Le spectre rouge de 1852
Nous mettons ici en ligne un texte très en vogue parmi les partisans de l’Ordre au cours de l’année 1851. Il est l’illustration des idées réactionnaires de la Seconde République, mais aussi l’annonciateur du césarisme. Le spectre rouge de 1852par A.(Auguste) Romieu Paris, Ledoyen, libraire, Palais national, 31, galerie d’Orléans, 1851 première partie Préface
L’auteur croit devoir déclarer, avant qu’on regarde une ligne de ce livre, qu’il n’a été écrit dans l’intérêt d’aucune cause. On en sera sûr lorsqu’on l’aura lu.
Quelques journaux ont fait à l’auteur un renom, si peu fondé, de favori dans les hautes régions du pouvoir actuel, qu’il lui faut prendre ses réserves, et se présenter, comme il est, en simple observateur de nos temps troublés.
La politique est, pour lui, chose morte. Il ne sait pas même les noms des ministres, à part deux ou trois que les conversations de chaque jour lui ont fait retenir. Il ne croit ni à l’importance ni à l’efficacité des procédés qu’on recherche, et sur le choix desquels on se dispute pour fonder quelque chose de stable en ce pays, et pour y faire renaître la confiance et la sécurité.
Les PARTIS n’ont, à ses yeux, aucune signification réelle. Il les regarde tous comme illusions de coteries, bonnes tout au plus à faire passer la soirée à ceux qui s’en mêlent.
Telle est son opinion. — Et maintenant, lisez.
Le spectre rouge de 1852
J’ai publié, il y a quelques mois, un livre dont le retentissement a été considérable ; son titre, l’Ère des Césars, a suffi pour beaucoup de lecteurs, qui jugeant l’ouvrage sur le mot, en ont donné leur avis sans plus d’étude. On a traité de pamphlet commandé un travail tout philosophique, où l’histoire seule est invoquée à l’appui de prévisions prochaines; où nul parti n’a eu sa part d’éloges, ce qui explique le blâme infligé au livre par tous les partis.
J’annonçais les signes menaçants qui me montraient la guerre civile ; on a répondu que c’était là, de ma part, une nouvelle façon de rire, et que cette sinistre prophétie était une variante de ma bonne humeur.
Plusieurs encore le diront, à propos de ce nouveau livre. En le disant, pas un ne le croira. Car les signes s’accumulent : tout le monde déjà les aperçoit ; une sorte de terreur muette a glissé jusqu’aux os des plus petits et des plus grands ; le Spectre rouge de 1852, qu’on n’a pas voulu voir et que j’évoque encore, apparaît aux regards de la société stupéfaite. Chaque jour et chaque heure voient s’amplifier ses proportions menaçantes ; il semble qu’un grand phénomène de la nature doive s’accomplir et que toute créature en ait l’instinct. Voyez le crédit qui s’arrête, les affaires qui se meurent, les départs qui s’organisent, les agitations qui se manifestent dans les derniers recoins du pays ! On sent enfin le péril, à mesure que l’heure approche, et je veux dire du péril tout ce que j’en crois. Il est immense, et l’on aurait pu l’éviter. Il suffisait, pour cela, qu’un homme eût compris la hauteur du rôle que lui avaient fait sa bravoure et les circonstances. M. le général Cavaignac, après la sanglante victoire de Juin, était, s’il l’eût voulu, le sauveur de la civilisation attaquée. Paris et la France étaient à ses genoux, bénissant sa rare énergie ; il était maître de ce tigre qu’on nomme la Révolution, et il l’a de nouveau lâché sur le monde. Hélas ! je sais trop bien qu’il est, comme nous tous, le fils de son siècle, et qu’il lui eût fallu une trempe surhumaine de caractère pour rompre violemment avec l’éducation, les affections et les habitudes. Mais quelle grande page il a laissée en blanc pour l’histoire !
Les temps ont marché. Ce n’est plus seulement la guerre civile qui nous attend ; c’est la Jacquerie. Le travail de dépravation s’est fait avec constance, au milieu de cette paix clémente que la répression de Juin avait tièdement imposée aux démolisseurs. Ils ont compris que leur véritable place de guerre était la Constitution ; ils s’y sont retranchés, et ont commencé la sape dont il est impossible d’éviter l’effet. Elle a pénétré sous tous les villages, et tandis que Paris, Lille, Strasbourg et Lyon regorgeant de troupes, peuvent compter, au jour du combat, sur un facile succès, le reste de la France est sur une traînée de poudre, prête à éclater au premier signal. La haine contre le riche, là où il y a des riches ; la haine contre le petit bourgeois, là où il n’y a que des pauvres ; la haine contre le fermier, là où il n’y a que des manoeuvres ; la haine du bas contre le haut, à tous les degrés, telle est la France qu’on nous a faite, ou, pour mieux parler, que nous avons faite. Et pourtant, en face de cette catastrophe si prochaine, quelle est la voie sérieuse où s’engage la prudence des gouvernements ? On en reste toujours à l’ennuyeuse comédie qui se nomme la politique, et qui se joue, en traînant ses guenilles, sur un théâtre ruiné. Je suis de ceux, et des plus turbulents, qui sifflent à ce spectacle. Pièce et acteurs me font l’effet de revenants, sortis de leur sépulcre pour essayer encore, malgré le linceul, de s’asseoir près de ceux qui vivent.
Je fuis cette odeur de tombeau, cherchant à en effacer jusqu’aux dernières traces. Elles ne nous ont que trop poursuivis dans notre jeunesse, follement livrée à la sorcellerie des paroles qui nous a fait prendre des ombres pour des réalités. Je ne me trompe pas, si j’en crois les sentiments et surtout les instincts que Dieu m’a donnés à ma naissance, seuls débris de fortune que je retrouve en moi, après tant de trésors (pensais-je) accumulés par l’éducation, l’étude, la méditation et l’expérience.
