HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre IX : LA RÉSISTANCE A ÉTÉ FAITE PRINCIPALEMENT PAR LA BOURGEOISIE.

 

§1 Les premiers jacques frappés.

 

Relisez et comparez. Jamais, lors même que l’histoire de France s’écrivait à Coblentz et à Saint-Acheul, on n’offensa plus scandaleusement la vérité. Jamais on n’accumula plus de mensonges, plus de crimes, pour une fin plus maudite. Depuis le 2 décembre, des coupe-jarrets, qui ont pris à bail l’imposture et la diffamation, trempant leurs plumes dans un mélange de boue, de venin et de sang, nous traînent sur la claie ; à les en croire, depuis cinq grands mois on voit défiler dans quarante départements d’affreuses processions de bandits qui s’en vont le sac du butin au dos, la faux sur l’épaule, la torche à la main, le blasphème à la bouche, pillant les châteaux, dévastant les fermes, saccageant les villes, égorgeant les hommes, violant les femmes, brûlant les enfants, assassinant une foule de sous-préfets qui se portent fort bien aujourd’hui pour déposer contre leurs prétendus meurtriers. Ces abominations, ils les ont répétées partout, répandues à des millions d’exemplaires aux frais du trésor public; et en même temps ils ont fermé la bouche à la défense, bâillonné ou suspendu tous les journaux de l’honneur et de la vérité. Si bien qu’à la voix de ces indignes ennemis, les sombres ailes de la peur ont couvert la France comme d’un nuage livide ; la province a cru les faubourg de Paris regorgeant de sectaires de théories monstrueuses, Paris a cru la province fourmillant de cannibales ; le monde a cru les trois quarts de la population de nos villes et de nos campagnes composés de scélérats. Il y a encore en France et en Europe nombre d’hommes, de bonne foi d’ailleurs, à qui vous persuaderiez difficilement que l’armée des faux serments n’a pas préservé notre patrie « des horreurs de la jacquerie ! »

Mais les tables de proscription sont là ; qu’on les ouvre, qu’on les compulse, et l’on verra que tous ces brigands aujourd’hui emprisonnés, internés, bannis, déportés, errant sur la terre d’exil, souffrant au fond des colonies pénitentiaires, appartiennent en grande partie aux classes éclairées et conservatrices. Les partageux sont des propriétaires, les jacques des médecins, les bandits des notaires, les pillards des hommes de lettres, et les égorgeurs des magistrats. Nous parlons ainsi pour ceux qui voient une garantie de moralité dans le fait « d’avoir quelque chose sous les pieds. » Quant à nous qui connaissons les prolétaires, qui les avons vus de près, nous ne les croyons pas moins conservateurs que les riches, et s’il nous fallait absolument chercher dans les différentes couches de la société française la plus honnête et la plus désintéressée, nous désignerions celle qui est appelée plus particulièrement le peuple.

Les listes des victimes du 2 décembre sont immenses ; ce sera encore un travail long et aride que d’en détacher quelques pages ; mais qu’importe la fatigue, si l’on parvient à la vérité et à la lumière ?

Commençons.

 

Lot (185) — « Arrêté du commandant supérieur de l’état de siège dans le département du Lot.

Le colonel chef de la 12e légion de gendarmerie commandant les troupes de l’état de siège dans le département,

Considérant que les nommés Marlet, rédacteur du journal le Réformateur du Lot et du Cantal, demeurant à Cahors ; Delord, juge au tribunal de première instance de Cahors ; Cambarieu, de Cahors, conducteur des ponts et chaussées ; Ange Pechméja, rédacteur du Réformateur ; Teyssédon, sellier ; Lausser, graveur ; Seguy, marchand tanneur ; Nuéjouls, serrurier ; Brassac fils, commis de librairie ; Pinel, orfèvre ; Coste, sculpteur, tous de Cahors ; Jourdanet, propriétaire, à Labastide-du-Vert ; Desprats, percepteur, à Labastide de Saint-Cyprien ; Sabatier, teinturier à Puy-l’Evèque ; Sarlat, propriétaire à Puy-l’Évèque ; Fromentèze, instituteur à Girac ; Gauzens, commandant de la garde nationale à Figeac ; Calmels, limonadier ; Ligonie père, secrétaire de la mairie ; Calmel (Eugène), tapissier ; Bailly, horloger ; Rames aîné, tailleur ; Massin, employé à l’hospice ; Tourdonde ; tous de Figeac ; Vanel, maire de Thémines ; Cayrel, huissier à Lacapelle-Marival ; Monbertrand, dit Cadet, adjoint ; d’Aynac Bouscarel ; Charles de Latronquière ; Vayrac, limonadier; Thomas, employé en retraite ; Ribeyrol, garçon cloutier ; Mespoulié, limonadier ; ces quatre derniers de Saint-Céré ; Bergougnoux et Andral, maire et secrétaire de la mairie de Gramat ; Valens, instituteur à Cazillac ; Valrivière aîné, membre du conseil général, à Carennac ; et Gimel, instituteur à Bétaille ; contre lesquels des mandats d’arrêt ont été lancés comme prévenus d’avoir participé aux actes insurrectionnels et aux désordres qui se sont produits sur plusieurs points du département, sont en fuite ;

