La province en décembre 1851
La province en décembre 1851 Étude historique du coup d’Etat
par Eugène Ténot Chapitre premier
Départements du Centre et de l’Est
Loiret — Allier — Saône-et-Loire — Jura — Ain seconde partie
Mouvements dans l’Allier. — Affaire d’Yseult, près de Moulins. — Le bourg du Donjon. — M. Dollivier. — Prise d’armes. — Marche des insurgés sur La Palisse. — Première rencontre. — Arrestation et évasion du sous-préfet. — Combat. — Mesures de répression. —Arrêté remarquable. — Agitation de Saône-et-Loire. — Insurrection le Saint-Sorlin et Cluny. — Marche sur Mâcon. — Rencontre. —Troubles du Jura. — Collision près de Lons-le-Saulnier. — Insurrection de Poligny. — Arrestation des autorités. — Caractère de ce mouvement. — Lettre du curé de Poligny. — Troubles de l’Ain. —Les réfugiés français à Genève. — Débarquement à Anglefort. — Le douanier Guichard. — Charlet et ses compagnons. De tous les départements du Centre, aucun n’avait inspiré à l’autorité des craintes plus sérieuses que celui de l’Allier. La propagande démocratique y avait obtenu un succès immense, que divers incidents significatifs avaient pleinement révélé. La résistance ne pouvait manquer de s’y essayer. Un coup de main, habilement exécuté, paralysa, dès l’origine, toutes les tentatives d’insurrection.
Dans la nuit du 3 au 4, l’autorité fut prévenue que les hommes les plus influents et les plus déterminés du parti démocratique se réunissaient à Iseult, près de Moulins, pour y concentrer les forces dont ils pouvaient disposer et partir de là pour enlever par surprise la Préfecture. Le rassemblement, à peine formé, fut cerné par deux escadrons de chasseurs à cheval ; assailli à l’improviste, il laissa la plupart de ses membres entre les mains de la troupe.
Cette arrestation collective désorganisa la résistance, et la tranquillité n’aurait été troublée en aucune façon, sans une insurrection locale, à laquelle l’énergie de ses chefs fut sur le point de donner des proportions sérieuses.
Le bourg du Donjon, chef-lieu d’un canton de l’arrondissement de La Palisse, était un petit mais ardent foyer d’idées démocratiques. Une bonne partie de la bourgeoisie y professait les opinions républicaines, avec la ferme résolution de ne reculer devant rien pour les défendre.
Les réactionnaires n’étaient pas moins ardents de leur côté. Aussi les haines politiques étaient-elles violentes dans ce petit endroit. Elles s’y envenimaient, sans nul doute, de ressentiments privés.
Le maire, M. de Laboutresse, et le juge de paix, M. Dollivier, étaient les deux chefs du parti conservateur. M. Dollivier, surtout, ne le cédait en ardeur et en énergie à aucun de ses adversaires. Prévoyant dès longtemps l’éventualité d’une lutte, il avait essayé d’y préparer les hommes de son opinion. Quelques jours avant le 2 décembre, il avait fait enlever de la Mairie les meilleurs fusils de la garde nationale et les avait fait transporter dans la maison de M. de Laboutresse.
Le sous-préfet de La Palisse, averti, avait envoyé deux cents cartouches. Armes et munitions étaient donc prêtes, et tous les citoyens du « parti de l’ordre » avaient promis de se réunir, au premier symptôme de trouble, chez M. de Laboutresse, bien résolus à combattre.
A la nouvelle du Coup d’Etat, les démocrates n’hésitèrent pas un instant. Dès le 3, sans attendre la suite des événements, sans s’inquiéter de l’attitude du reste du département, ils résolurent de s’armer sur-le-champ.
Un rassemblement nombreux se forma devant la maison de M. de Laboutresse. Le notaire Terrier et son frère, le médecin Giraud de Nolhac, les frères Prévereaud, se montraient parmi les plus animés. Le maire sortit, et une vive discussion s’engagea. Pendant ce temps, le juge de paix, M. Dollivier, après avoir prévenu quelques-uns de ses amis, accourut, un fusil à la main :
— Que voulez-vous ? dit-il à Terrier ; vous ne voulez pas, je pense, vous mettre en rébellion ?
Terrier répliqua énergiquement que le Président de la République ayant violé la Constitution, il était par ce seul fait déchu de ses fonctions. Vous-même, ajoute-t-il, vous n’êtes plus le juge de paix du Donjon !
