Le parti républicain au coup d’Etat et sous le second empire

Le parti républicain au coup d’Etat et sous le second Empire

 

d’après des documents et des souvenirs inédits

 

par Iouda Tchernoff

 

Docteur en droit

 

Paris, A. Pedone, éditeur

 

, Libraire de la Cour d’appel et de l’Ordre des avocats

 

, 13, rue Soufflot

 

1906

 

Chapitre II

 

Le coup d’État[1]

seconde partie

 

V. Le coup d’État, envisagé après coup comme une mesure de conservation contre les agissements des sociétés secrètes. Fausseté de ce point de vue.

 

VI. La répression, les commissions mixtes et les fiches.

V     Le coup d’État, envisagé après coup comme une mesure de conservation contre les agissements des sociétés secrètes. Fausseté de ce point de vue.

 

Le fusil allait sceller l’alliance entre le représentant de l’autorité et les hommes de l’ordre qui craignaient l’ombre d’une société secrète où l’on prêtait serment sur un poignard, mais qui se sentaient très rassurés derrière un procureur marchant à leur tête, fusil en main. A partir de ce moment, le coup d’Etat prit un caractère nettement conservateur. On déclara qu’il avait pour objet unique l’écrasement des anarchistes. « Les hommes d’ordre, dit un magistrat dans un rapport du 7 décembre, dans toutes leurs nuances, acceptent l’événement. Tous s’accordent à reconnaître qu’il a sauvé le pays d’une véritable invasion de barbares[1].» « Le triomphe de leurs affreuses théories, écrivait un autre magistrat non moins aimable à l’endroit des républicains, aurait détruit la civilisation et plongé la France dans la barbarie[2]. » Morny, ministre de l’intérieur, averti de l’invasion de barbares dont la France avait failli devenir la proie, prit deux mesures assez énergiques pour intimider jusqu’aux pires ennemis de la civilisation ; d’abord le décret du 8 décembre 1851, qui déclarait susceptibles d’être transportés en Afrique tous les membres des sociétés dites secrètes, puis la circulaire du 10 décembre 1851 qui porte le titre suivant : « Circulaire du Ministre de l’Intérieur relative aux mesures à prendre contre les repris de justice en rupture de ban et les fauteurs de sociétés secrètes. » Voici ce qu’elle contient :

 

« Ces misérables sont pour la plupart connus de tous ; ils ne doivent pas jouir de la funeste impunité qui encourage la révolte et la guerre civile. La loi range au nombre des sociétés secrètes toutes les associations politiques qui existent sans avoir accompli les formalités prévues par le décret du 28 juillet 1848. Si donc des réunions de ce genre venaient à se former vous séviriez avec rigueur contre ceux qui en feraient partie. Les comités directeurs de Paris ont pour coutume d’envoyer dans les départements des émissaires chargés d’établir des centres de propagande et de pervertir l’opinion. Ces agents dangereux devront être arrêtés et incarcérés chaque fois que leur présence vous sera signalée. Un certain nombre de communes subissent le joug de quelques-uns de ces hommes, qui ne doivent leur domination qu’à la terreur qu’ils inspirent. Les perquisitions et les saisies qui ont eu lieu sur plusieurs points auront dû faire découvrir la preuve de leur affiliation aux sociétés secrètes. Ils devront subir les conséquences de leur position. Beaucoup de repris de justice ou surveillés sont une cause d’inquiétude dans les communes qu’ils habitent. Vous leur assignerez de nouvelles résidences où leur séjour sera sans inconvénient. S’ils rompent leur ban, vous donnerez des ordres pour qu’on s’assure de leur personne. Enfin, vous vous souviendrez que le décret du 8 décembre met en vos mains une arme dont vous pourrez vous servir sans hésitation à l’égard de tous les individus qui tombent sous le coup de cette haute mesure de sûreté générale. »

 

On ne saurait souligner assez l’importance de ces deux actes. Ils organisaient la plus terrible répression ’qu’on ait jamais connue en France, car, il ne faut pas l’oublier, aux termes du décret du 28 juillet 1848, étaient réputées sociétés secrètes toutes les sociétés et même toutes les réunions illégales. Il suffisait donc de dénoncer un républicain, un individu quelconque comme membre d’un groupement, pour le faire envoyer à Lambessa ou à Cayenne, et, dans l’hypothèse la plus favorable, en Algérie. En vertu de la circulaire du Ministre de l’intérieur, des perquisitions ininterrompues commencèrent dans toute la France pour découvrir les mystérieux affiliés, et cela à côté de l’instruction poursuivie contre les individus accusés d’avoir pris part à l’insurrection, c’est-à-dire à la résistance au coup d’Etat.

 

Bientôt, sur le conseil de plusieurs procureurs, on décida de fondre ensemble les deux procédures contre les insurgés et les affiliés. On en devine facilement le résultat. Quand on ne pouvait reprocher à l’individu d’avoir pris part à l’insurrection, on l’accusait d’avoir été affilié à une société secrète. Les dénonciations faisaient rage. La résistance était devenue l’effet d’un complot concerté par les sociétés secrètes, et les mesures du deux-décembre destinées à les prévenir. Voilà comment fut créée la légende.

 

Voyons maintenant la réalité, en prenant quelques départements les plus éprouvés par la résistance au coup d’État.

 

Le département du Gard avait vu se produire quelques collisions sanglantes qu’on avait exploitées aussi bien que la prétendue jacquerie de Clamecy. Or, voici comment, d’après un rapport officiel, s’organisa la résistance au centre même de la région, dans l’arrondissement de Nîmes[3]. A la nouvelle du coup d’Etat, 3 ou 400 hommes s’étaient réunis dans un local situé à l’extrémité de la ville, et avant que la police eut eu le temps de dissoudre cette réunion, « de graves déterminations y avaient été prises. » Un comité de 21 démocrates y avait été formé par acclamation au moyen du procédé suivant : trente-deux noms étaient jetés dans un chapeau ; un membre de la réunion les en retirait successivement et les proclamait à haute voix, l’assemblée accueillait ou rejetait chaque nom à mesure qu’il était prononcé. Ce n’était pas précisément la procédure qu’aurait pu suivre une société secrète dont les chefs auraient dû être désignés d’avance.

