HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 

 Victor Schoelcher

 

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre I

II : Résistance de l’Assemblée

La minorité

Barricade du faubourg Saint-Antoine ; proscription de quatre-vingt-trois représentants du peuple.

§ 4.

En résumé, dès la première heure et tant qu’il est resté une chance de succès pour le droit, la représentation républicaine n’a pas failli à son mandat ; et, qu’il nous soit permis de le constater à l’honneur de la démocratie, elle seule, des diverses nuances de l’Assemblée, a payé de sa personne, elle seule a usé de la force contre la violence. Elle ne s’est pas contentée de protester. L’écharpe sur l’épaule, elle est allée par la ville et les faubourgs, bravant les innombrables légions prétoriennes, appeler le peuple aux armes ; elle a présidé aux barricades ; elle y a planté l’oriflamme de la loi et les Montagnards ont vu partout ceux de leurs collègues démocrates qui paraissaient aimer le plus platoniquement la République rivaliser avec eux[1]. Un membre de la Montagne, Baudin, est tombé sur une barricade constitutionnelle ; tous ont fait vaillamment leur devoir, et si des misérables insultent aujourd’hui à la résistance vaincue, les soldats, nous en sommes certains, les soldats dignes de ce nom, qui les ont combattus, leur rendent pleine justice. Ils ont succombé, mais ils ont sauvé quelque chose de l’honneur national.

 

Un autre souvenir précieux, glorieux, restera à l’Assemblée législative.

 

C’est qu’à trois ou quatre exceptions près, on n’a vu aucun membre de l’opposition se prosterner lâchement devant le soleil levant. Sur deux cent vingt républicains, pas un, peut-on dire réellement, même des plus modérés, ne s’est approché de M. Bonaparte, ni le lendemain de son sanglant triomphe, ni depuis. Malgré de pressantes démarches essayées auprès de plusieurs pour obtenir quelque concession, si petite qu’elle fût, tout a été inutile. Rien n’a pu entamer la fière constance des Montagnards, bien que plus de la moitié d’entre eux ne possèdent au monde que leur honneur.

 

Avec la lâcheté qui leur est propre, les élyséens ont essayé de souiller ce haut caractère de désintéressement qui a toujours distingué les démocrates. M. P. Mayer ose dire : « Des représentants montagnards sollicitèrent et obtinrent de nombreux secours. » (Page 166) Nous déclarons hautement que c’est là un infâme mensonge, et nous mettons nos ennemis au défi de citer un seul Montagnard, un seul, qui ait sollicité des secours[2]. L’Élysée vient encore d’essayer de compromettre un de nos collègues bannis, M. Bandsept, ouvrier cordonnier. Mais la manière dont le vainqueur a été reçu ne l’engagea guère à y revenir.[3]

 

On se rappelle que les citoyens Jules Favre et Emmanuel Arago, dont les noms ne figurent pas sur les listes de proscription, ayant entendu dire qu’ils n’avaient échappé au sort de leurs amis qu’en faisant acte de soumission, ont signifié énergiquement, dans les journaux belges, que cela était faux, et qu’ils ne communieraient jamais, sous quelque espèce que ce fût, avec le 2 décembre.

 

C’est, nous le croyons, un fait sans exemple dans les annales de l’histoire parlementaire de tous les pays, que sur DEUX CENT VINGT représentants d’une opinion écrasée par une contre-révolution, aucun ne se soit rendu ! Ils n’ont fait que leur devoir, cela est vrai, mais il est heureux pour la démocratie que tous, à trois ou quatre exceptions près, l’aient si bien fait, et nous sommes glorieux de le constater à la face de l’Europe. C’est une éclatante réponse à tant d’ignobles diffamations lancées par les honnêtes gens de tous rivages contre la Montagne et contre les rouges.

 

Nous le demandons à quiconque veut être juste, un parti qui a pour lui ces inflexibles convictions jusque dans la défaite et la pauvreté peut-il être un ramas de forcenés aux appétits brutaux et aux instincts féroces, tels que les faussaires de l’ordre et de la religion nous ont dépeints aux yeux du monde policé ? Nous ne souhaiterions qu’une chose pour l’honneur de notre pays, c’est que les honnêtes gens fussent aussi intègres que les partageux, et les modérés aussi humains que les enfants de la guillotine. Le parti dont les élus ont en masse cette haute moralité, et qui a derrière lui l’immense majorité des peuples, est assuré, tôt ou tard, de la victoire.