La foule s’exalta à ces paroles. Des cris de : A bas le juge de paix ! à l’eau le juge de paix ! retentirent avec violence.
Le docteur de Nolhac désarma M. Dollivier, et, en quelques instants, le juge de paix, le maire, MM. Nichault, Robert, et plusieurs autres personnes furent arrêtés et conduits en prison[1].
Les démocrates du Donjon ne crurent pas avoir assez fait en s’emparant de l’autorité chez eux, ils résolurent de marcher sur La Palisse et d’occuper la Sous-Préfecture.
Une centaine d’hommes s’offrirent pour faire cette expédition. Une trentaine s’armèrent des fusils de munition pris chez le maire, les autres d’armes de chasse.
Bien que La Palisse n’eût pas de garnison, l’entreprise était passablement audacieuse. Le parti réactionnaire avait la très-grande majorité dans cette ville, et la garde nationale réunie à la gendarmerie était bien trois ou quatre fois plus nombreuse que les républicains du Donjon. Le sous-préfet, enfin, M. de Rochefort, passait pour un homme très-courageux et très-décidé à résister.
La petite bande partit à deux heures après-minuit. Les citoyens du « parti de l’ordre » qui avaient été emprisonnés furent avertis qu’on allait les transférer à la Maison d’arrêt de La Palisse ; on les attacha, on les fit monter en voiture, et ils suivirent la troupe sous l’escorte de quelques hommes armés.
A sept heures du matin, les insurgés firent halte à quelque distance de La Palisse : ils se formèrent en quatre sections, les mieux armés en tête. Un drapeau rouge flottait au centre de la petite colonne qui se dirigea rapidement vers la ville.
Le sous-préfet, subitement prévenu de leur approche, avait à peine eu le temps de réunir une soixantaine de gardes nationaux. Ceint de son écharpe, il marchait à leur tête, et, à l’entrée du faubourg, il se trouva en face des démocrates du Donjon.
Le dialogue suivant s’engagea :
— Qui vive ? cria le sous-préfet.
— Républicains, démocrates-socialistes, répondit une voix.
— D’où venez-vous ?
— Nous venons du Donjon.
— Eh bien ! je vous somme de vous retirer.
L’épicier Raquin qui commandait le premier peloton des insurgés, se retourne vers ses hommes et s’écrie en brandissant son sabre :
— En avant ! à la baïonnette !
Les insurges s’ébranlent au pas de course.
Les gardes nationaux tournent le dos et prennent la fuite. M. de Rochefort est obligé de se retirer vers la Sous-Préfecture. Il s’y dirige rapidement, serré de prés par les insurgés. A peine a-t-il le temps de rentrer dans son cabinet et de brûler quelques papiers, que les insurgés enfonçant portes et fenêtres, entrent dans la Sous-Préfecture et se saisissent de sa personne.
Les divers groupes s’étant successivement ralliés, mettent le sous-préfet au milieu d’eux et se dirigent vers la Mairie. M. de Rochefort n’avait nullement perdu sa présence d’esprit : il cherchait une occasion d’échapper à ses gardiens. Elle ne tarda pas à se présenter.
On venait d’arriver devant l’église. Les insurgés voulaient sonner le tocsin. Le curé refusait de donner les clés du clocher ; on s’attroupait autour de lui et l’attention des gardiens du sous-préfet se détournait de leur prisonnier. Celui-ci en profite : il se dégage brusquement, se jette dans une rue latérale, court aux écuries de la Sous-Préfecture, selle et bride un cheval, saute dessus, sort, essuie quelques coups de fusil et s’élance à fond de train sur la route de Moulins[2].
Cependant, la population de La Palisse commençait à revenir de la stupéfaction où l’avait plongée l’audacieuse irruption des Donjonnais. Le lieutenant de gendarmerie Combal était monté à cheval avec ses gendarmes. Cet officier reproche aux gardes nationaux leur peu de courage ; il leur fait honte de la façon dont ils ont fui et les engage à marcher a la délivrance du sous-préfet qu’il croit encore prisonnier. Le rappel est battu, et une cinquantaine de gardes nationaux répondant à l’appel, se forment en colonne, la gendarmerie en tête.
Les républicains avertis prenaient leurs dispositions de combat. Ils se groupaient sur les marches de la Mairie et de l’église.