 

Dans le département du Var, la résistance avait été des plus énergiques. Le procureur général de la Cour d’appel d’Aix nous raconte qu’il y avait à Toulon deux sociétés secrètes, la Vieille Montagne et la Jeune Montagne, et que leur plan était de s’emparer du fort Lamalgue. Tout cela ne reposait sur aucune preuve. Le magistrat en avait. si peu qu’il fut obligé d’avouer, pour l’arrondissement de Brignoles où naturellement il devait y avoir aussi une société secrète, « qu’on a pu acquérir la conviction que la société n’avait pas de siège social, qu’elle n’avait pas de statuts particuliers, qu’il n’est pas démontré qu’on fit quelques listes. » Cela ne l’empêchait pas d’affirmer que, dans chaque commune, il y avait un prétendant, un vice-prétendant et un chef de section ayant chacun neuf hommes sous ses ordres, pour ajouter ensuite : « Il parait assez démontré que… l’organisation n’était pas parfaite et que les chefs (de section) n’étaient pas soumis à une discipline rigoureuse. Ils paraissent plutôt reconnaître la direction de quelques individus influents et habitant, soit le chef-lieu de l’arrondissement, soit le chef-lieu des cantons importants. » Mais c’était là la véritable organisation des groupements républicains qui se réunissaient naturellement et spontanément autour des hommes en vue. Il fallait pourtant démontrer l’existence de la société secrète à tout prix, parce qu’il n’y avait pas moyen d’expédier autrement les républicains en Algérie. Le procureur général, dominé par les anciennes habitudes, ne se contenta pas d’une société secrète dans le sens légal du mot. Aussi, étant dans l’impossibilité de démontrer l’existence d’une société secrète par quelque acte apparent et palpable, il se trouva réduit à invoquer la formule d’initiation. Mais elle n’était pas là même ou elle n’existait pas du tout. Sans en être embarrassé, le magistrat explique cette circonstance de la manière suivante : « Lorsque les initiateurs avaient affaire à des hommes simples portés au bien, ils cachaient ou n’adoptaient qu’une partie de la formule relative à l’assistance à donner au frère. Le serment était prêté sur un poignard ou un pistolet[4]. »

 

Il y a dans le document, qui vient d’être cité un effort de justice ; il semble ne se prêter qu’à regret aux conclusions qu’on lui impose. Le procureur de la Cour d’appel d’Agen se montre beaucoup plus complaisant. Son rapport montre à merveille le peu de foi qu’il faut ajouter aux affirmations si précises en apparence de certains documents. Voici en effet comment il peint les sociétés secrètes : « La formule du serment, et l’appareil terrible qui environnait le récipiendaire au moment où il le prêtait, démontrent assez clairement le but de l’association et le moyen qu’on doit employer pour les atteindre. L’initié se plaçait à genoux, les yeux baissés, la main droite sur un pistolet, un poignard ou un sabre dont la pointe touchait sa poitrine ; des épées et des baïonnettes étaient dirigées en même temps contre ses yeux ; il restait trois minutes immobile dans cette situation et il jurait de combattre la tyrannie, la religion, la famille et la propriété, tantôt de piller les châteaux et les maisons, tantôt d’assassiner les riches et les réactionnaires, et toujours de défendre la république démocratique et sociale, ainsi que le suffrage universel. On ajoutait dans plusieurs cantons que s’il était désigné par le sort pour assassiner, dans l’intérêt de la République, toute personne, fût-ce même un parent, il devait obéir[5]. » Le magistrat ajoutait que les redoutables sociétés secrètes embrassaient les départements du Gers et de Lot-et-Garonne, et que dans certaines communes tous les habitants, excepté le curé, étaient affiliés à la société. Le procureur de la République de Versailles considérait comme affiliés à une société secrète les membres d’une société formée en vue d’organiser une pétition contre la loi du 31 mai 1850 qui mutilait le suffrage universel. « Les signatures apposées au bas de cet acte, écrivait ce magistrat qui oubliait que l’abolition de cette même loi avait été une des premières mesures du coup d’État, devinrent l’objet d’un premier examen, et l’autorité put savoir avec quelque exactitude combien l’ordre public compta d’adversaires[6]. » On pourrait multiplier ces citations plus extravagantes les unes que les autres. Là, la preuve de la société secrète résulte de l’existence d’un. comité électoral ; ici, de l’habitude prisé par les républicains de se rendre en groupe aux enterrements des démocrates. Parmi les accusations le plus fréquemment employées contre eux était celle d’avoir discuté, dans des réunions, secrètes naturellement, les questions relatives à la diminution ou à la suppression des impôts, à l’augmentation des salaires, à l’organisation du travail, ou, ce qui revenait au même pour le magistrat, au pillage des châteaux et à l’assassinat des riches[7].

 

Il est inutile d’insister pour démontrer ce qu’il y avait de peu fondé dans la prétention d’expliquer la résistance au coup d’Etat par l’action combinée des sociétés secrcètes. Elle se produisit là où la prévoyance de l’administration fut prise en défaut. Subissant l’effet de la légende, Ténot lui-même explique le succès du mouvement dans les Basses-Alpes par le redoutable ensemble avec lequel il se produisit grâce à l’ordre parti d’un centre commun ; mais il déclare malgré cela inexplicable l’inaction de Marseille qui était tout naturellement désigné pour être le centre de la résistance. Eh bien ! Marseille ne bougea pas, parce que le coup d’Etat, ayant surpris les républicains de cette cité comme partout ailleurs, fut étouffé immédiatement.

