HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre XI : CE QUE SONT LES CONSPIRATEURS DU 2 DÉCEMBRE

 

§ II.

Les trois principaux agents de MM. Persigny et Bonaparte, ceux avec lesquels ils ont combiné l’application du plan de M. Carlier, sont MM. Maupas, Morny et Saint-Arnaud : le premier, préfet de la rue de Jérusalem depuis cinq ou six mois pour l’action de la police ; le second, improvisé ministre de l’intérieur pour la partie politique ; le troisième, ministre de la guerre pour les opérations militaires. Cette conspiration, en effet, a cela de plus déshonorant qu’elle a été tramée par le gouvernement lui-même. Ces faiseurs n’ont pas pris vaillamment, la forteresse d’assaut. Ils ont agi comme des traîtres qui entrent dans une place avec l’uniforme et le drapeau de la garnison, pour la surprendre et l’égorger la nuit au milieu du sommeil. Ils ont acclamé la République, ils lui ont juré fidélité, ils en ont occupé les principales fonctions, et puis, un jour, ils ont volé le pouvoir qui leur était confié. « C’est bien joué », ont dit quelques hommes du peuple ; nous répondons : C’est infâme.

Le Bulletin français s’est chargé de nous renseigner sur M. Maupas, qui avait devancé le rétablissement de la noblesse en s’anoblissant tout seul au moyen de la particule de.

« M. Maupas, dit-il, débuta comme sous-préfet dans l’arrondissement d’Uzès, sous les ordres d’un des magistrats les plus distingués de l’ancienne administration. Nous parlons en très-grande connaissance de cause, et nous savons un peu les dossiers de bien des gens. M. Darcy se plaignit plus d’une fois de la nullité compromettante qui le gênait au lieu de l’aider dans un coin de son département.

M. de Maupas

Après tout, d’avoir l’esprit à la fois présomptueux et court, d’être à la fois épais et intrigant, c’est un malheur, ce n’est pas un crime. Ce qui est plus fâcheux pour l’honneur d’un homme, c’est d’envelopper sous cette incapacité magnifique une perversité abominable, c’est de manquer de sens moral quand on a les autres déjà si émoussés, et de s’accorder, par exemple, les licences que nous allons raconter. »

Le Bulletin explique alors que le sieur Maupas devenu, grâce à une souplesse rare, préfet à Toulouse, et voulant acquérir un nouveau lustre, fit arrêter trois conseillers de préfecture des mieux famés, sous prétexte de conspiration. L’avocat général, après avoir examiné l’affaire, reconnut qu’il n’y avait pas l’ombre d’une charge et en fit part au préfet ; mais celui-ci répondit naïvement : « Oh ! soyez tranquille, j’attends de Paris un agent très-habile qui a coopéré aux bulletins de résistance ; il nous fera trouver chez les accusés des armes et des grenades ! » Le magistrat n’était pas des bons, il refusa « d’être tranquille », et s’en alla rendre compte au premier président, M. Piou, de ce qu’on venait de lui proposer. Le premier président porta la chose à la connaissance du ministre de la justice. M. Maupas écrivit de son côté, pour se plaindre de l’incapacité de l’avocat général qui ne comprenait rien. Les deux fonctionnaires, appelés à Paris, s’expliquèrent, et le déloyal préfet, convaincu, reçut l’annonce de sa destitution. La morale publique outragée exigeait ce sacrifice, M. Maupas court alors à l’Elysée où il ouvre son coeur. M. Bonaparte reconnaît aussitôt un homme digne de le servir et le rassure. A quelques jours de là, l’avocat général allait prendre congé du président qui lui avait fait compliment de sa belle conduite. Quel ne fut pas son étonnement, en entrant (c’était un lundi de réception), de trouver M. Bonaparte et M. Maupas se donnant la main ! Peu de temps après, M. Maupas était préfet de police.

Le général Bedeau faisait certainement allusion à cette déshonorante histoire, lorsqu’au moment de son arrestation, voyant le mandat signé Maupas qui le disait accusé de complot, il voulut que le commissaire de police mit les scellés sur ses papiers. Il craignait que l’ancien préfet de Toulouse « n’y trouvât des grenades. »

On raconte les anecdotes les plus comiques de la peur qu’a eue M. Maupas pendant la bataille et les massacres du 4 décembre. Cela nous est égal. Il nous semble que tout scélérat doit être lâche. M. Maupas est d’ailleurs le plus venimeux des êtres malfaisants qui conspiraient à l’Élysée.

Que l’on juge de ce qui a pu se passer dans les conciliabules de pareils personnages ! M. Morny était digne d’y figurer ; député obscur sous Louis-Philippe, il s’était déjà fait une certaine renommée de corruption en proposant le fameux ordre du jour des satisfaits.

M. Morny n’a pas de famille reconnue ; il est le frère utérin de M. Bonaparte et le fils de M. Flahault. Si le proverbe est juste, la France a lieu de se réjouir, car on pourrait appeler son gouvernement actuel le gouvernement des bâtards.

Morny

A ce propos, on a fait remarquer combien d’hommes de la nouvelle dictature portent un nom illégitime. Sans parler de M. Morny et de M. Bonaparte, on sait que le nom réel du général de Saint-Arnaud est Leroy, que M. de Persigny s’appelle tout simplement Fialin, qu’enfin le père de M. de Maupas était M. Maupas !

Ce n’est pas la faute de ces messieurs si l’examen de leurs actes de naissance a de quoi leur déplaire. Nous ne leur reprochons pas leur origine, ils n’en sont pas coupables ; mais ils nous ont si méchamment et si souvent désignés comme des ennemis de la famille, que nous avons acquis le droit d’user de représailles ; de dire, par exemple, que M. Morny, cet austère ami de la famille, s’est publiquement signalé depuis quinze ans par une liaison irrégulière. Nous n’en parlerions pas, d’ailleurs, s’il n’y avait toujours donné lui-même un éclat scandaleux, et si l’on n’y trouvait la honteuse complication de « la niche à Fidèle ». Nous laissons aux licences de la satire le soin de rappeler à ceux qui les ignoreraient les détails de cette niche édifiante. On y verra que Morny mérita bien aussi de passer pour un véritable ami de la propriété. Et un homme de cette espèce ose reprendre le mot de « coquins » et l’appliquer à ceux qui n’ont pas les mêmes goûts politiques que lui !