La petite colonne commandée par le lieutenant Combal déboucha bientôt sur la place. Les gendarmes étaient à cheval. Le lieutenant commande la charge, fait feu de ses pistolets et s’élance le sabre à la main.
Les Donjonnais ripostent par une fusillade terrible. Le lieutenant est blessé, son cheval blessé l’emporte, le maréchal des logis Lemaire tombe mortellement frappé de deux balles, le gendarme Jaillard est criblé de blessures, il reçoit neuf balles et son cheval trente, deux autres gendarmes et trois gardes nationaux sont moins gravement atteints. Les gardes nationaux épouvantés s’enfuient sans essayer de riposter[3].
Les insurgés, maîtres du terrain, tentèrent de se recruter à La Palisse. Ils n’y réussirent que fort peu. Nous l’avons déjà dit, le parti réactionnaire était en grande majorité à La Palisse.
Sur ces entrefaites, on apprit l’approche d’une colonne de troupes arrivant de Moulins, guidée par le sous-préfet. Ce fonctionnaire avait, en effet, rencontré un escadron de chasseurs à cheval envoyé en observation par les soins du préfet de l’Allier, M. de Charnailles. Il n’avait pas hésité à engager le chef d’escadron à se porter sur La Palisse.
Les Donjonnais isolés au milieu d’une population hostile, ne crurent pas pouvoir résister. Ils revinrent au Donjon dans la soirée. MM. Dollivier et de Laboutresse qui avaient été mis en liberté à La Palisse furent incarcérés de nouveau.
Dans la nuit du 4 au 5, les insurgés se portèrent sur Jalligny, chef-lieu de canton, plus rapproché de Moulins. Le tocsin sonna dans tous les environs. Mais, dès le lendemain, quelques mouvements de troupes habilement dirigés, déconcertèrent l’insurrection et mirent fin à la résistance. Le Donjon fut occupé par une colonne mobile, le 5 au soir. On procéda au désarmement de tout le pays insurgé et à l’arrestation des citoyens compromis dans la prise d’armes.
Le département avait été mis en état de siège dès le 4, par décret provisoire de M. de Charnailles, préfet. Ce décret fut confirmé par un décret présidentiel. Le général Aynard reçut le commandement de l’état de siége.
Le 18 décembre, ce général prenait un arrêté remarquable que nous empruntons au Moniteur.
« Le général de brigade commandant l’état de siége de l’Allier,
Considérant que les nommés Giraud de Nolhac (Jean) ; Terrier (Claude-Marie-Adolphe) ; Préveraud (Bernard-Honoré) ; Pélassy (Jean-Claude-François) ; Fagot (Benoît), propriétaire ; Gallay (Georges), id. ; Préveraud (Léon), id. ; Préveraud (Jules), id. ; Préveraud (Ernest) ; Terrier (Félix) ; Bonnet (Philibert), ex-agent-voyer ; Bourrachot (François-Marie) ; Raquin (gendre Buisson) ; Treille (Louis), cordonnier ; Blettery (Pierre), boucher, tous demeurant dans le canton du Donjon ; Chernet, médecin à Jalligny ; Meusnier (Alfred), ex-pharmacien à Cheveroches ; Billart (Gilbert), cultivateur, à Saint-Léon ; Auboyer (Antony), propriétaire au Breuil, ont pris la part la plus active à l’insurrection qui a éclaté dans le département de l’Allier, les 3 et 4décembre 1851 ;
Qu’ils ont dirigé, comme chefs, les pillards du Donjon et les assassins de La Palisse.
Que l’instruction ne laisse aucun doute à cet égard ;
Arrête :
Art. 1er. — Les biens de tous les inculpés, ci-dessus mentionnés, sont mis sous séquestre.
Art. 2. — Le directeur des Domaines pour le département de l’Allier, est chargé de l’exécution du présent arrêté.
Moulins, le 18 décembre 1851.
GENERAL AYNARD »
Nous croyons que cet arrêté rétablissant en fait la confiscation est le premier de ce genre rendu en France depuis 1815.