 

Dans les Basses-Alpes, le mouvement de résistance avait pris une grande extension parce que, comme cela résulte des documents officiels, d’une part les troupes y étaient notoirement insuffisantes, et d’autre part, les chefs de la garnison, faute d’avoir reçu un ordre formel, s’étaient refusés à ordonner le feu. « Nulle part, constate le procureur de la Cour d’appel d’Aix, l’émeute n’a rencontré de résistance, soit de la part de la gendarmerie, soit de la part de la troupe. La responsabilité de cette inaction doit remonter aux chefs des diverses armes… Une capitulation qui n’a pas d’exemple fut signée par le commandant Chevalier qui livra quarante quintaux, de poudre et mille fusils appartenant à l’Etat. De son côté, le lieutenant Buchez faisait rendre les armes à la gendarmerie. Le commandant Chevalier avait 420 hommes et 6.000 cartouches. »

 

La résistance ne gagna pas tout de suite le département. Il n’y eut pas le redoutable ensemble dont parle Ténot à partir du 5 décembre. Le rapport déjà cité en fait foi. A Barcelonnette, point très important, la nouvelle ne fut connue que le 6 décembre ; elle ne produisit aucune agitation en apparence. Ce n’est que dans la soirée du dimanche 7 que quelques signes de mouvement commencèrent à paraître. Il en fut de même dans le département des Bouches-du-Rhône où naturellement, d’après le rapport du procureur, chaque village avait sa section qui ressortait du chef-lieu de canton, et où chaque canton aboutissait au chef-lieu d’arrondissement ; mais pour Aix au moins la levée générale n’avait été décidée que pour le 7, c’est-à-dire le dimanche. Quant à Marseille, la résistance y fut immédiatement réprimée. Dans les journées des 10 et 11 décembre, l’administration avait appris qu’une bande avait passé par le canal de Rocquevaire. Le procureur de la République, accompagné d’un détachement de cavalerie et d’un juge d’instruction, s’y rendit et y découvrit dans les chambrées les portraits de Raspail, de Louis Blanc et de Barbès qui étaient les vrais conspirateurs[8].

 

De même, à Lyon et dans le département du Rhône, où la population ouvrière était acquise depuis longtemps à la République, il n’y eût pas de résistance, et pourtant le mouvement démocratique y fut beaucoup plus intense que dans les Basses-Alpes et même dans les départements du Midi. Veut-on en savoir la cause ? Le procureur de la Cour d’appel de Lyon nous l’a fait connaître dans les termes suivants : « On y avait (à Lyon) bénéficié du régime de l’état de siège depuis près de trois années. L’insurrection de 1849, réprimée avec vigueur, avait laissé la démagogie sous l’intimidation de la défaite… De plus, il (l’état de siège) avait fermé la circonscription de son territoire à la publication des feuilles des départements ou de Paris, remarquables par leur violence, à la propagation des brochures ou des petits écrits du socialisme. » Le magistrat exagérait l’efficacité de l’état de siège sur la propagation des idées républicaines et socialistes, car des écrits « subversifs » ne cessaient pas de circuler à Lyon, envoyés de Genève. Mais il est certain que les poursuites continuelles auxquelles furent exposées les sociétés ouvrières, dont quelques-unes furent traduites devant un conseil de guerre, la destruction de la Jeune-Montagne dont Gent fut l’organisateur, paralysèrent d’avance la résistance. C’était précisément cette désorganisation déjà accomplie des groupements républicains que l’administration de Louis Bonaparte escomptait pour la réussite du coup d’État. Elle avait tout prévu sauf la résistance spontanée dont la vraie cause était dans le suffrage universel ayant appelé tous les citoyens à la vie politique[9].

 

L’impression qui se dégage de tous ces documents est nette. Le spectre des sociétés secrètes ne fut invoqué qu’après coup pour expliquer la résistance au coup d’Etat. Les poursuites et les répressions ordonnées à ce propos eurent moins pour objet de punir ceux qu’on appelait les insurgés que d’achever la désorganisation de ce qui restait des groupements républicains. Dans certains départements les commissions mixtes n’eurent pour ainsi dire pas à s’occuper de la répression de la résistance en réservant toutes leurs rigueurs pour les membres des sociétés dites secrètes. Les procureurs généraux, tout en se croyant tenus de dramatiser la situation par l’évocation des mystérieux affiliés, se doutaient bien que le danger n’était pas là et s’appliquaient à signaler surtout les associations républicaines où l’affiliation était absolument inconnue. Ils reproduisaient, en les rafraîchissant quelque peu pour la circonstance, les renseignements déjà fournis par eux avant le 2 décembre, et dont le résumé général se trouvait dans un document publié par le ministère de la Justice sous le titre de « Mouvement démagogique antérieur au 2 décembre[10]. » C’est ainsi que le procureur de la Cour d’appel de Limoges, dans le ressort duquel il n’y eut pas de troubles graves malgré et par suite des précautions prises par l’administration, dénonce les sociétés comme « un levier puissant » de la propagande démocratique. « En les multipliant, écrit-il, les chefs socialistes se proposaient le double but d’agglomérer et de discipliner leurs adhérents… et d’établir des centres de travail et d’industrie où l’on élaborait des doctrines d’un communisme effrayant. Les principaux corps d’état sont déjà soumis à ce travail de corruption… les porcelainiers, les cordonniers… correspondaient chaque jour avec Nadaud et Michel (de Bourges). » Voilà où se trouvait le véritable complot républicain. Il avait ses agents ; le sieur Charpentier qui s’occupait notamment de l’organisation des associations en s’inspirant des principes inaugurés par la commission de Luxembourg, et la femme de Rich-Roch en relation avec Pauline Rolland et Jeanne Derouin,’de la Fédération des sociétés ouvrières à Paris. L’extrait d’une lettre adressée de Paris aux sœurs de Limoges nous donne une idée approximative des doctrines subversives que ce travail de propagande avait provoquées : « Chère sœur, vous êtes dans la ville sainte du socialisme, dans une ville réellement plus avancée dans la pratique et dans la théorie révolutionnaire de l’avenir que nous ne sommes généralement à Paris… le socialisme est une religion qui, laissant à ses adeptes le devoir et toutes les vertus qu’impose le christianisme, leur donne la loi de vertus nouvelles supérieures à celles qu’enseigne l’Evangile, de toute la distance qui sépare la belle mais incomplète loi de l’amour, de la forme républicaine, liberté, égalité, fraternité. »

 

Pour montrer tout le danger des associations ouvrières de Limoges, le magistrat crut utile de rappeler qu’en 1848, la Révolution à Limoges était déjà accomplie avant l’arrivée du commissaire du gouvernement. Mais, malgré tout son passé, malgré les racines profondes que le mouvement démocratique y avait prises, malgré un essai d’organisation poussé très loin; les populations ouvrières de Limoges, comme celles de Lyon, n’avaient pu tenter une résistance, car elles avaient déjà été désorganisées par les poursuites antérieures au 2 décembre[11].

