HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre VIII : CRUAUTÉS COMMISES PAR LES DECEMBRISEURS 

 

M. Mayer a dit, dans son histoire apologétique du 2 décembre :

« Le jour n’est pas loin peut-être où les passions démocratiques, définitivement classées parmi les maladies mentales, quitteront le domaine de la politique, et ne livreront de bataille que dans les cabanons de Bicêtre et de Charenton ; à moins que le crime ne s’en mêle, et que l’émeutier ne soit plus qu’un bandit ivre de luxure et altéré de pillage ; une bête fauve de cette famille dont la Nièvre et le Var viennent d’offrir de si complets exemplaires, auquel cas il n’y a plus combat, mais battue ; d’un côté la jacquerie, de l’autre la société : tout est permis alors, et du moment qu’au lieu d’hommes l’on a en face de soi, qu’un troupeau de loups enragés, la seule crainte à concevoir, c’est d’en laisser échapper quelqu’un. » (page 139)

Ces rugissements sauvages expriment bien la pensée, peignent bien les actes des conjurés. « La seule crainte à concevoir c’est d’en laisser échapper quelqu’un !!! »

Et en effet, les modernes vandales ont tué partout les défenseurs de la Constitution, « plutôt que d’en laisser échapper quelqu’un. »

Dans la Nièvre, on a fait littéralement la battue des bois à la manière des louvetiers, pour prendre les républicains qui s’y étaient réfugiés ! Une dépêche officielle datée du 12 décembre, et expédiée de Nevers à Paris, porte : « Le général Pellion a fait faire une battue dans les bois de Clamecy avec quinze cents hommes. Il a fait cent prisonniers. Un soldat du 10e chasseurs a été blessé. A Entrains, on a fait quatre-vingts prisonniers. Un insurgé qui résistait A ÉTÉ TUE, un autre s’est noyé en se sauvant à la nage. » Combien d’autres périrent au milieu de ces horribles opérations ? Nul ne le sait !

Des battues semblables à celles des bois de Clamecy ont été faites notamment dans les forêts de l’Allier et du Lot-et-Garonne : « Il n’y a plus combat, mais battue », avait dit M. Mayer.

Dans le département du Var, la terreur fut épouvantable. Il faudrait des volumes pour la raconter. Ses excès troublèrent les facultés mentales de plusieurs personnes. M. Denoise ayant été mis au secret quoiqu’il n’eût pas pris les armes, son cousin, membre du conseil général, est saisi d’effroi, et s’enferme dans une cave avec un petit baril de poudre, auquel il met le feu. M. Frison, avoué, arrêté pour crime de républicanisme, se pend dans son cachot, afin d’éviter une mort qu’il redoute parce qu’il la croit ignominieuse. Si la terreur a pu avoir de tels effets chez les hommes cultivés, qu’on juge de ce qu’elle a produit sur les ignorants !

« Les nouvelles, disait la correspondance du Messager des Chambres, de Bruxelles, 6 février 1852, les nouvelles que la censure laisse publier par les journaux viennent confirmer ce que je vous ai dit de la terreur qui règne partout. Dans le seul ressort de la Cour d’appel d’Aix, quatre suicides, causés par les arrestations politiques, viennent de jeter un voile funèbre sur cet horrible système. Ici, ce sont des détenus appartenant aux classes éclairées de la société qui se donnent la mort dans leurs prisons ; là c’est un magistrat qui devient fou en apprenant que sa famille paye aussi sa dette au régime des arrestations, il n’est pas un citoyen qui ne tremble pour soi et pour les siens. »

Dans le département des Pyrénées-Orientales, le préfet, M. Dulimbert, a servi avec une véritable passion les conjurés militaires. Il a opéré plus de douze cents arrestations, qu’il appelait, en ricanant, « des arrestations administratives destinées à pacifier le pays. » On fut obligé d’envoyer de Montpellier trois juges d’instruction pour aider à ceux de la localité. Si bons qu’ils fussent, ces juges déclarèrent qu’ils ne voyaient aucun moyen de bâtir une accusation quelconque. Le préfet déclara, de son côté, qu’il ne mettrait personne en liberté. Les commissions spéciales sont venues alors terminer le conflit, en faisant bonne justice des détenus. Il serait difficile de dire les excès d’arbitraire de M. Poujard Dulimbert ; nous raconterons cependant le trait suivant, emprunté à un journal de Bruxelles du 31 mars. On y verra ce qu’est la liberté individuelle en France !