 

 

Quelques républicains, n’appartenant pas à l’Assemblée, ont plus d’une fois reproché à leurs frères de la Montagne de n’avoir pas quitté leurs bancs « pour faire appel à la révolution. » La date du 2 décembre 1851 et celle du 13 juin 1849 répondront pour nous devant la démocratie européenne et devant l’histoire.

 

On ne donne pas rendez-vous à une révolution. Ces grands mouvements de l’humanité s’opèrent eux-mêmes, les individus ne les commandent pas. Le peuple ne se bat qu’à son heure et quand il lui plaît. Telle est la conviction, croyons-nous pouvoir dire, qui a réglé la conduite de la Montagne à l’Assemblée législative. Des hommes qui regardent à leur responsabilité ne compromettent pas la cause qu’ils représentent par des actes de témérité, plus faciles, en définitive, qu’on ne le croirait, à voir la prudence de presque tous ceux qui les conseillent. Pour les gens de coeur, il y a bien souvent plus de courage à laisser l’épée au fourreau qu’à la tirer. Personnellement, nous avions, en différentes occasions, causé de l’éventualité d’une prise d’armes avec des ouvriers sérieux, connaissant à fond les faubourgs, et ils nous avaient presque tous dit que le peuple n’était pas disposé à la lutte. Écrasé, transporté, désarmé après juin 1848 ; préoccupé, depuis, de l’expérience qu’il faisait de l’Association, confiant dans la vertu du suffrage universel, le peuple avait résolu de demander au scrutin des victoires pacifiques. Il se réservait pour le vote de 1852.

 

On l’a bien vu par deux fois.

 

Le 13 juin 1849, les Montagnards ont pensé que l’attentat commis sur la république romaine était une violation du pacte fondamental, un crime qu’il fallait venger ; ils ont descendu dans la rue ; ils ont fait « appel à la révolution. » Ils ne parlaient pas seulement au nom de l’honneur français, mais aussi au nom de la solidarité des peuples. Ils avaient à leur tête le citoyen Ledru-Rollin, l’élu de six départements, la voix la plus éloquente de tous les partis ; le seul homme de France, avec le neveu de l’empereur, dont le nom soit connu jusqu’au fond des campagnes. Le peuple n’a pas répondu ; la bourgeoisie n’a pas même compris ! Ce fut en pure perte que Ledru-Rollin et ses collègues, si lâchement calomniés depuis, bravèrent avec un admirable courage, aux Arts-et-Métiers, les baïonnettes qui touchaient leur poitrine. Le lendemain la Montagne était décimée, et, sur trente de ses membres proscrits, dix étaient remplacés à l’Assemblée par des réactionnaires !

 

Après le vote de la loi du 31 mai, qui supprima le suffrage universel, la Montagne eût-elle été mieux inspirée en se retirant en masse, comme on le lui a conseillé avec trop de superbe ? Les partis royalistes étaient alors étroitement unis au pouvoir exécutif, et, d’un commun accord, demandaient la révision de la Constitution. La loi du suffrage restreint n’avait été proposée et votée que comme un défi à l’adresse de la démocratie. La triple coalition monarchique était préparée à la lutte ; M. Thiers l’a avoué à la tribune. Qu’eût produit la retraite de la Montagne ? Le terrain abandonné à la réaction, la république eût été supprimée, ou plutôt escamotée, à petit bruit et pacifiquement, grâce aux quatre cent mille baïonnettes inintelligentes et obéissantes. Peut-on en douter aujourd’hui, après le 2 décembre ? Mais, prétend-on, la division n’eût pas tardé à éclater dans les rangs de nos ennemis, et eût permis au peuple de reconquérir le bien perdu. A cette hypothèse, nous en opposerons une autre, à laquelle les événements ne donnent que trop de probabilité. La république une fois captive des réactionnaires, la division entre les légitimistes, les orléanistes et les bonapartistes eût allié l’armée au prétendu neveu de l’empereur plus facilement encore qu’on ne l’a vu naguère, et eût donné à sa victoire l’apparence d’une victoire de la démocratie.

 

Au 2 décembre, le pouvoir exécutif s’est mis en insurrection ; les Montagnards ont encore descendu dans la rue. Ils ont paru sur des barricades faites de leurs propres mains, en appelant de nouveau le peuple « à la révolution »; le peuple n’a pas plus répondu que le 13 juin, et soixante et dix-sept membres, tant de la Montagne que de l’opposition avancée, sont en exil.

