La province en décembre 1851
La province en décembre 1851 Étude historique du coup d’Etat
par Eugène Ténot AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION
Les pages que j’ai placées en tête de mon récit du Coup d’Etat à Paris rendent superflue la reproduction de la préface de la première édition de ce volume. La Province en décembre 1851, bien que publiée antérieurement, n’est en bonne logique que la suite et le complément de Paris en décembre 1851.
Les lecteurs savent que j’ai eu pour but principal, en racontant ces épisodes de la résistance que le Coup d’État rencontra dans les départements, de réfuter les calomnies répandues contre les républicains de la Province vaincus et proscrits. Pour montrer jusqu’à quel degré de violence la réaction victorieuse avait poussé l’outrage, il me suffira de reproduire ce qu’écrivait, en 1853, l’un des plus modérés parmi les amis du régime actuel, M. de la Guéronnière, aujourd’hui sénateur :
« Aux nouvelles arrivées des départements, un mouvement unanime de douleur et d’indignation avait éclaté dans Paris. La Jacquerie venait de lever son drapeau. Des bandes d’assassins parcouraient les campagnes, marchaient sur les villes, envahissaient les maisons particulières, pillaient, brûlaient, tuaient, laissant partout l’horreur de crimes abominables qui nous reportaient aux plus mauvais jours de la barbarie. Ce n’était plus du fanatisme, comme il s’en trouve malheureusement dans les luttes de parti : c’était du cannibalisme tel que les imaginations les plus hardies auraient pu à peine le supposer. » (Biographies politiques, Napoléon III, pages 176-177.)
La réfutation ressortira du simple exposé des faits.
Les modifications que j’apporte au texte de ma première édition sont toutes de pure forme. Je rectifie quelques inexactitudes qui s’étaient glissées dans mon récit ; mais je n’altère en rien le caractère de scrupuleuse impartialité que j’avais donné à ma narration primitive.
Je supprime quelques indications sur la situation respective des partis au 2 décembre par lesquelles s’ouvrait mon récit : les considérations plus développées qui se trouvent dans le premier chapitre de Paris en décembre 1851 les ont rendues inutiles.
EUGENE TÉNOT.
Chapitre premier
Départements du Centre et de l’Est
Loiret — Allier — Saône-et-Loire — Jura — Ain
première partie
Caractère général des mouvements du Centre et de l’Est. — Agitation à Lille, Nancy, Strasbourg, etc. — Affaire de Linards, près Limoges — Emeute de Saint-Amand (Cher). — Insurrection de la Suze (Sarthe). — Manifestation d’Orléans. — Les représentants du peuple à la Mairie. — Arrestations collectives. — Manifestation de Montargis. — MM. Souesmes et Zanote. — L’Auberge de la Poule Blanche. — Collision sanglante. — Insurrection de Bonny-sur-Loire. — Le gendarme Denizeau. — La déposition du curé de Bonny.
Nous avons dit ailleurs comment M. de Morny s’installa dans la nuit du 1er au 2 décembre au Ministère de l’intérieur, et comment il télégraphia à tous les préfets un résumé sommaire des décrets et proclamations du Président de la République. Les préfets, comme on devait s’y attendre, donnèrent tous, ou presque tous, leur concours empressé. Toute l’armée administrative suivit docilement l’impulsion partie du Ministère de l’intérieur et prêta son concours au Coup d’Etat. Les ordres du ministre de la guerre produisirent le même effet sur les corps de troupes stationnés dans les départements. En Province comme à Paris, généraux, colonels et commandants se prononcèrent pour Louis-Napoléon, et les régiments se tinrent prêts à réprimer toute tentative de résistance.
Dans les populations, l’émotion fut immense. La coalition des conservateurs de toute nuance, légitimistes, orléanistes, cléricaux, bonapartistes, qui formaient ce que l’on appelait alors le « grand parti de l’ordre », vit le Coup d’Etat avec satisfaction, sinon avec enthousiasme. A l’exception de rares individualités, les amis de cette majorité que le Président allait faire conduire à Mazas, prêtèrent partout en province main-forte au Coup d’Etat.