« Vers le commencement de mars, on vient à la prison annoncer à douze détenus qu’ils sont libres. Les onze premiers sortent ; mais le douzième, que cette nouvelle prend à l’improviste, demande à rentrer pour prendre ses souliers, parce qu’il n’a que des sabots aux pieds. En revenant à la grille, il la trouve fermée. Il dit qu’il est libre, qu’il a seulement demandé cinq minutés pour aller chercher ses souliers et toucher la main à ses camarades. On en réfère au préfet, qui s’écrie : Comment, les prisonniers sont ses camarades ! Eh bien, alors, qu’il reste avec eux ! »

Pour donner une idée générale des actes qui ont désolé les départements, il faut raconter l’expédition de M.Dulimbert à Estagel. Le 8 décembre, il entre dans cette petite ville, lieu de naissance des frères Arago, à la tête de cavaliers et de fantassins ; il fait arrêter douze habitants de l’endroit qu’il enferme dans une écurie d’auberge. La femme d’un des arrêtés, madame Conte, nièce des frères Arago, en traversant les rangs de la troupe pour tacher de se rapprocher de son mari, apprend de source certaine cet ordre donné par le préfet au commandant de la colonne : « Si la population bouge, rassemblez les prisonniers dans un coin et FUSILLEZ-LES ! » À cette nouvelle, elle court sur la place, les mains jointes, et supplie la population de rester résignée devant toute espèce de provocation. Le peuple, instruit des suites que pouvait avoir le moindre mouvement, se contint, mais cela ne devait pas empêcher Estagel d’être ensanglanté ! Les soldats étaient ivres ; un cavalier lance son cheval au grand trot le long des maisons où stationnaient quelques curieux ; ceux-ci, pour n’être point écrasés, se dispersent ; leur mouvement produit une certaine confusion ; la troupe, qui n’a plus sa raison, croit à une attaque, elle fait une décharge et tue deux hommes ! Le sang ainsi répandu arracha un cri de fureur aux Estagellois, et il fallut les supplications des femmes des prisonniers pour empêcher le village de prendre les armes !

M. Dulimbert, content d’avoir donné cet exemple de vigueur, présida lui-même au départ des prisonniers ; il les entassa sur une charrette pour les envoyer à Perpignan, leur fit mettre des menottes dont il s’était pourvu, et dont il mit les clefs dans sa poche pendant une demi-heure avant de les rendre au commandant de l’escorte. Enfin, au moment de se retirer, il fit le tour de la charrette le cigare à la bouche, fixant les yeux sur chaque prisonnier l’un après l’autre, d’un air si provocateur qu’on l’aurait pris bien plutôt pour un homme satisfaisant une vengeance personnelle que pour le premier magistrat d’un département.

Les décembriseurs semblent être une race de méchants à part. Jamais on ne vit tant de gens que parmi eux faire le mal pour le mal.

A Caumont, près Marmande (Lot-et-Garonne), un jeune instituteur, aimé de tout le monde, excepté du maire, avait été désigné pour secrétaire de la commission provisoire ; mais il n’avait pas même eu l’occasion d’exercer ces modestes fonctions. L’ordre rétabli, le jeune instituteur est enchaîné et exposé, portes ouvertes, dans la maison du maire, M. Bordes fils, qui, de son autorité privée, restaure ainsi la peine de l’exposition, abolie par nos lois.

On ne sait pas bien ce que peut contenir de férocité l’âme d’un modéré tout à fait ami de l’ordre. Ce même M. Bordes fils a commis un des actes les plus atroces, sans contredit, de tous ceux qui ont souillé la conquête des bonapartistes. Sous la principale rue de Caumont, il existe un long et vaste aqueduc destiné à faire écouler les eaux des nombreuses sources de la montagne voisine. M. Bordes fils, ayant entendu dire que des patriotes s’étaient réfugiés dans cet aqueduc, le fit remplir d’eau, après avoir bouché son orifice inférieur, et mit pendant vingt-quatre heures des gardes à l’entrée pour mieux s’assurer du résultat… Heureusement, le renseignement fourni à M. le maire était inexact ou les fugitifs avaient été prévenus à temps. Les eaux ne rapportèrent aucun cadavre à ce bonapartiste qui les guettait.

