HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE
HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE Victor Schoelcher Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852 tome I Chapitre IV: La Résistance à Paris § III. Il n’est aucune mauvaise passion que les conspirateurs de décembre n’aient employée. Tout moyen leur est bon pourvu qu’il les conduise a leur but. Ils n’ont pas seulement corrompu les troupes avec de l’argent, mais aussi eu leur faisant faire grasse chère. Pendant leur sacrilège campagne contre Paris, ils ont nourri les soldats avec des viandes recherchées. L’honorable M. Caizac, sous-officier au 19e de ligne, qui, sachant les ordres donnés, eut le trop rare courage de quitter son régiment le 2 au matin ; M. Caizac a vu pendant quatre jours, place du Palais de Justice, apporter des charrettes à bras pleines de volailles rôties, pain blanc, vin et eau-de-vie. On distribuait tout cela à un bataillon de gardes républicains et aux servants de 2 pièces d’artillerie stationnés dans la grande cour du palais. La plantureuse distribution se faisait matin et soir aussi régulièrement que dans les casernes. L’étranger dont nous parlions tout à l’heure rapportait aussi que, traversant les Champs-Elysées dans la matinée du 4, il vit près du cirque Franconi des groupes de soldats du 72e auxquels on distribuait des viandes de charcuterie et du vin en très-grande abondance. Frappé de ce spectacle, il se promena dans leur voisinage pour les observer. L’ivresse les gagna peu à peu visiblement, et lorsque le général fit donner le signal de marcher, on put juger, au désordre avec lequel ils se jetèrent sur leurs armes, à leurs cris, à toute leur attitude, qu’ils étaient surexcités par les boissons spiritueuses. « Je vous assure, dit le narrateur, qu’il y avait déjà de la menace dans leurs yeux ; ils semblaient préparés à exercer quelque vengeance ; je ne me doutais pas que je serais moi-même une de leurs victimes. » Il est hors de conteste que l’on a fait, surtout pendant la journée du 4, d’énormes distributions d’eau-de-vie aux soldats, pour étouffer leur sensibilité dans l’ivresse et les entraîner à tous les crimes : on n’aurait jamais pu obtenir autrement des troupes françaises les tueries et les canonnades des boulevards, ni les massacres des prisons. D’un bout de Paris à l’autre, la population, honteuse, désolée, épouvantée, les a vus privés de leur raison. Aux boulevards, il y eut un moment où ils allèrent plus loin même que ne le voulaient les conjurés. Le cerveau troublé par les vapeurs alcooliques et par la fumée non moins enivrante de la poudre, ils tiraient à tort et à travers, sans commandement, n’écoutant plus la voix des officiers. C’est encore ce qu’a constaté l’auteur apologétique de la Révolution militaire du 2 décembre : « Les soldats du générai Cotte, électrisés par la fusillade qui les entoure, ouvrent aussi le feu, mais à l’aventure, et le continuent pendant huit ou dix minutes, malgré les efforts du général et de ses aides de camp pour arrêter une consommation aussi inutile de munitions, et qui ne pouvait faire que des victimes innocentes ; car, certes, aucun combattant ne dut être tenté de se montrer aux fenêtres pendant cet effroyable ouragan. » (Mauduit, page 218.) Comment ne pas admirer l’économie de ces officiers préoccupés, en première ligne, de la « consommation inutile de poudre » ? Les bonnes femmes de ménage que feraient le général Cotte et ses aides de camp ! Ils auraient bien dû donner des leçons de ce genre au commandant Larochette, qui brûla vingt mille cartouches, dans les circonstances qu’on va lire : « La gauche de la colonne du général Marulaz touchait encore au pont d’Arcole, lorsque partirent des croisées du quai Pelletier plusieurs coups maladroits contre le 44e et la ligne de tirailleurs que le commandant Larochette avait placés en avant de l’hôtel de ville, pour en protéger les abords. Toute la place, ainsi que les quais Pelletier et de Gèvres jusqu’au Châtelet, furent à l’instant en feu, et de l’extrémité du pont Louis-Philippe, je crus pendant près d’un quart d’heure, je crus, en vérité, assister à un combat des plus sérieux. Plus de vingt mille cartouches furent brûlées, des