M. Morny ne parait pas avoir plus que son frère un amour très-passionné pour la vérité ; le 2 décembre il signait la dépêche télégraphique suivante :

« Paris, le 2 décembre, 8 heures du matin,

Le ministre de l’intérieur à MM. les préfets.

Le repos de la France étant menacé par l’Assemblée, elle a été dissoute. Le président de la République fait un appel à la nation. IL MAINTIENT LA REPUBLIQUE et remet loyalement au pays le soin de décider de son sort.

La population de Paris a accueilli avec enthousiasme cet événement devenu indispensable.

Le gouvernement vous donne tous les pouvoirs nécessaires pour assurer la tranquillité[1]. »

 

Voyons, nous le demandons au moins menteur de tous les décembristes, qu’il réponde sincèrement : Est-il-vrai, en âme et conscience, que l’esprit du coup de Jarnac présidentiel fût le maintien de la République ? N’était-ce pas outrageusement fausser la vérité, impudemment tromper les préfets, que de leur écrire : « La population de Paris a accueilli l’événement avec enthousiasme » ? Demandez au capitaine Mauduit.

Afin de mieux faire connaître M. Morny, nous citerons maintenant un extrait de la correspondance parisienne de la Nation. — Il s’agit d’une conversation de femmes chez madame d’Ossonville : « Toutes soutiennent que pas une personne honorable ne figure parmi les visiteurs de l’Élysée ; M. d’Argout, présent, se récrie, et en appelle à la maîtresse de la maison. Mesdames, reprend alors celle-ci, vous êtes bien sévères ! certainement il va d’honnêtes gens chez le président. — Nommez, nommez, dit-on de toutes parts. Madame d’Ossenville eut l’air de réfléchir, et, ne trouvant pas, elle reprit : Mais c’est fort difficile, en effet, d’en rencontrer plusieurs. — Mais, dit encore M. d’Argout en se mettant bien en face de son interlocutrice, il y en a bien un, un seul ? Des rires étouffés partaient alors de tous les endroits du cercle féminin, lorsque madame d’Ossenville, après un long silence, répliqua : Eh bien ! puisqu’il en faut absolument un qui soit honnête, je ne trouve que M. de Morny, parce qu’au moins celui-là, l’acte du 2 décembre lui a fait donner satisfaction à ses créanciers. »

Le seul homme d’état des conseils de M. Bonaparte, comme disent ceux qui tiennent à ce qu’il y ait un homme d’état auprès du prince, M. le comte de Morny, comme ils disent encore, n’est effectivement qu’un spéculateur de chemins de fer, d’usines en actions, etc. ; de toutes les opérations financières où l’on pêche dans l’eau trouble. Assez malheureux, malgré son habitude des tripotages, il était, au 2 décembre, fort embarrassé ! Madame d’Ossonville parait bien instruite, et son trait sanglant va droit au coeur du monde bonapartiste. Jugez en effet des moeurs de ce monde-là : M. Morny passe pour un modèle de vertu parce que, ses créanciers-une fois contents, il a donné sa démission plutôt que de signer le décret qui dépouille MM. d’Orléans ; lui qui, cependant, avait sanctionné vingt décrets spoliateurs émanés des proconsuls militaires ; lui qui, le lendemain de cette sublime retraite, allait prendre la présidence de leur parlement muet si M. Persigny n’eût refusé de l’accepter pour ce poste !

M.  Morny n’est pas le seul des conjurés que le 2 décembre ait sauvé des mains des gardes du commerce. A vrai dire, le coup d’état était avant tout un coup de fortune pour tous ces messieurs, et ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle à la Bourse « le coup de main des insolvables. » Ainsi M. Bonaparte avait, le 1er décembre, pour plus de deux millions de dettes ; M. Saint-Arnaud devait énormément ; M. Magnan était poursuivi par d’innombrables créanciers. Aujourd’hui, ils se sont tous liquidés ! Y a-t-il donc beaucoup d’exagération dans cette apostrophe des orléanistes du Bulletin français ? « Humilions-nous, en pensant que nous sommes tombés sous le joug d’une bande d’affamés qui n’avaient jamais rien fait avant de nous gouverner que de battre le pavé pour vivre d’aventures, les pieds sans bas dans des bottes vernies. »

Le général Magnan était un des plus obérés de la bande. Depuis nombre d’années, il compromettait son grade en vivant à la manière des chevaliers d’industrie. Le cinquième de ses appointements, la part saisissable du traitement des militaires, était saisi de temps immémorial ; son nom, connu de tous les huissiers de Liége, de Lille et de Paris, retentissait chaque jour à la justice de paix du 2e arrondissement, où les fournisseurs venaient lui réclamer le payement des plus minces factures.

Il y a de tristes choses dans la vie de M. Magnan. Le rôle qu’il a joué lors du 2 décembre nous force à en publier une dont nous devons la connaissance à un de ceux qu’il a contribué à proscrire, au citoyen Bianchi, rédacteur du Journal de Lille. Il importe de prouver que tous les machinateurs du guet-apens ne sont pas seulement des criminels politiques, mais aussi des hommes tarés, perdus, qui, réduits aux dernières extrémités, n’avaient rien à perdre et tout à gagner. Nous copions la note du citoyen Bianchi :

« Il y a quelques années, des billets souscrits par le général Magnan, alors président du conseil de révision dans le département du Nord, furent saisis chez un marchand d’hommes mis en faillite[2] . Les billets allèrent au greffe du tribunal de commerce. Le président du tribunal, M. Delassalle-Dermet, ami de M. Magnan, le prévint que s’il ne désintéressait pas les créanciers de la faillite dans les quarante-huit heures, tout le monde allait savoir ses rapports d’argent avec les entrepreneurs de remplacement ; qu’il était publiquement déshonoré, etc. Sans crédit et sans ressource, Magnan frappa à toutes les portes, et finit par obtenir de la bonté bien connue du citoyen Tancé, marchand de tableaux, la somme nécessaire. Il donna en garantie les meubles de sa maison.

Peu après, le général quitta Lille ; mais lorsque le citoyen Tancé réclama les meubles, il lui fut démontré qu’ils étaient la propriété d’un tapissier ! Quelques-uns cependant appartenaient au général, qui supplia son créancier de les lui laisser emporter à Paris, où, disait-il, il ne pouvait se rendre comme un vagabond ; et à peine arrivé, il les vendit !… Ce ne fut que longtemps après, et sur la menace de M. Tancé fils qui se fâcha, que M. Tancé père fut remboursé.