A mesure que l’on pénétrera dans les détails de la guerre que les hordes bonapartistes déclarent à la France, on y découvrira plus de sujets de les maudire. Ces hommes à passions sauvages n’ont reculé devant rien pour assouvir leur soif d’or et de pouvoir. On les a vus à Paris vider la prison cellulaire de Mazas de presque tous ses coupables habitants afin d’y loger les représentants du peuple et les bons citoyens ! Ils ont voulu faire de même en province. Dans la matinée du 4 décembre, M. Preissac, préfet du Lot-et-Garonne, ayant appris que le conseil municipal de Villeneuve s’était emparé de l’administration et déclaré en permanence à l’unanimité, écrivit à M. Vesine-Larue « d’appeler les troupes qui se trouvaient à la maison centrale d’Eysses pour rétablir l’ordre en ville. » Cette dépêche fut lue à la sous-préfecture, par M. Vesine-Larue, au maire et à ses deux adjoints. Nous en donnons pour garant l’affirmation de MM. Dubruel et Phillips, les deux adjoints. M. Preissac savait parfaitement que la garnison de la maison centrale ne se montait pas à plus de deux cents ou deux cent cinquante hommes, et qu’il fallait par conséquent l’enlever tout entière si l’on voulait produire un effet quelconque, puisque la garde nationale de la ville s’était réorganisée et soutenait la municipalité. Le résultat infaillible d’une telle mesure, si le sous-préfet n’avait été empêché de la prendre, était la révolte immédiate des détenus d’Eysses qui se seraient certainement délivrés du moment où il n’y aurait plus eu de fusils pour les garder. M. Preissac déchaînait donc volontairement, sciemment les onze à douze cents condamnés de la maison centrale d’Eysses, condamnés fort dangereux, afin de combattre une résistance légale à laquelle la garde nationale s’était associée tout entière ! Pour tout dire, il convient d’ajouter une chose. Le conseil municipal, que M. Preissac ordonna aussi de faire fusiller s’il continuait à s’immiscer dans l’administration de la ville, avait pensé à désarmer la garnison d’Eysses pour armer les citoyens, mais il y renonça en réfléchissant que ce serait ouvrir les portes aux condamnés. Nous recommandons ce détail de la lutte à l’attention particulière des hommes consciencieux. On y voit dans leur vrai jour les rouges et les sauveurs de la société !

Ce M. Preissac doit être un grand modéré, car il n’emploie jamais que les moyens les plus violents. C’est de concert avec lui que, le 8 décembre, M. Bourrely, simple chef de bataillon, lançait à Agen un arrêté conçu en ces termes :

« Art. 1er. Le département de Lot-et-Garonne est mis en état de siège.

Art. 2. Tout individu qui sera pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, SERA FUSILLE SUR-LE-CHAMP.

Art. 3. Tout attroupement sera chargé SANS SOMMATION ! »

L’ordre était depuis longtemps rétabli que les fureurs élyséennes duraient encore. Le 27 décembre, un de ces misérables qui déguisent leur goût pour le meurtre sous le nom d’amour de la paix, qui décrètent le vol sous le nom de séquestre, tout en fulminant contre les partageux, le général Bourjolly, lançait encore la proclamation suivante contre les départements placés sous son sabre :

« L’état de siége que j’ai provoqué pour les départements du Gers, du Lot, et de Lot-et-Garonne, a déjà produit de bons effets. L’ordre règne partout ; quelques autorités, un instant méconnues, ont été rétablies. Cependant, malgré la volonté du pays qui vient de se produire dans une éclatante manifestation, une poignée de misérables rêvent encore, à l’aide de prétendus sentiments fraternels et patriotiques, le renversement de la société qui les réprouve.

Ces réformateurs d’une nouvelle espèce, traînant à leur suite le meurtre et le pillage, osent se montrer sur plusieurs points et notamment dans les forêts et les landes du Lot-et-Garonne.

Je rappelle à tous les chefs de colonne mobile et aux commandants militaires des départements en état de siége l’ordre déjà donné de faire FUSILLER SUR-LE-CHAMP tout individu pris les armes à la main.

Signé : Bourjolly. »

Si la chose n’était superflue, nous pourrions transcrire dix arrêtés semblables d’autres proconsuls de la faction des égorgeurs.