Le « parti de l’ordre » ne vit dans la dissolution de l’Assemblée nationale et dans la dictature de Louis-Napoléon qu’une seule chose : la terrible échéance de 1852 supprimée, c’est-à-dire la société sauvée.
Dans le parti démocratique, on vit clairement la chute de la République et la perte de la liberté comme la conséquence inévitable de la chute de la Constitution et l’on essaya de résister. Il n’y eut d’hésitation que sur le mode de résistance ou sur l’opportunité ; sur le droit, il n’y en eut aucune. Sur plusieurs points, des républicains modérés proposèrent la résistance armée, tandis que les socialistes voulaient se borner à la simple protestation.
Ces considérations s’appliquent à la majeure partie des départements ; ceux du Midi seuls virent se mêler à la lutte un élément différent.
Dans les départements de l’Est et du Centre, les tentatives de résistance présentent un trait commun. Elles furent toutes spontanées, sans entente, et essentiellement locales. Dans la plupart de ces départements l’habitude d’attendre de la capitale l’impulsion politique et d’obéir sans résistance au parti qui y était vainqueur, paralysèrent tous les efforts du parti démocratique, et l’agitation tomba d’elle-même, sans avoir pris de proportions sérieuses. Il en fut ainsi, surtout, dans les grandes villes de cette région.
A Lille, à Cambrai, à Reims, des manifestations tentèrent de s’organiser et furent dispersées sans peine.
Sur la frontière du Nord, un certain nombre de républicains exilés depuis le 13 juin 1849 pénétrèrent en France. La froideur des populations les eut bientôt découragés. Ils regagnèrent promptement la Belgique.
A Nancy, l’émotion fut très-vive. Un rassemblement considérable se forma devant l’Hôtel de Ville, un coup de feu fut tiré sur un officier de gendarmerie, et il fallut un déploiement de forces assez considérable pour contenir le peuple.
A Strasbourg, une masse nombreuse traversa une partie de la ville, marchant sans armes et avec un drapeau portant écrit ce mot : Constitution. Une charge de cavalerie dispersa la manifestation.
A Dijon, les principaux chefs de la démocratie dijonnaise, MM. Carrion, Flasselle, Limaux, Dumez, Lucotte, Spuller, Souillé, Guignon, etc., s’étaient réunis, dès le soir, dans l’imprimerie de Mme veuve Noëllat. L’autorité avertie fit fermer la maison, et tous les membres de la réunion furent arrêtés et conduits en prison.
A Châtillon-sur-Seine, quelques groupes, qui s’étaient emparés de l’Hôtel-de-Ville, cédèrent aux injonctions du maire et du sous-préfet.
Clermont-Ferrand fut très-agité, ainsi que plusieurs autres points du Puy-de-Dôme. Des troupes dirigées sur Thiers et Issoire prévinrent une insurrection imminente[1].
La ville de Limoges inspirait des craintes très-vives à l’autorité. Elles ne furent que faiblement justifiées. Quelques démocrates de cette ville essayèrent de soulever les campagnes dans la nuit du 4 au 5 décembre.
La proclamation suivante du préfet de la Haute-Vienne rend compte de l’événement :
« Des anarchistes s’étaient portés sur les communes rurales pour y semer l’alarme. Déjà, ils sonnaient le tocsin, prélude de tant de crimes. Ils couraient à travers les campagnes, armés de fusils, de haches, de fourches et de faulx. Leur nombre s’élevait à cent cinquante. Aussitôt que cette nouvelle est arrivée, on a envoyé de Limoges cinquante hussards et seize gendarmes. Le détachement a atteint les anarchistes à Linards et les a mis en déroule. Sept insurgés ont été blessés, dont deux grièvement. »
Le reste du département demeura calme, ainsi que tout le département de la Creuse.
Le Cher avait été mis en état de siége dès le mois d’octobre, à la suite de troubles qui avaient éclaté dans le val de la Loire. Il fut peu agité au 2 décembre. La ville de Saint-Amand vit seule se produire un essai de résistance.