milliers de carreaux brisés, mais seulement quelques hommes tués ou blessés dans les deux camps ; les socialistes n’ayant exécuté leur attaque qu’avec des forces disséminées dans les maisons, et trop insuffisantes pour tenter un hourra sur l’hôtel de ville. » (Mauduit, page 242.) La nuit du 4 au 5 fut, sur plusieurs points, une véritable orgie : le citoyen Domengé, ex-membre de l’université, vit de ses yeux les lanciers boire et s’enivrer sur les boulevards à côté de mares de sang et de débris humains qu’on n’avait pas encore enlevés ! Rentré chez lui, place du Panthéon, il entendit toute la nuit les chants bachiques des tirailleurs de Vincennes stationnés là. Le lendemain au matin, un de leurs officiers, ivre-mort, brandissait son sabre demandant des socialistes à exterminer. Un fourrier qui veillait sur lui pouvait à peine le contenir. C’est ainsi que l’on est parvenu à obtenir tant de cruautés de certains soldats. Comment, s’ils avaient conservé la possession d’eux-mêmes, aurait-on osé envoyer, de l’état-major de M. Saint-Arnaud ou de M. Magnan, l’ordre pour la nuit du 4 de faire feu sur toute personne qui ne répondrait pas au cri de « qui vive ? » par celui de soldat !!! Si atroce que soit cette consigne, on ne peut refuser d’y croire quand on a lu les ordres du jour signés Saint-Arnaud et Maupas. Elle ne fut pas générale, mais elle a certainement été donnée sur les points où l’on craignait quelque attaque. Un témoin bien renseigné nous le certifie en ces termes : « Vous pouvez citer notamment le quartier du faubourg du Temple, et de l’Entrepôt, occupé par le 58e de ligne. Une pauvre femme attardée, dans la rue de la Douane, y reçut plusieurs coups de feu qui heureusement ne l’atteignirent pas, pendant qu’elle essayait en vain de se faire ouvrir les portes. Elle ne fut sauvée que par la pitié d’un soldat qui la fit entrer au poste de la douane, où elle passa la nuit. — Un garçon boucher qui conduisait sa voiture le long du canal, ne pouvant répondre au qui vive des homicides sentinelles dont le séparait toute la largeur de l’eau, vit sa voiture criblée de balles. Il eut la présence d’esprit de se coucher à plat ventre, et échappa à la mort ; mais son cheval fut tué. » On ne peut imaginer à quel point les libations, les sentiments de haine provoqués, entretenus par certains officiers contre le civil, les excitations de tout genre avaient exaspéré quelques corps militaires. — Des soldats furieux poursuivent des citoyens désarmés. Sept de ceux-ci, après avoir vainement ébranlé une porte cochère en face de la rue Neuve Vivienne, pour y trouver refuge, se couchent au pied de cette porte, en quelque sorte les uns sur les autres, espérant éviter la mort. La troupe leur envoie une décharge presque à bout portant, et cinq sur sept, percés de balles, ne se relèvent pas ! « Vous pouvez affirmer le fait, nous mande un témoin de cette tuerie, j’ai recueilli l’un des survivants dont le frère venait d’être tué sous lui ! » — A côté de la maison Sallandrouze, boulevard Montmartre, est une boutique de libraire dans laquelle se sauve un homme que l’on poursuivait. Un capitaine de chasseurs de Vincennes s’y précipite avec son monde, et n’y trouvant point celui qu’il cherche, se jette à coups de sabre sur le malheureux libraire. Au bruit de la lutte engagée, la femme et les deux filles du libraire sortent d’une arrière-salle où elles étaient, et tâchent de défendre leur mari, leur père, contre la rage du capitaine ; mais les soldats alors se joignent à leur officier, et le père, la mère, les deux filles sont massacrés à coups de baïonnette… Le fait n’est encore que trop vrai, il a été rapporté par un témoin oculaire qui l’affirme de la manière la plus précise, la plus positive, après avoir été plusieurs fois interpellé sur la parfaite exactitude de ses souvenirs. Cette horrible scène est indépendante d’une autre, moins atroce peut-être, mais tout aussi sanglante, qui eut lieu chez un autre libraire, boulevard Poissonnière, à côté du magasin de nouveautés du Prophète. Ici nous avons pour garant le récit même du Moniteur du 9 décembre : « Un libraire, M. Lefilleul, établi depuis plusieurs années sur le boulevard Poissonnière, était occupé à fermer son