FUSILLER, FUSILLER, toujours FUSILLER !… Cet horrible mot résume la victoire du 2 décembre. FUSILLER, FUSILLER, toujours FUSILLER !…

Nous avons ainsi constaté par des pièces officielles qu’en province comme à Paris les conquérants avaient déclaré que tout homme armé ne faisant point partie de leurs bataillons avinés serait BONAPARTISE ! Nous avons également constaté, par pièces officielles, que ces protecteurs de la civilisation avaient effectivement FUSILLÉ DES PRISONNIERS. Nous avons cité quelques-uns de leurs nombreux homicides. Il est impossible de les nier, car nous avons eu soin d’en prendre le témoignage dans leurs propres aveux. Il n’est pas moins impossible d’enlever à ces fusillades le nom d’assassinats.

Ce ne fut pas tout. Jamais assouvis, ils ont voulu fusiller aussi ceux qui leur avaient échappé et ceux qui donneraient asile aux fugitifs. S’inspirant du souvenir des temps et des législations barbares, ils ont assimilé au crime l’hospitalité donnée au criminel ! C’est M. Carlier, nous croyons, qui, le premier, a eu cette idée, empruntée au Code noir de Louis XIV, au code de l’esclavage. Dès le 8 décembre, il adressait aux maires des départements du Cher, de l’Allier et de la Nièvre, où il avait le titre de commissaire général, la circulaire suivante :

« Un grand nombre de factieux et de bandits se sont évadés de Clamecy ; la justice saura les atteindre.

Vous ferez immédiatement connaître que toute personne qui leur donnerait sciemment asile serait réputée complice et traitée comme telle !!!

Signé : CARLIER. »

(Moniteur, 14 décembre)

Mais les chefs militaires, commandants d’état de siége, se sont particulièrement déshonorés par la bassesse de leurs rigueurs ; ils ont laissé loin derrière eux préfets et commissaires pour se rendre agréables au ministère de la guerre.

Le Courrier du Lot a inséré la pièce qu’on va lire :

« Considérant que les nommés Marlet, rédacteur du journal le Réformateur du Lot et du Cantal ; Delord, juge au tribunal de première instance de Cahors, etc., etc. (suivent trente noms), contre lesquels des mandats d’arrêt ont été lancés comme prévenus d’avoir participé aux actes insurrectionnels et aux désordres qui se sont produits sur plusieurs points du département, sont en fuite ;

Vu l’état de siége,

Arrête :

Art. 1er Tous les individus ci-dessus désignés seront recherchés avec soin, arrêtés et conduits dans les prisons de Cahors.

Art. 2. Toute personne qui leur donnera asile ou qui leur portera secours sera arrêtée et poursuivie comme complice de l’insurrection.

Le colonel, chef de la 12e légion de gendarmerie, commandant les troupes de l’état de siége dans le département du Lot,

PELLAGOT

Cahors, le 15 décembre 1851. »

 

Le lieutenant-colonel Charlier, commandant l’état de siége dans le département du Jura, est allé plus loin. Il a dit dans un arrêté :

« Tous ceux qui fourniront asile ou moyens de subsistance aux individus placés sous un mandat de justice par suite des troubles qui ont eu lieu en décembre dernier, ou qui faciliteront leur évasion d’une manière quelconque, seront déclarés leurs complices, arrêtés et jugés comme tels, SUIVANT LA RIGUEUR DES LOIS qui régissent l’état de siége. » La rigueur des lois dont parle M. le colonel Charlier, c’est la mort ! la mort pour un morceau de pain donné à un fugitif soupçonné, à un fugitif dont l’innocence serait peut-être démontrée s’il n’avait peur des conseils de guerre !! Et encore, nous résonnons là au point de vue où est M. le lieutenant-colonel Charlier ; nous admettons que les fugitifs vaincus en défendant la Constitution sont des criminels, des coupables !

Aucune honte n’aura manqué à l’invasion de 1851. Les ennemis n’ont pas seulement trouvé des officiers de l’armée française pour mettre l’hospitalité au rang des crimes, ils ont encore trouvé des écrivains pour se féliciter de l’application de pareilles mesures.

Le 29 décembre, le chef de bataillon Bourrely bonapartisait aussi le département de Lot-et-Garonne :

« Quartier général d’Agen.