Ces faits m’ont été racontés cinquante fois par l’honorable citoyen Tancé, qui, du reste, ne s’en cachait à personne, tant le général Magnan était bien connu. »

Le général Magnan fut de ceux auxquels l’Elysée s’adressa sans hésiter, parce qu’on y connaissait sa position désespérée ; ce n’était pas la première fois d’ailleurs que M. Bonaparte eût exercé la fascination de l’or sur cet homme aux abois. Il l’avait déjà pratiquée sous ce rapport lors de l’affaire de Boulogne. On le savait quand vint le procès de 1840, et le général Magnan, cité comme témoin, fut obligé de tout avouer. Sa déposition est remarquable à plus d’un titre. Après avoir raconté différentes tentatives du commandant Mésonan pour le corrompre, il s’exprime ainsi (Moniteur du 1er octobre 1840) :

« Le lendemain 17 juin, le commandant Mésonan, que je croyais parti, entre dans mon cabinet, annoncé comme toujours par mon aide de camp. Je lui dis : « Commandant, je vous croyais parti, — Non, mon général, je ne suis pas parti. J’ai une lettre à vous remettre. — Une lettre pour moi, et de qui ? — Lisez, mon général. Je le fais asseoir, je prends la lettre ; mais au moment de l’ouvrir, je m’aperçus que la suscription portait : A M. le commandant Mésonan. Je lui dis : Mais, mon cher commandant, c’est pour vous, ce n’est pas pour moi. — Lisez, mon général ! J’ouvre la lettre et je lis :

Mon cher commandant, il est de la plus grande nécessité que vous voyiez de suite le général en question ; vous savez que c’est un homme d’exécution et sur qui on peut compter ; vous savez aussi que c’est un homme que j’ai noté pour être un jour maréchal de France. Vous lui offrirez 100,000 fr. de ma part, et vous lui demanderez chez quel banquier ou chez quel notaire il veut que je lui fasse compter 300,000 fr. dans le cas où il perdrait son commandement.

Je restai stupéfait, je fus comme anéanti, je ne trouvais en ce moment aucune parole à dire ! L’homme que j’avais reçu chez moi, que j’estimais et dont je croyais être estimé, me remettait cette lettre à brûle-pourpoint sans m’avoir jamais parlé du prince Napoléon, sans que, dans ma conduite ou dans mes discours, rien ait pu donner ouverture à une pareille communication !

Cependant l’indignation que je ressentais se calma ; je pris la lettre en tremblant, et je dis : Commandant ! à moi, à moi une pareille lettre ! Je croyais vous avoir inspiré plus d’estime. Jamais je n’ai trahi mes serments, JAMAIS JE NE LES TRAHIRAI. Mais vous êtes fou, commandant ; mon attachement, mon respect pour la mémoire de l’empereur ne me feront jamais trahir mes serments au roi.

Je remis la lettre au commandant en lui disant que c’était un parti ridicule et perdu. Le commandant était interdit, pâle, inquiet. Malgré mon irritation, j’en eus pitié. Je l’avoue, mon devoir je ne l’ai pas fait, c’était d’envoyer au ministère de la guerre cette lettre dont on abuse aujourd’hui pour me faire passer pour un dénonciateur. »

Comment ne pas juger indigne de porter des épaulettes un homme qui, après avoir reçu une telle insulte, après avoir été l’objet d’une tentative aussi outrageante pour son honneur, prête son épée à celui-là même qui a voulu le corrompre avec de l’argent ? Mais il raconte, à la fin de la déposition, que le commandant Mésonan lui dit en face, lorsqu’il se retira : « Général, vous manquez une belle occasion, une occasion de fortune ! »

M. Magnan, en supposant qu’il l’ait refusé alors, n’a pas manqué cette fois une aussi honorable « occasion de fortune. » Pour être le commandant en chef de l’armée de l’insurrection, il a reçu, affirme-t-on, 500,000 francs, destinés à stimuler encore davantage son zèle au moment où la résistance prenait un caractère sérieux.

Voyez si ces gens-là ne sont pas tous d’un cynisme révoltant. En pleine cour d’assises de pairs, le général dit au prétendant sur la sellette : « Vous avez voulu me corrompre, votre parti est ridicule et perdu. » Et voilà les deux chenapans qui, après s’être ainsi apostrophés à la face de l’Europe en 1840, font un coup ensemble en 1851 ! Ils ne s’inquiètent pas que la galerie les ait vus et leur vienne dire : Mais il n’y a pas plus de onze ans, devant les juges, publiquement, vous, Bonaparte, vous avez entendu ce général vous traiter en face de ridicule ; vous, Magnan, vous avez accusé ce prétendant ridicule de tentative de corruption, à prix d’argent, sur votre honneur !

M. Bonaparte, qui n’a aucun sentiment noble, n’a jamais su offrir que le grossier appât de l’argent pour gagner des partisans. C’est ce qu’on voit bien encore dans la déposition du capitaine Col-Puygellier, au procès de Boulogne. « … Je vis venir à moi un homme de petite taille, portant de grosses épaulettes et un crachat. Il me dit : Me voici, capitaine ; je suis le prince Louis ; soyez des nôtres, et vous aurez tout ce que vous voudrez. » On sait la réponse du capitaine Puygellier. Mais le moyen pour des hommes comme M. Magnan de résister au prince Louis qui vous dit : « Vous aurez tout ce que vous voudrez. » !

M. Frank-Carré, qui vient de prêter serment au Bonaparte, lui disait à la cour des pairs comme procureur général : « Vous avez fait pratiquer l’embauchage et distribuer de l’argent pour acheter la trahison. »

Notre honorable collègue le citoyen Victor Hugo a recueilli à ce sujet des faits juridiquement prouvés, où l’on peut voir à nu toute la bassesse d’âme de l’ex-président de la République.