Il y a peu de choses affirmées que je ne nie ; peu de choses niées que je n’affirme. Je crois à des besoins sociaux, non à des droits naturels. Le mot DROIT n’a aucun sens pour mon esprit, parce que je n’en vois, nulle part, la traduction dans la nature. Il est d’invention humaine, et, à ce titre, il m’est suspect. Il varie en tous lieux et en tout temps ; il est sujet à controverse, et se discute, dans ses détails, jusqu’au sein du foyer domestique. On rencontre toujours deux avocats pour chaque cause, et le jugement varie à tel point que nos codes sont devenus des répertoires de contradictions. Aux temps de foi, la règle est sûre elle est parce qu’elle est. Mais les temps de foi sont passés, et jusqu’à ce que Dieu les suscite encore, nous nous débattrons dans le faux, dans 1’incohérent, dans l’absurde. Je veux, à ce sujet, dire à mes contemporains les plus choquantes vérités qu’ils aient entendues ; non que j’aie l’intention, pas plus aujourd’hui qu’hier, de m’égayer au paradoxe. Ce mot, qu’on m’a jeté à la face, n’a plus de signification. Nos temps ont dépassé, en imprévu, tout ce que la fantaisie de nos pères eût pu rêver de se permettre ; et, sans remonter trop haut, de quel rire insultant n’eût-on pas accueilli, dans les salons de 1847, celui qui aurait annoncé, pour 1852, la candidature de M. le prince Joinville à la présidence de la République française ? Je ne parle pas de celui qui aurait ajouté que le but de cette candidature serait de succéder au prisonnier de Ham Ces jours rapides, écoulés entre l’impossible et le réel, semblent cependant si éloignés que nul ne les mesure, et que les monstruosités de la veille deviennent toutes naturelles au lendemain.
On est fait à cela. Rien ne peut plus étonner dans ce grand spectacle. Mais, sans s’étonner, on s’effraye ; et l’on a raison. Tout est si sombre et si funèbre autour de nous, sans que la lumière du refuge se montre, qu’il y a bien motif à terreur. Ce n’est pas moi qui veux la dissiper ; loin de là. Il y en a qui cherchent des solutions : je n’en vois aucune, du moins dans les procédés que l’on poursuit. Des noms, des lois, des mots ; voilà les remèdes que l’on se dispute. Vous verrez bientôt ce que cela pèse devant l’ouragan. Parmi toutes les nouvelles alarmantes qui arrivent des départements, entendez-vous jamais parler de mouvements légitimistes ou orléanistes ? Votre journal vous apprend-il jamais que dans telle petite ville on ait arboré le drapeau blanc, ou promené le buste de M. le comte de Paris ? Non ; mais les tumultes, les vociférations socialistes, les refrains sanguinaires, éclatent sur tous les points, à la moindre fête locale, au moindre motif de réunion publique. Aveugles ceux qui, dans leurs illusions, ne voient pas que là est l’unique symptôme des événements prochains, et que les intérêts politiques n’ont plus de place dans la lutte colossale dont nous attendons le début !
II
Super flumina Babylonis… Ils sont là, les prolétaires, qui chantent ce cantique de haine, aux bords du fleuve parisien, aux bords de tous les ruisseaux de France ; ils aspirent au jour où ils tiendront « vos petits enfants et les écraseront sur la pierre.[1] »
L’heure fatale sonnera. Il faudra que le philosophisme assiste au spectacle sanglant dont il a dressé le théâtre, qu’il n’est plus temps, pour lui, de démolir.
En vain s’efforce-t-on, par les ressorts usés de la machine parlementaire, à remettre en équilibre ce qu’on a si violemment secoué : le monde n’obéit pas, lorsqu’on le remue en grand, aux faibles ficelles qui suffisaient à faire danser des marionnettes de salon. Ce jeu constitutionnel, auquel on s’amusait entre soi, tant que dormaient les sombres masses si imprudemment réveillées par l’impatience de quelques joueurs, n’est plus au goût du nouveau public qui regarde. Il lui faut le Cirque de l’antiquité, avec ses lions et ses tigres ; et il entend y prendre part lui-même à titre de gladiateur. Ah ! l’on voulait du nouveau…, on en aura.
Voici ce que j ‘écrivais récemment :
« Je me représente qu’en 1852, si nul événement ne précipite les catastrophes, on verra se lever la masse prolétaire, dédaigneuse des lois faites et les regardant comme de chétifs morceaux de papier ; marchant à l’urne du scrutin malgré préfets et gendarmes ; déposant son vote interdit, et le tenant pour valide en dépit de l’interdiction ; et disant le lendemain à la France : Voilà la voix du peuple obéis !
A ce coup de théâtre aboutira le calme qui vous endort. Rien ne peut l’empêcher ; les machines en sont prêtes, et les comparses, dans leur innombrable cohue, attendent le signal. Alors sera compris le véritable sens de la révolution de Février, hâtée à son début, j’en conviens, par une misérable surprise, mais qui avait son germe déjà formé, que les temps ont développé sans mesure. Alors sera comprise aussi l’inévitable nécessité d’une lutte à mort, pour en finir avec ce procès des privations contre les jouissances, puisque Dieu, dans son mépris de nos querelles, n’a voulu leur laisser que ces grossiers drapeaux.[2] »
Ces lignes n’ont que six mois de date, et je les écrivais trop tôt : elles semblaient d’un rêveur. Je les reproduis à dessein, parce qu’elles seront, aujourd’hui, comprises. Mais elles ne disent encore que la moitié de ce qui sera, et je veux compléter leur sens.