Vu l’état de siège,

Arrête, etc.

                  Signé : le colonel PELLAGOT.

    A Cahors, le 29 décembre 1851. »

 

Seine-et-Oise. — « D’assez nombreuses arrestations ont été faites dans les arrondissements d’Etampes et de Corbeil, sur mandat de M. Cavaignac, commandant l’état de siège dans le département. Ont été arrêtés et conduits à la maison d’arrêt d’Étampes : les nommés Martin, médecin ; Soufflot, charpentier ; Bernard, propriétaire, demeurant tous les trois à Étampes ; Diet, ancien greffier, ex-commandant du bataillon cantonal de Saelas ; Cayot, carrier, à Dannemois ; Bernard, féculier, à Moigny, et Bouret, médecin, à Etrechy. » — (Journal de Dreux.)

 

Lot-et-Garonne. — A la suite du combat qu’il n’a pas soutenu aux environs de Marmande, M. Flayelle, lieutenant de gendarmerie, donne le nom et le signalement des cannibales et des partageux devant lesquels il a pris la fuite, laissant un des siens blessé sur le terrain.

« … De nombreuses arrestations, écrit-il, ont été faites. Nos prisons sont pleines ; mais les principaux chefs ont échappé. On dit que quelques-uns d’entre eux sont dans la Dordogne ; je vous en donne ci-après les noms ; tâchez, si vous le pouvez, de les faire arrêter. Il y a contre eux des mandats d’arrêt :

Peyronny, ancien chef d’escadron, décoré de la croix d’officier ; Vergnes, avocat, ancien constituant ; Lafitteau, notaire, soigné dans sa toilette ; Faget-Renolde, beau-père d’Emmanuel Arago, très-soigné dans sa toilette ; Gayneau, avoué ; Baccarisse, avoué ; et beaucoup d’autres qui ont pris la fuite dans toutes les directions.

Je vous écrirai plus longuement, etc.

Signé : FLAYELLE »

(Union Corrézienne, 20 décembre.)

 

ALLIER. — Au Donjon, les coups ont été mesurés à la résolution intrépide de ceux qui avaient pris les armes pour la légalité. Le conseil de guerre des insurgés a frappé avec la fureur d’un ennemi implacable.

Ont été condamnés :

A la RECLUSION : MM. Bourachot, pharmacien ; Laborde, petit propriétaire ;

A la DEPORTATION : MM. Raguin, épicier ; Gallay, très-riche propriétaire ; Vignot ;

Aux GALÈRES : MM. Tyrol et Gail.

A MORT : MM. Nolhac, médecin ; Terrier aîné, notaire ; Terrier jeune, propriétaire ; Fagot, riche propriétaire ; Ernest Preverand, petit propriétaire ; Honoré Preverand, petit propriétaire.

Les biens de tous ces condamnés avaient été précédemment mis sous le séquestre par le mémorable arrêté du général Eynard avec ceux des citoyens Treille, cordonnier ; Blettery, boucher au Donjon ; Chomet, médecin à Jalligny ; Meusnier, pharmacien à Chaveroche ; Auboyer, propriétaire à Breuil.

Voilà quelques-uns des incendiaires et des jacques qui furent frappés dans les premiers jours comme ayant voulu mettre la société à feu et à sang pour opérer le partage des terres ! On voit de quels rangs ils sortent. L’un de ces partageux, M. Fagot (du Donjon) a plus du 500,000 francs de biens au soleil ; un autre, « Faget, beau-père d’Emmanuel Arago, » comme dit, avec une politesse tout élyséenne, M. le lieutenant de gendarmerie Flayelle, possède notoirement près d’un million de fortune territoriale. Il espérait sans doute s’arrondir en partageant.