« A Strasbourg, le 30 octobre 1836, le colonel Vaudrey, complice de M. Bonaparte, charge les maréchaux des logis du 4e régiment d’artillerie de partager, entre les canonniers de chaque batterie, deux pièces d’or. »

A Boulogne, « on débarque, on rencontre le poste de douaniers de Vimereux. M. Louis Bonaparte débute par offrir au lieutenant des douaniers une pension de douze cents francs. Le juge d’instruction : — N’avez-vous pas offert au commandant du poste une somme d’argent, s’il voulait marcher avec vous ?… Le prince : -— Je la lui ai fait offrir, mais il l’a refusée[3]. On arrive à Boulogne. Ses aides de camp — il en avait dès lors — portaient, suspendus à leur cou, des rouleaux de fer blanc pleins de pièces d’or. D’autres suivaient avec des sacs de monnaie à la main[4]. On jette de l’argent aux pêcheurs et aux paysans, en les invitant à crier vive l’empereur ! Il suffit de trois cents gueulards, avait dit un des conjurés[5]. Louis Bonaparte aborde le 42e, caserné à Boulogne. Il dit au voltigeur George Koehly : Je suis Napoléon vous aurez des grades et des décorations. Il dit au voltigeur Antoine Gendre : Je suis le fils de Napoléon ; nous allons à l’hôtel du Nord commander un dîner pour moi et pour vous. Il dit au voltigeur Jean Meyer : Vous serez bien payé[6]. Il a dit au voltigeur Joseph Mény : Vous viendriez à Paris, vous serez bien payé. Un officier, à côté de lui tenait un chapeau plein de pièces de cinq francs qu’ils distribuaient tous les deux aux curieux, en disant : Criez vive l’empereur ![7] Le grenadier Geoffroy, dans sa déposition, caractérise en ces termes la tentative faite sur sa chambrée par un officier et par un sergent du complot : -— Le sergent portait une bouteille, l’officier avait le sabre à la main. —- Ces deux lignes, c’est tout le Deux-Décembre. »

Quand la peinture retracera les principaux traits de la vie de M. Verhuel, voilà un beau sujet à mettre au concours : César distribuant au coin d’une rue des pièces de cent sous aux passants pour leur faire crier : Vive l’empereur !

C’est encore en partie avec de l’argent que l’assassin de Boulogne a payé la trahison de l’armée de Paris. On se rappelle l’institution de la médaille dotée de 200 francs de rente et donnée à ceux qui s’étaient le plus distingués. On pourrait l’appeler, à bon droit, la médaille des massacres pensionnés. Outre cela, chaque colonel a reçu une lettre lui annonçant que les officiers et sous-officiers pouvaient se présenter à la caisse du payeur où les sous-lieutenants recevraient 150 francs, les lieutenants 130 francs, les capitaines 100 francs, les sous-officiers… ? Tous ont accepté !… A ceux qui pourraient douter de cette honnête distribution, nous répondrons qu’un de nos amis A VU une des lettres d’avis adressées aux colonels. Nous ne savons pas ce qu’ont touché les officiers supérieurs.

Malheureux est le temps où les militaires touchent le prix du sang de la guerre civile ! Quant aux soldats, qu’il fallait étourdir dès le premier moment, ils ont été payés d’avance. Le 2 décembre, chaque homme de garde à l’Elysée et aux alentours a reçu dix francs. On les vit jeter de l’or sur l’étain des comptoirs de cabaret. Les ordres de l’état-major ont mis successivement de service à l’Elysée les différents bataillons pour qu’ils eussent part à cet extra de solde de l’honneur militaire. L’un des maux les plus terribles sortis du 2 décembre, ce sera la désorganisation morale produite au sein de l’armée par l’éveil des passions cupides auxquelles les conspirateurs ont fait appel. La distribution des dix francs dura jusqu’au 7, et donna lieu, le jour où elle fut supprimée, à un épisode où le côté burlesque s’efface devant le dégoût. C’était, ce jour-là, un bataillon du 58e qui montait la garde à l’Élysée. Grand fut le désappointement des hommes quand il leur fallut reprendre le chemin de la caserne sans le butin sur lequel ils comptaient. Ils avaient si bien crié : Vive l’empereur ! Le prince aimait tant le soldat ! Ils ne voulurent pas croire qu’ils dussent s’en prendre à lui de leur infortune, et ils accusèrent le commandant d’avoir « mangé la grenouille. » Une réclamation contre ce commandant, appelé M. Jossé, nous croyons, fut rédigée séance tenante, et adressée à qui de droit par la voie hiérarchique ! Il y fut répondu par une punition générale qui termina tout militairement, mais qui ne lava sans doute pas, à ces yeux prévenus, la réputation de l’honnête chef de bataillon.

Parmi tous ces faiseurs de dupes, Leroy, dit de Saint-Arnaud, est assurément celui qui doit être le plus étonné de se voir quelque chose. Vrai Gil Blas, ses commencements devaient le conduire tout droit au 2 décembre.

  

Jacques Leroy de Saint-Arnaud

Le 7 janvier 1824, notre ministre de la guerre « mettait en gage au mont-de-piété : un châle de laine et deux chemises de femme, l’une en toile, l’autre en calicot, pour la somme de dix-huit francs ! » On nous a montré la reconnaissance du mont-de-piété, au dos de laquelle il est écrit de la plus belle écriture du futur maréchal de France : « Bon pour retirer. Saint-Arnaud. » Nous laissons à juger quelle pouvait être la nature de l’existence d’un jeune homme qui mettait au mont-de-piété « deux chemises de femme, l’une en toile, l’autre en calicot. » La reconnaissance ne dit pas si les deux chemises de femme portaient la même marque.

En tous cas, les chemises de femme et les châles de laine ne préservèrent point de la prison pour dettes le complice de M. Bonaparte. Vers 1830, il était depuis seize ou dix-huit mois à Sainte-Pélagie lorsqu’il écrivit une lettre que nous avons tenue et dans laquelle nous avons lu :

« Vous savez ce que c’est qu’un pauvre prisonnier qui soupire après sa liberté et qui maudit ses barreaux. Un jour, une heure sont beaucoup pour lui. Veuillez donc faire tous vos efforts pour que demain lundi je respire l’air de la liberté ; l’heure n’y fait rien, fût-il dix heures du soir. Au moins le lendemain je ne serai point attristé à mon réveil par le bruit affreux des verrous !… » Que d’innocents, cependant, l’auteur de cette lettre a mis sous les verrous depuis que les traîtres de l’armée ont fait de lui un sauveur de la patrie ! M. Saint-Arnaud est un mauvais cœur, il a oublié en 1851 tout ce qu’il souffrait en prison.

