La province en décembre 1851
La province en décembre 1851 Étude historique du coup d’Etat par Eugène Ténot Chapitre IV Départements du Sud-Ouest
Gers seconde partie Fleurance. — Le sous-préfet de Lectoure. — Mirande. — Début de l’insurrection. — Scène à la Sous-Préfecture. — Coup de pistolet. — Arrestation du sous-préfet. — Dangers courus. — Arrivée des hussards. — Insurrection générale des campagnes. — Caractère du mouvement mirandais. — Marche sur Auch. — Découragement. — Soumission de Mirande. — Insurrection de Condom. — Rétablissement de l’ordre. — Les paysans du Gers jugés par un journal.
Nous avons déjà dit deux mots d’un incident survenu dans la matinée à Fleurance. Le fait mérite de plus amples détails. Fleurance est une petite ville de la vallée du Gers, située à 30 kilomètres, nord d’Auch, et à peu de distance de Lectoure, chef-lieu de l’arrondissement. Dès le jeudi matin, toute la population valide prenait les armes. La Mairie était envahie par le peuple armé, la caserne de gendarmerie gardée à vue par une bande, et une barricade élevée à l’entrée de la route d’Auch. Sur ces entrefaites, survint la malle-poste. Elle portait le nouveau préfet du Gers, M. de Lagarde, et le sous-préfet de Bayonne, qui se rendaient à leur poste. Ces deux fonctionnaires furent arrêtés et conduits à la Mairie. Toutefois, ils ne furent nullement décontenancés. Ils haranguèrent la population, et sans avouer qu’ils approuvaient le Coup d’État, ils firent ressortir l’inutilité et les dangers de la résistance tentée par une aussi petite ville. Leurs paroles firent quelque impression : ils furent traités avec égards, relâchés même, sans toutefois obtenir de continuer leur route. En ce moment, arrivèrent de Lectoure le sous-préfet Lacoste, le procureur de la République et le juge d’instruction. Ils trouvèrent les insurgés rangés sous les arceaux qui bordent la place. M. Lacoste était un homme d’énergie. Seul, en présence de cette foule armée, il marcha droit au tambour, le saisit au collet et lui ordonna de faire le roulement qui doit précéder les sommations. Le tambour stupéfait obéit. M. Lacoste somma les insurgés de mettre bas les armes et de rentrer dans l’ordre. Il est rare qu’une audace de ce genre n’impose pas au peuple. La voix de M. Lacoste fut écoutée, et, après quelques hésitations, les insurgés obéirent. La barricade fut démolie, la gendarmerie délivrée, et la malle-poste put reprendre la route d’Auch. Un détachement de hussards survenu vers midi, donna au sous-préfet l’appui de la force armée. Quelques arrestations furent opérées, et Fleurance rentra dans l’ordre[1]. L’autorité victorieuse ne tint pas grand compte, il faut le dire, de la mansuétude des bons habitants de Fleurance. Cette petite ville fut décimée parles proscriptions à l’égal de la plupart des villes et des bourgs du département. Cette journée du 4 si féconde en incidents avait vu s’accomplir à Mirande des événements graves. Cette petite ville, siège d’une Sous-Préfecture, est située à 24 kilomètres sud-ouest d’Auch, sur la rive gauche de la Baïse. L’opinion républicaine la plus avancée y comptait bon nombre de partisans dévoués et pleins d’ardeur. L’arrondissement était alors administré par un sous-préfet nommé M. Grabias. C’était un homme jeune encore, courageux, très-hostile aux républicains. Le zèle excessif qu’il avait déployé au service de la réaction lui avait attiré de violents ressentiments. Dans cette année 1851, en particulier, les persécutions dirigées contre les républicains avaient été vives. Plusieurs citoyens honorables avaient été arrêtés et traînés en cour d’assises sous de futiles prétextes. Le jury les avait acquittés. La nouvelle du Coup d’Etat plaçait donc M. Grabias dans une situation difficile. La gendarmerie était la seule force organisée