 

Le parquet de Dijon dénonçait de son côté les ouvriers de Mâcon qui avaient poussé l’organisation jusqu’à subventionner le journal L’Avant-Garde de Saône-et-Loire. Ils s’étaient constitués en association pour se cotiser et pouvoir ainsi soutenir le journal qui défendait leurs intérêts[12].

 

Les ouvriers de Reims furent également signalés comme très dangereux pour l’ordre public. Ils furent exposés à de continuelles poursuites avant le 2 décembre[13].

 

D’une façon générale les ouvriers n’inspiraient aucune confiance à l’administration de Louis Bonaparte. Ainsi, le procureur général de la Cour d’appel de Rennes, rendant compte de l’accueil fait par la ville de Nantes à la nouvelle du coup d’État, annonce que les ouvriers de l’établissement national d’Indret avaient été appelés à Nantes en prévision d’un mouvement de résistance et qu’il avait cru prudent de provoquer l’arrestation de vingt-quatre d’entre eux[14].

 

Les ouvriers et les bourgeois n’étaient pas seuls responsables de la résistance au coup d’Etat.

 

Le procureur de la Cour d’appel d’Aix s’en prenait à l’histoire de la Provence, qui avait conspiré depuis des siècles contre toutes les tyrannies. C’était ainsi, dit-il, dans des chambrées organisées au sein des villes de Provence sous le nom de « Fraternités », qu’on avait comploté en faveur de l’affranchissement des communes. La commune s’est affranchie, mais la chambrée s’est conservée par habitude, et n’ayant plus rien à affranchir, elle a continué, toujours par habitude, à comploter à chaque époque de l’histoire… Il faut donc faire une guerre incessante à tout ce qui peut ressembler à ces funestes associations[15]. » C’était la vérité, il fallait arrêter la marche de l’histoire de France, briser toutes les associations, anéantir le mouvement coopératif, réduire la nation à l’état de poussière pour la mettre, asservie et désagrégée, aux pieds du dictateur. Les listes de proscription qui se dressaient de tous les côtés étaient destinées à atteindre ce but. Le procureur de la Cour d’appel de Montpellier dénonçait dans le seul département de l’Hérault 60.000 affiliés aux sociétés secrètes capables des pires méfaits. Une répression sévère s’imposait[16].

 

 

 

VI.     La répression, les commissions mixtes et les fiches.

 

Nul n’a mieux raconté les horreurs des arrestations qui s’étaient produites à Paris qu’Emile Ollivier dont le père avait été cité devant la cour d’assises à Paris, le 2 décembre, pour avoir, dans une réunion électorale, excité au renversement du gouvernement de la République. Il nous peint l’état d’esprit de prisonniers qui avaient cru « qu’on les conduirait dans les parties inférieures de la prison pour les égorger sans que leurs cris fussent entendus. » Ils n’allaient pas être égorgés. Un autre sort leur était réservé. Le prince Napoléon annonçait à Emile Ollivier que son père, transporté à Ivry, serait probablement envoyé à Cayenne ou à Lambessa, car le préfet de l’Aube lui prêtait ce propos : « Nous traquerons le Président comme une bête fauve. » Tel devait être le sort de tous ceux qui étaient transférés à Ivry. Et ils étaient nombreux. « A mon arrivée, écrivait Démosthène Ollivier, j’ai été jeté dans une casemate où nous étions entassés les uns sur les autres comme du bétail ; les ouvertures sont tellement rétrécies qu’on peut à peine lire en plein jour ; l’air manque ; la poussière qui s’élève de la paille peu abondante sur laquelle reposent nos paillasses, produit sur les poumons l’effet de l’acide carbonique. La vermine nous enveloppe, il est impossible de s’y soustraire, elle engendre des pustules sur le corps de la plupart des prisonniers[17]. »

 

Dire avec précision combien il y eut d’arrestations à Paris et en province, cela n’est guère possible, car il faudrait s’en rapporter aux indications officielles ; mais il est permis de présumer le nombre des arrestations d’après la manière de procéder de l’administration.

 

Au début, sauf à Paris, les arrestations étaient peu nombreuses. On croyait pouvoir se borner aux mesures comme celles indiquées par le procureur de la Cour d’appel de Rouen qui écrivait le 6 décembre 1851 : « Les nouvelles de la journée sont rassurantes. Quelques arrestations ont été opérées à Elbeuf et dans les communes limitrophes ; elles ont produit un  excellent effet[18]. »

 

Puis, avec l’extension du mouvement de résistance, la situation s’aggrava et les arrestations en masse furent ordonnées sur tous les points de la France. Certains parquets, comme par exemple celui de la Cour d’appel d’Aix, estimaient que la procédure ordinaire employée pour les arrestations était insuffisante et qu’il était préférable de procéder à de véritables battues. « J’ai proposé, écrivait un magistrat le 6 janvier 1852, d’envoyer dans les communes les plus travaillées par l’esprit démagogique un détachement de troupes accompagné d’un commissaire spécialement délégué afin de procéder à l’arrestation de tous les individus compromis et désignés comme les meneurs et les chefs des sociétés secrètes ; fermeture de cercles, chambrées et cafés[19]. » Naturellement, il en résulta des arrestations tellement nombreuses que les magistrats eux-mêmes ne savaient où loger les prisonniers ni même ce qu’on pourrait en faire. « Les arrestations opérées par mesure administrative… deviennent un embarras pour la justice qui n’est saisie d’aucun fait à leur égard. Le nombre des personnes arrêtées s’accroît chaque jour. La maison d’arrêt, la caserne, un autre bâtiment affecté à ce service sont encombrés », écrit le procureur de la République d’Auxerre[20].

 

Les arrestations constituaient souvent des violations tellement flagrantes du droit le plus élémentaire et même du bon sens que les procureurs prenaient sur eux d’ordonner l’élargissement de quelques détenus. Mal les en prenait. Le ministère de l’Intérieur leur reprochait leur maladroite générosité, cette mesure pouvant être considérée comme un acte de faiblesse[21].