M. Saint-Arnaud, sorti on ne sait d’où, chassé des gardes du corps pour cause d’indélicatesse après y avoir été admis on ne sait comment, rentra au service on ne sait par quelle porte. Qu’il ne se fût pas alors corrigé de ses habitudes peu honnêtes, c’est ce que nous apprend l’extrait suivant d’une lettre du général Rulhière publiée par la Nation le 10 décembre :

« Il y a plusieurs années, alors que M. Saint-Arnaud était simple capitaine dans le régiment du colonel Rulhière, ce dernier, touché par les prières de la famille du général Saint-Arnaud, empêcha qu’il ne passât devant un conseil de guerre POUR DETOURNEMENT DE FONDS APPARTENANT AU REGIMENT. Aujourd’hui, M. le général Rulhière, en voyant briser sa carrière par M. Saint-Arnaud[8], a, du moins, la consolation de n’avoir jamais forfait à l’honneur, et il est bien aise d’en informer M. le ministre de la guerre actuel. »

Quel gouvernement que celui du 2 décembre ! M. Saint-Arnaud irait au bagne s’il n’était ministre de la guerre !

Quand on a de pareils antécédents et qu’il vous reste quelque pudeur, on ne se met pas en évidence dans la crainte de les ramener à la lumière ; on laisse écouler sa vie dans l’obscurité, on ne la souille pas par de nouvelles taches qui font reparaître les anciennes. Mais qu’importe à M. Leroy ? L’hôte de Sainte-Pélagie, l’homme aux chemises de femme, a toute honte bue. Il ne s’inquiète pas plus de son passé que de son présent.

Lorsque le général Bugeaud, le héros du règne de Louis-Philippe, se fit le geôlier de la mère de M. Chambord, il eut besoin d’un espion en épaulettes pour surveiller cette pauvre femme, il prit Saint-Arnaud et en obtint tout ce qu’il voulut. Les légitimistes racontent que cet homme alla jusqu’à imaginer de percer des trous dans le plafond du cabinet de toilette de la prisonnière, pour qu’aucune de ses actions ne pût lui échapper ! Comment se peut-il, disons-le en passant, que les orléanistes donnent le titre « d’auguste vieillard » à ce roi qui lisait les rapports où il voyait traiter ainsi une femme ; à ce bon père de famille qui tenait si fort à rendre public le déshonneur de sa nièce ; à ce juste rémunérateur des loyaux services qui nomma le colonel Bugeaud général et maréchal de France !

M. Bugeaud, qui avait trouvé son homme dans M. Saint-Arnaud, l’emmena en Algérie, où l’ancien garde du corps fit tout à la fois son chemin et de très-bonnes affaires. Sans fortune, avec des appointements de huit mille francs d’abord, et de dix-huit mille francs ensuite comme général de brigade, il trouvait moyen de dépenser trente mille et quarante mille francs chaque année en fêtes et en plaisirs. C’est là un fait notoire dans toute l’armée d’Afrique. Si bien même, assure-t-on, qu’une enquête fut commencée à Orléansville sur son administration. Cette enquête était pendante au 2 décembre ; le succès des conjurés a dû la faire mettre à néant. On voit que le sieur Leroy, dit de Saint-Arnaud, avait de bonnes raisons pour ne pas refuser d’entrer dans la conjuration élyséenne. Ce ne fut pas toutefois sans essayer de se réserver encore une échappatoire, à ce que nous apprend le Bulletin français, fort bien renseigné sur tout ce qui concerne les habitants de Claremont :

« M. de Saint-Arnaud était si bien un homme précieux, bon à toutes les besognes et prêt à toutes les chances, que, sur le bateau même qui le ramenait à Toulon, chargé des lauriers de la petite Kabylie et les yeux fixés sur ce qu’on lui réservait encore dans une guerre moins honorable, il écrivait, on le sait maintenant, à l’un des princes exilés avec lequel il avait fait campagne en Afrique ; il lui renouvelait dans cette lettre les assurances de son attachement et le suppliait de compter toujours sur des services que personne ne songeait à lui demander. Voilà, n’est-ce pas, comment on a garde à tout ! Et remarquez jusqu’à quelle perfection l’on peut pousser, même de notre temps, ce rôle de condottiere. Les condottieri d’autrefois, dans les marchés qu’ils souscrivaient, se réservaient toujours de ne s’exposer que le moins possible pour le compte de qui les payait. Le prince Louis-Napoléon n’en obtient pas davantage des siens. Lisez le Moniteur ! M. de Saint-Arnaud a exigé qu’il y fût constaté que, pour ne point s’associer à la spoliation de la maison d’Orléans, il avait voulu donner sa démission. Il est vrai qu’il l’a retirée tout de suite ; il aura probablement pensé que la bonne intention toute seule lui serait encore comptée pour quelque chose. En attendant, c’est un étrange spectacle donné par ce pouvoir si souverainement vertueux et réparateur, que de le voir étaler sans plus de honte, à la face du pays, les tristes conditions de sa précaire existence. Le prince garde des ministres qui l’obligent à laisser mettre leur démission au Moniteur pour témoigner du déplaisir que leur causent ses volontés, et au moment même où ils offrent de quitter leur place, ces ministres se ravisent et se résignent à la conserver pour y faire justement le métier qui paraissait tant leur déplaire ! »

Il ne semble pas que ce soit la seule occasion où M. Saint-Arnaud ait tenu tête au pauvre dictateur ! Il n’était pas homme à se livrer sans prendre des garanties contre l’ingratitude. Aussi, les personnages étant donnés, croyons-nous tout à fait vraie la scène qu’on va lire, et que nous empruntons à une correspondance du Messager des Chambres de Bruxelles :

« M. Louis-Bonaparte aurait demandé à M. de Saint-Arnaud de signer la mise en retrait d’emploi, les uns disent de cent trente, les autres de cent cinquante officiers de l’armée, dont beaucoup d’un grade élevé.

Le prétexte donné par lui à cette mesure était les opinions orléanistes bien connues de la plupart de ceux qu’il voulait frapper.

M. de Saint-Arnaud aurait d’abord fait observer au président de la République que cette mesure ne pouvait que lui faire un grand tort dans l’armée même ; au nom du tort que cela pouvait lui faire, il lui demandait d’y renoncer. A ces observations de son ministre, M. Louis-Napoléon aurait répondu par une fin de non-recevoir, et en dernière analyse, par un ordre absolu de signer ou de quitter le ministère.