J’annonce la Jacquerie, et il faut bien savoir ce que signifie ce mot oublié. En présence du soulèvement prochain des masses, ce n’est pas trop d’efforts que de relire quelques lignes d’un vieil historien du passé. Je cite Mézerai.
1358. — « Près de Beauvais, 20 ou 30 paysans, ayant du vin dans la tête, se mirent un jour de dimanche à discourir des affaires de l’Etat et des misères du temps. Quelques-uns d’entre eux, parlant contre les nobles, se plaignirent qu’ils eussent abandonné leurs princes, qu’ils ne s’opposaient pas aux Anglais et qu’ils ne s’occupaient pas de la délivrance du roi ; que cette espèce d’hommes n’étaient que des monstres qui mangeaient les autres et ne se servaient de leurs épées que pour couper les bras de leurs vassaux. Tous s’échauffèrent si bien par ce raisonnement brutal, qu’ils conclurent sur-le-champ qu’il fallait exterminer les gentilshommes. Une même fureur les transportant, ils s’armèrent sur-le-champ, les uns d’un levier, les autres d’une fourche, plusieurs d’une faux. Ils enfoncèrent le premier château voisin et en tuèrent le gentilhomme, sa femme et ses enfants. Ceux du prochain village s’amassèrent avec eux et allèrent à un autre château, où ils forcèrent la dame, massacrèrent les enfants et brûlèrent le seigneur avec sa maison. Ces séditieux se faisaient nommer les Jacques et leur faction la Jacquerie, du nom d’un Jacques Bonhomme, leur premier capitaine. Enfin, cette troupe se multiplia tellement qu’en peu de temps, en Picardie, en Artois et en Brie, la noblesse abandonna les châteaux. En moins de quinze jours, ils en détruisirent plus de cent. Mais j’aurais horreur de vous dire qu’ils embrochèrent un gentilhomme tout vif et le firent rôtir en présence de sa femme, et que dix à douze d’eux, après l’avoir violée, la contraignirent d’en manger, et enfin la déchirèrent en pièces et en firent curée aux chiens. Il y avait en cette rébellion quelque chose de surnaturel ; la plupart des paysans disaient eux-mêmes qu’ils ne savaient pas pourquoi ils commettaient ces ravages, mais qu’ils voulaient abolir les gentilshommes. Les seigneurs qui se voyaient ainsi chassés par ces hommes de néant, mandèrent leurs amis de Flandre et des pays étrangers, et après avoir mis des troupes sur pied, ils coururent sur les Jacques et tous les jours en défaisaient quelques bandes et en pendaient par douzaine aux arbres sur les chemins. Le nombre n’en diminuait pas pour cela, ils étaient plus de cent mille en divers endroits, et les bourgeois des villes les favorisaient. Dix ou douze mille de ces enragés rôdant vers Paris, les portefaix, les mariniers se joignirent à eux et tous ensemble marchèrent vers Meaux, où le duc d’Orléans, frère du roy, s’était retiré avec la duchesse sa femme, celle du dauphin, et trois ou quatre cents autres damoiselles. Par bonheur, le Captal de Buch et le comte de Foix étant venus en ces quartiers avec soixante lances seulement, offrirent leurs services à ces dames… Le Captal et le comte ne voulant même s’enfermer pour de telles gens, firent aussitôt ouvrir les portes ; mais l’éclat de leurs armes n’eut pas sitôt donné dans les yeux de ces canailles, qu’ils se mirent à reculer tout à coup et à tomber de frayeur les uns sur les autres. Alors on les abattait par monceaux, on les égorgeait comme des bêtes, si bien qu’il en périt ce jour-là plus de sept mille, sans compter les habitants de la première ville, que l’on brûla avec leurs maisons, parce qu’ils étaient de la partie des Jacques. En Picardie, le régent les poursuivit aussi avec tant de vigueur qu’en un seul jour il en tua plus de vingt mille, et le sire de Coucy en fit une telle boucherie par toutes les terres où ils avaient exercé des cruautés exécrables, qu’en peu de temps la France fut purgée de ces séditieux. »
Vous avez lu. Eh bien ! ce ne sont plus trente paysans qui aujourd’hui s’assemblent, par hasard, pour causer des affaires de l’Etat : ce sont des millions de paysans et d’ouvriers, auxquels le journal et le colporteur jettent, chaque matin, le poison de l’envie, de la rage, de l’exécration, non plus contre le gentilhomme, qui est mort, mais contre le bourgeois qui lui a succédé. Les mêmes horreurs s’apprêtent, mais avec ensemble et préméditation. Il y a partout des mots d’ordre ; pas un arbre, pas un buisson qui ne cache un ennemi préparé au grand combat social. Le premier coup du tocsin sera répété par des échos immenses, et le hasard le frappera. Et, alors, il y aura du bonheur pour le château dont se retrouveront les pierres, à moins que notre stupide société, qui s’agite passivement dans son lit de mort, ne réfléchisse aux moyens qu’employèrent les gentilshommes contre les Jacques, et ne comprenne qu’elle n’est pas de force à lutter par ses propres armes, qui sont la phrase et la loi. Les gentilshommes ne nommèrent pas de commission, qui eût à présenter un rapport ; ils ne se divisèrent pas en bureaux, avec présidents et secrétaires ; ils se servirent de leurs longues et solides lances, et, bardés de fer comme leurs chevaux, ils eurent promptement raison de ces paysans nus, quel que fût le nombre. L’armée actuelle, avec la discipline et l’artillerie, a cette même supériorité sur les masses, et tant qu’elle en usera, son triomphe n’est pas douteux. Mais vouloir, à l’irruption universelle qui s’apprête, opposer des arguments et des procédés législatifs, c’est méconnaître l’impuissance d’assemblées élues, en présence des grands tumultes humains. A peine les assemblées patriciennes y résistent-elles, malgré leurs forts éléments d’indépendance individuelle, malgré l’habitude de respect qui les protége et les enhardit. Voyez le trouble et la confusion qui bouleversèrent le sénat de Rome lorsqu’arrivèrent les lettres impératives de Jules César, campé, à Ravenne avec ses vieilles légions ! Il n’y eut pas même de discussion possible[3].