magasin peu avant le drame du 4 décembre, quand un coup de pistolet tiré par un commis du voisinage sur un clairon de la ligne vint dissiper la foule qui se pressait à ses côtés, et laissa passage libre à l’insurgé pour entrer dans la boutique. Celui-ci était suivi de près par le clairon, qui parvint à l’étendre mort derrière un comptoir, mais qui tomba lui-même sur le cadavre. D’autres soldats, venus au secours du clairon, blessent au bas-ventre le malheureux libraire, qui n’a rien vu et qu’on prend pour un adversaire. Une lutte terrible s’engage entre M. Lefilleul et un capitaine. Le premier est deux fois encore blessé à la cuisse et au bras, mais le second tombe mort, sous les coups des soldats qui cherchent à le défendre. M. Lefilleul, qui, malgré ses blessures, conserve encore ses forces et son sang-froid, profite de ce terrible moment pour se dégager, et sort du magasin en y laissant TROIS cadavres. On espère sauver la vie à M. Lefilleul, honnête commerçant, tout à fait étranger aux passions politiques. » Les assassins, dans leur rage, s’entretuaient eux-mêmes. Quelques-uns étaient saisis d’une sorte de frénésie. Un vieillard, père d’un des banquiers les plus célèbres de Paris, infirme, et marchant avec difficulté, traversait le boulevard des Italiens pour rentrer chez lui, rue Laffitte, quand il tomba frappé d’une balle. Revenu du premier choc de sa blessure, il essayait de se relever, lorsqu’il aperçut des soldats qui tiraient encore à bout portant sur d’autres blessés couchés comme lui à terre !! Il jugea prudent de ne pas donner signe de vie, et resta immobile jusqu’à ce que la troupe se fût retirée. De telles cruautés sont inexplicables sans doute ; mais nous sommes obligés d’y croire, car nous en tenons le récit de source certaine, et elles nous ont été confirmées par un médecin, second témoin, parfaitement honorable, qui a vu les vêtements de plusieurs de ces malheureux prendre feu sous les décharges à bout portant ! Quand on ouvre carrière aux mauvaises passions, elles sortent toutes à la fois des abîmes du coeur humain. Il faut bien le dire, au milieu de ces journées sinistres quelques soldats ont souillé l’uniforme par des actes qui répugnent peut-être plus encore à l’honneur national que tout ce que nous venons de raconter. Un négociant accompagné de son garçon de caisse venait de toucher 5,000 fr. en or, que le garçon portait. Arrivés au boulevard, une des décharges dirigées contre les passants frappe le garçon de caisse, qui tombe. Le négociant se sauve, puis, quand le feu a cessé, il revient et cherche son pauvre serviteur, qu’il trouve sans vie. Le chagrin ne l’empêche pas de songer aux 5,000 fr. : il ouvre l’habit du mort pour les prendre… L’or avait déjà été enlevé. Le négociant alla faire sa déclaration le même jour à la police : on lui répondit qu’il mentait ! Il insista ; on ajouta alors que s’il disait un mot de plus on l’arrêterait sur-le-champ, et que, s’il bavardait, il aurait à s’en repentir. Cette menace est cause que nous n’avons pu obtenir le nom du négociant ; celui de ses amis, par l’entremise duquel la triste aventure est venue à notre connaissance, craint de le perdre en le nommant. Ceux-là mêmes qui défendent l’armée de Paris confessent qu’elle a été trop loin, c’est leur expression. « Sans doute, dit une des correspondances bonapartistes de l’Indépendance belge (n° du 23 décembre), sans doute les soldats se sont, sur certains points, laissé entraîner trop loin par l’ardeur de la lutte ; plus d’une victime innocente a succombé, mais, etc. » Ah ! oui, des soldats ont commis des actes bien coupables, et c’est l’âme navrée de douleur que nous en parlons. Mais, on le sait, les hommes réunis, et surtout les corps armés obéissent à l’impulsion qui leur est donnée ; aussi accusons-nous surtout les monstres qui avaient enivré, trompé, aveuglé la troupe ; les chefs qui lui commandaient le meurtre, qui « l’entraînaient trop loin » par des ordres et des exemples atroces. La France aura peine à pardonner à certains officiers bonapartistes le rôle hideux qu’ils ont joué. Une dame de grand courage, qui, nous sachant occupé de l’histoire du 2 décembre, a daigné nous envoyer quelques notes, nous écrivait : « Je