HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre IX : LA RÉSISTANCE A ÉTÉ FAITE PRINCIPALEMENT PAR LA BOURGEOISIE.

 

§ VI. Magistrats, officiers et prêtres partageux.

Au nombre des hommes que le général des grâces prétend être considérés par les populations comme dangereux pour le repos public, il faut mettre aussi beaucoup de magistrats. Quoi ! des magistrats « promoteurs de rébellion, fauteurs de désordre » ? Oui ! nous en nommerons quelques-uns :

M. Castelnau, conseiller à la cour d’appel de Nîmes, vient d’être invité à donner sa démission ou à sortir de France. Il a préféré se démettre.

On lit dans le Mémorial d’Aix du 14 mars : MM. Duchaffault et Latil, vice-président du tribunal de Digne, ont été réveillés pendant la nuit, et ont reçu l’ordre de quitter la ville. Ils sont partis escortés par un détachement de hussards, qui ne les a quittés qu’au pont du Var.

A Barcelonnette, M. Colomo, président du tribunal, a été également conduit, de brigade en brigade, jusqu’à la frontière du Piémont.

À Forcalquier, M. Amédée Martin, juge, et M. Corauson, juge d’instruction, sont aussi au nombre des proscrits.

Parmi les personnes exilées du département des Deux-Sèvres, se trouve M. Clerc-Lasalle, vice-président du tribunal civil.

Enfin, M. Fabre, président du tribunal civil de Rodez (Hérault) ; M. Bélot des Minières, juge à Bordeaux; M. Delord, juge au tribunal de première instance de Cahors, et de plus très-riche propriétaire ; M. Némorin Labaudie, juge, et M. Cousset, ex-procureur de la République à Confolens (Charente), ont été également expulsés de France.

Tous ces magistrats étaient inamovibles ; leur position était inattaquable autrement que par un jugement solennel dans des formes déterminées. M. Bonaparte, cette émanation du grand parti de l’ordre, le profond politique qui s’est attaché à restaurer le respect de l’autorité, les a fait conduire à la frontière, de brigade en brigade, sans aucune forme de procès, de son autorité privée !

Le Journal de Lot-et-Garonne (23 janvier), en annonçant l’arrestation de M. Fabre, le président du tribunal civil de Rodez, ne peut s’empêcher de dire assez piteusement : « Cette mesure, dont nous sommes loin de contester l’opportunité, est affligeante pour la magistrature, si digne à tant d’égards de la considération publique. Nous voyons avec peine que certains membres d’un corps aussi respectable se soient placés dans le cas d’appeler sur eux de tels exemples. »

Nous disons, nous, à notre tour, quel peut être le pouvoir forcé d’exiler tant de membres d’un corps malheureusement peu célèbre par ses rigueurs envers ceux qui gouvernent ? Les Bourbons eux-mêmes, en 1815, ont moins destitué de magistrats que le neveu de « l’Ogre de Corse » ne juge à propos d’en bannir ! Croirait-on que l’on trouve des organes de la loi jusqu’au nombre des transportés, de ces grands coupables que l’intègre Morny assimile aux forçats en rupture de ban ? La chose est cependant incontestable. Le Languedocien cite, parmi les condamnés de Bédarieux destinés à Lambessa, M. Molinier, juge de paix et membre du conseil général. Le Courrier du Lot signale, au milieu des détenus politiques de ce département destinés à l’Afrique, M. Béral, ancien procureur de la République !

Au surplus l’armée, malgré ses services rendus aux conspirateurs, n’a pas été moins atteinte que la magistrature ; elle a aussi l’honneur d’avoir fourni des victimes au César de casernes ; il n’y a pas, grâce au ciel, que des Canrobert sous les drapeaux. « Parmi les personnes arrêtées à Digne, dit le Journal de Lot-et-Garonne, se trouvent le sieur Delaye, officier de gendarmerie en retraite, demeurant au Lauzet, et le sieur Dupont, chef de bataillon, également en retraite. » M. Courtais, colonel, ancien général en chef de la garde nationale de Paris, est exilé ; M. Lacombe, chef de bataillon en retraite à Villeneuve, est interné ; M. Mouton, lieutenant-colonel, qui tient aussi bien une plume qu’une épée, est déporté, ainsi que M. La Fontaine, capitaine de cavalerie. M. Caillaud, lieutenant-colonel de la garde républicaine, et M. Lecomte, capitaine retraité, ont été bannis en manière d’addition aux tortures des pontons bonapartistes. M. Becquet, capitaine d’infanterie, a été exilé après avoir été condamné à la transportation par la commission mixte des Deux-Sèvres.