Tout ce qu’on recherchera en ce sens sera vain. On a beau crier aux représentants : Unissez-vous ! L’union de quelques parleurs ne signifie rien à deux pas du Palais législatif. Leur désunion n’a pas plus d’importance, et c’est pitié que d’en prendre souci. Ce n’est pas dans ce lieu désert, dont Paris même ne s’occupe plus, ce n’est pas dans cette salle de carton que se décideront les destins du monde. Le monde est ailleurs ; il est partout. Et si quelque endroit existe où il ne soit pas, c’est là. On y respire je ne sais quel poison local qui fait oublier les choses extérieures ; on y vit d’une existence singulière, qui est la vie des couloirs, de l’hémicycle et des bancs. On s’y émeut, on s’y anime, on s’y passionne dans un ordre d’idées qui n’existe plus en dehors de ces murs. Il y a là des hommes sérieux, qui ne donnent des accès de colère pour des incidents comme on en voit dans les salles de billard ; il y a un président qui s’évertue autant que maître d’études l’ait pu faire en présence de collégiens mutinés ; il y a là, enfin, tout ce qui suffit pour qu’on n’y prenne pas garde, après toutes les expériences tentées, à l’aide de ce moyen de gouvernement. Bel espoir de sécurité, dans ce chaos qui nous menace ! Ce n’est pas devant ce risible obstacle que le Spectre rouge s’arrêtera.
Quelques uns, qui partagent mon dédain pour ces procédés vieillis, pensent qu’on pourrait conjurer le péril en se jetant au beau milieu des exigences populaires. Ce serait le mieux, selon ces théoriciens, de s’occuper, au plus tôt, du bien-être des masses, de faire la part grande et prompte à leurs appétits, et de régler si bien les affaires sociales, que tout le monde, ici-bas, fût content. Je serais entièrement de leur avis, s’ils m’indiquaient la manière de s’y prendre. Mais les plus sages calculent comme si nous avions vingt ans de calme devant nous, et leur recette me paraît lente. 1852 est toujours là, qui s’approche, et n’attend pas les réformes qui doivent naître de leurs philanthropiques projets.
Non, toutes recherches, tous calculs, toutes méditations sont sans but sous la pression croissante des temps qui accourent. Il n’y a, dans l’organisation de 1789, nul levier pour soutenir la société qui s’abat. Cette société de procureurs et de boutiquiers est à l’agonie, et si elle peut se relever heureuse, c’est qu’un soldat se sera chargé de son salut.. Le canon seul peut régler les questions de notre siècle, et il les réglera, dût-il arriver de Russie.
III.
Aux terribles excès que je prévois, on opposera le changement des moeurs, et l’on affirmera que le peuple est amélioré depuis l’époque de la Jacquerie. Toujours est-il que trois cents ans plus tard, un commentateur de Tacite s’exprimait ainsi : « Je conclus que la multitude populaire est un monstre terrible, furieux, inconstant, léger, précipitatif, paresseux, peureux, désireux de nouveautés, ingrat, perfide, cruel, vindicatif, et, en somme, un mélange de toutes sortes de vices, sans compagnie d’aucune qualité.[4] »
Cela était dit, il est vrai, sous Louis XIV, et l’on pourra soutenir que le peuple, à cette époque, n’avait pas été encore éclairé de ces vives lumières dont la Révolution lui a légué le bienfait. Je me souviens cependant qu’en 1832; à la première apparition du choléra, ce peuple, mieux éCLAIRE, massacrait les passants dans les rues, lorsqu’un enfant railleur les désignait comme empoisonneurs de fontaines.
Je touche ici à la plus fausse des idées qui aient eu cours dans ce siècle.
Valère Maxime dit, quelque part (et je fais une traduction libre), qu’il va parler d’un temps où, en matière d’ordre social, il s’agissait beaucoup plus d’agir que d’écouter[5]. Notre temps ressemble à celui-là. Nous n’avons que trop écouté, que trop appris, que trop retenu. On sait ce qui nous en reste. Désordre inouï d’idées, lutte confuse d’opinions, mort absolue du cœur ; rire dédaigneux pour les croyances, rire joyeux et moqueur pour le vieux mot vertu.
Telle a été notre éducation, qui date de plusieurs siècles. Et cependant, malgré tout ce que les révolutions nous ont apporté de mécomptes, malgré les abîmes de désappointement où nos doctrines nous ont précipités, malgré les terreurs dernières et les promenades armées de ces bandes immondes qui, suant le sang et le vin, venaient proclamer, dans Paris, le dernier mot du philosophisme ; malgré les effroyables secousses du sol européen tout entier ; malgré les anathèmes lancés à la famille, et recueillis, par les masses, à la façon d’un dogme religieux ; malgré tous ces symptômes d’une réelle maladie de l’espèce humaine, on s’obstine encore à décorer d’un nom glorieux le germe de cette lèpre et à l’appeler PROGRÈS.