vous ai déjà raconté, monsieur, avoir moi-même entendu dire par un officier, d’un ton de plaisanterie, qu’il faisait des coups admirables entre les deux yeux au moyen d’une arme précieuse qu’il possédait. Il se vantait d’avoir pris des gens, et de les avoir menés fusiller au coin de la rue ; ne pouvant s’empêcher d’ajouter : C’est qu’ils mouraient avec courage, ces coquins-là ; ils ne bronchaient pas ! Un autre officier racontait à une dame de mes amies que les soldats s’amusaient à tirer à la femme, comme qui dirait à la cible, et visaient toutes les femmes qu’ils apercevaient aux fenêtres. Une autre dame, en qui j’ai toute confiance, m’a dit avoir traversé les boulevards, près d’un groupe de soldats qui dispersaient et chassaient les passants les plus inoffensifs, sans cependant chercher à blesser les femmes, quand un officier des spahis, qui se trouvait là passant comme les autres, leur cria : Vous n’y entendez rien ; ce n’est pas ça ; tirez aux femmes ! tirez aux femmes ! Et alors effectivement, ils commencèrent à tirer aux femmes. Une dame très-bien habillée et fort effrayée, qui allait de toute sa vitesse, reçut à ce moment un coup de baïonnette dans le côté, duquel elle tomba pour morte. Un autre officier a dit à quelqu’un que je connais : Nous avions une revanche à prendre de février, nous l’avons prise, et tout ce que nous regrettons c’est que cela n’ait pas duré davantage ! C’est le sentiment qu’expriment ouvertement tous les officiers supérieurs. Au coin de la Chaussée-d’Antin, un jeune homme, de qui je tiens le fait, se trouvait dans un groupe de gens parfaitement tranquilles qui se demandaient les uns aux autres des nouvelles. Des lanciers vinrent pour les chasser, sans cependant y mettre d’hostilité, quand leur officier leur cria : Lardez-les ! lardez-les ! De tout cela, vous voyez qu’il y avait plus d’animosité chez les officiers que chez les soldats pendant cette mémorable campagne des boulevards. » Il est trop malheureusement vrai que les officiers supérieurs surtout ont montré dans les funestes journées de décembre une cruauté sauvage. Que le lecteur en reste convaincu, nos récits se vont pas au delà de la stricte vérité. Nous nous regarderions comme le plus criminel des hommes si nous forgions un de ces assassinats pour en charger nos ennemis. Nous savons qu’ils attireront sur leurs auteurs la haine du monde civilisé ; nous ne pouvons non plus nous le dissimuler, ils sont un déshonneur pour le pays ; notre âme souffre à les raconter, nous les cacherions même s’ils ne servaient à montrer la scélératesse des conquérants qui écrasent la France, et particulièrement à justifier le parti républicain des infâmes accusations que toutes les factions royalistes dirigent encore à cette heure contre lui. Hélas ! on ne saurait rien inventer de plus affreux que la réalité. Un témoin nous avait dit avoir vu le colonel des lanciers à collet jaune s’élancer sur le trottoir du boulevard des Italiens et frapper même des femmes ! Comme cette personne, demeurant encore à Paris, ne pouvait nous donner son nom, de crainte d’être transportée, nous hésitions à citer le fait, tant il nous paraissait impossible que l’on y pût croire sans la garantie d’un témoin oculaire. Eh bien ! un historiographe de l’armée, M. Mauduit, qui confesse le caractère essentiellement militaire de la conspiration, cite ce même fait comme un titre de gloire pour l’un de ses héros, et il nous apprend que le misérable qui frappait les femmes à coup de sabre s’appelle le colonel Rochefort : « A la hauteur de la rue Taitbout, il (M. Rochefort) aperçut un rassemblement considérable tant à l’entrée de la rue que sur l’asphalte prés Tortoni ; ces hommes étaient tous bien vêtus. Plusieurs étaient armés[1]. A sa vue retentit le cri de guerre adopté depuis deux jours : Vive la république ! vive la Constitution ! à bas le dictateur ! A ce dernier cri, aussi rapide que l’éclair, d’un seul bond, le colonel de Rochefort franchit les chaises et l’asphalte, tombe au milieu du groupe et fait aussitôt le vide autour de lui. Ses lanciers se précipitent à sa suite ; un de ses adjudants abat, à coup de sabre, deux individus… En un clin d’oeil, le rassemblement fut dispersé. Tous