Suffrage universel et mobilisation politique en Provence et dans larégion alpine de 1848 à 1851
article publié dans Provence 1851. Une insurrection pour la République, Actes des journées d’étude de 1997 à Château-Arnoux et de 1998 à Toulon, Association pour 150ème anniversaire de la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851, Les Mées, 2000 , pp. 17-31 Suffrage universel et mobilisation politique en Provence et dans la région alpine de 1848 à 1851
par Raymond Huard
La seconde République est à juste titre considérée comme un de ces moments d’effervescence démocratique qui jalonnent périodiquement l’histoire de la France, un moment où la vie politique et sociale est plus intense, plus animée, où les masses se politisent, font leur apprentissage de la démocratie, non sans erreurs et maladresses. L’insurrection de décembre 1851 n’est pas concevable sans cette préparation initiale qu’on peut considérer comme une sorte d’échauffement. Certes, de l’activité démocratique de masse des années 1848 à 1850, pour l’essentiel légale, à l’insurrection de 1851, la voie n’est pas rectiligne. Pourtant la première est sans doute une précondition pour que la seconde ait lieu. C’est sur ce moment initial que je voudrais mettre l’accent en insistant tout particulièrement sur l’impact des expériences électorales. Nous avons de la chance pour la région alpine de disposer d’un ensemble exceptionnel d’études qui couvrent tous les départements depuis les Hautes et Basses-Alpes jusqu’à la Drôme avec le travail monumental de P. Vigier[1] auquel il faut ajouter pour ce dernier département l’ouvrage de R. Pierre Ah quand viendra la belle[2]. M. Agulhon a décrit la République au village dans le Var[3]. L’Ardèche a fait l’objet d’une étude plus ancienne, mais fortement documentée d’Elie Reynier[4]. D’autres travaux se sont ajoutés depuis ceux-ci[5]. Grâce à ces recherches convergentes il est possible de montrer comment les luttes électorales ont pu contribuer à la mobilisation de la population, à son éveil politique, à son apprentissage de la démocratie.
Cette question est d’autant plus importante qu’elle est toujours actuelle. Chaque génération opère son apprentissage de la démocratie dans des conditions particulières liées à l’époque ou elle vit. Et l’on sait qu’il y a ainsi des générations politiques, la génération du Front populaire, celle de la Libération, celle de la guerre d’Algérie, les soixante-huitards, la génération Mitterrand… L’originalité, en 1848, c’est que les cadres de la vie politique changent complètement par suite de la proclamation de la République et du suffrage universel, et aussi grâce un certain élargissement, bien vite remis en cause d’ailleurs, des libertés publiques. C’est donc toute la nation qui en 1848, doit faire un nouvel apprentissage de la politique, aussi bien les anciennes classes dirigeantes que la masse de ceux qui étaient autrefois exclus de l’activité politique, et cela donne à cette expérience un prodigieux intérêt qui n’a jamais cessé d’ailleurs d’attirer l’attention des historiens. Nous avons là une sorte de laboratoire en action même si ce n’est pas seulement dans l’activité électorale, loin de là, que l’apprentissage de la démocratie s’opère.
Il nous faut d’abord préciser les principaux changements qui affectent les conditions de vie politique dans la région au sens large, puis l’on essaiera de montrer comment les habitants de la région alpine ont utilisé ces nouvelles possibilités, les obstacles qu’ils ont rencontrés, les pas en avant qu’ils ont faits et leurs limites. Enfin on donnera de façon plus rapide un aperçu des premiers résultats. Ne méconnaissons pas tous les autres facteurs qui ont pu aussi contribuer à cette mobilisation politique populaire et en particulier ceux qui relèvent du domaine social, le poids des impôts, notamment indirects (impôts sur le sel et les boissons), l’endettement paysan et l’importance de l’usure, la persistance d’une situation économique médiocre, le mécontentement résultant de la perte des droits d’usage traditionnels, notamment dans les forêts, la déception de constater que la République n’améliorait pas vraiment la condition populaire. Mais ce qui est remarquable, c’est que le mécontentement social s’est transcrit dans le domaine politique au lieu de rester au niveau de la révolte rurale traditionnelle sans perspective.