Je m’insurge contre ce mot menteur ; il est de ceux qui abusent les peuples, et dont les peuples ne se défient pas. Il y a des mots de mode, qui ont eu leur empire momentané, menant la génération comme un troupeau d’oies : aristocrate, ultra, jésuite, juste-milieu, pritchardiste ; il y en a d’autres qui ont obtenu des succès de parlement ou de salon : ventru, guizotin, camarilla, et tant d’autres. Mais tous ces mots naissaient des circonstances ; ils mouraient avec elles et se renouvelaient à chaque besoin d’injure ou de gaieté. Le mot PROGRÈS est plus sérieux, parce qu’il a l’air de n’être pas un mot de parti. Il affecte une physionomie universelle, grave et humanitaire, et se fait respecter comme le cachet providentiel qui doit marquer les temps nouveaux.
Je vais dire, sans nul embarras, le profond dédain qu’il m’inspire ; je devrais même parler de haine, si l’on pouvait haïr un mot.
L’esprit agit en deux sens. Il étudie le monde physique et le monde moral. Dans le premier de ces travaux, sa marche n’a pas de terme. Galilée, Newton, Leibnitz, Watt, Volta, Daguerre, et mille autres après eux, honoreront l’humanité dans ses conquêtes sur l’inconnu. Aux merveilles qu’ils ont inventées, aux mystères qu’ils ont éclaircis, d’autres merveilles, d’autres révélations se joindront encore. Les agents sans nombre de la nature se dévoileront, l’un après l’autre, à nos yeux. Nous ne connaissons que depuis quatre-vingts ans le fluide électrique, cette clef déjà si puissante de tant de phénomènes frappants ; il y a peut-être des millions d’autres fluides aussi actifs, dont l’existence est ignorée : on les découvrira. L’optique nous permettra d’apercevoir, à la surface des planètes, les accidents géographiques de leur sol, sans doute le mouvement et la vie ; le chemin des airs s’ouvrira bientôt à nos voyages, et le temps n’est pas loin où les épigrammes cesseront sur les hardies tentatives dont les aérostats ne sont que le jeu. À la vapeur, grossier moyen de transport, sera substitué, sans frais et sans encombrement, l’emploi de quelque force nouvelle, aidée de procédés mécaniques tellement sûrs, qu’on pourra parcourir aisément cent lieues à l’heure. Au lieu des incendies sauvages qu’il vous faut essayer à chaque jour d’hiver, pour obtenir, dans un coin de l’appartement, cette chaleur douteuse dont nul n’est satisfait, nous trouverons des sources simples de calorique, répandant partout et immédiatement le rapide secours qu’on leur demande.
Tout ce qui est du domaine de la science, tout ce qui s’attaque aux faits naturels, tout ce qui est de recherche ou d’explication, reste sans limite pour les facultés de l’homme. Là, son domaine est l’infini. Il peut s’exhausser dans sa gloire, et s’écrier qu’il marche au PROGRÈS.
Mais, dans l’ordre moral, autre spectacle. Plus l’homme avance dans la longue route de l’examen, plus son guide, qui se nomme la RAISON, l’égare. Il sonde, à chaque pas, des abîmes inconnus, qu’il lui est interdit de jamais connaître.
Parce qu’il a dompté la matière, qu’il a su l’assouplir à ses caprices, à ses fantaisies, à ses besoins, il s’imagine, orgueilleux Titan, qu’il recommencera le miracle de Prométhée. L’ESPRIT reste rebelle à ces expérimentations. Le même cercle tracé par Dieu à l’intelligence humaine, dès l’origine des choses, se tient fixe et raidi contre les audacieuses tentatives dont le symbole a été gravé par Milton. Le Satan du Paradis perdu, c’est l’homme actuel avec ses révoltes insensées, qui l’ont conduit plus loin que l’ange déchu. Satan combattait Dieu : l’homme de nos jours le nie. Où le jette cette ivresse, née des temps nouveaux, dont la bacchanale ne semble pas avoir fini sa ronde, il le voit et le comprend déjà comme individu. Mais à l’état de NATION, c’est-à-dire d’ivres groupés, il hésite à l’apercevoir. L’histoire le sait et le dira. Le terme où nous touchons, c’est le chaos social, c’est la barbarie.
Après les grandes prédications évangéliques, lorsque des flots de hordes, parties de tous les points de l’Orient et du Nord, tombèrent, comme un immense ouragan, sur la vieille société païenne, un horizon s’ouvrit au domaine de la pensée.
Ce n’était plus ni le plaisir, ni la joie des sens, ni la gloire abstraite des combats ou de la lyre, ni la soumission au sort fatal, qui devenaient les immuables règles de la vie. Ce fut un monde abstrait qui devint la patrie universelle ; et sur les ruines d’un monde fini, resta, pour en terminer l’histoire, la lutte suprême entre celui qui avait une ARME, et celui qui avait une IDÉE. L’idée resta maîtresse ; après mille combats, de l’une et de l’autre sorte, tout aboutit à son triomphe, dans la personne de Charlemagne, qui ne pensait guère à la nature de son succès. Ce grand homme, dont la main ne parvint jamais à pouvoir écrire[6], se fit le serviteur armé de l’autorité pensante. L’épée se mit, en lui, au service de la plume, qui était la parole alors. Mais parole que je ne confonds pas avec la nôtre, née de celle-là. Aux temps que je rappelle, il s’agissait de propagation aussi, mais au sens de l’âme, non des appétits ; il n’était pas question des droits, mais des devoirs ; le Décalogue ne parle que de ces derniers. Ne fût-il pas divin, qu’il aurait raison ; car l’homme, ici-bas, n’a qu’un droit, c’est celui de mourir. La mort est le seul acte qui lui soit propre, en dépit de toute tyrannie extérieure. On peut tout lui ravir, hors cette faculté personnelle. C’est là sa fortune, insaisissable et inaliénable, la seule à l’abri de tout événement, de toute chance, de toute révolution. Il n’en a pas d’autre réelle, incontestable, et, jusqu’à ce jour, incontestée.