Dans la nuit du 3 au 4, des groupes nombreux traversèrent les rues au chant de la Marseillaise. On essaya de sonner le tocsin. Le lendemain, une foule très-animée se porta devant la sous-préfecture. Le sous-préfet et le commissaire de police essayèrent de haranguer le peuple. Une sorte de lutte s’engagea ; le commissaire de police tua d’un coup de pistolet, à bout portant, un citoyen nommé Boileau, qui, a-t-on dit, le menaçait. L’arrivée des grenadiers de 41e et de la gendarmerie mit fin à cette agitation[2].
Les départements de l’Ouest se ressentiront peu du Coup d’Etat. Le parti démocratique n’y était en force que dans les villes. A Nantes et à Angers, il y eut quelques velléités de protestation, mais sans gravité. Une petite ville du département de la Sarthe se mît seule en insurrection[3].
La Suze était une localité manufacturière, où la population ouvrière était toute dévouée aux idées démocratiques. M. Trouvé-Chauvel. ex-ministre des finances de la République, y habitait en ce moment. Il décida la population à protester, les armes à la main, contre les décrets présidentiels. La Mairie fut occupée, les gendarmes désarmés, des barricades construites à toutes les issues. La ville se soumit après deux ou trois jours de protestation, sans qu’il fût nécessaire de recourir à la force. Les républicains, maîtres de la ville, avaient fait respecter scrupuleusement les personnes et les propriétés.
Des événements beaucoup plus graves agitèrent le département du Loiret. La nouvelle des événements de Paris avait produit à Orléans la plus vive émotion, lorsque, le 4 au matin, arrivèrent dans cette ville les représentants du peuple Martin et Michot. Après une délibération à laquelle prirent part les principaux de leurs amis politiques, on écarta l’idée d’une résistance à main armée, et la résolution fut prise de décider, avec l’aide du peuple, l’autorité municipale à refuser obéissance au Président de la République.
Une manifestation s’organisa promptement. Près de huit cents hommes se dirigèrent en bon ordre sur l’Hôtel-de-Ville, aux cris de : Vive la Constitution ! Ils étaient sans armes, et la plupart portaient, attachées à leurs chapeaux ou casquettes, des feuilles de papier avec cette inscription : République et Constitution.
A leur arrivée devant l’Hôtel-de-Ville, les représentants adressèrent quelques paroles au peuple, et voulurent entrer. Les gardes nationaux du poste de la Mairie leur barrèrent le passage. Il y eut une sorte de lutte, pendant laquelle survinrent les adjoints au maire. On parlementa.
MM. Martin et Michot entrèrent à la Mairie, et furent introduits dans la salle où la municipalité délibérait. Les représentants demandèrent si le conseil entendait protester contre la dissolution de l’Assemblée législative ; on leur répondit négativement. Une demande, si la municipalité protégerait, du moins, la personne des représentants du peuple contre une arrestation possible, obtint une réponse semblable.
Pendant ce temps le général Grand, qui commandait à Orléans, arriva devant l’Hôtel-de-Ville avec une partie des troupes de la garnison. Il prit ses dispositions pour disperser le rassemblement. La troupe chargea ostensiblement ses armes en présence du peuple ; on fit les sommations. La foule recula sans résistance. Ordre fut donné alors d’arrêter les représentants du peuple et un certain nombre de citoyens qui les accompagnaient. La troupe pénétra dans la Mairie, et arrêta MM. Martin et Michot, représentants du peuple ; Pereira, ancien préfet du Loiret ; Tavernier, rédacteur de la Constitution ; Ferréol, avocat, etc. Ils furent conduits à la Maison d’arrêt sous l’escorte de troupes nombreuses, et sans la moindre résistance de la part du peuple[4].
Le surlendemain, 6 décembre, une manifestation semblable eut lieu à Montargis, mais se termina d’une manière tragique.
Ce chef-lieu d’arrondissement comptait bon nombre de républicains A la nouvelle de la dissolution de l’Assemblée nationale, l’émotion y fut extrême, et on parla de marcher au secours de la représentation nationale, comme on l’avait fait en juin 1848. Un imprimeur, M. Zanotte, qui avait alors conduit à Paris le bataillon de Montargis, se montrait tout disposé à marcher de nouveau.