Nous, chef de bataillon commandant l’état de siége, après nous être concerté avec M. le préfet du département,

Arrêtons :

Continueront à être activement recherchés dans toutes les communes du département les individus ayant fait partie, soit des bandes insurgées, soit des rassemblements qui ont attaqué ou menacé l’autorité, soit des sociétés secrètes, d’où sont sortis les agitateurs ;

2° Quiconque donnera asile aux coupables poursuivis[1], ou favorisera leur fuite, sera considéré comme complice, et comme tel traduit devant le conseil de guerre ;

3° Le présent arrêté sera immédiatement publié, à son de trompe ou de tambour, par les soins de MM. les maires.

Le chef de bataillon commandant,

BOURRELY. »

 

Six jours après la publication de cette pièce, le journal complice de M. Bourrely disait d’un air de triomphe :

« Une première sanction vient d’être donnée à l’arrêté de M. le commandant Bourrely sur les recéleurs. Dans la soirée du 12 de ce mois, les gendarmes de Lavardac ont arrêté le nommé Bertrand Fournier, charpentier et aubergiste, commune de Nérac, qui recélait chez lui le nommé Jean Dufaure, insurgé. » Signé : L. Noubel (Journal de Lot-et-Garonne, 5 janvier 1852)

Recéler un homme ! c’est aussi une expression du Code noir de 1685 ; par un rapprochement assez naturel, ils ont retrouvé, sans s’en douter, au bout de deux siècles, jusqu’au propre langage de l’esclavage.

On voit que les fureurs des bonapartistes sont longues à s’apaiser. La victoire ne prend pas sur leur âme corrodée ; il y avait déjà un mois qu’ils étaient les maîtres du pays lorsqu’ils se livraient à ces minutieuses vengeances !

Qu’ont-ils fait du citoyen Fournier ? Peut-être celui-là aussi, condamné à la transportation pour un acte méritoire, casse-t-il des pierres sur les routes de l’Algérie ; peut-être même quelque farouche conseil de guerre l’a-t-il envoyé à Cayenne avec les forçats ; peut-être sa famille, privée de son chef, ruinée, déjà décimée, est-elle en proie à la misère… Honorons le dévouement de ces hommes généreux, et que la démocratie n’oublie pas sa dette envers eux, quand la France aura enfin repoussé loin d’elle les scélérats qui mettent en prison l’hospitalité.

Le colonel Fririon (Basses-Alpes) a de même attaché à son nom la honte d’un arrêté (5 janvier) où il déclare :

« Art. 1er. Tout individu convaincu d’avoir fourni des secours EN VIVRES OU EN ARGENT à un insurgé, ou de lui avoir donné asile chez lui, sera considéré comme complice de l’insurrection, et, en cette qualité, sera poursuivi, arrêté et puni avec toute la rigueur des lois qui régissent l’état de siége. »

MÊME EN VIVRES OU EN ARGENT ! L’exil, la transportation, la mort, le châtiment des complices enfin pour un verre d’eau, pour cinq francs donnés à un défenseur des lois fuyant la poursuite de rebelles victorieux ! C’est l’excommunication romaine du moyen âge, l’interdiction du pain, du toit et du feu que les papes prononçaient il y a sept ou huit siècles contre ceux qui résistaient à la sainte Église !…

Mais, pensera le lecteur, d’aussi abominables prescriptions n’ont été faites que pour effrayer, on ne les a jamais appliquées ; c’est impossible ! c’est une injustice de le supposer ! Qu’il lise : « Dans la séance du 30 décembre, le 2e conseil de guerre de Lyon, sous la présidence de M. le colonel Ambert, a condamné le nommé Brun, propriétaire à Grasse (Drôme), à dix ans de détention, pour avoir, comme complice, recélé des personnes qu’il savait avoir commis des crimes emportant des peines afflictives ; Astier, garde champêtre, à Loriol (Drôme), à vingt ans de travaux forcés, pour avoir donné asile à ceux qui avaient attaqué les gendarmes, connaissant les crimes commis par eux. » (Courrier de Lyon)