existant dans l’arrondissement, et l’on ne pouvait faire aucun fond sur la partie de la bourgeoisie appartenant au « parti de l’ordre ». M. Grabias fit afficher les proclamations, le mercredi vers midi, et, dans la prévision de quelque mouvement, convoqua pour le lendemain toutes les brigades de gendarmerie de l’arrondissement. Dans la soirée du même jour, une réunion de cinquante à soixante personnes se tenait au café Pech, lieu de réunion ordinaire des démocrates. Aucun des chefs influents du parti n’y avait manqué. On résolut, sans attendre aucun mot d’ordre d’Auch, de s’emparer immédiatement des autorités, et l’exécution fut fixée au lendemain matin[2]. Il parait que le sous-préfet fut mal renseigné sur le résultat de cette délibération, car le soulèvement le surprit à l’improviste. Le jeudi matin, dès sept heures, le tocsin sonnait à l’église et deux tambours parcouraient les rues en battant la générale. Cet appel ne produisit d’abord que peu d’effet. Les chefs durent payer de leur personne. Trois avocats, MM. Boussès, Pascau et Passama, un négociant, M. B. Lasserre, se trouvèrent seuls en armes sur la place. Leur premier soin fut de s’emparer de la Mairie. Cet édifice, aujourd’hui démoli, occupait le centre de la place. Il se composait d’un étage élevé sur quatre arceaux formant un hangar ouvert. Ils entrèrent sans obstacle ; la Mairie était vide. A peine étaient-ils redescendus que le maire de Mirande, M. Burot, se présenta accompagné du commissaire de police, Dupuy, et du secrétaire de la Mairie, Boubée. Couché en joue par B. Lasserre, le maire se retira ainsi que le commissaire de police[3]. Cependant le bruit du tocsin et de la générale avait fait accourir auprès du sous-préfet quelques-uns de ses amis, résolus de partager ses dangers dans ce moment critique. Entre autres se trouvaient MM. Devèze, adjoint, et Labadens, secrétaire de la Sous-Préfecture. Une première bande d’insurgés ne tarda pas à s’y présenter. Elle était peu nombreuse et composée en partie de très-jeunes gens. Un jeune homme à la mise élégante, à la tournure distinguée, la conduisait. C’était M. Eugène Terrail. Il frappa à la porte de la Sous-Préfecture. Le sous-préfet, ceint de son écharpe, parut. Quelques personnes se tenaient derrière lui. Voici le sens, sinon le texte exact, des paroles qui furent échangées : — Au nom du peuple, je vous somme de vous joindre à nous pour défendre la Constitution, dit Terrail. — Je n’ai pas de sommation à recevoir de vous, vous êtes en rébellion, et mon devoir est de réprimer l’émeute, répondit le sous-préfet. — Bien ! vous vous rendez complice du Président ; je vous arrête, au nom du peuple ; suivez-moi à la Mairie ! s’écria Terrail en le saisissant par son écharpe. Il n’avait pas achevé ces paroles qu’un coup de pistolet, tiré par un fanatique, se faisait entendre, et M. Grabias s’affaissait entre les bras des citoyens qui l’accompagnaient[4]. M. Terrail se retourna indigné, demandant qui avait fait feu. Un grand désordre se fit dans le groupe d’insurgés fort grossi en cet instant. Les citoyens qui soutenaient le sous-préfet l’entraînèrent à l’intérieur en refermant vivement la porte derrière eux. La blessure de M. Grabias était heureusement fort légère. Une seule chevrotine l’avait atteint dans le cou. Quelques minutes après, le docteur Siam entra à la Sous-Préfecture, et donna les premiers soins à M. Grabias. Cependant on entendait au dehors le bruit de la foule qui était devenue nombreuse. Toute résistance était inutile. Il fallut que chacun s’occupât de pourvoir à sa sûreté. Le sous-préfet trouva asile dans une maison voisine. Le propriétaire le fit réfugier dans une cachette où l’on pouvait croire qu’il serait difficilement découvert. Pendant ce temps, un faux bruit du plus fâcheux caractère