Les deux premières journées furent calmes ; la population de Montargis attendait l’impulsion d’Orléans. Le 5, au soir, M. Souesmes, conseiller général du canton, revint du chef-lieu, décidé à user de son influence pour décider une protestation contre les actes du Président de la République. Sous le calme matériel, l’émotion était vive à Montargis ; le récit des événements d’Orléans surexcitait les esprits ; on disait que la garde nationale de Blois marchait sur Paris, que les prisonniers d’Orléans étaient ou allaient être délivrés.
Le citoyen Magniez, meunier à Souppes, républicain ardent, poussait de toutes ses forces à la résistance. Le vendredi soir, aussitôt après l’arrivée de M. Souesmes, une réunion eut lieu à l’imprimerie Zanotte. Il y fut décidé qu’une manifestation aurait lieu, le lendemain. On sommerait le sous-préfet et la municipalité de protester contre le Coup d’Etat, et, à leur refus, on s’emparerait des autorités. M. Rondeau, ex-constituant, fut désigné comme devant occuper la sous-préfecture ; mais il refusa formellement de se joindre à la manifestation. Il a déclaré, plus tard, s’être abstenu, de peur de ne pouvoir empêcher le peuple, maître de la ville, de se livrer à de graves excès.
Le lendemain matin, 6 décembre, quelques hommes, guidés par le citoyen Chesnau, caporal des pompiers, entrèrent à la Mairie de Villemandeur, sorte de faubourg de Montargis, et s’emparèrent de quelques fusils de garde nationale. Ces hommes, ainsi armés, se rendirent à la maison Zanotte. MM. Souesmes, Zanotte, Tibulle Gaullier, Géraud, et quelques autres personnes, bourgeois et ouvriers, s’y trouvaient déjà réunis.
On hésitait à commencer la manifestation projetée ; plusieurs la trouvaient inutile, après les nouvelles de Paris reçues la veille ; elle allait être abandonnée, lorsque les hommes de Villemandeur insistèrent, disant qu’étant déjà compromis il fallait aller jusqu’au bout. Une nouvelle discussion s’engagea sur le caractère à donner à la manifestation ; M. Souesmes obtint, non sans peine, qu’elle aurait lieu sans armes[5].
L’autorité, qui s’attendait à quelque tentative, avait concentré à Montargis toutes les brigades de gendarmerie de l’arrondissement. Dix gendarmes, arrivés le matin même, étaient descendus à l’hôtel de la Poule Blanche, devant lequel allait passer la manifestation.
Le rassemblement sortit de la maison Zanotte, formé de soixante à quatre-vingts personnes, tout au plus. M. Souesmes marchait en tête, sa canne à la main ; M. Zanotte était en uniforme de chef de bataillon de la garde nationale ; M. Tibulle Gaullier portait un drapeau tricolore sur lequel était écrit Respect à la propriété[6]. Au bout de quelques instants, le drapeau passa aux mains d’un jeune homme. Le rassemblement marchait aux cris de Vive la République ! vive la Constitution ! Devant l’hôtel de la Poule Blanche, on se trouva en face des gendarmes, qui sortaient précipitamment pour arrêter le cortège.
Le brigadier Lemeunier, de la brigade de Nogent, somma le rassemblement de s’arrêter. On lui répondit par des cris confus :
— Nous avons le droit ! nous défendons la Constitution !
Et l’on continua d’avancer.
Le brigadier coucha en joue M. Souesmes, qui était en tête.
— Mais, vous voyez bien que nous sommes inoffensifs, s’écria celui-ci.
Et il saisit la baïonnette de la carabine pour écarter le coup.
Le brigadier fit feu. La balle tua le jeune homme qui portait le drapeau tricolore. Les hommes du rassemblement se jetèrent sur les gendarmes, essayant de les désarmer. Une courte lutte s’engagea. Le brigadier Lemeunier, après s’être vigoureusement défendu, eut sa carabine arrachée des mains, et fut tué avec sa propre baïonnette. Plusieurs témoins ont désigné M. Souesmes comme étant l’homme qui tua le brigadier ; mais un témoignage, qui paraît décisif, établit qu’un nommé Norrest, mort des blessures reçues dans la lutte, aurait déclaré à plusieurs personnes avoir tué le brigadier, après avoir été blessé par lui. Plusieurs des citoyens qui faisaient partie du rassemblement, furent aussi frappés ; des gendarmes, de leur côté, furent blessés et désarmés. Pendant ce temps, la majeure partie du rassemblement se dispersa en criant : Aux armes !