Ceux-là sont chassés de leur pays et de l’armée parce que les héros du parjure le veulent ainsi ; il n’y a pas d’autre raison. Quant à M. Violet, lieutenant de gendarmerie, c’est différent : renvoyé devant un conseil de guerre à Bayonne, comme compromis dans le mouvement insurrectionnel du Gers, il a comparu devant un conseil d’enquête qui l’a destitué de son grade pour avoir obéi à l’article 68 de la Constitution ! Il y a une chose plus repoussante encore que le cynisme de l’arbitraire, c’est la parodie des formes de la justice revêtant la violence d’un simulacre de légalité.

Il n’est pas une des classes offrant, selon l’opinion vulgaire, le plus de garanties aux intérêts conservateurs, qui n’ait payé tribut aux barbares ; l’Eglise elle-même compte des lévites au nombre des ennemis de la religion que l’homme providentiel a frappés. Nous lisons dans le Journal de Lot-et-Garonne du 12 janvier : « Auch, 10 janvier. L’abbé Chassan, desservant la petite commune de Sainte-Croix, canton de Riez, a été mis en prison à Digne. Ce curé avait béni les armes des insurgés. Dans le même journal du 19 janvier, on trouve : « Bordeaux, 17 janvier. On a arrêté hier, rue de la Vieille-Tour, un ecclésiastique accusé d’avoir fait partie des sociétés secrètes. Pour éviter une arrestation, cet homme s’était réfugié à Bordeaux. » Le Courrier du Lot nous apprend que M. L’Herminez, ministre protestant, est expulsé. Le Courrier de Nancy, en date du 20 avril, annonce que M. l’abbé Blanc, ancien vicaire de la cathédrale, qui, par décision de la commission mixte, avait été interné à Amiens, vient d’être gracié. Parmi les proscrits de Londres, nous connaissons M. l’abbé Monlouis. M. Maumème, curé, M. Giraud, pasteur protestant dans les Ardennes, et M. l’abbé Saigne, vicaire à Marmande, sont expulsés par décision de la commission mixte de leurs départements.

Le lecteur peut maintenant juger ce que sont les jacques de France ? Est-il un homme de bonne foi capable de croire que tant de citoyens essentiellement intéressés à l’ordre et à la paix, représentants du peuple, notaires, avoués, médecins, pharmaciens, professeurs de droit et de sciences, avocats, poètes, artistes, magistrats, officiers, banquiers, négociants, industriels, maires, conseillers de préfecture, prêtres, propriétaires, soient des pillards ? A-t-on jamais travesti plus odieusement les faits et les caractères que ne le font les parjures en dénonçant au monde, comme dangereux, tant d’hommes « honorables par leur position sociale » ? Nous ne donnons pas, on le pense bien, la liste entière des bourgeois sacrifiés au 2 décembre. Il y en a littéralement des milliers d’autres. Nous nous sommes borné à ceux dont nous avions recueilli les noms çà et là en lisant les journaux qui nous tombaient sous la main ; mais la nomenclature est assez longue pour remplir complètement notre but, pour rassurer les riches de France et d’Europe si déloyalement trompés sur le compte des Montagnards, des socialistes, des républicains. En voyant plus d’habits encore que de vestes et de blouses parmi les jacques, ils penseront, nous l’espérons, que les jacques ne sont pas fort à craindre. En dénombrant tous les propriétaires qui exposent leur vie et leurs biens pour la cause démocratique, ils ont de quoi se convaincre, il nous semble, que cette cause n’est pas celle du mal, mais, au contraire, celle du bien public, du progrès nécessaire, de l’ordre, de la foi jurée, et, pour tout dire en un seul mot, celle de la JUSTICE.