s’enfuirent précipitamment en laissant bon nombre d’entre eux sur la place. Le colonel continua sa marche en dispersant tout ce qu’il rencontrait devant lui, et une trentaine de cadavres restèrent sur le carreau, presque tous couverts d’habits fins » (Révolution militaire du 2 décembre, pages 217 et 218.) Lisez Tite-Live, vous ne trouverez pas une page aussi odieuse dans la prise de Rome par les barbares. Les soldats gaulois insultaient les sénateurs romains, mais leurs chefs n’assassinaient point les habitants qui regardaient passer leurs phalanges. Ce Rochefort est un vrai Trestaillon bonapartiste. Voici un autre de ses exploits où l’on retrouve tous les caractères de la plus sanglante provocation. C’est encore son panégyriste, le capitaine Mauduit, qui nous le raconte : « Le 3 décembre, vers dix heures et demie du soir, le colonel de Rochefort, du 1er de lanciers, reçut l’ordre de partir avec deux escadrons seulement pour maintenir la circulation sur le boulevard du Temple ; cette mission était d’autant plus difficile et délicate, qu’il lui avait été interdit de repousser par la force d’autres cris que ceux de : Vive la république démocratique et sociale ! Le colonel, pressentant ce qui allait arriver, avait prévenu tout son détachement de n’avoir point à s’étonner de la foule qu’il aurait à traverser, et des cris poussés par elle ; il prescrivit à ses lanciers de rester calmes, impassibles jusqu’au moment où il ordonnerait la charge ; et, une fois l’affaire engagée, de ne faire grâce à qui que ce fût. A peine parvenu sur le boulevard, à la hauteur de la rue de la Paix, il se trouva en présence d’un flot de population immense, manifestant l’hostilité la plus marquée, sous le masque du cri de Vive la république !!! Ces cris convenus étaient accompagnés de gestes menaçants. L’oeil attentif et l’oreille tendue, pour ordonner la charge au premier cri séditieux, le colonel continua à marcher ainsi au pas, poursuivi de hurlements affreux, jusqu’au boulevard du Temple. Le colonel ayant reçu l’ordre de charger tous les groupes qu’il rencontrerait sur la chaussée, il se servit d’une RUSE DE GUERRE, dont le résultat fut de châtier un certain nombre de ces vociférateurs en paletots. Il masqua ses escadrons, pendant quelques instants, dans un pli de terrain près du Château-d’Eau, pour leur donner le change et leur laisser croire qu’il était occupé du côté de la Bastille ; mais, faisant brusquement demi-tour sans être aperçu, et prescrivant aux trompettes et à l’avant-garde de rentrer dans les rangs, il se remit en marche au pas, jusqu’au moment où il se trouva à l’endroit le plus épais de cette foule compacte et incalculable, avec l’intention de PIQUER tout ce qui s’opposerait à son passage. Les plus audacieux, enhardis peut-être par la démonstration pacifique de ces deux escadrons, se placèrent en avant du colonel, et firent entendre les cris insultants de : Vive l’Assemblée nationale !!! A bas les traîtres ![2] Reconnaissant à ce cri une provocation, le colonel de Rochefort s’élance, comme un lion furieux, au milieu du groupe d’où elle était partie, en frappant d’estoc, de taille et de lance. Il resta sur le carreau PLUSIEURS CADAVRES. Dans ces groupes ne se trouvaient que peu d’individus en blouse. Les lanciers subirent cette rude épreuve morale avec un calme admirable, leur confiance n’en fut point ébranlée une minute, etc. De retour à la place Vendôme, et sa mission accomplie, le colonel de Rochefort s’empressa d’en rendre compte au général de division Carrelet. » (Mauduit, pages 176, 177 et 178). C’est ainsi que l’on préludait déjà, le 3 décembre, aux massacres du 4. Chose qui serait presque impossible à croire, si l’on ne savait qu’ils sont frappés du vertige du sang, les égorgeurs à grosses épaulettes ; et leurs panégyristes se chargent eux-mêmes, oui eux-mêmes !, de constater la sensation de douleur et d’étonnement qu’éprouvent les malheureux soldats employés à ces déloyales boucheries : « Les lanciers subirent cette rude épreuve morale avec un courage admirable, leur confiance n’en fut point ébranlée un moment ! » M. Mauduit perçoit donc bien qu’il y a quelque chose… d’extraordinaire dans ces barbaries et dans le courage avec lequel