 

Mais qu’allait-on faire de cette foule de prisonniers ? Les républicains arrêtés se trouvaient exposés aux décrets du 8 décembre et du 9 janvier 1852, sans parler de la célèbre circulaire du Ministre de l’Intérieur.

 

Les membres de l’Assemblée dissoute n’étaient pas les plus dangereux ; on ordonna l’éloignement momentané de 187 d’entre eux dont 6 républicains, l’expulsion de 66 montagnards avec la menace de la déportation pour le cas où ils rentreraient ; la déportation de cinq représentants à la Guyane. Seul Miot, signalé comme membre actif du comité de la résistance, subit la déportation en Algérie ; Mathé s’évada ; la peine de Marc Dufraisse, Greppo et Richardet fut commuée en bannissement par l’intervention de George Sand[22].

 

Mais les représentants ne furent pas les plus maltraités. Les commissions mixtes créées par une circulaire du 3 février allaient jeter la terreur dans tout le pays.

 

Composées, dans chaque département, du préfet, du procureur de la République et du général, elles jugeaient à huis clos sans témoins ni défenseurs, sur de simples dénonciations et informations d’ordre administratif. Elles utilisaient les listes des suspects dressées par l’administration depuis 1849 et frappaient sans distinction les républicains coupables « d’insurrection » et les prétendus affiliés aux sociétés secrètes ; elles frappaient même certains républicains pour avoir jeté un bulletin négatif au plébiscite. Les commissions pouvaient prononcer le renvoi devant le conseil de guerre, la transportation à Cayenne ou en Algérie, l’expulsion, l’éloignement momentané, l’internement dans une localité, le renvoi devant le tribunal correctionnel, la mise en surveillance, la mise en liberté. Avant de dire comment procédaient les commissions mixtes, il importe de faire remarquer que les jugements des simples tribunaux, et à plus forte raison des conseils de guerre, pouvaient aboutir indirectement, et aboutissaient en fait à la déportation en Algérie. Seule la procédure variait, mais tout individu condamne à six mois de prison pour société secrète — et cela même après le rétablissement de l’Empire — était susceptible d’être envoyé administrativement à Cayenne. Ainsi, Ranc, un des conjurés de la conspiration de l’Hippodrome et de l’Opéra-comique, acquitté par la cour d’assises, mais condamné par le tribunal correctionnel pour affiliation à une société secrète, avait été destiné à Cayenne et ne dut qu’à une faveur d’être déporté à Lambessa.

 

Le décret du 8 décembre autorisait formellement cette mesure qui fut plus d’une fois appliquée au début de l’Empire[23].

 

Les chiffres fournis par les documents officiels réunis dans les circonstances que nous connaissons et qui signalaient 2.804 internés, 1.545 éloignés ou expulsés, 9.530 transportés en Algérie, 239 à Cayenne, et 5.450 soumis à la surveillance, sont forcément incomplets. Ils le sont d’autant plus que les commissions avaient reçu l’ordre d’achever leur travail à la fin du mois. Or, il arrivait souvent que le nombre d’accusés était si considérable qu’on n’avait pas le temps matériel de les expédier. On les traduisait devant un conseil de guerre. D’autre part, les chiffres officiels ne sont pas exacts. Ainsi, le 1er mars 1852, le préfet du Var annonce au gouvernement que la commission de son département avait à statuer sur 2.216 cas — c’est le chiffre donné par le tableau officiel, — mais il ajoute en même temps qu’elle aurait encore à se prononcer sur cinquante inculpés[24]. Parmi les républicains soumis à la surveillance, certains d’entre eux furent transportés ou en tous cas virent leur peine aggravée sous le prétexte que leur présence donnait lieu à des agitations ou parce que, comme disaient quelques préfets ou sous-préfets, le spectacle de leur impunité relative choquait les esprits[25].

 

Dire comment avaient procédé les commissions mixtes en 1852, c’est raconter une des pages les plus sinistres de l’histoire de France. Comme les appréciations personnelles peuvent être révoquées en doute et suspectes de partialité, il convient de citer des textes officiels, d’une authenticité incontestable[26]. Commençons par donner comme modèles quelques décisions de la commission mixte du département du Cher qui frappait les membres d’une prétendue société secrète.

 

« Bouet Jean, dit Jeannet, journalier à Meillant, 45 ans, veuf, un enfant, ne sachant ni lire ni écrire. Inculpé non détenu. Affilié décurie de Martin. Aveu. Appartient à une bonne famille aisée, irréprochable dans sa vie privée. On prétend qu’aux dernières élections, il aurait jeté dans l’urne un bulletin négatif. Vu. 5 ans Lambessa.

 

Guilleminet Louis, fondeur à Meillant, 47 ans, marié, un enfant, sait lire et écrire un peu. Entendu comme témoin. Affilié. Aveu. Socialiste ardent. Sans mauvais antécédents. Manifeste le plus vif repentir. Vu. 10 ans Lambessa.

 

Guilleminet Jean, propriétaire à Meillant, 36 ans, marié, un enfant, sait lire et écrire. Entendu comme témoin. Affilié. Aveu. Intelligent, mais ambitieux et jaloux. Honnête dans sa vie privée. Vu. 5 ans à Cayenne.

 

Delage Jean, menuisier à Meillant, 36 ans, marié, 3 enfants, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié. Aveu. Intelligent, rusé et profondément méchant. Entraineur de foules, dangereux. Ses antécédents sont peu favorables. 5 ans à Cayenne.

 

Cotillon François, carrier à Meillant, 25 ans, marié, un enfant. Sait lire et écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de Martin. Aveu. Mauvais sujet, sans conséquence et peu dangereux. 7 ans Lambessa.

 

Bouquin Jean, journalier à Meillant 24 ans, marié, un enfant, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de Latte. Aveu. Ancien militaire d’une conduite régulière. Ivrogne, exalté dans ses opinions, insolent, espèce d’avocat de village. Il passe pour assez dangereux. 10 ans Lambessa.