Les autres brigades de gendarmerie, qui étaient montées à cheval au bruit des coups de feu, ne tardèrent pas à accourir. M. Zanotte et quelques autres citoyens armés furent atteints sur le pont de Saint-Roch par le lieutenant Lefebvre-Desnouettes et ses gendarmes. M. Zanotte, jugeant toute résistance inutile, s’écria :
— Je me rends, j’en donne ma parole d’honneur.
Un gendarme n’en allait pas moins le tuer d’un coup de pistolet : le lieutenant l’en empêcha. Un autre gendarme, nommé Cuny, coucha en joue le citoyen Sebon ; cet homme intrépide découvrit sa poitrine et lui dit : Tirez si vous l’osez. Le gendarme releva sa carabine et n’exécuta pas sa menace. Les prisonniers furent immédiatement conduits à la Maison d’arrêt.
M. Souesmes s’était déjà volontairement constitué prisonnier[7].
La manifestation de Montargis a été complètement défigurée dans les récits publiés par les journaux de l’époque. Le rassemblement aurait été armé, porteur d’un drapeau rouge, poussant les cris les plus odieux ; il aurait enfin pris l’initiative de l’attaque en tirant sur les gendarmes.
Notre récit, basé sur des dépositions, faites sous la foi du serment, devant le Conseil de guerre de Paris, rétablit complètement la vérité.
Le dimanche, 7 décembre, une véritable insurrection éclata dans le bourg de Bonny-sur-Loire, non loin de Gien et Briare. Ce petit endroit était depuis la nouvelle du Coup d’Etat dans un état de surexcitation extraordinaire. La résolution de résister était générale, et il est même surprenant que le mouvement ait été si tardif. Le dimanche, après la messe, plusieurs hommes montèrent au clocher et sonnèrent le tocsin ; d’autres parcoururent les rues en battant la générale. En moins d’un quart d’heure, plus de quatre cents hommes armés, et, au milieu d’eux, bon nombre de femmes, descendirent dans les rues. Le rassemblement se dirigea vers la Maison commune aux cris de Vive la République ! vive la Constitution ! Il s’empara des armes qui y étaient déposées ainsi que du drapeau tricolore de la commune. Une jeune femme, mère de famille, le porta en tête du rassemblement.
Toute la foule se dirigea vers la caserne de gendarmerie. A l’entrée de la rue qui y conduit, les deux gendarmes Bonin et Denizeau, qui revenaient de tournée, se trouvèrent subitement en face de l’attroupement. Plus de cinquante fusils les couchèrent en joue et la foule leur cria de mettre bas les armes. Le gendarme Denizeau répondit qu’on n’aurait les siennes qu’avec la vie. En disant ces mots, il tourna bride en écartant de la main les fusils dirigés contre sa poitrine. Parmi les hommes qui le couchaient en joue, se trouvait un ouvrier nommé Edouard Mallet. Il avait le doigt sur la détente ; c’est son fusil que Denizeau toucha de la main, et, soit que Mallet ait pressé la détente, soit par l’effet de la secousse imprimée par Denizeau, détournant l’arme, le coup partit. La balle frappa le malheureux gendarme en pleine poitrine et le blessa mortellement.
Mallet a toujours protesté que le coup de feu était parti accidentellement. Tous les témoins ont dépeint Mallet comme un ouvrier très-intelligent, parfait honnête homme et excellent père de famille. La déposition du curé de Bonny ne laisse aucun doute à cet égard. Il n’y aurait rien d’impossible à ce que la mort du gendarme eût été l’effet d’un triste accident[8].
Pendant ce temps, le gendarme Bonin avait été désarmé sans avoir pu opposer de résistance, mais aussi sans avoir souffert aucun mauvais traitement.
La caserne de gendarmerie fut ensuite envahie par la foule. Les armes et les munitions furent prises, les registres visités, mais rien ne fut touché de ce qui était la propriété particulière des gendarmes.