En mettant de côté le scandale de ces poursuites pour cause de résistance à une violation flagrante de la loi, quoi de plus sauvagement cruel que ces peines prononcées pour recel des coupables ? Ce qui fut une vertu dans tous les pays et à tous les âges, aux époques les plus incultes comme chez les peuples les plus barbares, la sainte hospitalité envers les malheureux, est aujourd’hui, sous l’empire de l’ancien fugitif de Ham, châtiée comme un crime ! On ne poursuit plus seulement en France les faits politiques, les opinions, mais l’amitié, la pitié, l’humanité, la charité ! L’hospitalité donnée à des vaincus est punie de VINGT ANS DE TRAVAUX FORCES. Cela encore, quand le combat est fini, quand le sang ne bout plus dans les veines ; quand on n’a pas même pour excuse l’exaspération de la lutte. Il faut remonter jusqu’à l’inquisition, jusqu’à Héliogabale, jusqu’à Tibère, pour trouver des actes aussi farouches. Il suffit de les citer pour couvrir d’opprobre et les commissaires commandants qui prennent de pareils arrêtés, et les juges qui prononcent de pareilles condamnations, et le gouvernement qui se fait ainsi servir ! Ce sont pourtant des soldats, ce sont les vainqueurs qui prononcent de telles sentences ! Dites encore que l’honneur s’est réfugié dans les camps !

Allez, allez aux bagnes, Astier et Brun, hommes généreux, qui peut-être n’aviez jamais vu ceux que vous avez recélés, comme il est arrivé, nous le savons par expérience personnelle, pour plusieurs réfugiés. Allez la tête haute, l’estime de tous les hommes de coeur en Europe vous accompagne ; les persécuteurs vous élèvent d’autant plus qu’ils cherchent davantage à vous avilir. Le rôle de victime fut toujours préférable à celui de bourreau ! Votre nom sera glorieux, tandis que celui du colonel Ambert est à jamais flétri. Généreux martyrs, vous honorez la casaque du galérien autant que vos juges déshonorent l’uniforme du soldat.

Grâce au ciel ! au milieu même de sa défaillance momentanée, notre patrie a encore gardé le sentiment de l’honneur. Malgré les infâmes arrêtés et les plus infâmes condamnations de ces féroces colonels, toujours prêts à servir tous les maîtres quoi qu’ils ordonnent, les proscrits n’ont trouvé ni portes fermées, ni dénonciateurs.

Les colonels élyséens ont fait toutes sortes de choses étonnantes pour sauver la société. Ce que nous avons raconté jusqu’ici de leurs oeuvres est atroce ou odieux mais parfois ils ont donné dans le plaisant, tout en n’oubliant jamais leur mot d’ordre : FUSILLER. Le colonel Sercey, par exemple, est un homme précieux pour rétablir le principe d’autorité ; il a une façon de nommer les maires quai ne peut manquer de guérir les esprits gâtés par la démagogie. Nous empruntons les détails suivants à une feuille qui, en sa qualité d’amie de l’ordre et des lois, les a publiés avec amour. « Voici, dit le Journal de Lot-et-Garonne (30 décembre), voici un épisode assez piquant de l’expédition de M. le colonel de Sercey, commandant la colonne expéditionnaire dans les Basses-Alpes ; nous racontons d’après un témoin oculaire.

La colonne arrivée dans la commune de Château-Arnoux, le commandant demande le maire. On lui répond qu’il est parti avec presque tous les hommes valides du village pour aller rejoindre les insurgés. Il demande les adjoints, les conseillers municipaux, ils sont tous également partis. Il fallait pourtant au chef de l’expédition une administration quelconque pour délivrer les billets de logement et faire préparer des vivres à la troupe. M. de Sercey avise un habitant sur la place, d’une tournure assez convenable. — Approchez, lui dit-il ; je vous nomme maire. — M. le colonel, vous me faites beaucoup d’honneur, mais dans le temps où nous vivons, je ne veux pas d’un emploi aussi périlleux. Un second, puis un troisième indigène de Château-Arnoux refusent pareillement et s’excusent en faisant valoir les mêmes motifs. M. de Sercey n’y tient plus ; il fait avancer quatre hommes et un caporal. — Allez à la mairie, enfoncez-en les portes, installez monsieur, dit-il en désignant le dernier récalcitrant, sur le fauteuil du maire, et s’il fait la moindre résistance, QU’IL SOIT FUSILLE À L’INSTANT. Le pauvre maire malgré lui dut s’exécuter. Un arrêt de nomination fut improvisé sur le champ et la commune de Château-Arnoux dotée d’une nouvelle c -municipalité. »