enflammait la foule de colère. Lorsque Terrail s’était retourné vers les insurgés, demandant qui venait de faire feu, plusieurs avaient répondu qu’aucun d’eux n’avait tiré, que c’était le sous-préfet lui-même qui avait tiré le coup de pistolet sur lui, Terrail. Malgré les dénégations de celui-ci, le bruit s’en était répandu en un clin-d’oeil, et l’on peut juger de l’effet produit sur une foule exaltée et peu sympathique au sous-préfet[5]. Bientôt une croisée enfoncée donna passage au peuple qui se précipita dans l’intérieur de la Sous-Préfecture. Il est à remarquer que tous ces hommes, qui se seraient peut-être portés aux derniers excès sur la personne du sous-préfet, respectèrent ce qui lui appartenait. Dans cette invasion tumultueuse rien ne fut dérobé. M. Boussès, entré des premiers, voyant l’exaltation du peuple, craignit non pas le pillage, mais une scène de dévastation. Il crut urgent d’improviser une autorité. C’était un homme très-énergique. Il se proclama sous-préfet. Reconnu, séance tenante, et acclamé par le peuple, il commença à donner des ordres avec le plus grand sang-froid, et commanda l’évacuation de la Sous-Préfecture. La foule qui, même en temps de révolution, aime à se sentir commandée, obéit. Un corps-de-garde fut placé à l’entrée. Les rues voisines étaient encombrées d’hommes armés. On fouillait minutieusement les maisons, cherchant le sous-préfet. Celle où il avait trouvé asile, avait été plusieurs fois visitée sans qu’on eût découvert sa retraite. La foule s’impatientait, s’irritait de cette recherche infructueuse. Des cris peu rassurants se faisaient entendre, lorsqu’une immense clameur retentit, M. Grabias était pris. Un charpentier, le sieur L…, dit T…, avait fini par découvrir la cachette du sous-préfet. L…, quoique très-chaud démocrate, n’était pas un méchant homme. Il rassura le sous-préfet et lui conseilla de crier : Vive la Constitution. M. Grabias, assure-t-on, parut à la lucarne du grenier et s’exécuta. La situation était critique. On peut tout craindre dans les moments d’exaltation de la foule. Un crime allait, peut-être être commis ; les chefs du mouvement comprirent qu’il était de leur devoir de protéger, à tout prix, la vie du sous-préfet. Plusieurs d’entre eux se placèrent à la porte de la maison pour le recevoir à sa sortie. Ils le mirent au milieu d’eux, et se dirigèrent vers la Maison d’arrêt. La foule poussait des cris de mort, M. Passama jeune menaça de tuer le premier qui porterait la main sur M. Grabias. On avança lentement et non sans peine. De l’aveu de tous les témoins de cette scène, le sous-préfet montrait une fermeté rare. Il regardait en face les plus furieux et répondait hautement à leurs interpellations. Cependant, la voix de ses défenseurs parvint à se faire entendre ; la foule se calma un peu, et l’on arriva sans violences à la porte de la prison. Là, un nouvel incident faillit devenir funeste. Le geôlier refusa d’ouvrir. La foule s’irrita. Les cris de mort retentirent de nouveau. M. Boussès fit placer le sous-préfet, qui était de fort petite taille, à l’angle de la porte et le couvrit de son corps. Le geôlier épouvanté se décida enfin à ouvrir. On entra ; le sous-préfet était sauvé. Il fut installé dans une des chambres de la prison ; le médecin vint de nouveau le visiter, et son domestique fut admis à lui donner ses soins. Quant au geôlier qui avait refusé d’ouvrir, M. Boussès le destitua et le fit incarcérer sur-le-champ. Quelques instants après, M. Daste, juge d’instruction, M. Chevert, procureur de la République, et M. Laurent, substitut, furent arrêtés et allèrent partager la captivité du sous-préfet. Maîtres de la ville, les républicains songèrent à s’organiser. M. Boussès s’étant nommé sous-préfet, M. Passama fut installé maire. On nomma également un commandant