1. Le changement des conditions de vie politique
Evoquons d’abord le suffrage universel qui est la principale nouveauté surtout si on l’associe aux changements institutionnels qui l’accompagnent. Dans son ouvrage La Révotulion de 1848 en Ardèche, Elie Reynier écrivait très justement : « On ne se rend pas compte suffisamment de ce que fut la révolution électorale. La chiffrer laisse quelque stupeur.[6] » Prenons quelques exemples dans notre région où elle est très marquée. A la veille de la révolution de 1848, il y avait dans les six départements de la région étudiée, Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Ardèche, Drôme, Var et Vaucluse, en tout et pour tout 8229 électeurs pour l’élection des députés. Le droit de suffrage était, rappelons le, basé sur le paiement d’une somme d’impôt assez élevée (200 F). Au printemps 1848, grâce au suffrage universel, on passe à 456835 soit 55,5 fois plus[7].
Ce sont les départements les plus pauvres qui gagnent le plus à ce changement. Dans les Hautes-Alpes par exemple le nombre des électeurs passe de 432 à 38324 soit 80 fois plus (78 fois plus dans l’Ardèche, 69 fois plus dans les Basses-Alpes). On a objecté que la Monarchie de juillet avait un peu élargi le droit de vote pour les municipales, et seulement pour celles-ci, grâce à la loi le 1831. Mais cet élargissement est très limité. Il concerne 1/10e au plus de la population des communes, et toujours les plus aisés. Même si cela permet un certain renouveau de la vie politique locale, on reste très loin du suffrage universel puisqu au moins un adulte sur deux dans les petites communes et une proportion bien plus grande dans les communes plus importantes sont éliminés du droit le vote municipal : Riez, bourg de 2800 habitants, avait 197 électeurs municipaux avant 1848. Ce nombre passera à 831 après la Révolution
On assiste donc bien en 1848 selon le mot d’Elie Reynier à une « révolution électorale », même si elle n’opère qu’au profit des hommes — ce qu’il ne faut jamais oublier. Ce corps électoral prodigieusement élargi est aussi démocratisé car ce sont les pauvres en particulier qui reçoivent le droit de vote. Il est aussi rajeuni puisqu’on pourra voter pour l’élection des représentants à partir de 21 ans au lieu de 25. Mais l’on n’oubliera pas qu’une partie de cet électorat (50% environ), en proportion très variable d’ailleurs selon les lieux, est illettrée. D’autre part les responsabilités de ces électeurs sont aussi notablement élargies. Ils doivent élire le 23 avril 1848, une Assemblée constituante qui fera la nouvelle constitution (c’est la première fois depuis l’élection de la Convention en septembre 1792). Ils vont élire le 10 décembre 1848 le chef de l’Etat, le président de la République, ce qui est une grande première. En outre, ils rééliront au suffrage universel en 1848 les conseillers municipaux, les conseillers d’arrondissement —fonction qui n’existe plus aujourd’hui — et les conseillers généraux. Ils procéderont à nouveau en mai 1849 à l’élection des députés — qu’on appelle alors « représentants » — soit au total cinq élections générales en 1848 et 1849. Ajoutons-y les élections partielles qui sont assez nombreuses aussi bien en 1848 qu’en 1849 et 1850, en Ardèche, en Vaucluse, dans le Var, les Basses-Alpes, la Drôme, et qui, comme le scrutin est départemental, mobilisent tout le département. Autre innovation, c’est que dans les communes jusqu’à 6000 habitants, les conseillers municipaux peuvent désormais élire le maire. Or dans la région, il y a très peu de villes importantes sauf en bordure du Rhône ou au bord de la Méditerranée où l’on trouve Avignon (36000 habitants) et Toulon (62000 dont 17000 appartiennent à la population flottante des militaires, marins). Dans les Basses-Alpes, Riez, Manosque, Valensole, Moustiers, Digne n’ont pas 6000 habitants. Dans la masse des communes, le maire sera élu par les conseillers municipaux. L’élection municipale est dans ces conditions d’autant plus disputée. Le suffrage universel qui régit toutes ces élections jusqu’en 1850 est donc une immense nouveauté qu’il ne faut surtout pas sous-estimer.