 

Bondoneau Etienne, journalier à Meillant, 54 ans, marié, un enfant, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié. Aveu. Très pauvre, sans antécédents fâcheux, sans portée, peu dangereux. 5 ans Lambessa.

 

Aussage Jean, dit Périne, charbonnier à Meillant, 35 ans, marié, quatre enfants, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de Latte. Aveu. Appartient à une honnête famille. A lui-même d’assez bons antécédents. Passe pour méchant, hypocrite et homme d’initiative. 5 ans Lambessa.

 

Piat Jacques, porcelainier â Noirlac, 33 ans, marié, quatre enfants, ne sait ni lire ni écrire. Interrogé comme inculpé, non arrêté. Affilié décurie de Latte. Aveu. Très pauvre. Honnête jusque-là. Conduite privée irréprochable. A commencé cependant par mentir impudemment devant les magistrats. 5 ans Lambessa.

 

Antoine Petit, dit Majot, journalier à Meillant, célibataire, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de Latte. Aveu. Sans volonté, presque idiot. Méchant néanmoins. 5 ans Lambessa.

 

Velan Jean-François, carrier à Meillant, 40 ans, marié, cinq enfants. Ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de J… Aveu. Très malheureux, ivrogne, bavard, sans méchanceté. 5 ans Lambessa.

 

Deboisse Roger, carrier à- Meillant, 35 ans, marié, un enfant, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de J… Aveu. Espèce de fanatique socialiste. Querelleur, méchant, homme d’action sans initiative. 7 ans Lambessa.

 

Sallé Charles, cultivateur à Saint-Rhombe, commune de Meillant, 37 ans, marié, un enfant, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Aveu. D’une honnête famille. Ivrogne et Méchant. Considéré comme peu dangereux. 5 ans Lambessa.

 

Roger Auguste, journalier à Meillant, 24 ans, célibataire, ne sait ni lire ni écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de J… Aveu. Enfant naturel. Jeune homme étourdi et sans conséquence. 5 ans Lambessa.

 

Fouiller Gilbert, serrurier à Meillant, ancien maire de cette commune, 38 ans, marié, cinq enfants, sachant lire et écrire. Inculpé détenu. Centurion probablement. Socialiste ardent et fanatique. Violent, adonné à l’ivrognerie. Assez intelligent, considéré cependant comme assez honnête homme. Conspirateur de tous les temps. Poursuivi en 1834 pour l’affaire de Saint-Merry et relâché en 1848 pour port d’emblème séditieux et acquitté. Faisait partie de l’ancienne société des Droits de l’Homme. Organisateur de la Société secrète de Meillant. A initie presque tous. les affiliés, très dangereux. C’est lui qui a perdu la commune de Meillant. 10 ans Cayenne.

 

Jouhanneau Denis, carrier à Meillant, 51,ans,. marié, un enfant, sachant lire et écrire. Inculpé non détenu. Décurion. Aveu. Considéré jusque-là comme fort honnête, de moeurs douces, mais le dérangement de ses affaires l’a jeté dans les bras de Foultier dont il est devenu le lieutenant dévoué. Aujourd’hui on le dit très mauvais, cachant sous le masque d’une feinte bonhomie les plus mauvaises passions. Cependant longtemps avant que notre information fut commencée, avait manifesté le regret de faire partie de la société secrète. Il semble aujourd’hui bien repentant. 5 ans Lambessa.

 

Renaud Claude, journalier à Meillant, 22 ans, célibataire. Sait lire et écrire. Entendu comme témoin. Affilié décurie de Latte. Aveu. Appartient à une famille fort honnête, seul soutien de sa mère aveugle. Jugé incapable de faire du mal. A cependant souvent figuré dans les cérémonies d’initiation. 5 ans Lambessa.

 

Auclerc Joseph, fondeur à Meillant, 40 ans, marié, 3 enfants. Ne sait ni lire ni écrire. Témoin. Affilié décurie de Jouhanneau. Aveu. Excellents antécédents. Irréprochable dans sa conduite privée, s’est laissé entraîner par peur. Acquitté. A fesser en place publique comme peureux…»

 

Veut-on savoir ce qu’il y avait de fondé dans la rigueur dont la commission du département du Cher avait fait preuve à l’égard des membres de la société. dite secrète du bourg de Meillant (arrondissement de Saint-Amand) ? Qu’on lise le rapport du procureur général de la Cour d’appel de Bourges. L’instruction désignait 55 artisans ou paysans, et comme chefs « quelques hommes dangereux et très compromis par leurs menées politiques et leur zèle pour la propagande. » C’était pour pouvoir mettre la main sur ces derniers que le délit de société secrète avait été inventé. Les preuves matérielles faisaient défaut. Il avait fallu arracher des aveux aux paysans intimidés. « Quelques-uns, dit expressément le magistrat, ne furent devant la justice d’une franchise complète que, non pas sous la promesse formelle, ce serait trop dire, mais avec les conditions qu’il leur serait tenu compte de leur sincérité et de leur repentir. » On comprend ce que cela veut dire, dans le langage administratif, que les membres de la commission départementale n’étaient guère disposés à comprendre. Ils procédaient avec une extrême simplicité. A un individu coupable d’affiliation à une société dite secrète on appliquait le tarif minimum de 5 ans de Lambessa. Si un autre fait aggravait son cas, par exemple, l’accusation d’être méchant, le tarif était doublé et l’individu en question devait aller à Cayenne pour y méditer à loisir sûr la valeur des promesses données par un magistrat. « Si l’on prodigue la transportation avec cette facilité, ajoutait encore ce dernier, ce sera pour certaines localités une razzia effroyable par centaines, sans cause suffisante, et, je le crois, du plus mauvais effet sur l’opinion… Veuillez faire remarquer, en effet, qu’à part l’affaire de B… (13 octobre) et une légère émotion à Saint-Amand après le 2 décembre, nous n’avons eu dans ce département aucun fait insurrectionnel. Toutes les poursuites politiques ont eu le même objet, poursuites pour affiliation à la société secrète de la Jeune-Montagne[27]. »

 