Quelques lecteurs auront, sans doute, été surpris des expressions de pillards et assassins qualifiant dans ce document les républicains du Donjon. Il nous a été impossible de découvrir à quel fait la première expression se rapporte, à moins que ce ne soit aux fusils pris chez M. de Laboutresse. C’est, en effet, le seul pillage dont nous ayons trouvé trace dans le procès des insurgés du Donjon, devant le Conseil de guerre de Moulins. Quant à la qualification d’assassins, le Conseil de guerre de Moulins considéra comme assassinat le combat entre les partisans du Coup d’Etat et les républicains, bien qu’à la même époque, d’autres conseils de guerre aient bien voulu considérer des faits analogues comme faits de guerre civile.
Ajoutons, pour terminer cet épisode du Donjon, que les débats du procès démentent de la façon la plus formelle deux accusations infamantes dirigées dans les journaux de l’époque contre les insurgés.
Des cruautés odieuses auraient été exercées sur MM. de Laboutresse et Dollivier. Ce dernier, accablé de fatigue, aurait voulu s’appuyer sur le chambranle d’une porte, et l’un des insurgés lui aurait écrasé les doigts de la main d’un coup de crosse de fusil[4].
Ce fait est complètement faux. Nous avons sous les yeux la déposition de M. Dollivier. Il se plaint d’avoir été traité avec peu d’égards : il reproche à un accusé présent d’avoir été peu convenable avec lui, mais il ne fait pas la moindre allusion à ce coup de crosse qui lui aurait écrasé les doigts. Il n’est pas admissible que M. Dollivier eût tu un semblable trait de barbarie, s’il avait réellement eu lieu.
L’autre accusation, beaucoup plus grave, était dirigée contre M. Terrier.
Au moment où le maréchal-des-logis Lemaire tomba sous le feu des insurgés, le notaire Terrier se serait approché et lui aurait froidement fracassé le crâne à coups de crosse de fusil. Cet acte de férocité inouïe est une pure invention et une atroce calomnie. La preuve évidente ressort d’une pièce du procès. Le rapport médical, émanant d’un médecin qui se trouvait dans les rangs de la garde nationale, décrit très-minutieusement les blessures du maréchal-des-logis : il constate que Lemaire fut frappé de deux balles à la poitrine ; mais il ne mentionne pas même une contusion à la tête. Le fait, du reste, n’avait été avancé par aucun des témoins entendus dans le procès.
Le beau et riche département de Saône-et-Loire s’était signalé, en 1848, par ses votes nommant uniformément des représentants de l’opinion démocratique avancée. La résistance aux décrets du 2 décembre n’y fut cependant pas aussi vive que l’autorité n’avait lieu de le craindre et que les républicains n’étaient en droit de l’espérer. Un mouvement insurrectionnel sérieux eût été d’une gravité extrême dans ce département, qui coupe entièrement les communications directes entre Paris et Lyon et qui aurait relié les populations ardentes de l’Allier, de la Nièvre d’une part ; du Jura et de l’Ain d’une autre.
Les tentatives de résistance qui s’y produisirent furent isolées les unes des autres, peu énergiques et sans consistance.
A Châlon-sur-Saône quelques conseillers municipaux et plusieurs des hommes influents du parti démocratique se réunirent pour rédiger une protestation. Ils furent arrêtés sans que la population paraisse s’être fort émue.
Une trentaine d’hommes armés partirent du village de Fontaines, se portèrent sur Chagny et voulurent s’emparer de la Mairie. Le maire, M. de Coqueugnot, se défendit à la tête de quelques gardes nationaux. L’un d’eux fut blessé dans la lutte. L’arrivée d’un détachement de dragons, accourus de Châlon-sur-Saône, rétablit la tranquillité. A Tournus, un rassemblement occupa la Mairie, y passa la nuit, mais se dispersa à l’arrivée d’un détachement de troupes. A Louhans, le mouvement, d’abord menaçant, se calma promptement et sans grandes difficultés.
Il n’y eut qu’une seule insurrection réellement sérieuse.
Un démocrate influent dans le pays, M. Dismier, croyant pouvoir compter sur le concours de ses amis politiques de Mâcon, souleva Saint-Gengoux, Saint-Sorlin et les communes voisines. Il réunit une bande de cinq à six cents hommes armés, entra sans résistance à Cluny et s’achemina vers le chef lieu du département.