A cette déclaration, M. le général de Saint-Arnaud aurait annoncé tacitement qu’il ne quitterait pas le ministère. Une discussion vive se serait engagée alors. M. de Saint-Arnaud l’aurait soutenue, et il aurait dit à la fin au président ceci : « Je n’ai point fait la faute de mes autres collègues, j’ai gardé les ordres écrits que vous m’avez donnés le 1er décembre, au noir. Ces ordres, je m’en servirai, et avec eux, je crois que vous êtes plus entre mes mains que je ne suis dans les vôtres. »

Il est bien entendu que je ne rapporte que le sens des paroles attribuées à M. de Saint-Arnaud ; ce -ne sont pas les paroles textuelles ; je ne garantis rien.

Parmi les ordres de M. Louis-Napoléon que M. de Saint-Arnaud aurait en son pouvoir, on parle surtout de deux, l’un ordonnant de tuer ceux, quels qu’ils fussent, qui résisteraient violemment à une arrestation ; et l’autre, ordonnant, dans le cas où la lutte, tournant mal, forcerait à évacuer Paris, en tout ou en partie, de se retirer dans les forts et de bombarder la ville.

Vous voyez que, s’il y a quelque chose de vrai dans ce qui précède, Mt. Louis-Napoléon garderait M. de Saint-Arnaud malgré lui. »

Rien de plus vraisemblable qu’une pareille altercation ; elle est toute simple, toute naturelle entre gens de cette espèce ; les fripons n’ont jamais d’amis, ils n’ont que des complices. Le fils de l’admiral Verhuel n’étant qu’un ambitieux vulgaire, engourdi, épuisé, sans supériorité aucune, mené et surmené, n’offrait pas la moindre garantie, et il a dû forcément donner des gages aux casse-cou qui se décidaient à travailler avec lui. Du reste, MM. Saint-Arnaud et Bonaparte ne se feront jamais grand mal, ils s’arrangeront, car, si le premier a des pièces, le second, de son côté, n’en manque pas pour avoir une vengeance toujours prête et assurée.

M. Saint-Arnaud a laissé au Moniteur, peu de jours avant le coup de main des insolvables, une nouvelle preuve de sa loyauté. Lors de la discussion sur la proposition des questeurs qui tendait à attribuer au président de l’Assemblée le droit de requérir des troupes, il est venu lire avec emphase un discours où l’on trouve cette conclusion : « Ainsi, inopportune, inconstitutionnelle, destructive de l’esprit militaire, la proposition accuse, malgré la modération du langage, une méfiance injuste envers le pouvoir exécutif. Elle répand l’anxiété dans le pays, l’étonnement dans les rangs de l’armée. Au nom du salut du pays, nous vous demandons de ne point prendre ce projet en considération. (Approbation sur divers bancs de la droite. — Mouvement prolongé.) »

Au moment même où il tramait le complot, le ministre de la guerre parlait de méfiance injuste envers le pouvoir.

A quels hommes s’est donnée la France !!!

Quant au tout-puissant M. Persigny, c’est un petit aigrefin dont nous ne pouvons rien dire on ne lui connaît aucun passé. Il a le grand tort de ne pas porter le nom de son père, appelé Fialin. Sorti sous-officier de l’armée, il s’est attaché à la fortune de M. Bonaparte pour en tirer profit, et n’a pas peu contribué à augmenter sa maladie de neveu de l’empereur. Il était l’âme des exploits de Strasbourg et de Boulogne ! C’est lui qui dirige le fils de l’amiral Verhuel. Il est l’intelligence de l’entreprise bonapartiste, l’autre en est le nom. M. Fialin ne se donne pas la peine de dissimuler l’empire qu’il exerce. Il veut que l’on sache qu’il conduit tout. Il faisait dire encore, le 30 juillet dernier, par un correspondant de l’Indépendance belge qui est à sa dévotion : « M. Persigny voit tout, il étudie tout, il touche à tout, et mène les grandes affaires administratives comme il mena le coup d’état du 2 décembre, avec calme, bienveillance, gaieté même, mais surtout avec un dédain profond pour les opinions de ses adversaires. » M. Fialin pousse ce dédain si loin, que cinq mois après l’attentat il achetait déjà des terres de 500.000 fr. (Indépendance belge) Il a donc mis de côté juste 100,000 fr. par mois sur ses gages de ministre du crime ! C’est beaucoup.

Si M. Fialin n’était pas doué de ce merveilleux dédain pour l’opinion de tous les gens honnêtes, il n’aurait pu « mener avec tant de gaieté le coup d’état du 2 décembre » : car le 18 mai 1848, il disait dans une circulaire aux électeurs de la Loire : « Quant à mes opinions, je vais vous les exposer avec franchise. Hier je croyais SINCEREMENT qu’entre des habitudes monarchiques de huit siècles et la forme républicaine, EUT NATUREL DE TOUS LES PERFECTIONNEMENTS POLITIQUES, il fallait suivre une phase intermédiaire ; et je pensais que le sang de Napoléon inoculé aux veines de la France pouvait mieux que tout autre la préparer au régime des LIBERTES PUBLIQUES ; mais après les grands événements qui viennent de s’accomplir, la république régulièrement constituée pourra compter sur mon dévouement le PLUS ABSOLU.

Je serai donc LOYALEMENT et franchement républicain… »

Cela est signé, il est vrai, FIALIN-PERSIGNY. Tandis que notre homme actuel s’appelle le COMTE DE PERSIGNY. C’est bien différent.

Les complices subalternes ont été choisis aux mêmes signes que les autres ; ainsi, par exemple, M. Vieyra, nommé chef d’état-major de la garde nationale pour la circonstance, M. Vieyra conduisait la bande d’amis de l’ordre qui dévastèrent de fond en comble trois imprimeries le 13 juin 1849 !… Ce n’est pas là une invention comme celle de la dévastation du château de M. Lamartine, c’est un fait si incontestable que nous l’avons un jour porté à la tribune sans que la majorité osât nous répondre.

M. Vieyra, au moment où son ami M. Bonaparte l’employait, avait été condamné, en première instance, comme stellionataire. Il en a appelé, et la cour d’appel de Paris vient de prononcer, à son profit, le 10 juin 1852, un arrêt conçu en ces termes :

« … La cour, adoptant les motifs des premiers juges, mais considérant toutefois que quelque MENSONGERE ET FRAUDULEUSE que soit la déclaration des époux Vieyra dans le transport dont il s’agit, elle échappe à l’application de l’article 2059 du Code civil, qu’ainsi c’est à tort que les premiers juges les ont déclarés stellionataires.