Mais elle n’est pas la seule car il s’y ajoute l’extension des libertés politiques, notamment des libertés de presse et d’association. Le régime de la Monarchie de Juillet bridait très sévèrement la presse et les associations, la presse surtout après 1835, principalement grâce à des conditions financières (cautionnement et timbre), les associations en appliquant le code pénal napoléonien de 1810, encore aggravé en 1834 qui obligeait toute association comprenant plus de vingt personnes à être autorisée. Il n’y avait jusqu’à la veille de la Révolution de 1848 aucun journal républicain dans les départements mentionnés plus haut. La Voix d’un solitaire de Mathieu de la Drôme paraît seulement en 1847. La presse était donc le monopole des notables royalistes, soit gouvernementaux, soit légitimistes, c’est a dire monarchistes opposés au régime de la Monarchie de Juillet. Quant aux sociétés politiques déclarées, elles étaient pratiquement absentes. La forme la plus courante d’organisation au moins partiellement politisée, c’étaient les cercles de notables ou les loges maçonniques et, en milieu populaire, les chambrées, légitimistes dans une ville comme Avignon, patriotes — on pourrait dire de gauche — sinon républicaines, dans le Var par exemple où s’est opéré surtout après 1830, comme M. Agulhon l’a montré, une certaine maturation de l’esprit démocratique. Comment les choses changent-elles sous la Seconde République ? Pendant les cinq premiers mois jusqu’en juillet 1848, la liberté de réunion et de presse est à peu près complète. Toutes les lois antérieures cessent d’être appliquées. A partir de juillet 1848, ces libertés sont progressivement réduites d’abord par une législation plus contraignante, puis dans les faits par des poursuites visant les sociétés et les journaux sous des prétextes divers, ou bien par des mesures d’exception comme la mise en état de siège de certains départements. C’est dans l’effort pour faire vivre les journaux démocratiques, maintenir des sociétés politiques que se forge le parti républicain et qu’il développe son influence. Insistons donc sur ce point : on assiste à un changement complet, même s’il n’est parfois que momentané, des conditions de la vie politique.
2. Le suffrage universel et les premières expériences électorales
Comment la population a-t-elle profité de ces nouvelles libertés ? On a beaucoup voté lors des premières élections générales en avril 1848. La participation est très forte, avec quelques inégalités, 90 % dans le Var, 79,9 % dans les Basses-Alpes, 82 % dans la Drôme, et un peut moins, 74,6 % — et ce sera toujours le cas — dans les Hautes-Alpes. Cette participation massive est explicable. Les habitants veulent profiter d’un droit nouveau. L’élection revêt une allure de fête. Ensuite la participation baisse ; c’est le cas lors de la première élection présidentielle en décembre 1848 où partout dans la région les pourcentages sont inférieurs la moyenne nationale de 75 % et s’étalent entre 73 % dans la Drôme et 54% dans les Basses-Alpes, baisse explicable partiellement par des raisons climatiques (on est en décembre), mais qui a aussi des raisons politiques, et notamment une certaine tiédeur à l’égard de la candidature de Louis-Napoléon. Au contraire, on assiste en 1849 à une stabilisation : alors qu’à l’échelle nationale, le pourcentage continue à baisser (68 %), dans la région, la participation reste importante dans la Drôme et le Vaucluse (72,1 % et 74 %) où les élections sont très disputées, même si elle reste faible au contraire dans les Hautes et Basses-Alpes (59,7 % et 56,2 %). Ce qu’on peut conclure, c’est que dans l’ensemble, environ les deux tiers des électeurs potentiels (un peu moins ou un peu plus) ont participé régulièrement aux scrutins, les régions les plus montagneuses se situant à un niveau plus bas en général (ce qui peut s’expliquer à la fois par les difficultés de communication, le climat, et parfois, le bas niveau d’instruction). On constate aussi que les élections partielles qui se déroulent au début de 1850 sont non seulement très disputées, mais que la participation y est assez élevée surtout pour des partielles (58,2 % dans le Var en mars 1850, 63 % dans l’Ardèche le même mois)[8]. Et il ne faudrait pas négliger non plus tous les scrutins locaux qui continuent à tenir en haleine la population après les grandes consultations nationales, pour telle mairie, par exemple après la dissolution d’un conseil municipal, ou pour tel siège de conseiller général ou de conseiller d’arrondissement, scrutins souvent très passionnés qui entretiennent la fièvre électorale et les luttes de partis.
Même si la participation aux élections n’est que la forme la plus banale de la politisation, il est remarquable qu’une assez forte proportion des électeurs de la région aient utilisé ce droit, nouveau pour une partie d’entre eux, qu’était le droit de suffrage.