les exécuteurs subirent l’épreuve morale d’y prêter la main ! Il signale que les soldats émus ne perdirent point confiance dans le chef qui leur faisait répandre le sang innocent ! Où ira l’honneur de l’armée française avec ces confiances et ces courages-là ? Hélas ! hélas ! n’arrivera-t-il pas un jour où l’humanité sortira de l’enfance ? N’arrivera-t-il pas un jour où les lanciers n’appliquerons pas l’énergie de leur volonté à tuer, malgré la révolte de leur coeur, leurs concitoyens désarmés, uniquement parce qu’un colonel Rochefort le commande ? Les journaux du crime racontent avec des éclats affreux l’assassinat de trois gendarmes à Bédarieux. Ce qu’ils disent est-il vrai ? On a droit d’en douter, car eux seuls ont la faculté de parler, et la vérité ne peut se faire jour en présence d’un conseil de guerre dont le président (colonel Dumont) intimide les témoins à décharge. Comment oser contredire ces juges forcenés qui insultent les accusés, et qui prononcent dix-sept condamnations à mort d’un seul coup ? Si le compte-rendu de leurs séances n’est pas un amas de mensonges comme toutes leurs inventions de Jacquerie, il faut avouer, hélas ! que là, sur un point isolé, à Bédarieux, quelques artisans méridionaux ont commis des atrocités que nous ne saurions flétrir trop énergiquement. (Il n’y a de comparables à ces crimes abominables que ceux des Chouans et des Verdets). Et cependant, leur conduite semble moins hideuse que celle du colonel Rochefort et de ses aides ! Certes, si ce que l’on dit est vrai, il faudrait maudire ces hommes besogneux et incultes qui, pour se venger des procès-verbaux dont les accablaient des gendarmes, ont ignoblement mutilé leurs cadavres après les avoir tués. Mais combien n’est pas plus infâme ce colonel, cet homme éclairé, occupant un des premiers grades de l’armée, à la tête de deux puissants escadrons, qui cherche le sang à répandre comme un tigre affamé ; qui emploie une ruse de guerre pour préparer un grand assassinat, qui masque ses chevaux et ses lances pour tendre un piège à des citoyens inoffensifs, et qui, tout à coup, après avoir prescrit à ses satellites de ne faire grâce à personne, fond sur des hommes sans armes, sans défense, parce qu’ils crient : Vive l’Assemblée nationale ! A bas les traîtres! et laisse sur la place les cadavres de ceux que trompe sa fourberie sanguinaire ! Quelle modération attendre de soldats conduits par ces tueurs ? M. Mayer nous apprend aussi lui-même, avec une naïveté vraiment effrayante, à quoi ces officiers, indignes de porter l’uniforme français, instruisent leurs hommes dans les loisirs de la caserne : « Il faut le dire, l’armée n’était pas seulement convaincue, mais fanatisée. Le brave et spirituel colonel du 7e de lanciers, M. Feray, racontait une anecdote qui a la valeur d’un événement. Il se trouvait avec un escadron de son régiment dans les environs de Chaillot. On lui amène un des plus notoires démagogues de cette commune, pris les armes à la mains et les poches pleines de balles. Le colonel, voulant essayer jusqu’où allait l’obéissance chez ses soldats, appelle ses deux plantons d’ordonnance, et leur dit, en secouant la cendre de son cigare : Vous allez me brûler la cervelle à ce brigand-là. Faites le mettre à genoux, et au commandement de : Feu ! cassez-lui la tête. Les deux lanciers arment froidement leurs pistolets, prennent à la cravate l’homme, qui se tordait et criait grâce ! lui appliquent leur arme sur chaque tempe, et attendent, avec le plus grand calme, le commandement du colonel. — Emmenez-le, dit M. Feray, il est trop lâche pour être fusillé par de braves gens comme vous. Et il le fit conduire à la Préfecture de police. Quels hommes ! disait-on à M. Feray quand il raconta cet incident. — Tout mon régiment eût fait de même, répondait le gendre du maréchal Bugeaud. (Histoire du 2 décembre, page 164.) D’autres de ces sauvages officiers du 2 décembre ont imprimé à leurs actes un cachet de barbarie raffinée dont ils semblent emprunter la tradition au moyen âge, à cette époque où l’on avait imaginé de joindre les tortures morales aux supplices physiques de l’antiquité. Partout on les voit se complaire aux terreurs qui ils infligent à leurs victimes, alors