Charlemagne, en jetant l’Evangile au camp des Saxons, à l’aide du sabre et de la hache ; en créant le domaine temporel des papes ; en parcourant, sous son impériale bannière de foi terrible, plus de contrées que les romans n’en ont pu décrire ; en suscitant la chevalerie dans cette expédition d’Espagne, devenue fabuleuse par la mort de Roland ; Charlemagne, placé entre l’antiquité mourante et le monde nouveau qui naissait, avait fondé le seul système solide, celui de la force appuyant la foi.
De son œuvre, et sans dessein préconçu, sortit le régime féodal. De tous ceux que l’Europe a essayés, c’est encore le meilleur. Je demande, en grâce, à ceux qui me lisent, de ne pas s’insurger à cette proposition, et d’y regarder d’un oeil net. Qu’était-ce au fond, que le régime féodal ? Un contrat social plus solide et plus vrai que celui de J.-J. Rousseau, parce qu’il était réellement passé entre les parties, au lieu d’être créé par l’imagination, comme dans les pages du sophiste de Genève.
Le faible était assuré par le fort ; chacun, de proche en proche, était client et patron ; les idées d’assurance mutuelle que notre siècle a mises en jeu n’auront jamais d’expression plus haute. La société avait ses garanties de guerre, à la manière où nous les voyons chercher dans l’argent. Honte et misère, lorsqu’il nous faut, pour la comparaison des temps humains, mêler l’Arioste à Baboeuf, et retomber de la Table Ronde au Luxembourg de 1848 !
Le régime féodal n’a pas duré, parce que rien ne dure, et que le changement est la loi de l’univers. Naissance et mort, tout est renfermé là. Le soleil et les étoiles, dans l’infini de l’espace et dans l’infini des temps, auront leur terme d’existence, et c’est à la recherche du pourquoi de cette grande nécessité, qui veut que tout ce qui a pris vie prenne mort, et que tout ce qui a commencé finisse, c’est là que s’évanouit, pour notre infime espèce, la prétendue faculté qu’on appelle progrès.
L’infranchissable muraille entre nous et les secrets du Créateur, contre laquelle on viendra se heurter sans cesse, indique assez que notre route est bornée, et qu’en dehors de ce qui nous est matériellement utile, dans notre court passage sur un petit globe de neuf mille lieues de tour, il
faut renoncer à nous parer du moindre orgueil.
Beau résultat, vraiment, que d’arriver à changer des lois politiques ! Je veux supposer que le socialisme lui-même, qu’on dit l’expression extrême du progrès, soit enfin installé dans son entière puissance. — Il est possible que ce soit. Je dirai même que si la race humaine doit avoir une très-longue durée, ce fait se produira quelque jour. — Admettant cela, je demande si les hommes n’en auront pas moins du sang et des nerfs pour les rendre susceptibles de colère, de luxure, de haine, de rancune et de jalousie ? Je demande même si, dans notre état social actuel, où l’on prétend jouir déjà des bénéfices du progrès, 1es mêmes passions que nous révèle 1’histoire antique ne se retrouvent pas en jeu ?
L’avocat d’aujourd’hui n’est-il pas l’avocat du temps de Valérius Flaccus, à qui son ami Martial conseillait de quitter les lettres pour le barreau, parce que là, du moins, le son des gros sous se fait entendre[7] ? M. Dupin ne dirait pas mieux a quelque jeune poëte de la Nièvre.
Et si je cite l’avocat, de préférence à toute autre espèce d’homme, comme exemple de cette éternelle donnée de notre nature, c’est que l’avocat est resté l’expression générale de nos folles tentatives de progrès. Il n’y a pas de petite ville où quelque jeune homme, ayant terminé l’absurde noviciat que nous appelons les classes, ne se rencontre pour arranger des phrases devant trois juges endormis, et pour se faire un renom d’homme habile et disert. Celui-là règne bien vite sur l’entourage de fainéants hébétés qui l’écoutent. Il règne au café, au cercle, à la comédie. Et lorsque arrive une élection de bas ou de haut degré, c’est lui que le public désigne pour représenter le pays. Il en résulte des assemblées dont nous connaissons l’oeuvre. Du chaos repoussant des questions, des incidents, des rapports, des amendements et sous-amendements, des répliques, et de toute cette abominable grammaire de Châtelet, qui infecte aujourd’hui les langages d’Europe, est sorti, avec ses longs ravages, l’ouragan qui a failli tout détruire, et que le canon seul a calmé.
C’est pourtant au nom du PROGRÈS que cette foule parlante, discutante, écrivante, appelait à elle tant de malheureux qui l’écoutent encore, et que la cruelle expérience des faits n’a pas encore désabusés ! Pendant ce temps, il y a toujours eu des hommes qui, dans leur obscurité patiente, répétaient, du haut d’une chaire peu entourée, les vraies paroles de la vie : Mortel, tu n’es rien ici-bas ; quoi que tu fasses, quoi que tu tentes, il faudra mourir. La minute qui s’écoule pour toi, dans ce voyage terrestre, se nommât-elle un siècle, aura sa fin. Et à ce moment suprême, ce sera comme si elle n’eût pas duré. Il ne te restera rien de ce que tu as dit, rien de ce que tu as fait. — Où est le PROGRÈS, maintenant ?