Le récit que divers journaux ont fait des horreurs commises par les insurgés contre le curé de Bonny donne beaucoup d’intérêt à la déposition de ce respectable ecclésiastique dans le procès de Mallet. La voici textuellement extraite de la Gazette des Tribunaux :
« Le dimanche matin, une personne vint me trouver à la sacristie, au moment où je me revêtais de mes habits sacerdotaux, et me dit à l’oreille : — C’est aujourd’hui que vous devez être immolé à l’autel. — Je fus peu touché de la confidence, parce que je connaissais le caractère facile et impressionnable de cette personne. Je chantai la grand’messe sans émotion. Vers midi, je me trouvais au presbytère. Tout à coup, j’entendis la sonnette de ma porte s’agiter avec une extrême violence… Ma nièce vint à moi en s’écriant : — Nous sommes perdus ! — Je lui répondis : — Si Dieu a marqué notre dernière heure, il ne sert à rien, ma nièce, de se tourmenter ; prions Dieu et attendons avec calme et résignation le coup de la mort. — Je fis fermer les contrevents, j’allumai ma lampe et attendis l’heure solennelle devant mon crucifix. Des clameurs inouïes se firent entendre. Je courus à une croisée, et je vis la foule des insurgés qui nous entourait ; une tête parut en haut du mur de mon jardin et me faisait signe. J’allai à cet individu qui me dit : — Soyez sans crainte, Monsieur le curé, on ne veut vous faire aucun mal ; nous vous respectons, mais ne faites aucune résistance. Livrez-nous les armes que vous avez, il ne sera pas touché un cheveu de votre tête. — Le presbytère fut envahi, et je fus entraîné à la Mairie. Gustave Mallet, le frère de l’accusé, me donna un récépissé de mes armes. » (…)
« Je fus conduit à la Mairie, et là, je dois le dire, on s’empressa de me donner la place d’honneur au foyer pour me chauffer. Je n’entendis aucune parole qui pût blesser mes oreilles. Je demandai d’aller voir le gendarme Denizeau, que l’on disait mourant ; on me l’accorda, à condition qu’après l’avoir visité, je reviendrais à la Mairie. Malheureusement, Denizeau était mort. Je revins, et je passai la nuit en prières, dans une salle isolée, loin du tumulte qui se faisait à la Mairie. »
Ajoutons que le curé put rentrer tranquillement au presbytère dès le lendemain. Ce jour-là, les insurgés sortirent de Bonny et menacèrent Gien et Briare. La tranquillité qui régnait dans ces deux villes les déconcerta. Ils rentrèrent dans le bourg et se barricadèrent, annonçant la résolution de se défendre. Quelques détachements de cavalerie envoyés en observation, se retirèrent devant des obstacles que des cavaliers ne pouvaient franchir. Le mardi, l’approche d’une colonne d’infanterie mit fin à l’insurrection.
Les personnes et les propriétés avaient été respectées; aucune plainte ne fut formulée par les habitants du « parti de l’ordre » restés trois jours à la discrétion de leurs adversaires.
Ce fut le dernier épisode des troubles du Loiret. [1] Moniteur du mois de décembre 1851 (passim).
[2] Voir pour tous ces faits le Moniteur du mois de décembre 1851 (passim).
[3] Les mots insurrection et insurgés dont nous nous servons ce volume, pour nous conformer à l’usage, n’impliquent pas, avons-nous besoin de le dire, un jugement contraire à la légalité de la résistance.
[4] Ces détails sont extraits du Moniteur universel, qui les emprunte au Moniteur du Loiret des 5 et 6 décembre 1851.
[5] Voir, pour tous ces détails, le compte rendu des débats du Conseil de guerre de Paris dans l’affaire Souesmes, Zanotte, etc. (Gazette des Tribunaux du mois de janvier 1852.)
[6] Ce drapeau était déposé parmi les pièces de conviction du procès.
[7] Voir, pour les derniers détails, la déposition du lieutenant Lefebvre-Desnouettes au procès Souesmes, Zanotte, etc. (Gazette des Tribunaux du mois de janvier 1852.)
[8] Mallet, condamné à mort par le Conseil de guerre de Paris, obtint une commutation de peine.
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