Les transportations en masse que le magistrat en question cherchait à prévenir n’étaient qu’une menace pour le département du. Cher ; elles furent appliquées sans réserve au département de l’Hérault. On avait reculé devant l’idée d’ordonner la transportation de 60.000 individus dénoncés comme membres de sociétés secrètes, mais on avait frappé 2.066 républicains et même quelques bonapartistes. Le préfet de l’Hérault, dans un rapport adressé au Ministre de l’Intérieur, explique comment les choses s’étaient passées. « Personne plus que moi; écrivait-il à la date du 7 septembre 1852, n’est disposé à maintenir… une répression et une surveillance sévères. Mais V. E. comprend combien, sûr 2.066 condamnations prononcées par les commissions mixtes, il a dû se commettre d’erreurs involontaires ou des rigueurs inutiles dans ce département où la plupart des autorités locales étaient composées de légitimistes et où l’on ne se fait pas faute d’agir par la voie des dénonciations. Comme je dois tout dire, je ne crains pas d’ajouter que M. le général Rostolan, président de la commission, a exercé une fâcheuse influence… Il a subi lui-même celle de ses amis légitimistes, plus encore que les exigences de l’état de siège, en exagérant la répression et en procédant pour ainsi dire par voie de transportations en masse[28]. » On n’est pas surpris dans ces conditions d’apprendre que nombre de bonapartistes avaient pris le chemin de 1’Afrique. Il fallait accorder des grâces multiples pour éviter de pareilles erreurs. Le préfet du Var signalait de son côté l’injustice flagrante des nombreuses transportations appliquées aux républicains les moins coupables, uniquement parce qu’ils avaient été arrêtés les premiers, tandis que les plus coupables n’étaient poursuivis que devant les tribunaux correctionnels[29].

 

Est-il utile de relever, après les quelques documents cités, toutes les décisions des commissions mixtes ? L’impression qu’elles produisent est toujours la même. Jamais la France n’a été le théâtre d’un pareil déchaînement d’arbitraire. Le mal aurait été plus grand si la République en France n’avait pas proclamé l’abolition de la peine de mort en matière politique. Mais nous aurons l’occasion de voir que la « guillotine sèche » avait rempli officieusement le rôle que lui assignait le coup d’État. Il y eut en outre des condamnations à Cayenne à perpétuité[30].

 

C’est ainsi qu’allait en se développant la répression des journées de décembre, d’abord destinée à assurer le triomphe de Louis Bonaparte sur une assemblée réactionnaire, puis à rallier au coup d’Etat le parti de l’ordre, et enfin à satisfaire les vengeances particulières et à rétablir lés anciennes influences ébranlées par les nouvelles couches qu’avait appelées à la vie politique le suffrage universel[31].

 

C’est au milieu de cette terreur qu’on allait voter les deux plébiscites, l’un pour l’approbation des mesures de décembre, l’autre pour le rétablissement de l’Empire. C’est dans ces conditions que devait avoir lieu le renouvellement de la Chambre, des conseils municipaux et des conseils généraux.

 

 


[1] A. M. J. ; Cour d’appel de Rouen, p. 440.

 

[2] Rapport relatif à l’exécution de la circulaire du 29 décembre 1851. Procureur de la Cour d’appel d’Aix, 3 février 1852, 440 p.

 

[3] A. M. J., Rapport du P. C. A. de Nîmes, du 27 janvier 1852, 440 p.

 

[4] A. M. J., Rapport du P. C. A. d’Aix, du 19 février 1852, 440 p. Exécution de la circulaire du 29 décembre 1851.

 

[5] A. M. J., Rapport du P. C. A. d’Agen, 440 p., sur l’exécution de la circulaire du 28 décembre 1851.

 

[6] A. M. J., Rapport du P. C. A. de Paris, département de Seine-et-Oise, sur l’exécution de la circulaire du 29 décembre 1851.

 

[7] Ibid., pour le département de l’Yonne. D’après le rapport cité, l’origine de la société sécrète dans ce département était une association formée après la révolution de 1848 à Auxerre sous le titre de « Cercle industriel et agricole », qui ne tarda pas à se donner le nom « d’Association démocratique de la commune d’Auxerre » A Joigneaux, parmi les démocrates les plus actifs figurait Dethou, gros propriétaire condamné le 31 mai 1850 par le tribunal pour distribution illicite d’écrits. Possesseur d’une grosse propriété foncière, il avait l’habitude de répandre gratuitement, dans les campagnes, des almanachs démocratiques. Un autre anarchiste notable, M. Dugaillou, rédacteur en chef du journal l’Union républicaine, était un ancien sous-officier à l’armée d’occupation d’Espagne en 1823.

 

[8] V. le rapport déjà cité du procureur de la Cour d’appel d’Aix, 440 p.

 

[9] A. M. J. Le rapport du procureur général de la Cour d’appel de Lyon sur l’exécution de la circulaire du 29 décembre 1851, 440 p. D’après ce document, Gent serait arrivé à fédérer quinze départements. Voici quel fut le serment d’initiation et par là même le programme de cette association : « Moi, l’homme libre, je jure, au nom des martyrs de ,la liberté, d’armer mon bras contre la tyrannie tant politique que religieuse, et ce en tout temps et en tout lieu. Je jure de travailler à la propagande des lois démocratiques, et de veiller à la propagande des lois démocratiques et sociales. Je jure de donner assistance à un frère toutes les fois que les circonstances l’exigeront… par mes facultés physiques et morales. » Il y eut en même temps le petit dialogue, suivant : « Connaissez-vous Marianne ? Marianne de la Montagne. L’heure ? Va sonner. Le droit ? Au travail. Le suffrage ? Universel. Dieu nous voit ? Du haut de la montagne. Lyon ? Lyon. » La formule de ce serment parait mieux répondre à la réalité que les formules précédentes. Voir, dans le même rapport une allusion à un commencement de complot qui eut lieu dans la Drôme et qui devait englober un certain nombre de soldats et de sous-officiers.

 

[10] Voir ce document dans notre volume Associations et sociétés secrètes sous la deuxième République, 1905, p. 279.

 

[11] A. M. J., 440 p., Rapport du Procureur général de la Cour d’appel de Limoges du 7 février 1852. On trouve dans ce document la preuve de l’influence de Pierre Leroux sur les corporations ouvrières de Limoges.