L’autorité, avertie de l’approche de la colonne républicaine, envoya à sa rencontre un fort détachement d’infanterie et vingt gendarmes à cheval, ayant en tête le substitut du procureur de la République, Martin, et le commissaire de police, Pemmejean. Les insurgés furent rencontrés à quelque distance de la ville. Une fusillade vigoureuse ne tarda pas à s’engager, et le rassemblement, chargé à fond par les gendarmes, fut repoussé après avoir perdu quelques hommes tués ou blessés. La population de Mâcon n’avait pas bougé pendant cet engagement.
C’est le rassemblement d’insurgés dont nous venons de parler qui aurait, au dire des journaux napoléoniens de l’époque, extorqué deux mille francs à M. de Lacretelle et menacé le château de M. de Lamartine, lequel aurait fait demander du secours aux autorités. MM. de Lacretelle et de Lamartine ont démenti publiquement ces allégations. Le département du Jura vit éclater un mouvement insurrectionnel auquel les mêmes journaux ont donné une importance et un retentissement inexplicables.
La ville de Poligny, chef lieu d’arrondissement, était complètement dominée par l’opinion démocratique. La nouvelle du Coup d’Etat y produisit une émotion considérable. Les hommes les plus influents du parti y décidèrent une protestation armée. Il ne paraît pas qu’ils aient attendu aucune impulsion extérieure. Dans la nuit du 3 au 4, le tocsin sonna, le tambour battit le rappel, des bandes de paysans accoururent en armes des communes voisines et se joignirent aux républicains de la ville. La gendarmerie fut désarmée et les autorités arrêtées. M. Chevassu, sous-préfet, M. Gagneur, receveur, et son fils, M. Outhier, maire, et M. Maugnin, officier en congé, furent ainsi emprisonnés dans la matinée.
Les républicains improvisèrent une administration.
M. Bergère, pharmacien, prit le titre de sous-préfet provisoire ; M. Lamy, avocat, celui de maire provisoire, et M. Dorrival, celui de commandant de la garde républicaine.
Les chefs du mouvement firent des proclamations, des appels aux armes, interceptèrent les dépêches, mais ne prirent aucune mesure qui pût donner un but sérieux à cette prise d’armes. Ils parvinrent toutefois à maintenir dans la ville un ordre relatif très-satisfaisant eu égard aux circonstances.
Dans la même matinée, quelques rassemblements formés dans les communes de Bray, Sellières, Monay, Plainoiseau, marchèrent sur Lons-le-Saulnier, chef-lieu du département. Le préfet, M. de Chambrun, joignit cette colonne et la dispersa sans peine à la tête d’une compagnie de ligne et de quelques gendarmes à cheval. M. Barbier, gérant du journal la Tribune, fut au nombre des prisonniers[5].
La nouvelle de cette échauffourée mit le découragement parmi les insurgés de Poligny. Le lendemain, 5 décembre, M. de Chambrun marcha sur cette ville avec une faible colonne. Les chefs de l’insurrection ne crurent pas devoir attendre l’attaque et gagnèrent la frontière suisse. La résistance de Poligny fut ainsi réprimée, sans coup férir, dès le 5 au soir. Une tournée du préfet, suivi de quelques troupes, à Arbois et dans diverses localités voisines, assura le maintien de la tranquillité.
Tel fut ce mouvement auquel la fantaisie des journalistes napoléoniens fit une sinistre renommée. Poligny où, grâce à Dieu, nul ne fut même égratigné, alla de pair avec la sanglante Clamecy. On raconta surtout d’effroyables orgies auxquelles se seraient livrés les socialistes victorieux. C’est principalement au presbytère que ces barbares auraient commis d’affreux excès.
La lettre suivante, adressée par le curé de Poligny au rédacteur en chef de l’Union franc-comtoise, fait justice de ces exagérations :
« Poligny, le 11 décembre 1851.
Monsieur le rédacteur,
Dans le numéro de votre journal du 9 de ce mois, vous publiez un extrait de la Sentinelle du Jura, dans lequel on fait mention d’orgies bachiques commises à la cure de Poligny par les insurgés dans la matinée du 4.
Pour ne pas aggraver, contre les règles de la justice, la position des inculpés, et dans l’intérêt de la vérité, je proteste contre l’inexactitude de l’article précité en ce qui concerne les insurgés à la cure.
A la vérité, quelques-uns d’entre eux m’ont prié, dans la matinée du 4, de leur donner quelques litres de vin, mais ils l’ont fait d’une manière honnête, et ils n’en ont pas bu une goutte à la cure.