3. La presse et les associations
Quant aux militants, ils se sont efforcés, malgré de sérieux obstacles, d’utiliser les libertés nouvelles d’ailleurs bien vite rognées. Le mouvement républicain à la veille de 1848 était très faible dans la plupart des départements de la région, même s’il existait comme dans le Var des prémices favorables pour son développement. On ne repère guère de forces républicaines organisées qu’à Avignon, sous forme de sociétés de carbonari antérieures à la Révolution. Les républicains peuvent aussi s’appuyer sur de petits notables proches d’eux : Laurent, écrivain et magistrat dans l’Ardèche, Fulcran Suchet dans le Var qui est commissionnaire des fournisseurs de marine, quelques avocats ou médecins dans la Drôme et l’Ardèche, les avocats Sautayra à Montélimar, Curnier dans la Drôme, qui ont parfois flirté avec les organisations républicaines au début des années 1830, un riche propriétaire et ancien député Laboissière dans le Vaucluse. Mais tout cela est peu de choses. La presse républicaine est quasiment inexistante : le seul journal existant avant la révolution, La Voix d’un solitaire est, comme son nom l’indique, l’oeuvre d’un homme seul, Mathieu dit de la Drôme ; il parait seulement depuis la fin de 1847 et a une influence très limitée.
Le camp adverse en revanche a encore de puissants atouts. Le premier, c’est la domination que les notables exercent sur la vie politique locale, notables gouvernementaux ou d’opposition, mais en général centristes, prompts à changer de veste, notables caméléons comme l’avocat et homme d’affaire Faure dans les Hautes-Alpes qui étaient déjà ou ont été conseillers généraux ou députés, et qui vont essayer de maintenir leur position dans le nouveau régime… Même s’ils n’ont pas l’expérience du suffrage universel, ces notables ont déjà une pratique des élections, ils ont des réseaux d’influence qu’il leur sera facile de faire jouer. Cet aspect existe dans tous les départements de la région et il est poussé au plus haut point là où la vie politique, avant la Révolution de Février, se réduisait, comme dans les Hautes et Basses-Alpes, un affrontement entre des coteries de notables. Le second aspect, plus rare, et qui peut se superposer au premier, c’est l’existence d’une force politique de droite, organisée, ayant une assise populaire au moins locale : c’est le cas avec le royalisme avignonnais qui s’appuie sur des cercles populaires formant une sorte de réseau. Plus généralement les royalistes peuvent compter sur le soutien d’une large fraction du clergé, ce qui leur donne de puissants moyens d’action.
Les républicains de la région n’avaient qu’un moyen de supplanter leurs adversaires, c’était de tenter de s’organiser. D’abord, grâce à la liberté, on voit fleurir les comités et cercles républicains en particulier dans les bourgs et les villes, comités et cercles qui ont parfois une clientèle populaire (à Avignon ou Digne par exemple). Le phénomène des clubs, caractéristique à Paris, ne prend pas ici une grande ampleur ; on le rencontre surtout dans les villes chefs-lieux comme Avignon ou Digne, et les clubs se transforment très vite en comités électoraux. Mais pour des raisons diverses (esprit de localité, rivalités de tendances ou d’hommes) il est très difficile, sauf dans la Drôme, de coordonner efficacement l’action de ces comites pour aboutir à une liste unique de candidats. Or le mode de scrutin institué par le gouvernement provisoire était un scrutin plurinominal départemental qui nécessitait que les forces politiques proposent une liste de candidats pour tout le département, en évitant la dispersion des votes en faveur de candidats locaux.
Les républicains s’efforcent aussi de fonder des journaux et effectivement, il s’en crée dans plusieurs départements, Le Républicain, journal de la Drôme et du Vivarais, qui n’a pas été longtemps un journal politique, La Démocratie du Midi à Toulon. Mais les militants républicains ont rencontré de très grandes difficultés à faire vivre un journal de leur tendance pendant la Seconde République. Ni dans la Drôme, ni dans l’Ardèche, un organe véritablement républicain n’a réussi à durer longtemps. A Toulon, il n’y a plus de journal républicain entre juillet 1848 et avril 1849, date à laquelle reparaît un Démocrate du Var. Dans les Basses-Alpes, Le journal des travailleurs de Digne ne tient que quelques mois en 1848 et L’indépendant des Alpes créé par Langomazino ne paraît que pendant la première moitié de 1850. Ce n’est qu’en Vaucluse que l’existence d’une presse républicaine est à peu près continue. Au bout du compte, les républicains doivent plutôt s’appuyer sur la presse étrangère à la région comme La Voix du peuple de Marseille ou Le Patriote des Alpes de Grenoble ou bien sur la presse parisienne qui arrive, nous le savons, dans les cafés et les cercles de la région.