Les novateurs ont si bien senti l’impuissance de leur doctrine devant ce grand argument de la Mort, qu’il leur a fallu se réfugier dans le panthéisme, c’est-à-dire dans la négation de l’individu. Ils ont été forcés d’imaginer un être, appelé l’HUMANITÉ, dont chaque homme serait une parcelle, à peu près comme les feuilles sur l’arbre qui les soutient. Les feuilles tombent ; l’arbre reste et vit. Ainsi de l’humanité, qui malgré les morts individuelles, croît et progresse toujours… Cela fût-il vrai, que le progrès n’aurait aucun but, puisque l’heure doit venir où l’arbre lui-même sera réduit en poudre par un de ces cataclysmes dont les gigantesques traces ne sont pas encore effacées. On ne fera jamais passer de telles doctrines dans l’âme des peuples. Chacun se sent individu très-UN et très-personnel. Chacun sent que ses pensées, ses méditations, ses joies, ses amours, ses désespoirs lui appartiennent en propre.
Un seul grand fait a modifié, dans l’homme non les passions qui seront immuables, mais leur façon d’agir ; c’est le christianisme. Dès son apparition, tout a été changé dans les moeurs humaines : au culte de la forme, à la glorification des sens, succédèrent tout à coup le mépris du monde visible, et l’amour du monde inconnu. L’homme vivait par son corps ; il apprit à vivre par son âme, et à rechercher, en dehors de la volupté terrestre, d’autres voluptés excessives que la terre n’offre pas. L’extase remplaça le plaisir, avec l’interminable joie qu’elle sut donner aux adeptes, et qui ne cessa pas sous l’étreinte des lions de l’amphithéâtre. Ce dut être un étrange spectacle pour ces païens sensuels, qui ne connaissaient que la mort stoïque, de contempler la mort souriante des martyrs. Et c’est, alors que put se faire, en deux mots, la définition de ces temps, où le genre humain prit sa nouvelle voie : « Deux amours ont fait deux cités : l’une, terrestre, est née de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu ; l’autre, céleste, est née de l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi.[8] » De ces deux cités, l’une est en poussière et ne se relèvera plus. L’autre est éternelle, et quoique désertée, se repeuplera quelque jour. Elle seule donne à ceux qui l’habitent le véritable mot du bonheur : Souffrez. Et si ce mot épouvante les nouveaux venus, le commentaire est facile : Souffrez, parce que rien, ailleurs qu’ici, ne vous consolera de souffrir, et que la souffrance est la condition de la vie. Souffrez ici, car vous y trouverez joie et transport, et qu’en tout autre lieu, vous trouverez désespoir et solitude ; souffrez ici, parce que vous en serez béni, qu’on vous y entourera de gloire et d’amour, et qu’en tout autre lieu, vous serez livré à l’oubli, au dédain, à la raillerie. Souffrez, car c’est ici la richesse, le luxe, l’éclat, l’honneur, tout l’inverse de ce que la souffrance peut donner en dehors de cette cité radieuse !
Je défie la RAISON, entourée de tous ses sectaires qui en ont fait une déesse, faute de pouvoir être sérieusement athées, de trouver jamais pour de pauvres êtres comme nous, destinés sitôt à mourir, à se débattre sans cesse dans les maux et dans les angoisses, un programme de vie plus consolant et plus attractif.
On l’a fui, cependant, mais on y reviendra. Il y a quelque chose au fond de l’âme humaine, qui ne permet pas de si longues erreurs. La grande lumière qui a paru sous le principat de Tiberius César ne s’éteindra jamais. Elle a marqué le seul progrès que l’homme puisse atteindre, c’est-à-dire la science de son néant. M. Proudhon, qui a voulu être l’extrême expression de la révolte contre le monde chrétien, mourra aussi à son tour. Et il ne s’occupera guère, à ce moment sérieux, de ce que signifie le mot propriété. Il comprendra, si Dieu lui en laisse le temps, que ces recherches sont des niaiseries, et que l’arrangement des choses terrestres est de bien peu de prix. Il se dira, sans doute, qu’il vaut mieux les laisser comme elles sont, en quelque temps qu’on vive, puisqu’il n’en résulte jamais qu’un même fait pour chacun : la mort.
L’Europe, en vérité, depuis 1789, ressemble à un collège en révolte. On y a brisé les bancs, éteint les quinquets, battu les maîtres, et après ce désordre ridicule, accompli au nom d’un grief enfantin qu’on a nommé le progrès, on attend, tout penauds et tout contrits, l’arrivée de la force publique à laquelle aboutissent de tels jeux. Il est bien temps qu’elle apparaisse, car les jeux vont devenir sanglants !
IV.
Il y a toujours, même aux plus mauvais temps, un côté gai dans les choses. De toutes les époques historiques, depuis l’irruption des Barbares sur l’empire romain, l’époque actuelle est la plus funèbre. Et cependant, celui qui veut rire sous ce ciel chargé d’orages, avant qu’éclate la foudre qui pulvérisera tout, peut encore trouver son quart d’heure, et attendre les événements. Il lui suffit d’aller dans quelques salons et de lire quelques journaux : je veux dire salons et journaux dans lesquels il s’agit de cette plaisanterie qu’on appelle la FUSION DES DEUX BRANCHES DE LA MAISON DE BOURBON.
Il devait se passer quelque chose de ce genre à Constantinople, lorsque Mahomet II assiégeait la ville. Seulement c’était sur des points religieux que s’agitaient les esprits. Nous rions aujourd’hui de cette imbécillité byzantine. On rira, plus tard, de l’aberration parisienne.