Que l’on ne croie pas, nous le répétons, que cela soit inventé par un ennemi, le Journal de Lot-et-Garonne est tout à fait honnêtes gens. La chose lui parait piquante, il la raconte en gracioso; il soigne sa forme, il veut avoir de l’esprit, il se fait léger. Ce colonel malmenant « les indigènes de Château-Arnoux » lui semble du dernier bon goût, et il se pâme d’aise à l’ordre d’enfoncer les portes de la mairie, et de fusiller le passant qui ne se laisserait pas improviser maire malgré lui. Vivent les colonels de la grande armée de Satory ! voilà comme il faut mener les hommes. Nous ne cesserons de dire que ces gens-là sont des êtres dégradés, ayant perdu toute notion du bien et du mal. C’est quelque chose d’inouï que leur profusion de menaces d’assassinat. Les décembriseurs ne font rien, n’ordonnent rien que sous peine de mort. Il n’est pas un trait de leur histoire où l’on ne retrouve les mots de fusiller, tuer, passer par les armes. Jamais conquérants ne se sont emparés d’un pays par des moyens plus cruels, jamais ils ne s’y sont maintenus par des mesures plus acerbes. Là est tout le secret de l’affreux triomphe de nos vainqueurs. La France est-elle assez avilie pour que la durée de leur occupation s’explique par cette cause même ?

Il faut dire aussi que leurs administrateurs en épaulettes ont poussé la violence jusque-là qu’elle est devenue ridicule. L’Echo du Midi du 10 décembre publie une pièce émanée du quartier général de Montpellier, où le général Rostolan déclare :

« 1° …

« 2° Le port de tout signe de ralliement (cocardes rouges, cravates, ceintures, rubans, doublures de poches rouges, etc.) est expressément interdit, sera considéré comme une provocation à la révolte, et puni comme tel par les conseils de guerre. »

La peine dont les conseils de guerre punissent les provocations à la révolte est la mort. Voilà donc tout habitant de l’Hérault qui portera une cravate rouge, une ceinture, voire même une doublure de poche rouge, condamné à mourir sur l’échafaud !… Vive l’Empereur ! Mais, un nommé Eynard, général de division commandant l’état de siége de l’Allier, a surpassé tous ses émules. Il a offert à la joyeuse approbation de M. Bonaparte un vrai coup de procureur, tout à fait digne des amis de la propriété. Dès le 18 décembre, il a eu l’idée de mettre sous le séquestre les biens des prévenus arrêtés ou en fuite !

« Considérant, dit-il dans un décret mémorable, que les nommés Giraud de Nolhac, docteur, Terrier, notaire, etc., ont pris la part la plus active à l’insurrection qui a éclaté dans le département de l’Allier les 3 et 4 décembre 1851 ;

Qu’ils ont dirigé, comme chefs, les pillards du Donjon et les assassins de Lapalisse ;

Que l’instruction commencée NE LAISSE AUCUN DOUTE A CET ÉGARD,

Arrête :

Art. 1er. Les BIENS de tous les inculpés ci-dessus nommés sont mis sous le séquestre, etc.

Art. 2. M. le directeur des domaines pour le département de l’Allier est chargé de l’exécution du présent arrêté.

Général EYNARD.

Moulins, le 18 décembre 1851. »

 

Considérant que L’INSTRUCTION COMMENCEE ne laisse aucun doute, etc… L’instruction n’est que commencée, et voilà un général qui sévit contre les inculpés ; qui, de son autorité privée, séquestre leurs biens ! Poussa-t-on jamais plus loin le dévergondage de l’arbitraire et de la violence ? Le nommé Eynard ne s’aperçoit pas non plus qu’il tombe dans une étrange contradiction en appliquant le mot de pillards à des hommes dont il prend les biens. Séquestrer la propriété des ennemis de la propriété ! quelle interversion de rôles ! Appeler voleurs des propriétaires que l’on vole, c’est trop fort !

Et cependant, cet arrêté ne fut pas publié seulement à Moulins. Il répondait si bien aux passions élyséennes qu’il obtint l’honneur exceptionnel d’être placardé sur tous les murs de Paris, à la face du monde civilisé !