de place et un commissaire de police. Un ordre, signé Boussès, et conçu à peu près en ces termes, fut envoyé dans les campagnes : « Au nom du peuple souverain, le sous-préfet provisoire de Mirande ordonne aux habitants de la commune de N…, de se lever en masse et de se rendre à Mirande, pour y défendre la République et la Constitution. » Comme on craignait l’arrivée de quelque détachement de la garnison d’Auch, des barricades furent élevées à toutes les issues de la ville, une entre autres au pont de la Baïse. La précaution n’était pas superflue. Dans l’après-midi, un détachement de hussards fut aperçu sur la route d’Auch. Le juge de paix de Mirande, M. Comte, l’accompagnait. Le cri aux armes ! fit accourir une foule assez nombreuse aux barricades. B. Lasserre avec un détachement d’insurgés occupa celle du pont de la Baïse, pendant que M. Pascau se plaçait, avec une autre bande, un peu au-dessus, à un gué de la rivière. L’officier qui commandait la troupe s’avança pour parlementer. Lasserre franchit la barricade et s’avança de son côté. L’officier déclara que son unique mission était la protection de l’ordre et la défense de la République. Lasserre répondit fièrement que l’on n’avait besoin de personne, à Mirande, pour protéger l’un et pour défendre l’autre[6]. L’officier qui ne pouvait, d’ailleurs, songer à enlever des barricades avec un demi-escadron de cavalerie, resta quelques instants en observation, battit en retraite et revint à Auch. Cet incident n’en contribua pas moins à augmenter la confiance des Mirandais. Une collision eut malheureusement lieu dans cette journée à peu de distance de la ville. Deux brigades de gendarmerie qui se rendaient à Mirande, sur l’ordre reçu la veille, étaient arrivées non loin de la ville, lorsqu’elles rencontrèrent une bande de paysans qui arrivaient au son du tocsin des communes de Pouy-le-Bon, Saint-Christau, etc. Un engagement eut lieu. Quelques gendarmes furent blessés, dont un assez grièvement ; les autres enveloppés par les paysans furent pris. Ceux-ci, glorieux et effarés de leur victoire, entrèrent à Mirande montés sur les chevaux des gendarmes et conduisant leurs prisonniers la corde au cou. A la tombée de la nuit, la malle-poste qui avait été arrêtée à Fleurance, le fut de nouveau par le poste mirandais du pont de la Baïse. Elle portait encore le sous-préfet de Bayonne. Ce fonctionnaire essaya de faire aux Mirandais les représentations qui avaient si bien réussi à Fleurance. Il n’eut pas le même succès. L’un des chefs lui imposa brusquement silence, et le conduisit près du sous-préfet provisoire, M. Boussès. Celui-ci prit connaissance des papiers du voyageur, et, quand il se fut assuré de sa qualité, lui déclara qu’il était prisonnier. Il eut, toutefois, la courtoisie de consentir à ce qu’il resta consigné dans un hôtel. La poudrière du département était depuis quelque temps dans un vieux château près de la ville. Un détachement alla s’en emparer. Les poudres furent transportées à la Mairie. Chaque insurgé voulait en avoir sa part, il y eut un peu de gaspillage. La fabrication des cartouches fut aussitôt organisée. Pendant cette journée du 4, soit spontanément, soit sur mot d’ordre, l’insurrection éclata dans la majeure partie des campagnes de l’arrondissement. A Masseube, chef-lieu de canton au sud de Mirande, MM. Breuil et Laporte soulevèrent la population, s’emparèrent de la Mairie et des gendarmes. Le tocsin amena le contingent de tous les villages du canton, et une forte bande s’y organisa pour marcher sur Auch. Toutes les communes des cantons de Mirande, Montesquiou, Miélan se levèrent en masse et se portèrent sur Mirande. A Marciac, chef-lieu d’un canton limitrophe des Hautes-Pyrénées, l’insurrection éclata dans l’après-midi de la même journée. Le conseiller