HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre IX : LA RÉSISTANCE A ÉTÉ FAITE PRINCIPALEMENT PAR LA BOURGEOISIE.

 

§ V. Aveux des bonapartistes sur le vrai caractère des jacques.

Tous les jours on met la main sur des scélérats de la classe des notables, qui trament le bouleversement universel. Le Pays annonçait encore dernièrement « qu’une société secrète avait été découverte dans le quartier du Temple. Elle se cachait, dit-il, sous l’apparence d’une association charitable, à la tête de laquelle se trouvaient un médecin et un pharmacien. Un commissaire de police, qui avait été prévenu de ce fait, a envahi, avec un grand nombre d’agents, un local de la rue Meslay dans lequel étaient réunis en conciliabule les membres de la société, parmi lesquels figuraient six des notables du quartier. On a saisi différents écrits, des brochures, des almanachs destinés à être répandus dans les campagnes, des recettes pour fabriquer de la poudre, etc. Toutes les personnes présentes ont été arrêtées. »

Les amis de l’ordre avouent eux-mêmes qu’il peut paraître extraordinaire de trouver tant de bourgeois, qui devraient être « d’honnêtes gens », au milieu de paysans et d’ouvriers, qui sont naturellement des bandits. Il est curieux d’entendre leurs gémissements affectés : « Ce qu’il y a, disait le Constitutionnel du 18 décembre, ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que ces bandits ont trouvé des complices, et quelquefois des chefs, dans les personnes mêmes qui semblaient avoir le plus d’intérêt à repousser leur invasion. On assure qu’à Digne, un ancien membre de l’Assemblée constituante a offert ses services aux émeutiers ; que, exclu par eux du commandement, il s’est satisfait en envoyant ses fils au sac de la préfecture, et en dirigeant ensuite, de sa personne, quelques-uns des bandits qui avaient rempli la ville. Le fils du percepteur de Digne, s’étant mis de la partie, a contraint son vieux père à livrer quinze cents francs à une bande dont il s’était fait le capitaine. On va même jusqu’à dire que, dans un des arrondissements, le président de tribunal s’est mis d’accord avec les insurgés, qui avaient emprisonné toutes les autres autorités et volé les caisses, et qu’il a soutenu de ses encouragements ce gouvernement de pillards. »

Nous avons rapporté plus haut, page 182, comme quoi le Journal de Lot-et-Garonne, parlant d’une bande de jacques qui pillaient les fermes en marchant sur Agen, avoue naïvement « qu’à la tête des pillards étaient des hommes que leur position sociale aurait dû éloigner de ces nouveaux malandrins. » Croyez donc aux malandrins après cela !

De tous côtés, « les honnêtes gens », le plus sottement convaincus que les républicains sont des scélérats, portent naïvement témoignage que les buveurs de sang, vaincus par l’assassin de Boulogne, occupent dans la société ce qu’on est convenu d’appeler un rang honorable. Qu’on lise, par exemple, cette lettre de M. Léonce Baudin, lieutenant de vaisseau à bord de l’Asmodée :

« Le 10 mars, l’amiral nous donnait l’ordre de prendre la mer sur-le-champ ; nous allions à Port-Vendres prendre les détenus politiques condamnés à la transportation.

Le lendemain l’Asmodée était à son poste. Bientôt un fort détachement de troupes, infanterie et cavalerie, nous amène trois cents de ces malheureux qui ont voulu mettre à sac la société tout entière. Il y avait parmi eux des figures sinistres, indiquant de ces natures profondément perverties et capables de tous les crimes. Mais ce qu’il y a de plus triste à dire, c’est que dans les rangs de ces nouveaux jacques se trouvaient aussi des hommes tout jeunes encore et qui occupaient naguère dans le monde un rang honorable… C’étaient, par exemple, un certain La Fontaine, capitaine de cavalerie, que son âge et son expérience des hommes et des choses auraient dû préserver de pareilles erreurs ; puis un M. Pontier, beau jeune homme à l’air distingué ; puis un professeur à la figure bonne et intelligente ; puis encore plusieurs propriétaires aisés, riches même, et laissant derrière eux, privés de leur appui, des femmes et de nombreux enfants…

Parmi ceux qui composaient le reste de cette bande de démons, etc. »

A la couleur et au bon goût de ce style, on ne peut douter que M. le lieutenant de vaisseau Léonce Bodin ne soit un ami achevé de l’ordre ; il est donc digne de foi, et il faut rester convaincu que, dans les « bandes de démons », se trouvent « des capitaines de cavalerie, des professeurs, des jeunes gens à l’air distingué, occupant dans le monde un rang honorable, enfin des propriétaires aisés, riches même, et pères de famille. »

La bourgeoisie n’a pas seulement pris la plus grande part à la résistance, elle n’a pas seulement fourni de nombreuses victimes aux vengeances napoléoniennes ; partout on l’a vue, mieux éclairée sur le compte des démocrates, témoigner courageusement de ses sympathies pour les prétendus brigands qui allaient, dit-on, l’anéantir. Dans le procès de Bédarieux, sur lequel plane tant d’obscurité, M. Charles Bonne, ancien juge de paix, dépose avec indignation « que l’enterrement des gendarmes eut lieu sans la moindre pompe, tandis que l’inhumation des sieurs Combes et Cabrol fut escortée d’une foule immense, parmi laquelle ont vit beaucoup de personnages marquants de la ville. » (La Patrie, audience du 27 mai.)