même qu’il n’entre pas dans leurs fantaisies de les mettre à mort. A côté du brave et spirituel colonel Feray, comme l’appelle M. Mayer, voici un autre brave et spirituel capitaine, qui s’avise d’enfermer, la nuit, un enfant seul avec trois cadavres ! Personne ne mettra en doute le trait qu’on va lire, car nous l’empruntons à M. Mauduit, qui a certainement recueilli de la bouche même des héros le récit des actes auxquels ils attachent le plus de prix. Une compagnie de voltigeurs du 51e gardait une position rue Meslay, où il y avait eu une barricade. Ils trouvaient bon de brûler, pour se chauffer, un omnibus qui avait servi à cette barricade. Ils avaient déjà jeté au feu le timon et les roues, qu’il n’était encore qu’une heure du matin ; ils s’apprêtaient à mettre la caisse en morceaux, lorsqu’il en sortit un gamin qui s’y était blotti au moment de la prise de la barricade. « En voilà encore un ! s’écrièrent les voltigeurs. Il faut le fusiller ; car certainement il a tiré sur nos frères. On le fouille, et, sous sa blouse, l’on découvre un pistolet et un poignard. Les voltigeurs le conduisent au capitaine pour prendre ses ordres, et voici le châtiment qui lui fut infligé : Près de là, l’on avait déposé dans une maison le cadavre d’un clairon de chasseurs à pied, tué à l’attaque des barricades des Arts-et-Métiers. Près de ce clairon se trouvaient également les cadavres de deux hommes du peuple. Tu vas demander pardon à ce clairon, et à genoux lui dit le capitaine. — Ce n’est pas moi qui l’ai tué, répondit le gamin, en pleurant. — Qui m’en répond ? Et d’ailleurs, tu en as peut-être tué d’autres. Ainsi, demande-lui pardon ou sinon !… Et le gamin se met à genoux, et demande grâce à ce malheureux soldat. — Ce n’est pas tout. Tu vas maintenant passer le reste de la nuit avec tes camarades et leur victime, et, plus tard, on verra ce que l’on devra faire d’un petit polisson de ton espèce. — Et la porte est fermée sur lui. Mais, soit par remords, soit par terreur de se trouver ainsi seul dans l’obscurité, et côte à côte avec trois cadavres, le gamin frappa bientôt violemment à la porte, en conjurant de l’arracher au supplice moral qui lui était infligé. Le capitaine, croyant la leçon assez forte, le fit sortir, et le renvoya à ses parents. (Mauduit, page 250.) Ce ne sont pas les républicains qui forgent ces monstrueuses histoires pour les attribuer aux sauveurs de la société, ce sont les sauveurs eux-mêmes qui s’en vantent, et ils trouvent dans leur parti des écrivains pour les e, complimenter !! Comprend-on, après ce qu’on vient de lire, les orléanistes qui ont le courage de féliciter « le prince Napoléon » d’avoir fait en décembre « la chasse AUX BRIGANDS »[3] ? Votre haine contre les républicains vous aveugle étrangement, messieurs les sujets de Louis-Philippe, et vos méprisables insultes s’égarent. Ne l’avez-vous donc pas lu : « Une trentaine de cadavres restèrent sur le carreau, presque tous couverts d’habits fins » ? N’est-ce donc pas aussi « la chasse aux bourgeois s qu’on faisait le 2 décembre ? — Et ce sera, nous en formons le voeu de tout notre coeur, ce sera un lien de rapprochement entre le peuple et la bourgeoisie que la conduite de la bourgeoisie au 2 décembre. Ceux du peuple qui se sont battus diront à leurs frères que partout où il y avait une blouse il y avait un habit ; ceux de la bourgeoisie qui ont pris les armes diront dans les salons que partout où il y avait des blouses la propriété était respectée. Que l’on ne se méprenne pas, du reste, sur notre pensée. Que cela soit bien entendu et bien compris : nous n’accusons pas l’armée française tout entière. Personnellement, nous serions plus coupable qu’aucun autre de l’enfermer dans une réprobation générale ; car si nous sommes vivant, c’est à la loyauté de soldats et d’officiers que nous le devons. Nous accusons exclusivement les criminels qui ont poussé jusqu’à ces lâches cruautés ces animosités politiques. Nous le savons, d’ailleurs, quelque horrible soin que des hommes comme M. Rochefort, comme M. Feray, le digne gendre du général de la rue Transnonain, aient pu prendre pour monter la troupe au diapason de leur rage, ils n’ont heureusement pas toujours réussi : « Il est