 

Que le peuple ait eu tort, personne n’en est plus convaincu que nous. Nous nous permettons de le lui dire respectueusement : c’est une faute qu’il se reprochera longtemps. Mais toujours est-il que la Montagne avait bien jugé de ses dispositions, et, après l’épreuve du 13 juin, fit œuvre d’intelligence et de patriotisme en ne cherchant point de batailles perdues d’avance, bonnes seulement pour la gloire individuelle de ses membres. Les batailles perdues ne sont jamais très-profitables, mais, en politique surtout, elles sont désastreuses. Lors même qu’elles sont délivrées pour la plus grande, la plus sainte des causes, elles font reculer le progrès en effrayant les peureux. Ce n’est pas la faute des soldats du droit, c’est la faute de la faiblesse humaine, qui donne toujours tort aux vaincus.

 

Cessez donc d’accuser des hommes qui ont fait leur devoir consciencieusement, comme il fallait le faire ; qui se sont condamnés à de grandes souffrances morales en soutenant à la tribune le drapeau de la république démocratique en face d’une majorité peu généreuse. Nous le disons sans orgueil, mais avec le sentiment d’une susceptibilité légitime, ces hommes-là ont assez prouvé tous, le moment venu, que s’ils ont cru devoir à l’intérêt du parti de rester sur leurs bancs, ce n’est pas que la place sur une barricade leur parût moins commode à occuper !

 

Ceux qui persistent encore aujourd’hui à les charger étaient au feu pendant les journées de décembre, ou bien y seraient venus, s’ils avaient pu le faire, nous n’en doutons pas, nous n’en faisons pas le moindre doute : ce devrait être une raison de plus pour eux, il nous semble, de rendre enfin justice à la Montagne, et de ne pas ajouter aux douleurs de la défaite des récriminations trop mal justifiées.

                                   


[1] Nous pouvons dire avec joie que jusqu’au dernier jour on a vu M. Charamaule, entre autres, à tous les endroits périlleux. M. V. Magen ayant cité son nom, nous ne sommes plus forcé de le cacher dans la crainte de compromettre cet homme de coeur.

[2] Un membre de la Montagne, sachant que M. Bonaparte avait gagné de quoi payer ses dettes, a eu l’impardonnable tort de lui réclamer des honoraires dus depuis longtemps, pour service autrefois rendus comme avocat. Est-ce là ce qu’on aurait l’audace de représenter comme une demande de secours ?

[3] Le Moniteur, le journal officiel, après avoir inséré une prétendue lettre du jeune représentant du Bas-Rhin, qui aurait demandé à rentrer en France, ajoutait que cette demande avait été accueillie ! Il comptait sans doute que le pauvre ouvrier s’empresserait de passer par la porte qu’on lui ouvrait. Le Times, du 17 février, va nous dire comment a été relevé ce nouveau mensonge.

 

 

Londres, le 16 février 1852.

 

 

A Monsieur l’éditeur du Times.

 

 

 

Le gouvernement de l’ex-président de la république française, non content d’expulser arbitrairement les hommes qui n’ont pas voulu reconnaître son usurpation, cherche encore à les déconsidérer dans l’opinion publique par les moyens les plus vils et les plus infâmes.

 

Ainsi il fut insérer dans les colonnes du Moniteur une lettre par laquelle j’aurais demandé à rentrer en France, en me déclarant décidé à m’abstenir de toutes affaires politiques.

 

Comme il est probable que la censure de l’ex-président ne permettra pas la reproduction de ma protestation et de mon démenti, je vous prie, monsieur le rédacteur, de vouloir bien donner place dans vos colonnes à la lettre suivante, que j’adresse au Moniteur et à la Presse, afin que l’Europe toute entière sache quels sont les moyens lâches employés par l’usurpateur traître et parjure qui tient momentanément dans ses mains les destinées de la France.

 

Veuillez agréer, etc.

 

 

Bandsept

 

Londres, le 16 février 1852.

 

 

Monsieur le rédacteur en chef du Moniteur,

 

 

Vous publiez dans le Moniteur une lettre par laquelle je demanderais à M. Louis Bonaparte l’autorisation de rentrer en France, me déclarant décidé à m’abstenir entièrement de toutes affaires politiques.

 

Je n’ai jamais écrit lettre semblable ; c’est une infâme imposture, contre laquelle je proteste de la façon la plus énergique et avec la plus profonde indignation, sans pouvoir m’expliquer comment elle se trouve dans le journal officiel de M. Bonaparte.

 

Veuillez agréer, etc.

 

 

Bandsept,

 

Représentant du Bas-Rhin »