Je dois ajouter qu’au milieu des désordres affligeants dont notre ville a été le théâtre, ni leurs auteurs, ni leurs complices n’ont fait la moindre manifestation ni la moindre insulte contre la cure ni contre aucun des membres du clergé de cette ville.
Je vous prie d’insérer ma réclamation dans votre plus prochain numéro.
J’ai l’honneur, etc..
Cretennet, curé. »
Ajoutons à l’appui de cette lettre ce fait, qu’aucun des citoyens qui avaient pris part à la résistance n’a été jugé en Conseil de guerre à la suite de l’insurrection de Poligny : preuve évidente qu’aucun crime ou délit de droit commun n’y avait été commis pendant l’insurrection. Un décret présidentiel avait, en effet, déféré à la juridiction des Conseils de guerre tous les crimes ou délits communs commis en connexité avec l’insurrection.
Le premier récit de la Sentinelle du Jura déclarait, conformément à ce que nous avons dit, qu’un certain ordre régna dans Poligny pendant l’insurrection. Ce n’est que plus tard que le journal crut devoir se mettre au niveau des exagérations et des calomnies du moment.
Le département de l’Ain, par lequel nous terminerons ce chapitre, fut le théâtre de quelques mouvements insurrectionnels sans importance et d’une tentative d’entrée sur le territoire français de réfugiés politiques, tentative qui se termina d’une façon tragique.
Une bande, formée à Bagé-le-Châtel, marcha vers Mâcon, mais apprenant en chemin la défaite des insurgés de Saône-et-Loire, elle se dispersa sans avoir rien tenté.
Une autre bande s’empara du bourg de Saint-André-de-Cocey. Au moment où elle se présenta, les trois gendarmes présents montèrent à cheval, et avec une audace extraordinaire, s’élancèrent le sabre à la main sur les insurgés. Une seule décharge les mit tous trois hors de combat. Ils ont survécu à leurs blessures.
Le bourg de Villars, près de Lyon, se mit aussi en insurrection. Un détachement de troupes y rétablit l’ordre.
Remarquons, en passant, que la grande ville de Lyon conserva, malgré les opinions bien connues de sa population, une tranquillité matérielle absolue. Les formidables dispositions militaires prises par le général Castellane, prévinrent toute tentative de résistance et permirent même de détacher des troupes contre les graves insurrections du Midi.
Le général de Castellane Genève renfermait en 1851 un certain nombre de Français réfugiés politiques. Plusieurs d’entre eux résolurent d’entrer dans le département de l’Ain pour y soulever la population. Vingt-deux quittèrent Genève et arrivèrent à Seyssel (Savoie), espérant trouver là une embarcation pour traverser le Rhône. Un patron de bateau qui leur avait loué le sien, fut arrêté par la gendarmerie à Seyssel (France). D’autre part, les autorités sardes prirent des mesures pour s’opposer à toute tentative de violation de la frontière. Ces contre-temps réunis découragèrent les réfugiés qui retournèrent presque tous à Genève. Quatre d’entre eux seulement persistèrent dans leur projet.
Ils se nommaient Pothier, Perrin, Charlet et Champin. Les deux premiers étaient des sous-officiers du 13e de ligne poursuivis pour société secrète ; Charlet avait été condamné à deux ans de prison, pour participation aux journées de juin 1848 ; Champin était également condamné pour les troubles de Vienne (Isère) en 1849. Pothier, Perrin et Charlet étaient des jeunes gens de moins de trente ans.
Ils quittèrent Seyssel vers les cinq heures du soir, descendirent le Rhône jusqu’en face du village d’Anglefort et traversèrent ce fleuve dans une nacelle. Ils abordèrent près de l’église. Deux d’entre eux étaient sans armes, un autre avait un pistolet, et Charlet, qui était ébéniste, portait sur lui une lime aiguisée, dite affûteur, qui sert dans son état.