Dit qu’il n’y a lieu de déclarer les époux Vieyra stellionataires, et les décharge par conséquent de la contrainte par corps contre eux prononcée. »

Nous n’avons trouvé cet arrêt que dans l’Indépendance belge du 20 juin. M. Vieyra est si bien en cour, que les journaux français ont craint de se faire suspendre s’ils disaient un seul mot de l’affaire. Et ils ne se trompaient pas. M. Thayer, directeur des postes et ami de M. Vieyra, n’a pas laissé distribuer le numéro de l’Indépendance, qui ne contenait cependant que le texte pur et simple de l’arrêt, sans aucun commentaire. Le gouvernement français emploie son pouvoir souverain à cacher un jugement de cour d’appel ! La France en est arrivée là, que les repris de justice sont assez puissants pour empêcher de publier les arrêts des tribunaux qui les condamnent. Jugez, par ce nouveau trait, de la moralité du régime napoléonien ! Est-ce assez d’ignominie ?

Malgré tout, l’arrêt du 10 juin « ne servira pas de petit ornement », aux états de service du chef d’état-major de la garde nationale de Paris. M. Vieyra était d’ailleurs si niaI famé, que le général Perrot donna sa démission de commandant supérieur de la garde nationale, à l’instant même où il se le vit accoler[9]. Le général marquis de Lawoestine est trop ami de l’ordre pour avoir de ces délicatesses. Il faut rendre cette justice à M. Bonaparte qu’il apprécie son complice à sa juste valeur. Comme un des familiers de l’Elysée mettait timidement en doute l’opportunité d’un choix pareil à celui de M. Vieyra : « Ce n’est pas, répondit lourdement le taciturne parjure (et l’on croit qu’il avait retenu ce trait de profond politique d’une conversation de la veille avec M Persigny), ce n’est pas avec des gens honnêtes qu’on fait des coups d’état. »

Attendez ! nous n’avons encore dit que les moindres méfaits de M. Vieyra qui s’appelait, il y a vingt-cinq ans, Vieyra Molina. Notre répugnance est extrême à remuer le passé de tous ces gens-là ; c’est assurément ce qu’il y a de plus pénible dans notre tâche d’historien du 2 décembre ; mais, l’ayant entreprise, nous devons en accepter les devoirs les plus rigoureux jusqu’au bout ! Nous n’avons pas le droit de soustraire au jugement du monde les renseignements qu’on nous apporte pour faire rougir l’armée de l’appui qu’elle accorde aux étranges oppresseurs de la France. Eh bien donc, M. Vieyra Molina plaidait, en 1827, contre un de ses coreligionnaires, M. Tata, et celui-ci publiait un mémoire autographié où nous copions ce qui suit :

« … Quant à la maison garnie où l’on donnait à loger à des filles publiques, c’est une spéculation dont tout l’honneur et le produit appartiennent à Vieyra Molina. La note relative à cette honorable entreprise, qui est entièrement écrite par lui, dans laquelle il se nomme, et que j’ai produite entre les mains de M. Gorsin et de MM. les conseillers de la chambre d’accusation, prouve la vérité de ce que je dis. »

Ah ! quel monde que ce monde du 2 décembre ! C’est à peine si l’on peut trouver, dans la chaste langue française, des synonymes pour parler de leurs faits et gestes sans offenser la pudeur. M. Bonaparte fait séduire le colonel Vaudrey par une femme ; M. Morny vit aux dépens d’une femme ; M. Saint-Arnaud met au mont-de-piété, pour dix-huit francs, des chemises de femme ; M. Vieyra donne en gage d’un emprunt le rapport d’une maison de femmes ! A quelque parti que vous soyez attachés, hommes d’honneur qui nous lisez, dites s’il n’y a pas, pour un Français, de qui se tordre de désespoir en voyant la France gouvernée, tyrannisée, insultée par un ramas d’hommes plus vils que des forçats, par des proxénètes !

Chose consolante (quelle consolation et à quoi sommes-nous réduits !) au 2 décembre comme à Boulogne, comme à Strasbourg, MM. Verhuel et Fialin n’ont trouvé que des personnages de cette trempe pour les aider. Un Véron, docteur en industries équivoques, Falstaff moderne aussi gâté de corps que de coeur, autrefois ami de M. Thiers, aujourd’hui commensal de M. Bonaparte ; un Granier Cassagnac, bravo littéraire, dont la plume appartient à qui met un peu d’or dans son encrier ; un Barthélemy qui fut poète et perdit son génie avec sa probité ; un Romieu qui, après avoir passé sa jeunesse au milieu des bons vivants et des gais festins, consacre sa vieillesse à chanter les Cosaques ! Disons encore quelques mots de celui-là. C’est une des médailles les mieux frappées au coin de l’Élysée. On nous a conté un trait de l’époque la plus innocente de sa vie qui mérite place dans l’histoire des héros décembristes.

M.   Becquet (rédacteur du Journal des Débats !), M. Romieu et plusieurs amis de mêmes moeurs, un soir de carnaval, revenaient en fiacre de la Courtille ; ils étaient juchés sur l’impériale de la voiture, selon l’usage du temps et du lieu. M. Becquet, plus ivre encore que les autres, roule du haut en bas du phaéton et reste étendu sur le pavé. M. Romieu entre chez un épicier, achète un lampion, l’allume, le met sur le ventre de son ami pour prévenir les accidents, remonte sur l’impériale, et la voiture continue son chemin en criant : Ohé, les autres ! ohé ! vive la joie !

M.   Romieu était ce qu’on appelait alors un mystificateur, race aujourd’hui à peu près perdue. Il s’était rendu particulièrement célèbre par la guerre qu’il avait déclarée aux portiers. C’est lui qui entrait chez un portier pour l’arracher une heure durant à ses occupations en lui contant mille folies. A la fin, l’homme impatienté éclatait : « Mais en définitive, monsieur, que me voulez-vous ? » — « Rien, répondait le mystificateur toujours imperturbable ; j’ai lu à l’entrée de votre loge : Parlez au portier, s’il vous plait, et je suis venu vous parler. » L’autre devenait furieux, et lui sortait enchanté.

Pourquoi faut-il que nous soyons condamné à descendre à de tels détails. Le lecteur, comprenant notre rôle, en accusera seul le régime qui a fait un personnage d’un homme dont la jeunesse et l’âge mûr furent ainsi occupés.