Disons ici que la présence de « beaucoup de personnages marquants de la ville » aux funérailles des deux démagogues, et leur absence aux funérailles des gendarmes, jettent de grands doutes sur la véracité des faits de Bédarieux, pour lesquels le conseil de guerre de Montpellier a prononcé dix-sept condamnations à mort !!…

Les décembriseurs les plus forcenés conviennent également que les gants jaunes et les bottes vernies ne manquent pas parmi les partageux. Nous ne sommes pas fâché d’en voir échapper l’aveu de leurs bouches. L’un des amis les plus chers de M. Bonaparte, M. Granier de Cassagnac, dans son Récit complet des événements de Décembre (page 99), a reconnu, en ces termes, que la Chaussée-d’Antin s’était montrée au 2 décembre plus anarchiste que les faubourgs :

« Le 2e arrondissement de Paris est le plus riche, le plus élégant, celui qui étale le plus de luxe. Il ne s’est pas montré le plus sensé. L’histoire enregistrera ce scandale, que le boulevard des Italiens et le boulevard Montmartre ont tiré sur l’armée française, et que l’aristocratie des richesses s’est faite l’auxiliaire des pillards. Quand on a relevé les cadavres des émeutiers, qu’a-t-on trouvé en majorité ? DES MALFAITEURS ET DES GANTS JAUNES ! »

On voit ce qu’il faut penser du spectre rouge évoqué par les charlatans et les terroristes de l’ordre, quand ils n’hésitent pas à dire « que l’arrondissement le plus riche et le plus élégant de Paris s’associait avec les pillards » prêts à plonger la civilisation dans l’abîme. Le gouvernement des coquins a cependant choisi pour un de ses candidats à son corps législatif l’homme qui, en regardant froidement les cadavres de la bourgeoisie, n’a trouvé pour elle que l’insulte de « malfaiteurs » !

Chose propre à ouvrir bien des yeux ! MM. Bonaparte et Persigny n’ont pas d’adversaire plus déclaré que la bourgeoisie de Paris, assurément la plus éclairée de France. Nous allions, nous autres socialistes, la dépouiller, l’égorger, la guillotiner ; ils l’ont tirée de nos mains, et néanmoins, aujourd’hui encore, ils la redoutent autant que le soir du 1er décembre, où M. Bonaparte disait à son ami, M. Vieyra : « Pouvez-vous me répondre qu’aucune convocation de la garde nationale n’aura lieu ? » (P. Mayer, page 47.) Ils ont toujours peur de cette garde nationale comme les rôdeurs de nuit ont peur des gendarmes. En vain l’ont-ils modifiée, épurée ; en vain ont-ils changé son uniforme révolutionnaire ; en vain se sont-ils chargés de nommer depuis le général en chef et tout l’état-major jusqu’aux derniers caporaux, ils n’en sont pas plus rassurés. Ils n’ont pas osé la convoquer pour la fameuse distribution des aigles du 10 mai, et, avec leur rare génie d’invention habituel, ils ont fait déclarer qu’elle ne serait pas de la partie, « parce que les nouveaux uniformes ne seraient pas prêts » ! Les bonapartistes eux-mêmes constatent ces étranges rapports entre les sauveurs de la bourgeoisie, de l’ordre, de la propriété et les hommes d’ordre, les propriétaires, les bourgeois. On en jugera par cet extrait d’une correspondance de l’Indépendance belge du 25 avril : « La grosse question du jour, c’est moins peut-être la fête militaire du 10 mai que l’exclusion de la garde nationale, qu’on comptait y voir jouer un rôle. Vous n’avez pas, j’en suis sûr, été dupe du prétexte d’inconfection des uniformes et du manque de temps. Ce qui a motivé la note où il est stipulé que la garde nationale ne figurera pas à la distribution des aigles, c’est la tendance, remarquée dans plusieurs bataillons, à l’opposition ; le vieil esprit frondeur de nos concitoyens n’a pas tellement abjuré qu’on puisse se dispenser de compter avec lui, et c’est à la fois de la sagesse et de la finesse que d’en différer autant que possible les contacts officiels. Je n’apprécie pas, remarquez-le bien, je constate. Des deux côtés, il y a eu, je ne dirai pas des torts, le mot serait ridicule, mais des défiances, des hésitations, des manques d’épanchement réciproques. Quelques-uns des officiers nommés par le pouvoir n’ont pas eu, et il était impossible qu’il en fût autrement, l’unanimité des sympathies de leurs subordonnés, déjà froissés qu’on ne remit pas à l’élection la nomination des officiers. D’autre part, quelques excès de zèle ont compromis la gravité de deux ou trois chefs, et il est résulté de tout ceci que, pour éviter à la fête du 10 mai quelques cris dissonants de Vive la République ! on a pris le parti très-raisonnable, au moins en fait, de ne pas convoquer la garde nationale. »

Ne vois-on pas, à travers ces phrases mielleuses, que si les décembriseurs ont eu les habits contre eux pendant la bataille, il les ont encore après ?

L’un des égorgeurs des boulevards, le général Canrobert, choisi plus tard pour jouer un rôle dans l’impitoyable comédie de la clémence, a confessé de même que les jacques sont « d’un rang élevé. » « J’aurais voulu, dit-il, pouvoir amnistier également un plus grand nombre de personnes occupant dans la société un rang relativement élevé, par leur instruction, leur fortune, leur profession. Mais parmi ces gens se trouvent les chefs des sociétés secrètes, les promoteurs de la rébellion, les fauteurs du désordre, considérés par les populations et les autorités comme dangereux pour le repos public. »