Au moment où des millions de prolétaires, enrégimentés par la haine, sont prêts à se ruer sur la société du dix-septième siècle, pourrie par le dix-huitième ; au moment où les principes conservateurs sont éteints jusque dans le moindre hameau ; où l’envie furieuse, soufflée au coeur des masses par les sophistes de tout rang, dévore l’enfant dès son berceau, à l’aspect de la maison qui semble faire honte à la chaumière ; à ce moment de jacquerie prochaine et de sauvagerie imminente, il y a des gens qui se disent : « Mais, vraiment, tout cet immense désordre aurait son terme, si M. le duc de Bordeaux était admis comme roi par M. le comte de Paris ! »
Et ces gens-là, qui ont gouverné le pays, qui passent pour spirituels et capables, se couchent le soir avec peine ou plaisir, selon que la journée a été mauvaise ou bonne dans le sens de leurs essais. Je vais leur dire à quoi sert tout ce temps perdu. A faire que cinq ou six dames de la haute société dînent ensemble, après avoir été quinze ans sans se saluer ; à faire que M. un tel, qui n’allait pas dans certains salons, y puisse entrer avec arrangement préalable et annoncé de cette conquête ; à faire, enfin, qu’un petit acte, ignoré du public, se joue en quelque coin du faubourg Saint-Honoré ou du faubourg Saint-Germain. Et puis, c’est tout. Sortez de l’hôtel où se passent ces niaiseries, vous trouverez, dans la rue, les promeneurs qui n’y pensent guère, et plus loin, les rudes blousiers sans lesquels on compte, et qui entendent, cependant, que l’on compte avec eux.
Celui qui lit ce livre pourrait s’amuser à faire une fusion avec son voisin ; le pays en aurait tout autant de profit qu’avec la fusion DES DEUX BRANCHES. Il m’est impossible de ne pas rire aux éclats, tout seul, et comme dans mon meilleur temps de gaieté, lorsque je vois ces bouffonnes tentatives sérieusement faites au nom du salut social.
Et pourtant, grand Dieu ! nous approchons d’un jour où il n’y aura plus à rire. On trouve, parfois, dans les journaux, de grosses vérités. M. Eugène Pelletan a formulé celle-ci : « Il n’y a pas une femme qui accouche, à l’heure qu’il est, qui n’accouche d’un socialiste[9]. »
M. Thiers n’a pas lu cela dans la Presse, et ne le lira pas davantage ici. Mais à ceux qui le liront, je conseille de méditer cet aphorisme. C’est, à mon avis, la plus exacte représentation de notre temps.
C’est le combat de don Quichotte contre les moulins, que cet essai puéril des arrangements parlementaires contre un danger qu’on méconnaît. On semble croire que la nation française [a] des goûts ou des antipathies. La nation française n’existe plus. Il y a, sur le vieux sol des Gaules, des riches inquiets et des pauvres avides ; il n’y a que cela. Les pauvres, dressés à l’envie, à la haine, à la soif du pillage, sont prêts à ravager, par leurs millions de bras, les châteaux, les appartements luxueux ; à disperser, dans un long cri, tout ce qui leur paraît une insulte. Ce qui les retient, à cette minute où j’écris, c’est l’armée. Les phrases de rhéteurs seraient sans force devant ce déchaînement qu’elles ont produit elles-mêmes. Ne cherchez pas le remède là où s’est fait le mal. Vous n’avez plus rien à apprendre au peuple : il est à bout d’instruction. Vous n’avez plus qu’à le contenir, à ce moment suprême de la fureur que vous lui avez inspirée. Il est ivre, en ce moment, de vos doctrines et de vos discours ; il n’y a pas à lui parler raison ; il n’est plus en état de vous entendre. Vous vous plaignez de ses folies : pourquoi l’avez vous soûlé ?
Sa folie sera furieuse, et ce n’est plus de politique, à cette heure, qu’il s’agit de l’entretenir. Il ne sait plus la langue que vous parlez, ô petits hommes qui avez conduit la France, lorsque la France dormait, et laissait les salons la représenter. Elle est éveillée aujourd’hui, dans sa masse immense, grâce à vos imprudentes excitations. Vous ne la ferez plus retomber dans sa couche, en prononçant quelques noms.
La France n’est plus cette collection privilégiée qui faisait les législateurs ; c’est, maintenant, la collection de tout ce qui vous épouvante dans Paris, aux jours d’émeute, et celle encore des paysans qui sont prêts à s’armer de faulx, comme les Polonais, nos frères, pour saccager la bourgade au nom de l’égalité. Qu’il y ait FUSION, qu’il y ait PROROGATION, qu’est-ce, je vous prie, que feront ces mots ? — car je ne peux pas dire ces choses. —Rien de cela n’a de sens.
Le moment est venu où il faut plus que des mots, plus que des noms, plus que des lois. Le moment est venu où les événements seront les maîtres, et feront, d’eux-mêmes, la besogne inconnue. C’est par eux que surgira le pouvoir sauveur, qui ne s’inventera pas par des transactions stériles. Mais que de lamentables calamités avant ce dernier résultat ! et qu’il est triste d’aller si bêtement à la guillotine, où l’on nous conduit avec des gants blancs !
deuxième partie
[1] « Filia Babylonis misera !… Beatus qui tenebit, et allidet paryulos tuos ad petram. » (Psaume 136.)
[2] L’ère des Césars, p. 156.
[3] « … Quorum vocibus et concursu terrentur infirmiores, dubii confirmantur, plerisque vero libere discernendi potestas eripitur. » (Comment. de César, De bello civili, liv. I.)
[4] Laurent Meillet (Discours politiques et littéraires sur Corneille Tacite).
[5] « Et sane id tempus erat, quo magis defendere quam audire leges, oportebat. (Liv. V, De Gratitudine.)
[6] « Tentabat et scribere. » (Eginhard, ch. xxv, p. 110)
[7] « Romanum propius divitiusque forum est ;
Illic aera sonant… »
(Martial, Epigramme LXXVII.)
[8] « Fecerunt itaque civitates duas amores duo : terrenam scilicet amor sui usque ad contemptum Dei ; coelestem vero amor Dei usque ad contemptum sui. (Saint Augustin, De civitate Dei, liv. XIV, ch. XXVIII.)
[9] Presse du 1er décembre 1850.
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