 

[12] A. M. J., 440 p., Rapport du P. C. A. de Dijon.

 

[13] V. Tchernoff, op. cit.,. p. 298. Le département de la Marne, en dehors de six mille affiliés aux sociétés ouvrières, comptait d’autres républicains. Pour Sainte-Ménéhould, le rapport contient les lignes suivantes : « Mon substitut ne peut indiquer les noms, les statuts, la mission des affiliés aux sociétés secrètes de son arrondissement ; mais il a la preuve que le socialisme y compte des apôtres dévoués et que tous ne sont pas dans les rangs les moins. élevés de la société. »

 

[14] A. M. J., 440 p., Rapport du P. C. A. de Rennes du 12 décembre 1851.

 

[15] A. M. J., Rapport du P. C. A. d’Aix, déjà cité.

 

[16] A. M. J., 568 p., Rapport du P. C. A. de Montpellier du 30 janvier 1852

 

[17] Emile Ollivier, Le 19 janvier 1869, p.83et suiv.

 

[18] A. M. J., 410 p. Le rapport du parquet de la Cour d’appel de Paris, du 16 décembre 1851, donne 1428 détenus pour le seul fort de Bicêtre. Voir aussi A. M. J., 440 p. Cour d’appel de Rouen.

 

[19] A. M. J., 510 p., P. C. A. d’Aix, 6 janvier 1852.

 

[20] Voir A. M. J., 416 p. Rapport du 22 décembre 1851.

 

[21] A. M. J., P. C. A. de Rennes, 16 décembre 1851.

 

[22] Six représentants républicains furent frappés de la mesure de l’éloignement : Edgar Quinet, Antony, Chauffour, Leydet, Pascal Du Prat, Thouret, Versigny. Les républicains suivants furent expulsés : Valentin, Perdiguier, Cholat, Racouchot, Latarde, Burgard, Benoit (Rhône), Colfavru, Faure (Rhône), Renaud, Gambon, Lagrange, Cassal, Signard, Viguier, Terrier, Victor Hugo, Nadaud, Bandsept, Boysset, Charrassin, Combier, Duché, Joly, Savoye, Ennery, Baune, Schoelcher, Bertholon, Giulgot, Hochstuhl, Michot-Boutet, Bruys, de Flotte, Joigneaux, Esquiros, Laboulaye, Madier de Montjau, Bac, Bancel, Belin (Drôme), Noël Parfait, Péan, Pelletier, Raspail (Camille), Hesse, Bourzat, Brives, Chavoix, Dulac, Dupont (de Bussac), Dussoubs, Guiter, Lafon, Lamarque, Charras, Pierre Lefranc, Jules Leroux, Fr. Maigne, Malardier, Mathieu (Drôme), Millotte, Roselli-Mollet, Saint-Ferréol, Sommier, Testelin (Nord).

 

[23] M. Henri Lefort, un républicain militant qui s’était trouvé à Sainte-Pélagie en 1851, à l’occasion de la manifestation du cours de Nisard, a affirmé avoir vu en prison des instituteurs qui, à l’expiration de leur peine, étaient frappés administrativement de la déportation en Algérie. On sait que Delescluze fut envoyé à Cayenne par une simple décision administrative.

 

[24] A. M. J, 583 p. Rapport du préfet du Var, du 1er mars 1852.

 

[25] A. N., id., Dordogne, 7. Rapport du sous-préfet de. Bergerac, du 27 mars 1852.

 

[26] Les décisions des commissions mixtes se trouvent aux Archives du Ministère de la Justice. Elles ne portent pas de cote.

 

[27] V. A. M. J. ; 48 p. Rapport du procureur général de la Cour d’appel de Bourges, du 13 janvier 1852.

 

[28] A. N. id., Hérault, 9. Rapport du préfet du 7 septembre 1852.

 

[29] A. N., id., Var, 12. Rapport du préfet du 20 mai 1852.

 

[30] Notamment à Marseille. Sur les sept républicains frappés de cette mesure, il y eut quatre ouvriers.

 

[31] Après les explications qui précèdent, on comprendra aisément le ton et le sens de ce qu’écrivait George Sand aussitôt après le coup d’Etat.

 

« A M. Jules Hetzel, à Paris, 20 février 1852.

 

Les grâces ou justices qu’on obtient sont, pour la plupart du temps, non avenues, grâce à la résistance d’une réaction plus forte que le Président, et aussi grâce à un désordre dont il n’est plus possible de sortir vite ; si’ jamais on en sort, la moitié de la France dénonce l’autre. Une haine aveugle et le zèle atroce d’une police furieuse se sont assouvis. »

« A M. Ernest Périgois, à la prison de Châteauroux, 24 février 1852.

 

Le nom dont on s’est servi pour accomplir cette affreuse boucherie de réaction n’est qu’un symbole, un drapeau qu’on mettra dans la poche et sous les pieds le plus tôt qu’on pourra. L’instrument n’est pas disposé à une éternelle docilité. Humain et juste par nature, mais nourri de cette idée fausse et funeste que la fin justifie les moyens, il s’est persuadé qu’on pouvait laisser faire beaucoup de mal pour arriver au bien et personnifier la puissance dans un homme pour faire de cet homme la providence d’un peuple. »

 

« A M. Jules Hetzel, à Paris, 20 février 1852.

 

Deux fois on a pris la liste ; deux fois on a donné des ordres sous mes yeux, et dix fois dans la conversation le président et le ministre m’ont dit, chacun de son côté, qu’on avait été trop loin, qu’on s’était servi du nom du président pour couvrir des vengeances particulières, que cela était odieux et qu’ils allaient mettre bon ordre à cette fureur atroce et déplorable. Le premier jour que je l’ai vu il m’a fait l’effet d’un envoyé par la fatalité. La deuxième fois j’ai vu l’homme débordé qui pouvait encore lutter. Maintenant, je ne le vois plus ; mais je vois l’opinion et j’aperçois de temps en temps l’entourage ; ou je me trompe bien, ou l’homme est perdu, mais non le système, et à lui va succéder une puissance de réaction d’autant plus furieuse que la douceur de tempérament de l’homme sacrifié n’y sera plus un obstacle. » (G. Sand, Correspondance, T. III.)