notoire, nous mandais l’honorable femme dont nous parlions tout à 1’heure, qu’une compagnie de vingt-cinq hommes, envoyée pour prendre une petite barricade au coin de la rue et du passage du Caire, a refusé de tirer sur le peuple, et déchargé ses fusils en l’air. Une jeune dame, fille, femme et soeur d’officiers, m’a dit que tous les sous-officiers et officiers simples, presque sans exception, sont au désespoir d’être forcés d’obéir à des ordres qui leur sont odieux ; que plusieurs sont devenus fous de chagrin, son propre frère entre autres. » Noua rapportions tout à l’heure comment un étranger, atteint d’une balle, avait été sauvé par un jeune officier, comment un officier d’artillerie s’était mis à la bouche de sa pièce pour empêcher ses hommes de continuer le feu. Nous avons dit en commençant de quelle manière notre brave collègue et ami, le citoyen Bruckner, fut épargné par un soldat à la barricade du faubourg Saint-Antoine. Il y a certainement d’autres exemples de ce genre de la part d’officiers et de soldats. Ce n’est donc pas l’armée entière, l’armée dominée, égarée par le principe d’obéissance passive, qu’il faut surtout accuser, mais bien les chefs supérieurs qui l’ont vendue et poussée au massacre. A part même l’entraînement à la violence qui se produit dans un corps dont on déchaîne les passions brutales, les troupes étaient elles-mêmes sous la pression de la terreur. Tout acte de pitié de la part des soldats les rendait suspects et les exposait à de sévères châtiments. — Nous sommes effrayé nous-même de ce que nous avons à dire. Tant de cruauté systématique est si peu croyable, que nous craignons toujours de trouver des incrédules ; et cependant nous ne disons rien qui ne soit absolument vrai. Oui, les conjurés du 2 décembre, ceux qui par une fatalité à jamais déplorable ont disposé de l’armée française, sont des hommes si pervers, si méchants, qu’ils ont puni partout jusqu’au moindre mouvement de sensibilité des soldats ! En voici une preuve, placée sous l’autorité d’un magistrat des plus honorables ; nous la trouvons dans l’ouvrage du citoyen Xavier Durrieu : Le coup d’état de Louis-Bonaparte.
Londres, 19 mai 1852
« Je demeure à Argenton (Indre). Dans la nuit du 7 au 8 décembre, vingt-six gendarmes sont venus pour m’arrêter. Ma femme était seule avec ma fille, jeune personne de quinze ans. La domestique était couchée de l’autre côté de la rue. Ils eussent enfoncé ma porte, si ma fille, à qui ils ne laissèrent pas le temps de s’habiller, ne se fut hâtée de la leur ouvrir. À la vue de ces hommes, qui avaient le sabre dans une main et le pistolet dans l’autre, ma pauvre femme, malade depuis longtemps, tomba dans des convulsions atroces. Nos voisins, nos amis, qui s’étaient aperçus de l’arrivée des gendarmes, et qui savaient quel coup cette visite allait lui porter, s’empressèrent de se rendre auprès d’elle pour lui donner des soins. Mais ils furent repoussés avec violence, et ma femme, gardée par une partie des gendarmes, pendant que les autres fouillaient partout en se faisant accompagner de ma fille, fut laissée seule, se tordant dans la douleur, et privée de tout secours. Cependant un maréchal des logis, nommé Veslet, qui ne pouvait supporter plus longtemps un pareil spectacle, prit sur lui d’aller chercher la domestique et de l’amener auprès de sa maîtresse. Ce brave homme avait les larmes aux yeux, et ne pouvait contenir sa propre douleur. Eh bien, savez-vous ce qui lui est arrivé ? IL A ÉTÉ CASSÉ !… On lui a fait un crime de son humanité ! »
J. Cousset ex-procureur de la République à Confolens (Charente) [1] M. Mauduit, en disant que ces hommes bien vêtus étaient armés, cherche certainement à pallier la lâcheté de l’acte qu’il encense. Il est évident que personne n’eût été assez fou pour paraître armé sur les boulevards en face de 50,000 hommes. [2] Nous reproduisons exactement la ponctuation de M. Mauduit qui met trois points d’exclamation après : Vive l’Assemblée nationale !!! et un seul après : A bas les traîtres ! d’où il faut conclure que le capitaine Mauduit et le colonel de Rochefort trouvent le premier de ces cris trois fois plus insultant que le dernier. [3] Bulletin français, publié à Bruxelles, page 26 |