général du canton, M. Nabos, décoré de juillet, homme de coeur et républicain éprouvé, retenu au lit par une grave maladie, n’en contribua pas moins au mouvement[7]. Le peuple armé se réunit sur la place. Un gendarme revenant de tournée fut entouré par la foule et sommé de rendre ses armes. Le gendarme répondit : — Si je rends mon sabre, je suis déshonoré ; vous ne l’aurez qu’avec ma vie ! Ce peuple, qu’on a représenté comme animé par de si viles passions, applaudit aux paroles de ce brave homme et le respecta[8]. Le lendemain, une nombreuse colonne se forma et partit pour Mirande, dirigée par l’ancien maire de Marciac, Soumabielle, et par M. Delsol, de Mirande[9]. Toute la journée du jeudi et la matinée du vendredi, des bandes de paysans armés ne cessèrent d’arriver à Mirande. Le nombre des insurgés, d’après les relations officielles, atteignit six mille hommes. Le caractère dominant de cette levée en masse de l’arrondissement de Mirande fut l’absence absolue de tout excès. Le coup de pistolet tiré sur le sous-préfet est un fait isolé. La petite ville de Mirande est demeurée trois jours au pouvoir de cette foule armée, et il ne s’est pas produit la moindre attaque contre les personnes ni contre les propriétés. La majeure partie de la bourgeoisie riche de Mirande, qui était très-hostile aux idées démocratiques, est restée livrée à la discrétion de ces Jacques si avides de pillage, de meurtre, de viol, au dire des apologistes du Coup d’État, et après le rétablissement de l’ordre, elle n’a pas trouvé de plaintes à formuler. Les autorités insurrectionnelles avaient pris des mesures vigoureuses pour obtenir le maintien d’un ordre relatif. Des réquisitions de vivres furent faites, et les distributions avaient lieu très-régulièrement de manière à éviter tout prétexte à désordre. Cependant, les chefs du mouvement sentaient que leur insurrection risquait fort de n’être qu’une vaine protestation s’ils se bornaient à se barricader dans leur petite ville. Le vendredi matin, 5 décembre, ils tinrent une espèce de conseil de guerre, et y délibérèrent une marche sur Auch. La nouvelle des événements de la veille leur avait enlevé toute illusion sur l’attitude de l’autorité. Il s’agissait donc d’une attaque de vive force. La tâche n’était pas facile. Les milliers de paysans accourus à Mirande étaient assez mal armés et tout à fait sans organisation. Il fallait donc leur donner des chefs, les organiser militairement, les armer d’une façon passable. Rien de tout cela n’était impossible. Mais il n’y avait parmi les chefs du mouvement aucun homme ayant les connaissances militaires, ni même l’instinct militaire qui souvent y supplée. Aucun de ces hommes, individuellement fort braves, ne se sentait capable de diriger ces milliers de paysans et de les conduire au combat. Ils voulurent cependant tenter quelque chose. B. Lasserre partit pour Auch avec six cents hommes assez bien armés. M. Boussès devait, selon les circonstances, suivre avec le gros de l’insurrection. Les insurgés de Masseube descendaient, à la même heure, la vallée du Gers, se dirigeant aussi vers le chef-lieu. Le préfet, averti de leur approche, avait fait prendre des mesures de défense vigoureuses. Le régiment était monté à cheval et occupait les principales avenues. Le succès de la veille au soir avait relevé le moral du parti réactionnaire. Au moment critique, il y avait eu cinquante gardes nationaux volontaires à la Mairie, ce jour-là il y en eut cinq cents. B. Lasserre arriva avec ses Mirandais jusqu’à Roches, à une lieue d’Auch. Prévenu par un ami des dispositions prises pour le recevoir, il battit en retraite et rentra à Mirande. Les insurgés de Masseube arrivaient sur le soir à Pavie, tout près d’Auch, et rebroussaient chemin pour les mêmes motifs. Le lendemain au