Le brigadier des douanes de Seyssel, prévenu par les autorités sardes, avait envoyé en embuscade les douaniers Rodari et Guichard, en les avertissant qu’il s’agissait d’arrêter des réfugiés. A deux kilomètres du fleuve, les douaniers aperçoivent cinq à six individus, ont-ils déclaré, qui venaient vers eux. Ils leur demandent où ils vont. Ceux-ci répondent que, n’étant pas contrebandiers, ils ne sont pas obligés de leur répondre. Cependant deux d’entre eux se laissent fouiller, et tous enfin consentent ou font semblant de consentir à suivre les douaniers chez leur brigadier. Au bout de cent pas environ, ils arrivent à l’embranchement du chemin de Culoz, ils essayent de s’enfuir par cette direction. Le douanier Guichard s’en aperçoit ; il leur barre vivement le passage, croise la baïonnette et leur enjoint de le suivre. Les réfugiés se jettent sur lui et sur son compagnon. Guichard assailli le premier, se défend à coups de baïonnette, mais il est bientôt désarmé, reçoit plusieurs coups de lime et des coups de crosse de sa propre carabine. Rodari, qui courait au secours de son compagnon, a le bras cassé d’un coup de pistolet. Charlet avait été légèrement blessé dans la lutte. Il s’éloigna avec ses compagnons dans la direction de Culoz.
Le douanier Guichard était mortellement atteint. Il eut cependant la force de se relever et d’arriver jusqu’au village. L’autorité, avertie, fit poursuivre les réfugiés par les douaniers et les gendarmes. Charlet, Pothier et Champin furent arrêtés le lendemain. Perrin s’était noyé en traversant le Rhône à la nage.
Guichard mourut de ses blessures après quelques jours de souffrances. Il a cependant pu déposer, dans l’instruction, et c’est son récit que nous avons suivi. Il crut reconnaître Charlet pour l’homme qui l’avait frappé à coups de lime. Les réfugiés prétendirent que c’était un cinquième compagnon qui aurait échappé aux poursuites. Bien que cette allégation concordât avec les dépositions des deux douaniers, qui avaient vu cinq à six personnes, disaient-ils, elle nous parait douteuse, puisque les réfugiés ne purent donner ni le nom, ni aucun détail sur celui qui aurait été ainsi le principal acteur dans la lutte.
Charlet, Pothier et Champin, condamnés aux travaux forcés à perpétuité par le Conseil de guerre de Lyon, comme coupables d’assassinat sur la personne du douanier Guichard, virent ce premier jugement cassé et furent renvoyés devant un deuxième Conseil, qui les condamna tous trois à la peine de mort. Pothier et Champin obtinrent une commutation de peine. Charlet, plusieurs mois après sa condamnation, fut guillotiné à Belley. Ce malheureux jeune homme montra sur l’échafaud une fermeté et un courage extraordinaires. Son dernier cri fut « vive la République ! »
Nous avons raconté cette affaire avec quelques détails, parce qu’elle a eu un certain retentissement à l’étranger. Un célèbre écrivain exilé a raconté la mort de Charlet avec de graves inexactitudes. Charlet, dont il fait un paysan du Bugey, était né à Londres, de parents Français, et, avant le 2 décembre, n’avait jamais mis le pied dans le département de l’Ain. Le douanier n’avait pas succombé aux suites d’un coup de feu, mais bien aux blessures faites par la lime[6].
Les détails si poignants de l’exécution qui sont retracés dans le livre du grand poète ne sont pas non plus d’une parfaite exactitude.
Nous avons rétabli la vérité.
D’ailleurs, cette vérité, dans sa simplicité, n’enlève rien à l’intérêt de ce drame. La mémoire de Charlet, guillotiné pour avoir défendu la République, n’en sera pas moins pieusement conservée parmi celles qui doivent demeurer chères et sacrées à la démocratie française.
[1] Voir la déposition de M. Dollivier au procès des insurgés du Donjon devant le Conseil de guerre de Moulins (Gazette des Tribunaux du mois l’avril 1852). — Les paroles attribuées dans notre récit à MM. Terrier et Dollivier sont textuellement extraites de la déposition de ce dernier.
[2] Voir la très-curieuse déposition de M. de Rochefort au procès des insurgés du Donjon (Gazette des Tribunaux, et mieux le Droit du mois d’avril 1852).
[3] Voir la déposition du lieutenant Combal au procès des insurgés du Donjon (Gazette des Tribunaux du mois d’avril 1852).
[4] Messager de l’Allier du 8 décembre 1851, reproduit par une foule de journaux.
[5] Voir pour ces faits, la Sentinelle du Jura et le Moniteur du mois de décembre 1851.
[6] Voir le premier procès de Charlet, Pothier, Champin, dans la Gazette des Tribunaux des 29 et 30 janvier 1852.
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