Enfin, en avril 1848. les républicains tentent aussi de faire agir les instruments du nouveau pouvoir, notamment les commissaires qui ont été envoyés pour remplacer les préfets, comme Chanal dans les Hautes-Alpes, Châteauneuf dans les Basses-Alpes, Laboissière dans le Vaucluse, commissaires qui brûlent d’ailleurs de se présenter aux élections. Et leurs adversaires protestent, pas toujours à tort, contre cette forme de candidature officielle. Mais cette ressource disparaît rapidement et bientôt au contraire les préfets vont s’engager au service des conservateurs, le modèle étant à cet égard l’ancien maire de Valence, Ferlay dans la Drôme.
4. Une évolution significative des résultats électoraux
Les premières élections de 1848 se déroulent dans une certaine confusion et ne permettent pas toujours d’apercevoir les rapports de force entre les tendances politiques. En revanche ce qu’elles montrent bien, c’est que les notables dans l’ensemble ont bien passé l’épreuve de la révolution. Sauf dans la Drôme où l’organisation républicaine a été assez efficace pour permettre aux républicains d’enlever six sièges sur huit, c’est en pactisant avec les notables que les républicains ont pu obtenir des sièges dans le Vaucluse, et au contraire, là où ils ont voulu les affronter, l’échec a été total comme dans les Hautes et Basses-Alpes. En Ardèche la liste conservatrice soutenue par le clergé l’a emporté en tolérant l’élection d’un seul républicain, Laurent.
Les élections à la présidence de la République qui se déroulent en décembre 1848 sont un peu plus significatives, mais ne permettent pas encore de voir les vrais rapports de force entre les tendances politiques. Trois candidats principaux sont en lice, Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, qui a l’appui des conservateurs, mais rayonne aussi sur un plus vaste électorat, le général Cavaignac qui représente la République modérée, Ledru-Rollin, candidat des démocrates. Il faut ajouter Lamartine, ancien président du gouvernement provisoire, politiquement modéré, et le médecin Raspail, candidat des socialistes, qui se présente pour le principe, mais qui on ne peut passer sous silence dans la région puisqu’il est originaire de Carpentras. Les résultats sont difficiles à interpréter, mais on peut faire au moins deux constatations. La première c’est que dans la majorité des départements de la région, la ferveur napoléonienne est moins forte qu’ailleurs. Fait à noter pour la région, Louis-Napoléon obtient des scores bien inférieurs à son pourcentage national de 75 %, dans le Vaucluse (52 %), les Basses-Alpes (59 %), l’Ardèche (65 %) et même, ce qui est tout à fait extraordinaire, dans le Var, il passe derrière Cavaignac (25 % environ contre 55 %). La présence sur le terrain des forces politiques a enrayé au moins partiellement la vague napoléonienne et cela se traduit aussi par des résultats du démocrate Ledru-Rollin nettement supérieurs à sa moyenne nationale de 5 % (15 % dans le Vaucluse et les Basses-Alpes avec de très bon résultats à Manosque, Forcalquier, Riez, 17,3 % dans le Var). La deuxième constatation, c’est qu’il y a tout de même une poussée napoléonienne dans la Drôme (77 %) et les Hautes-Alpes (78 %). Dans le premier cas surtout, il s’agit de voix pour une grande part paysannes et républicaines, qui débordent les états-majors politiques et manifestent de façon vague l’espoir d’une autre politique. Donc on voit s’affirmer la paysannerie en tant que force politique autonome, mouvement qu’on pressentait depuis les municipales de 1848. Fait inédit, riche d’avenir. Enfin, c’est seulement en 1849, à l’occasion des élections législatives du 13 mai, que les forces politiques régionales apparaissent nettement dessinées et elles vont rester telles jusqu’au Coup d’Etat. On assiste d’abord — et c’est vrai aussi sur le plan national — à une accentuation du clivage droite/gauche au profit d’une part de la gauche républicaine, ceux qu’on appelle les démocrates-socialistes ou les Montagnards d’une part, et de la droite d’autre part. Celle-ci n’est toujours pas unie, mais elle commence à être fédérée par des préfets acquis au bonapartisme (Ferlay dans la Drôme, Chevreau dans l’Ardèche). La campagne électorale de 1849 est marquée par quelques traits saillants. D’une part, ce sont les démocrates-socialistes qui sont à l’offensive. Ce sont eux qui mènent la propagande la plus vigoureuse par des banquets, des tournées de députés sortants (Laurent dans l’Ardèche), de candidats (Mathieu dans la Drôme), de propagandistes (l’ex-ouvrier Langomazino dans les Basses-Alpes) et au même moment, ils essaient, on l’a vu, de se donner de nouveaux organes de presse, notamment en Ardèche et dans les Basses-Alpes. Cette action mobilise les masses, rencontre un net succès.