soir, l’arrivée de Toulouse d’une colonne de chasseurs à pied et d’artilleurs avec deux pièces de canon, vint rassurer complètement l’autorité. Dans la journée du samedi, les nouvelles défavorables à l’insurrection qui arrivaient de tous côtés, et surtout le bruit, exact du reste, de la marche d’une colonne amenant de l’artillerie de Toulouse, et d’une autre arrivant de Pau par Tarbes pour prendre Mirande à revers, jetèrent le découragement dans cette ville. Le contingent de Marciac, fort de plus de huit cents hommes, repartit dans la journée. D’autres l’imitèrent. Un dernier conseil fut tenu pendant la nuit. Les propositions les plus diverses se firent jour. Les uns voulaient résister à outrance ; la plupart combattaient ce projet. Une lettre venue d’Auch avait informé les chefs de l’insurrection du désastre de la République à Paris. M. Boussés proposa aux plus compromis de quitter la ville en armes et de gagner ainsi la frontière d’Espagne. Après de longues discussions, on s’arrêta à une résolution qui ne manquait ni de caractère, ni de dignité. MM. Boussès, Pascau, Passama et B. Lasserre résolurent d’assumer sur leur tête toute la responsabilité de la résistance armée; de ne pas fuir ; de demander des juges, un tribunal régulier, pour répondre de leurs actes. Ils espéraient ainsi protéger la foule de ceux qui n’avaient agi qu’à leur instigation et à leur exemple. Ces trop confiants et trop honnêtes républicains avaient compté sans les commissions mixtes. A minuit, ils annoncèrent au peuple leur résolution. Ils firent démolir les barricades et mettre en liberté toutes les personnes incarcérées. Le lendemain, ils allèrent se constituer prisonniers[10]. Ce même jour une colonne d’infanterie, artillerie et cavalerie, fit son entrée dans Mirande, réinstalla les autorités et opéra bon nombre d’arrestations. Beaucoup de citoyens prirent la fuite ; quelques-uns rôdèrent encore, les armes à la main, autour de la ville. Des coups de feu furent tirés souvent sur les patrouilles pendant les premières nuits ; mais les colonnes mobiles en désarmant le pays et en opérant des milliers d’arrestations, ne tardèrent pas à rétablir l’ordre matériel. L’arrondissement de Condom avait eu aussi son insurrection que nous allons raconter rapidement. La nouvelle des événements de Paris y avait excité une fermentation qui se traduisit pendant deux jours, le mercredi et le jeudi, par des promenades tumultueuses, des chants révolutionnaires. La Sous-Préfecture n’avait pas, en ce moment, de titulaire, et l’intérim en était fait par M. de Campaigno. Le maire avait convoqué le Conseil municipal qui se déclara en permanence. La majorité de ce Conseil tenait pour le parti de l’ordre. On convoqua, à la Mairie, les gardes nationaux de cette opinion. Il en vint une vingtaine. Pendant ce temps, les démocrates prenaient la résolution de s’emparer de l’autorité. Une colonne de cinq à six cents hommes armés se forma, sous la direction de MM. Lamarque et Daulhième, avocats, Delair, professeur, etc. Ces messieurs firent sommer le Conseil municipal de céder la place, garantissant, du reste, le respect des personnes et des propriétés. Le Conseil se retira. A neuf heures et demie, les républicains débouchèrent en bon ordre sur la place de la Mairie, et s’emparèrent de l’Hôtel-de-Ville. Un procès-verbal constatant, en vertu de l’article 68 de la Constitution, la déchéance des autorités, fut rédigé et signé de vingt-cinq noms. Un citoyen fut délégué pour prendre possession de la Sous-Préfecture, ce qu’il fit sans résistance. Pendant la nuit, des groupes armés se présentèrent au domicile du procureur de la République et de son substitut, avec mission de les arrêter. Ces deux magistrats, prévenus à temps, s’étaient mis en lieu de sûreté. La journée du lendemain se passa