Devenu publiciste depuis la République, M. Romieu, que Louis-Philippe avait nommé préfet, est l’auteur de ce fameux Spectre rouge dont les doctrines sinistres et les excitations sauvages produisirent une certaine rumeur il y a un an ou dix-huit mois. On y lit des choses comme celles-ci : « Charlemagne, placé entre l’antiquité mourante et le monde nouveau qui naissait, avait fondé le seul système solide, celui de la force s’appuyant sur la foi. De son oeuvre, et sans dessein préconçu, sortît le régime féodal ; de tous ceux que l’Europe a essayés, c’est encore le meilleur. » (Page 32.) « Ce n’était pas assez que les classes moyennes fussent gangrenées de ce mal nouveau, l’instruction sans éducation, il fallait qu’il gagnât jusqu’aux villages, et ce fut un sage du temps, M. Guizot, que la Providence marqua de son doigt pour accomplir l’extrême désordre. » (Page 60.) « Super flumina Babylonis… Ils sont là les prolétaires qui chantent ce cantique de haine aux bords du fleuve parisien, aux bords de tous les ruisseaux de France ; ils aspirent au jour où ils tiendront vos petits enfants et les écraseront sur la pierre. » (Page 9.) « Je ne regretterai pas d’avoir vécu dans ce triste temps, si je puis voir une bonne-fois chasser et fustiger la foule, cette bête cruelle et stupide dont j’ai toujours eu horreur. » (Page 91.) « La société, telle que l’a faite la bourgeoisie, doit mourir. » (Page 65.) « Vous avez lu le dernier manifeste de M. Blanqui ? Qui a du fer a du pain. Il a raison, et ce cri qu’on a dit sauvage, est le premier éclat de bon sens qui soit sorti d’une bouche française depuis soixante ans. De nos jours la logique est dans la mitraille. » (Page 70.) « O bourgeois ! ce n’est pas vous qui représentez l’ordre, c’est la force seule qui en est le symbole. » (Page 68.) « Le sabre est devenu l’élément civilisateur. » (Page 70.)

Les amis les plus exagérés de l’ordre disaient que ces cris de chacal, ces invocations impies à la force, au massacre, au sabre étaient les hallucinations d’un maniaque. Nous en citâmes quelques lignes un jour à la tribune ; on nous répondit, des bancs de la droite, « que M. Romieu était tout seul, que c’était un fou ! » Les journaux les mieux pensants crurent devoir le renier. Le Constitutionnel lui-même, nous nous en souvenons très-bien, lui reprocha d’avoir été un peu loin. Qu’a fait cependant M. Bonaparte, dés qu’il a été le maître ? Il a donné à l’auteur de ce livre immonde, écrit avec la plume d’Hébert et de Chenu, à l’ancien persécuteur des portiers, une des places les plus considérables de son gouvernement, il l’a créé directeur des Beaux-Arts, et M. Romieu est aujourd’hui le conseiller intime de M. Fialin, faisant fonctions de ministre de l’intérieur ! C’est lui qui a manipulé les élections de la foule, de la bête cruelle et stupide, pour ce qu’ils appellent le corps législatif, et il est si bien en cour, qu’on parle d’en faire le ministre de l’intérieur des insurgés. Pourquoi pas ? M. Fialin l’est bien aujourd’hui, M. Morny l’était bien hier !

Est-il assez clair que l’auteur du Spectre rouge avait parfaitement exprimé la pensée des deux compagnons de Strasbourg et de Boulogne ? Hélas ! ceux-ci ne l’ont déjà que trop prouvé, en réalisant tout ce qu’il avait voulu et annoncé. « Quel qu’il soit, avait-il écrit, le rôle du chef est simple. Prendre d’une main ferme la dictature la plus absolue, et se substituer à tous les textes qui nous ont gouvernés depuis soixante ans. » (Page 93.) « Le jeu puéril de la garde nationale, auquel la bourgeoisie s’amuse et dont elle s’est servie comme menace depuis le règne de Louis XVI vis-à-vis de tous les gouvernements, n’est bon qu’aux jours paisibles qu’il s’agit de troubler. » (Page 72.) « Je vous dis, ô bourgeois, que votre rôle est fini. De 1789 à 1848 il n’a que trop duré. » (Page 63.) « L’ordre social a pour unique et réel soutien, non votre ridicule amas de codes, mais le fort rempart hérissé de baïonnettes et d’artillerie qu’on appelle l’armée. » (Page 69.) « Nous verrons, je l’espère, finir les saturnales au milieu desquelles nous sommes nés. Ce sera dans des flots de sang que se fera cette rénovation de la marche humaine. » (Page 94). « Cette société de procureurs et de boutiquiers est à l’agonie, et si elle peut se relever heureuse, c’est qu’un soldat se sera chargé de son salut. Le canon seul peut régler les questions de notre siècle, et il les règlera, dût-il arriver de Russie. » (Page 20.)

Ces appels au canon russe, ces honteuses menaces de l’étranger sont familières à tous les intimes du nouveau gouvernement napoléonien. M. Véron, qui avait l’oreille du neveu de l’empereur, mettait aussi le célèbre plébiscite sous la protection de l’étranger. Il menaçait la France du canon russe, si elle ne votait pas pour le président-Obus. « Votons, disait-il, pour Bonaparte, si nous tenons à sauver la France de la barbarie et de l’invasion des rois de l’Europe coalisée. » (Constitutionnel, 16 décembre.)

                   


[1] Journal de Lot-et-Garonne du 3 décembre.

[2] Le peuple appelle marchand d’hommes les agents de remplacement pour le service militaire. Ces courtiers sont fort intéressés à ce que le président du conseil de révision se montre peu difficile sur les sujets qu’ils présentent. Un homme d’une moralité connue et d’une bonne constitution leur coûte beaucoup plus cher qu’un –mauvais sujet d’une santé douteuse, et ne leur est pas payé davantage par le remplacé.

[3] Cour des pairs. Interrogatoire des inculpés, page 13.

[4] Cour des pairs. Dépositions des témoins, pages 103, 185, etc.

[5] Le président : — « Prévenu de Querelles, ces enfants qui criaient ne sont-ils pas les 300 gueulards que vous réclamiez dans une lettre ? » (Procès de Strasbourg)

[6] Cour des pairs. Dépositions des témoins, p. 145, 153, 156 et 158.

[7] Cour des pairs. Déposition du témoin Febvre, voltigeur, page 142.

[8] Les factieux venaient de mettre le général Rulhière à la réforme.

[9] Le général Perrot a dit, dans son ordre du jour d’adieu : « Des considérations que la garde nationale appréciera m’ont forcé de donner ma démission de commandant supérieur, etc. »