En outre, cette campagne se prolonge par un perfectionnement de l’organisation montagnarde. Des clubs ou des comités, assez isolés, de 1848, on commence à passer à la conception d’une organisation plus vaste et plus centralisée, qui a eu son point de départ avec la Solidarité républicaine, organisation nationale créée en novembre 1848. Du fait de l’interdiction ultérieure de celle-ci, les démocrates utiliseront les comités électoraux de 1849 et, après les élections, des sociétés secrètes républicaines ayant à la fois pour objectif de défendre la République et de préparer les conditions du triomphe d’une république nouvelle, plus sociale. Le ralliement à ces sociétés secrètes, soit des anciennes structures encore existantes (comités et cercles des travailleurs), soit des chambrées paysannes dans les Basses-Alpes, va donner progressivement une assise de masse à cette organisation républicaine.
Enfin les résultats du scrutin sont très encourageants pour les démocrates, mais de façon très différenciée. Ils triomphent de la droite là où ils réalisent à peu près l’unité du camp républicain et rallient même des notables modérés : c’est le cas dans l’Ardèche et la Drôme où la victoire des démocrates est nette et même dans les Basses-Alpes, bien que dans ce dernier département, la commission de recensement proclame élu, de façon contestable, un des candidats conservateurs, Fortoul. Dans le Vaucluse au contraire, la gauche républicaine en s’isolant des républicains modérés, se fait battre par les royalistes, ici très bien organisés, défaite sans appel. Dans le Var, la lutte est très serrée et les résultats partagés (4 élus de droite, 3 élus de gauche). Enfin dans les Hautes-A1pes, les notables continuent à dominer, mais on constate tout de même une évolution vers la gauche et un député sur trois sympathise avec les montagnards[9]. La lutte a été ardente, les conservateurs sont inquiets. La région apparaît comme rouge, mais ces résultats sont très fragiles, et seront remis en cause en partie par les élections partielles suivantes tant en juillet 1849 qu’en mars 1850. Il ne faut donc pas exagérer le succès de 1849, même s’il représente malgré tout une avancée incontestable de la gauche. Cela encourage les démocrates à continuer à agir légalement et à préconiser la prudence tout en poursuivant le renforcement de leur propagande. L’avocat Gent, qui est un des principaux organisateurs des sociétés secrètes républicaines dans la région, plaide encore pour l’action légale en 1849. Langomazino, un des militants les plus actifs des Basses-Alpes déclare devant les Assises de Digne le 29 août 1849 : « Je suis persuadé que le suffrage universel, comme la lance d’Achille, peut guérir les blessures qu’il fait.[10] » Jusqu’en 1850, la confiance dans le suffrage universel reste en gros intacte, et les succès, même relatifs, rencontrés dans les élections partielles en 1850 la renforcent. On attend des prochaines élections, celles de 1852, des changements radicaux.