sans désordre. Aucun excès ne fut commis. Sur le soir, les insurgés, apprenant les événements de Paris ultérieurs au 2 décembre ainsi que ceux de la veille à Auch, résolurent de cesser leur essai de résistance. Un nouveau procès-verbal constatant le fait fut rédigé, et tout rentra dans le calme. Le département avait été mis en état de siége par décret du 8 décembre. Peu après, le général Dupleix était mis en disponibilité et remplacé par le général de Géraudon. Un arrêté ordonna le désarmement général du pays : un très-grand nombre de mandats d’arrêt furent lancés contre les citoyens soupçonnés de participation aux troubles. Des colonnes mobiles parcoururent tous les points qui avaient pris part à l’insurrection. Comme partout des ordres impitoyables étaient donnés aux chefs de colonne mobile. A Marciac, l’ancien maire Soumabielle, essayant de fuir par le toit de sa maison, fut abattu d’un coup de fusil. Il survécut à sa blessure et fut déporté[11]. L’arrêté sur les recéleurs, publié comme dans les autres départements en état de siége, produisit peu d’effet, si nous en croyons l’article suivant du Mémorial des Pyrénées, que nous reproduisons textuellement, et que nous recommandons aux réflexions de nos lecteurs. « Les principaux chefs de l’insurrection sont en fuite ; mais on les arrêtera tôt ou tard. Une chose digne de remarque, c’est qu’on n’a pas entendu dire que, malgré l’intimidation qu’exerce sur la population la présence de la force armée, aucun des fuyards ait été livré. Cette circonstance dénote un fond de perversité chez les habitants des campagnes. On ne peut insinuer qu’il y ait là lien de parti, ardeur politique, c’est plutôt le fanatisme du pillage et de la rapine qui domine tous ces coeurs abrutis[12]. La religion seule qui exerce un empire souverain sur les moeurs, pourra relever l’humanité de cet état de dégradation mais que de temps ne lui faudra-t-il pas encore ![13] Signé, pour copie : Patrick O’Quin. »
L’ordre se rétablit promptement dans le département du Gers. Le vote du 20 décembre s’opéra dans le calme, et le résultat en fut on ne peut plus favorable aux décrets présidentiels. Les chiffres furent environ soixante mille oui contre six mille non. Il faut dire aussi que le nombre des citoyens arrêtés dépassa deux mille, selon les plus faibles estimations. Le chiffre des républicains déportés, exilés ou internés fut énorme. On ne peut le préciser, les commissions mixtes ayant rendu leurs décisions sans publicité, dans l’ombre. Ce que nous pouvons affirmer, c’est que certaines communes furent comme dépeuplées, et que la persécution frappa indistinctement bourgeois et ouvriers, citadins et paysans. [1] Opinion du Gers du 22 décembre. [2] Mémorial des Pyrènées du 10 décembre ; Opinion du Gers du 22. [3] L’exactitude de ces détails, sur le début de l’insurrection mirandaise, nous a été confirmée par M. Boussès. [4] M. Cantaloup vétérinaire, a été condamné à mort, contumace, par le Conseil de guerre de Bayonne comme auteur de cette tentative de meurtre. (Voir à ce sujet la note D l’appendice.) [5] Ce faux bruit s’est si bien répandu que beaucoup de gens le racontent encore ainsi dans le pays, et de très-bonne foi. [6] Ce sont, du moins, les paroles que lui attribue le Mémorial des Pyrénées. Ce journal place la scène dans l’après-midi du 5. Nous sommes certain que c’était bien le 4. [7] M. Nabos est mort à l’hôpital avant l’embarquement des déportés. [8] Ce fait est rapporté dans l’Almanach de la Gendarmerie pour 1853. [9] M. Delsol est mort en exil. [10] Voir les récits donnés par l’Opinion du Gers et le Mémorial des Pyrénées. [11] Mémorial des Pyrénées du 21 décembre 1851. [12] Le souligné est de nous. [13] Mémorial des Pyrénées du 21 décembre 1851.
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