Le colonel Fririon, qui semble avoir été jaloux d’exagérer toujours l’exagération des rigueurs, a compliqué le séquestre des biens du système des garnisaires aux frais des fugitifs :

« Le colonel commandant l’état de siége dans le département des Basses-Alpes,

Considérant qu’à la suite de l’insurrection qui a éclaté dans le département des Basses-Alpes, les principaux coupables du pillage des caisses publiques[2] et propriétés de l’Etat, ainsi que les chefs de l’insurrection armée, se sont dérobés par la fuite à la juste vengeance des lois :

Arrête :

Art. 1er. Dans le délai de trois jours à partir de la publication du présent arrêté, des garnisaires seront placés chez tous les individus qui auront pris la fuite par suite de l’in   surrection et qui n’ont pas satisfait aux mandats de justice décernés contre eux. Ces garnisaires resteront à leur charge jusqu’à ce qu’ils aient obéi à la loi.

Art. 2. Dans le délai de dix jours, les biens de ces inculpés en fuite seront séquestrés et administrés par le directeur des domaines du département des Basses-Alpes, conformément aux lois, civiles et militaires, etc.

Signé : Fririon

Digne, 5 janvier 1852. »

 

Conçoit-on de plus mauvais temps que ceux où de telles choses se passent devant un peuple, illustre entre tous par ses lumières et sa loyauté, sans le soulever tout entier ? Qu’est-ce que la justice ? qu’est-ce que le droit ? N’y a-t-il donc plus un magistrat en France pour invoquer leur autorité souveraine et sacrée ? Le séquestre, est-ce que ce n’est pas le commencement de la confiscation ? Or, la confiscation, qu’est-ce autre chose que le vol ? Défenseurs de la propriété, voilà de vos coups ! Comme il vous sied bien de terroriser notre pays par les prétendus brigandages des socialistes ! Que de comptes vous aurez à rendre !

On ne peut imaginer quelle démoralisation le régime du 2 décembre a jetée partout. Il semble que la France ait reculé de quatre ou cinq siècles en quelques jours.

Nous avons peine parfois à imaginer que tout cela est de l’histoire contemporaine, et nous nous prenons à supposer que nous écrivons quelque épisode des derniers temps de Byzance, quelque invasion des Visigoths, ou une descente des pirates normands sur les bords de la Seine.

On en est revenu, tout à coup, au milieu de cette nation généreuse, à des procédés d’administration abandonnés depuis le moyen âge. C’est à refuser d’y croire : l’autorité fait maintenant, à l’égard des hommes politiques, ce que ne veut plus faire la justice criminelle elle-même à l’égard des coupables les plus dangereux, les plus endurcis : elle met à prix d’argent la tête de ceux qu’elle recherche !

M. Marey Monge, victime, on parait l’avouer, d’une vengeance particulière, est assassiné à Nuits, au milieu des agitations issues de la révolte de l’ex-président. L’un des assassins est arrêté, et le préfet de la Côte-d’Or, qui se croit en face d’un crime de guerre civile, fait aussitôt afficher la promesse d’une récompense de 500 fr. à qui remettra le meurtrier sous la main de la justice. (Moniteur, 18 décembre.)

Quelle manière de régénérer la société ! faire revivre en plein dix-neuvième siècle des usages odieux, délaissés, réprouvés par la civilisation depuis quatre ou cinq cents ans !

Si l’impitoyable cruauté des moyens employés pendant la bataille a laissé dans l’âme des citoyens honnêtes un sentiment d’indignation douloureuse, tout, depuis l’heure du triomphe, est ainsi venu ajouter à la tristesse et à la honte de chacun.

Ils ont un effroyable mépris, vraiment, de l’espèce humaine ; ils montrent une foi bien insolente dans son imbécillité, ceux qui osent proclamer que c’est pour préserver le monde d’un cataclysme, pour « remettre la pyramide sociale sur sa base », pour terrasser l’anarchie, pour sauver la civilisation, qu’ils ont forfait à leurs serments, renversé les lois de leur pays, dispersé sa représentation légale, chassé les juges du prétoire à coups de crosse, enfermé la garde nationale dans ses maisons, massacré des centaines de citoyens inoffensifs, fusillé des femmes, et commis en province les atrocités qu’on vient de lire.

Tout cela est justifié aux yeux de quelques-uns, parce qu’il s’agissait de détruire la jacquerie, prête à renaître, le socialisme prêt à déborder ! Voyons donc quels sont les bandits qui levèrent la tête, quels sont les brigands dont on purge la France !

 

                            



[1] M. le chef de bataillon Bourrely décide d’avance que tous les poursuivis sont coupables. Il est bien heureux de n’être pas poursuivi.

[2] Le lecteur a vu plus haut à quels actes le colonel décembriseur donne le nom de pillage des caisses publiques.