-ce à dire que l’appareil insurrectionnel “ a été improvisé ”[34] en décembre 1851 ? Seule une étude des différentes phases et des acteurs de l’insurrection de décembre peut permettre de répondre à cette double interrogation[35].

 


[1] Se reporter à l’étude de ce carnaval séditieux par M. Agulhon, La République au village, op. cit., pp. 405-417.

[2] Ibid., p. 407.

[3] A.D.V., 2 U407 (nouvelle série), procès-verbal du brigadier de gendarmerie Eugène Toche, 8 décembre 1849.

[4] Ibid., procès-verbal du brigadier de gendarmerie Eugène Toche, 13 février 1850.

[5] A.N., BB30, procureur général à ministre, 20 février 1850, in M. Agulhon, La République au village, op. cit., p. 411.

[6] Nous citerons seulement un extrait édifiant, par son mépris et son ton haineux, d’Hippolyte Maquan, L’insurrection de décembre 1851 dans le Var, op. cit., p. 16 : “ Dans une vile mascarade de carnaval on avait vu, par les rues et carrefours de cette localité, une foule de suppôts de cabarets traîner dans la boue un mannequin blanc, au milieu de démonstrations obscènes et de cyniques hurlements. ”

[7] Cf. notes 58 et 59.

[8] E. Ollivier défend Madame Maillan lors du procès aux Assises du Var en mai 1850.

[9] A.D.V., 4 U4/229, déposition d’Henri Truchmann devant le tribunal de première instance de Draguignan, le 26 juin 1852, où il déclare qu’il a été révoqué en raison de son appartenance à La Peyrière.

[10] A.D.V., 4 M16, lettre confidentielle du maire au préfet.

[11] A.D.V., 4 M17, procès-verbal de la gendarmerie de Vidauban, le 23 février 1851.

[12] A.D.V., 4 M17, procès-verbal de la gendarmerie de Vidauban, le 27 février 1851.

[13] A.D.V., 4 M17, procès-verbal de la gendarmerie de Vidauban contre Maximin Condroyer, le 23 février 1851.

[14] Georges Gayol, “ Vidauban et le coup d’État de 1851 ”, op. cit.

[15] A.D.V., 4 M18, procès-verbal du commissaire de police Michel Terrasse, le 8 octobre 1851.

[16] N. Blache, Histoire de l’insurrection du Var, op. cit., p. 13.

[17] Ce dernier est parent, comme nous l’avons montré précédemment, du pharmacien Isaac Voltrain, membre de La Peyrière et républicain actif.

[18] A.D.V., 4 M20 6, tribunal de première instance de Draguignan, déposition d’Alexandre Dubois, le 23 décembre 1851.

[19] A.D.V., 4 M20 6, justice de paix du canton du Luc, déposition de Pierre Marin, le 2 janvier 1852.

[20] Ibid., déposition du brigadier Godillot, le 22 décembre 1851.

[21] Ibid., déposition du brigadier Godillot. Il mentionne principalement Baptistin Jouannet, Magloire David et Henri Truchmann.

[22] A.D.V., 4 M17, rapport de gendarmerie au préfet, le 15 février 1851.

[23] Ibid., le 14 mai 1851.

[24] A.D.V., 4 M16, sous-préfet de Brignoles à préfet, le 10 février 1848, cité in M. Agulhon, La République au village…, op. cit., p. 275.

[25] A.D.V., 4 M17, sous-préfet de Toulon à préfet, le 15 juin 1851.

[26] A.D.V, 4 M17, rapport de gendarmerie au préfet, le 8 juillet 1851.

[27] Ibid., le 23 juillet 1851.

[28] A.D.V., 4 M18, rapport mensuel du préfet au ministre de l’Intérieur, le 1er octobre 1851.

[29] Il pourrait s’agir d’Henri Truchmann, cordonnier, mais aucune preuve n’a pu étayer cette hypothèse.

[30] A.D.V., 4 M18, rapport du commissaire de police de Vidauban au préfet, le 6 novembre 1851. Les deux affiliés à la société secrète sont Joseph Bergier et Pierre Marin. Le cas de François Truc est incertain.

[31] Plusieurs membres de la commission du 4 décembre ne figurent pas sur la liste du commissaire Terrasse, mais ces différences restent difficiles à interpréter.

[32] A.D.V., 4 M18, lettre du commandant de la gendarmerie du Var au préfet.

[33] Le comité de résistance siège à Draguignan, Vidauban ayant, comme nous l’avons noté, le statut de “ sous-comité ”.

[34] M. Agulhon, La République au village, op. cit., p. 402, n. 96.

[35] Cette question pourrait en partie rejoindre le débat historiographique, entre une “ minimisation ” de l’action des sociétés secrètes, notamment par Maurice Agulhon, et sa mise en avant par Philippe Vigier. Notre intention n’est pas de nous positionner dans ce débat, mais d’analyser le processus de déclenchement et d’organisation de l’insurrection à Vidauban.