Au contraire, depuis 1849, la droite, bien qu’elle ait gagné les élections, est plus que jamais réservée devant le suffrage universel et en 1850, après une série d’élections partielles très disputées, elle vote la loi du 31 mai qui ampute d’un tiers le nombre des électeurs inscrits, et en particulier les électeurs les plus pauvres, métayers, travailleurs migrants. Dans notre région l’effet est un peu moins grave, car la loi touche moins dans l’ensemble les paysans que les ouvriers des villes et, en conséquence, ses effets sont assez faibles dans les Hautes-Alpes (moins 13,7 %), dans les Basses-Alpes, dans la Drôme (moins 23 %), mais malgré tout la ponction est importante en Ardèche (moins 33 %), en Vaucluse (moins 34 %), dans le Var (moins 39 %)[11]. On pétitionne d’ailleurs contre la loi à Valence et à Dieulefit, à Annonay, au Bourg-Saint-Andéol entre autres. Cette loi est saluée par la droite comme un bienfait, un acte qui, affirme Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche le 7 juin « purifie les collèges électoraux de cette horde de vagabonds, de misérables et de repris de justice que toute la sollicitude de l’autorité et de la justice ne parvenaient pas toujours à en éloigner. » C’est pourtant une atteinte à la constitution, c’est, écrira Marx, « le coup d’Etat de la bourgeoisie[12] » et il est sûr qu’à partir de cette loi, une partie au moins des démocrates ne comptent plus que sur un mouvement exceptionnel pour réorienter vers la gauche cette république qui s’enlise dans la réaction.
On comprend alors que se développe le mythe de 1852. En 1852 doivent être renouvelés presque en même temps le président et l’Assemblée. Les démocrates pensent que ce sera l’occasion à la fois de reconquérir le suffrage universel, de faire triompher la république sociale. L’échéance inquiète aussi fortement les conservateurs, qui mènent une politique de harcèlement des démocrates, particulièrement visible dans la Drôme et dans l’Ardèche en 1851, et qui exaspère encore les esprits. A la veille du coup d’État, les démocrates des départements du Sud-Est ont donc été mobilisés par plusieurs années de luttes électorales et politiques. Depuis la fin de l’année de 1847, le changement est considérable. Dans une partie, certes encore minoritaire, de la population, une approche nouvelle de la politique s’est fait jour. Elle est un peu millénariste, présente des caractères utopiques, mais elle reflète bien une maturation des esprits. Elle s’est opérée autour d’une idée-force : la République comme moyen de progrès politique et social, une république encore insatisfaisante, mais que l’on peut faire progresser comme l’étape décisive d’un processus en cours. Mais à défaut, si un coup d’État venant du président se produisait (et l’idée est dans l’air), ce pourrait être l’occasion d’une lame de fond venant, en riposte, de la nation, et qui imposerait les changements souhaités. C’est le scénario que les républicains de la région tenteront de mettre en oeuvre en décembre 1851.
Raymond Huard [1] Philippe VIGIER, La seconde République dans la région alpine. Etude politique et sociale : I. Les Notables, II. Les Paysans, Paris, 1963, 335 et 527 p.
[2] Roger PIERRE, Ah quand viendra la Belle ? Résistants et insurgés de la Drôme, 1848-1851, Valence, 1981
[3] Maurice AGULHON, La République au village, Paris, 1970, 543 p.
[4] Elie REYNIER, La Seconde République dans l’Ardèche, 1848-1852, rééd. 1998, FOL de l’Ardèche, 222 p. (l’ouvrage est paru en 1948)
[5] On lira en particulier sur les Basses-Alpes, l’ouvrage de Gisèle ROCHE-GALOPINI, Saint-Etienne-les-Orgues et la gloire de la Montagne, Alpes de Lumière, Salagon, 1994, 172 p., et sur le Vaucluse, l’article de Nathalie Petiteau, « 1848 en Vaucluse ou l’impossible république bourgeoise », Cahiers d’Histoire, n°2, 1998, pp. 223-245 (résumé)
[6] Elie REYNIER, op. cit., p. 67
[7] Les chiffres par départements sont les suivants :
[8] Pour les données concernant la participation, outre les auteurs cités, on se référera aux dossiers des A.N. sur les élections dans la région, notamment C 1325 à 1329 (élections du 23 avril 1848), B II 1038 (Vaucluse), 962 (Hautes-Alpes), 961 (Basses-Alpes), 963 (Ardèche), 1037 (Var), 982 (Drôme) pour les élections présidentielles.
[9] Les résultats des législatives de 1849 sont conservés en C 1330 à 1335 aux Archives nationales. Voir aussi les ouvrages cités.
[10] Défense du citoyen Langomazino, Digne, août 1849, 34 p. B.N. Lb 55 1152
[11] Sur l’amputation du nombre d’électeurs réalisée du fait de la loi du 31 mai, voir le tableau par départements conservé en C 977, aux Archives nationales.
[12] Karl MARX, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales, 1993, p. 130
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